Un mâle (Lemonnier)/04

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Un mâle (1881)
Kistemaeckers (p. 33-38).
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IV



Cachaprès se mit à rôder autour de la ferme, à la façon de l’épervier qui rétrécit petit à petit ses cercles autour de sa proie. Il s’attardait derrière des haies, traînait à la lisière du bois, l’attendait venir juché dans les arbres. Il voyait par échappées un peu de sa personne, un bout de sa robe, et cela alimentait son désir. Une préoccupation plus forte s’était jetée à travers ses rages de destruction. Il négligeait les gîtes et les terriers. Le poil roux des lièvres ne lui faisait plus penser au coup de fusil qui le découd et le crible de ses hachis. Sa carabine reposait dans une cachette, au fond d’un fourré.

Il connaissait déjà les habitudes de la maison.

Au petit jour, quelqu’un conduisait les vaches pâturer. Il y avait deux pâtures, celle du verger et celle du pré dans le bois. Quelquefois Germaine ramenait les bêtes. Il l’avait suivie deux fois. Ils s’étaient dit des choses insignifiantes en se souriant, heureux d’être l’un près de l’autre. Et tout à coup elle lui avait crié : bonsoir, près de la ferme.

L’après-midi, elle allait aux champs. On plantait justement les pommes de terre. Hulotte avait engagé des femmes pour planter, et elle était au milieu, travaillant comme elles, penchée sur les labours bruns. Des heures entières il l’épiait, immobile derrière un arbre ou les broussailles, une prudence lui conseillant de ne pas se montrer. Elle passait entre les sillons, la banne aux pommes de terre pressée contre sa hanche, prenant dans la banne, puis jetant devant elle ; et ce geste, qui recommençait, avait une grandeur. Puis une des femmes ramenait la terre d’un coup de bêche, chaque fois qu’elle avait jeté la plante.

Il admirait les mouvements de son grand corps dans la brume chaude des après-midi. Par moments, elle se mettait droite, se reposait sur ses reins, les deux poings plantés dans le côté, et demeurait sur place, se détendant rafraîchie, les yeux demi-clos,

Une fois, il imita le cri de la chouette pour lui faire tourner la tête de son côté. Elle vit une agitation dans les arbres du bois, et, devinant qu’il était là, elle agita la main au-dessus de sa tête. Alors il se mit à hennir du hennissement grêle d’un poulain d’un an.

— Il est drôle, pensa-t-elle.

Ce jour-là, quand le soleil marqua quatre heures au ciel, les femmes revinrent seules à la ferme. Elle n’avait pas faim ; elle préférait continuer à planter ; la besogne n’avançait pas. Et d’autres raisons pour demeurer au champ, les femmes parties.

Cachaprès descendit de son arbre ; en quelques enjambées il fut auprès d’elle.

— C’est toi ?

— Oui.

— Et que faisais-tu dans l’arbre ?

— Rien.

— Si fait.

— Quoi ?

— Tu me regardais, tiens !

Il balança la tête.

— C’est vrai.

Elle l’enveloppa d’un sourire singulier et lui dit :

— Vaurien ! T’as là un beau métier ! Rien faire et passer le jour à regarder les filles !

Il cherchait une réponse.

— Moi, fit-il, en une nuit je gagne de quoi rien faire trois jours. Et puis, ça me plaît de te regarder. J’aime autant ça que de me fouler les pieds à marcher.

Elle lui dit qu’étant jeune, elle aimait à courir dans les bois ; mais cela lui arrivait rarement, son premier père ne voulant pas. Et, tout à coup, il y eut comme une joie sur son visage.

— C’est juste, je ne t’ai pas dit. Mon père était garde. Il crut qu’elle se moquait de lui. Alors elle lui expliqua le mariage de sa mère avec le fermier Hulotte. Le meilleur de sa vie s’était passé à la ferme. Toute petite, elle n’avait pas été heureuse : non pas que son père fût méchant pour elle ; mais il avait l’humeur un peu noire des gens qui vivent dans les bois. Et en disant cela, elle lui lançait un regard pour le faire parler.

— Oh ! moi, répondit-il, j’suis bon comme le pain. Je ne sais pas ce que c’est que de faire de la peine à quelqu’un.

Il se vantait, se laissa aller à un éloge immodéré de son caractère. Et il ajouta que celle qui l’aurait le verrait bien. Puis revenant de son étonnement de la savoir la fille de Maucord, alors qu’il la croyait engendrée de Hulotte, il eut une traînée de petits rires sourds.

— Ah ben ! en v’là une histoire ! Si ton père était vivant, j’aurais p’t être tiré sur lui !

Elle se redressa, blessée dans une mémoire chère.

— C’était un homme, celui-là ! dit-elle rudement, il t’aurait coulé bas comme une charogne.

— Bien sûr, dit Cachaprès, comprenant qu’il avait été un peu loin.

Et il parla d’autre chose. C’était bientôt le temps des kermesses. Il lui demanda si elle aimait la danse, et comme elle répondait oui, il lui dit :

— Moi aussi. On saute, on fait des bêtises, on s’embrasse. Nous nous embrasserons, hein ! Germaine !

— À savoir.

Il s’approcha d’elle, et la tirant par les poignets de toute sa force, la tint contre sa joue.

— Ça se fait comme ça, dit-il en riant,

— Et ça comme ça, répondit Germaine en lui lâchant un large soufflet à travers le visage.

Une rougeur de colère lui était montée aux joues. Elle lui en voulait d’avoir été plus fort qu’elle : il l’avait prise en traître, sinon…

Il fixait sur elle des yeux gris, ardents.

— Veux-tu recommencer, Germaine ? dit-il.

Elle ne put retenir un éclat de rire.

— Non, répondit-elle ; il n’y a pas de raison pour ne pas recommencer après et encore après.

Des voix s’approchaient.

— Encore une petite fois seulement, disait Cachaprès, et il marchait sur elle les bras ouverts, les narines dilatées.

— Approche ! fit-elle en saisissant une bêche.

Il écarta la bêche d’un coup sec de la main et colla ses lèvres sur sa peau chaude,

— Démon ! vaurien ! fit Germaine, riante et furieuse.

Elle jeta la bêche après lui sans l’atteindre. Il courait à larges enjambées, le corps plié en deux, la tête à la hauteur des reins, comme font les braconniers quand ils sont poursuivis. Une fois dans le bois, il lança un coquerico retentissant. Les femmes arrivaient.

Germaine regarda devant elle, longuement, perdue dans ses idées.


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