Un mâle (Lemonnier)/05

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Un mâle (1881)
Kistemaeckers (p. 39-44).
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V



Comme elle l’avait dit à Cachaprès, Germaine était la fille du garde forestier Narcisse Maucord, tué par la foudre, il y avait à peu près quinze ans, dans le bois des Chêneaux.

Elle avait passé la première partie de sa vie dans une maison triste, froidement correcte, en long tête-à-tête avec sa mère, une femme d’ordre qui, à la mort de Maucord, était encore la plus belle femme de la contrée. Le garde passant presque toutes ses journées à surveiller les domaines de l’État, elles demeuraient seules dans cette maison qui attenait à la forêt, regardant à travers les rideaux tirés onduler les arbres, poudroyer le soleil et ruisseler la pluie.

Le père rentrait à midi. Un instant la maison s’animait du remuement des vaisselles ; une apparence de vie bourdonnait sous les plafonds en chêne, le long des murs tapissés d’un papier à fleurs bleues, et la mère, le garde, l’enfant s’asseyaient à la même table, comme étonnés de se trouver ensemble.

Aucune gaîté ne détendait la placidité silencieuse de ces trois êtres réunis pendant une heure ou deux.

Mélancolique et farouche, Narcisse Maucord aimait sa femme et sa fille d’une tendresse régulière, comme dérobée au plus profond de ses moëlles. Il vivait au milieu d’elles, replié sur lui-même, avec des accès de goutte lors des changements de temps. Gourd, immobile, ses jambes posées sur un escabeau, il restait alors accroupi dans l’âtre, regardant aller et venir autour de lui Madeleine, sa femme, et la petite Germaine, sans rien dire ; et les jours se suivaient, démesurément longs. Petit à petit, un froid glacial s’était mis dans le ménage, brisé seulement entre la mère et l’enfant par une affection plus vive, qui s’épanchait naturellement quand le père était parti.

Madeleine, en se mariant, avait apporté un champ, quelques meubles et la literie ; Narcisse, lui, avait apporté la maison, qu’il tenait de son père, garde forestier comme lui ; et, à force d’économies, une petite aisance avait fin par entrer dans cette demeure soigneusement entretenue, dont la façade, badigeonnée au lait de chaux tous les ans, annonçait la bonne tenue intérieure.

Germaine avait six ans quand, à la tombée de la nuit, un samedi du mois de juillet, des bûcherons rapportèrent sur des branches entrelacées le garde foudroyé pendant sa ronde de l’après-midi. Ce fut pour Madeleine une douleur sérieuse et sans éclat. Elle perdait en Narcisse moins un homme aimé d’amour que le soutien de la maison et le père de son enfant. Elle prévoyait une charge plus lourde et des responsabilités plus graves pour elle. Puis cela rompait une habitude, et il allait y avoir désormais à la table une place vide, qui avait été largement occupée autrefois.

Des mois se passèrent. Les portes et les fenêtres demeurèrent fermées comme par le passé. La mort n’avait pas fait hausser la vie. Seulement, la petite n’étant plus inquiétée par la sévérité du père, se reprenait à faire sa rumeur d’enfant. On voyait dans le jour sa joue en fleur au milieu des fleurs du jardin, se mêler au vol des papillons, s’animer des rougeurs du jeu, par moments disparaître dans la toison des hautes herbes.

Et tout à coup un grand changement s’opéra autour d’elle. Elle avait vu un homme grand et fort s’asseoir dans l’âtre, venir d’abord irrégulièrement, puis prolonger ses visites, et cet homme l’avait levée un jour à la hauteur de sa bouche et lui avait dit :

— Germaine sera not fille à présent.

Puis on l’avait menée dans une grande ferme, où elle avait grandi au milieu d’un train bruyant, et sa mère lui avait dit :

— Tu aimeras le fermier comme ton père.

Tout doucement, elle comprit que sa mère s’était remariée.

