Un mâle (Lemonnier)/02

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Un mâle (1881)
Kistemaeckers (p. 11-18).
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II



L’homme revint, à l’aube, se coucher dans le verger de la ferme.

Une clarté opaline trouait, comme la veille, l’épaisseur des pommiers. Les coqs claironnaient sur le fumier, et, dans les étables, les bœufs mugissaient. Des banderoles de vapeurs, légères comme des gazes, s’enroulaient au ciel, couvraient le bleu d’une blancheur mince qui s’effumait. Une transparence flottait autour des choses, illuminée par le soleil qui ne se montrait pas encore ; et des douceurs roses se mêlaient aux gris perlés du matin, dans les lointains. Pas un souffle de vent n’agitait les feuillées ; elles s’étendaient, immobiles, largement étalées, avec leur ton vermeil des pousses printanières, et un silence pesait sur la campagne, comme un alanguissement après une nuit d’amour.

Mais petit à petit, la chaleur montant, tout remua ; un fourmillement de vie emplit les herbes ; et les arbres se nouèrent entre eux avec des enlacements d’époux. Des bourgeons craquaient ; des feuilles, grasses de sève, se déroulaient ; un spasme sembla soulever le terreau fumant et mou.

L’homme épiait les fenêtres de la ferme. Elles étaient closes encore et la maison semblait dormir, bien que le toit fumât et que la vie remplît déjà les cours.

Toute la nuit, il s’était repu de la vision de la belle et l’avait mêlée à sa noire besogne de vagabond des bois. Il ramassa des pierrailles et les lança du côté de la fenêtre ; mais elle était trop éloignée. Il se rapprocha.

Des vaches sortirent, se suivant à la file et ballant leur tête cornue. Une fille, la même qu’il avait aperçue la veille, les chassait devant elle, criant : Hue ! Ja ! et frappait du plat de la main, comme d’un battoir, celles qui s’écartaient. Ses jambes faisaient une tache rouge dans l’herbe. Il ne les vit pas.

Le troupeau s’engouffra dans le verger, monta la pente, s’étala avec sa belle tache mouchetée sur le vert des herbes, et la fille ayant fermé les clôtures, reprit le chemin de la cour.

L’homme gagna les bois. Un chêne avait poussé parmi les hêtres. Il monta sur le chêne, atteignit une haute branche et s’assit dessus, les jambes pendantes : de là, il dominait la ferme.

Des allées-et-venues remplissaient la cour. Il vit brouetter à la fosse les fumiers de la nuit. Une charretée de colza fraîchement coupé encombrait un hangar de son jaune éclatant. Et, par moments, une silhouette remuait derrière la fenêtre au rez-de-chaussée, agitée et furtive. Ses yeux se dilataient alors, cherchant à reconnaître dans cette ombre vague la femelle de ses songes.

Le fournil soudainement fuma et une odeur de bois brûlé se répandit dans l’air. Puis une voix sortit de la maison et la silhouette se détachant de la vitre, un instant demeura confondue à l’ombre grise du corridor, le moment d’après émergea dans la clarté du seuil. C’était elle. Il la vit traverser la cour, portant sans fléchir, le buste droit, de massives formes à pain comblées d’une pâte éclatante. Il lui paraissait qu’il la voyait pour la première fois : elle était grande, large d’épaules, les hanches saillantes, et ses bras nus avaient le ton bis du seigle. Sur sa gorge haute et drue, une jaquette de laine brune s’aplatissait. Elle entra dans le fournil.

C’était jour de cuisson. Il l’entendit enfourner l’écouvillon, ratisser les cendres, gourmander la servante d’une voix vibrante et brève. Un instant, elle se campa sur le seuil, suante et rouge de la chaleur du four, et regarda les pommiers, les yeux demi-plissés. Ce fut une bousculade dans le chêne ; haussé sur sa branche, il s’agitait et lança un appel.

Une gaîté la prit, et riant à pleines dents, elle montra du doigt à la servante cette masse noire qui se balançait dans les feuilles et la saluait d’un grand geste. Quelqu’un appela : elle rentra à la ferme.

De temps en temps, elle approchait son visage d’une des fenêtres et le regardait continuer sa garde obstinée. Cette ténacité la charmait : elle avait la curiosité, de cette curiosité qui ne se lassait pas. Et, résolûment, elle alla se planter sur le seuil, la tête tournée vers lui. Elle tenait entre ses dents une branchette de lilas ; elle l’ôta, en couvrit son visage, puis l’agita du côté du chêne, et ce mouvement avait une douceur d’agacerie.

La brume s’était levée : un bleu profond tapissait le ciel, et sous une large coulée de soleil, le chêne sonore et superbe rutilait ; un bourdonnement sourdait de ses branches ; dans ses feuilles tourbillonnaient de grosses mouches saphir. Et il avait l’air d’un homme plein de pensées dans la clarté d’une gloire.

Midi tomba sur l’arbre, avec son accablement. L’homme entendit un choc d’écuelles dans la ferme, et presque aussitôt les domestiques rentrèrent des champs, brisés, la peau rôtie. Il y eut un large cliquetis de fourchettes, dans le silence des voix ; puis, au bout d’une demi-heure, des claquements de sabots et de souliers ferrés traînèrent sur le pavé de la cour, décroissant insensiblement du côté des hangars, et, un à un, les rustres allèrent s’aplatir sur les bottelées de paille, engourdis. La ferme dormit.

La jeune fermière alors gagna le sentier qui longe le verger et mène aux champs. Un chapeau de grosse paille tressée abritait sa figure, la rayant d’une ombre grise à mi-joue, et dans sa main une serpe se balançait. Elle prit à travers un labouré, côtoya un champ de blé et se trouva dans un pré de luzernes. Elle marchait lentement, du pas qu’ont les paysans à midi, sans tourner la tête, et ses fortes épaules se découpaient sur le ciel avec fermeté. Une fois dans le pré, elle s’accroupit sur ses genoux, et, seulement alors, regarda le chêne, au loin.

L’homme n’y était plus.

Avec une certitude d’instinct, elle sentit qu’il arrivait. Elle emmêla ses doigts aux touffes vertes, et du tranchant de la serpe se mit à les couper circulairement. Son sac était posé près d’elle, ouvert, et de temps en temps elle y tassait les luzernes, à la force des poignets.

Une tranquillité pesait sur les campagnes muettes. On n’entendait que le coassement des grenouilles dans la mare voisine, et, par moments, ce cri rauque se ralentissait, mourait dans la somnolence de l’air.

Quelqu’un toussa derrière elle.

Elle tourna vivement la tête et le vit planté droit à la lisière du champ, avec un sourire immobile. Elle ne l’avait pas entendu venir. Machinalement elle regarda ses pieds, croyant qu’il s’était déchaussé pour la surprendre plus facilement. Mais il avait de gros souliers de cuir à forte semelle, et les souliers n’avaient pas fait plus de bruit sur le chemin que des pieds nus. Un étonnement lui fit hausser les sourcils.

Lui la regardait de ses yeux gris, très doucement. Il n’y avait plus la moindre hardiesse dans ce regard. Au contraire, ses yeux semblaient noyés dans une moiteur. Une timidité le tenait là, sans oser rien dire.

Elle était demeurée à genoux dans la luzernière, les bras nus, son ventre plongé dans la verdure sombre et haute. La tête à demi-inclinée sur son épaule, elle l’observait, satisfaite de le voir humble devant elle ; et tout d’un coup, le tutoyant sans y penser, elle lui dit :

— Qui es-tu ?

— Cachaprès, répondit-il.

Elle eut un étonnement.

— Le braconnier ?

Il agita sa tête de bas en haut, plusieurs fois de suite. Alors elle reprit, comme perdue dans une pensée :

— Ah ! c’est toi qui es Cachaprès ?

Et de nouveau, il lui répondit en hochant la tête d’un mouvement lent et continu.

Elle contemplait sa beauté rude d’homme des bois. Son torse carré reposait sur des reins larges et souples. Il avait les jambes droites, la cuisse saillante, les genoux fermement dessinés, et ses mains étaient fines, sans callosités. Elle admira ses cheveux crépus et noirs, retombant sur un front court, et une admiration plus haute se joignait à celle-là : c’est que l’homme qu’elle avait devant elle était Cachaprès. Une terreur s’attachait à ce nom. On savait que partout où passait celui qui le portait, le gibier était en danger ; et cet homme redoutable baissait la tête devant elle, soumis comme un animal.

Au bout d’un temps, elle reprit :

— Pourquoi braconnes-tu ?

— Tiens ! dit-il, parce que c’est mon idée.

Sa timidité s’en allait. Il continua :

— Y en a qui fendent du bois ; y en a qui labourent ; y en a qui font des métiers. Moi, j’aime les bêtes.

Il parlait en se dandinant, le corps redressé, fier de la besogne qu’il faisait. Elle s’était remise à couper de la luzerne, avançant la poitrine à chaque coup de sa serpe.

— Ça donne-t-il de l’argent ? demanda-t-elle.

— Des fois beaucoup et des fois moins. Moi, d’abord, y m’faut rien.

Elle s’informa comment il faisait pour vendre.

Cela dépendait. Quelquefois il allait porter son gibier en ville, à la tombée de la nuit. Il avait des rendez-vous avec des marchands. On faisait le marché en buvant une chope. Et d’autres fois, les marchands venaient le trouver. Mais c’était plus difficile, car il logeait le plus souvent à l’auberge de la belle étoile, sauf les jours de gros temps, qu’il passait chez ses amis les bûcherons. Du reste, tout le monde était de ses amis ; il n’avait de haine pour personne. Ah ! si fait ! pour les brigands de gendarmes. Il en parlait avec dédain, en haussant les épaules.

Cachaprès s’interrompit. Une prudence l’avertissait de briser là. La fréquentation des bêtes l’avait habitué à se surveiller, et il paraissait à présent étonné d’en avoir tant dit :

— C’est histoire de rire, tout ça, dit-il.

Elle le regarda fixement.

— Tu as peur de moi ?

— Non.

— Y a pas de danger que j’te vende.

Il eut un air de défi.

— Oh ! moi, dit-il, ça m’est bien égal.

Il se fit un silence. Puis, à son tour, il lui demanda qui elle était.

— J’suis la fille aux Hulotte. C’est à nous la ferme.

Et montrant du doigt les alentours :

— Ça aussi, jusqu’à la haie qui est là-bas. Et y a aussi les prairies, de l’autre côté de l’étang.

Il haussa les épaules.

— J’suis plus riche que toi. Moi, j’ai tout ce que j’veux. S’y avait du lapin dans les terres de ta ferme, je l’aurais. J’suis un môssieu le baron partout où j’suis, moi.

Il lui demanda son petit nom.

— Pourquoi faire ?

— Tiens, pour savoir.

Elle s’appelait Germaine. Elle avait trois frères ; le plus jeune était en pension ; il avait dix-huit ans ; il savait jouer du piano. Les deux aînés travaillaient aux champs. Elle s’interrompit pour rire et, les deux poings sur les hanches :

— Devine un peu mon âge, pour voir.

— Dix-neuf, quoi !

— Avec deux ans en plus. J’suis déjà vieille, tu vois.

— Peuh ! c’est le bon temps pour les galants, dit-il après un instant.

— Oh ! pour ça !

Elle hocha la tête, sembla dire qu’elle n’y pensait seulement pas. Mais il tenait à son idée ; une curiosité jalouse le stimulait. Et, brusquement, il l’interrogea :

— Voyons, qui ?

— Moi ? Personne.

— Si fait.

— Non.

Il s’avança résolûment.

— Alors, ce sera moi.

Elle se dressa sur ses poignets, riant d’un rire hardi :

— Toi ? Cachaprès ?

Il s’avança jusque près d’elle et riant, troublé, il prononça son nom avec douceur.

— Germaine…

Elle attendait, troublée, elle aussi. Il n’acheva pas et continua à la regarder de son œil gris, amoureux.

— Quoi ? fit-elle au bout d’un instant.

— Tu sais bien, répondit-il.

Elle se releva, mit dans le sac la luzerne coupée, et lui dit :

— Aide-moi à charger le sac sur mes épaules.

Il haussa d’un tour de main le sac jusqu’à son dos, et comme elle se mettait à marcher, il l’arrêta par le bras :

— Tu t’en vas comme ça ?

Elle leva les yeux sur lui et ils demeurèrent à se regarder un long temps, souriants, émus, amollis d’une même tendresse. Une rougeur était montée aux joues de Germaine.

Cachaprès tendit les bras. Elle lui échappa et descendit en courant le chemin qui mène à la ferme.

Il resta debout à la regarder ; puis, quand elle eut disparu dans la cour, il s’enfonça dans le bois, furieux d’avoir été lâche et se déchirant la chair avec les ongles.


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