Hulotte, demeuré veuf comme Madeleine, avec un garçon de dix-huit ans, s’était toujours senti du goût pour cette femme calme et belle, alors que lui-même était déjà marié et connaissait les aigreurs d’une union mal assortie : aussi fut-il heureux de la retrouver libre. Madeleine entra donc à la ferme et continua avec ce nouveau mari, plus vieux qu’elle de quinze ans, la même vie ordonnée et droite qu’elle avait menée avec son premier époux.

Ils eurent deux fils ensemble, et leur bonne entente ne fut rompue que par un coup terrible : Madeleine mourut des suites d’une affection charbonneuse dans le même mois où était mort Maucord.

Il y avait de cela trois ans déjà, et un accablement était demeuré sur le fermier depuis ce temps. À chaque saison, il laissait un peu plus le soin des affaires à Philippe, son aîné, se reposant sur Germaine de la charge des étables, de la basse-cour et de la maison.

Calme comme sa mère et comme elle douée d’une force intérieure égale et continue, la rude fermière tenait de Maucord l’énergie et la décision, avec une apparence de brusquerie. Cependant, elle n’avait d’eux que la ressemblance des caractères ; sa ressemblance physique se rattachait plutôt à la mère de son père, femme amoureuse et féconde, qui s’était remariée quatre fois et, comme elle, avait senti brûler ses joues du rouge sang des brunes. Germaine, en effet, était de la race des belles filles faites pour la caresse et l’enfantement : son large cou tournait avec fermeté sur ses épaules ; elle avait les reins développés, la poitrine saillante, les chevilles fortes ; et les besognes viriles la tentaient. Plus jeune, elle s’amusait à lutter avec des garçons de son âge et n’avait pas toujours été terrassée. Elle savait descendre les bois de la charrette, charger un sac de farine, s’atteler à la herse, transporter à la pointe de la fourche les fumiers lourds de suint, et son geste avait une décision rude.

Germaine Maucord avait été aimée en fille par Hulotte. Il n’avait pas voulu faire de différence entre cette progéniture qui lui venait d’un autre lit et celle qui lui était venue du sien propre. On l’appelait Germaine Hulotte dans les villages. Elle était vigilante, vaillante, l’œil à tout. Levée avant les domestiques dans la ferme, elle cuisait le pain, mettait la main à la lessive, repassait le linge, aidait aux grosses besognes de la maison. Elle n’avait ni le goût de la dépense ni l’amour exagéré de la toilette. C’était une fille gaie, aimant à rire, assez libre quand elle causait avec les hommes. Sa mère l’avait menée à des kermesses. Elle avait gardé de l’une d’elles, où l’on avait beaucoup mangé et dansé, un souvenir qui se confondait avec une figure de danseur, un étudiant beau garçon, venu là en partie de plaisir. Elle avait longtemps pensé à sa peau blanche, à sa joue dorée par l’ombre de sa moustache, à ses manières douces, aux chatouilles qu’il lui avait faites dans la main. Cela avait même un peu occupé ses rêves, la nuit. En d’autres occasions, elle avait dansé avec des fermiers, des paysans riches, la jeunesse dorée des campagnes. De ce contact avec des danseurs qui la serraient de près, mettaient leurs genoux entre les siens, et par moments laissaient traîner leurs mains sur sa taille, il était resté en elle une douceur tentante qui l’acheminait à songer au reste. Elle avait pleuré une fois, dans son lit, se sentant seule, tandis que des amies à elle avaient des maris et des fiancés. Elle avait par moment le désir et le besoin d’un homme. C’était un trouble vague, une sourde fermentation de son être ardent et jeune, avec des amollissements profonds.

Sa position de fille à marier n’étant pas nette, les épouseurs tardaient à se présenter : ce n’était que la fille aux Maucord, après tout, et les Maucord n’avaient eu qu’une aisance modeste. Ah ! si elle avait été la fille aux Hulotte ! Il y avait des sous de ce côté. Ces rumeurs se colportaient, arrêtaient l’élan des fils de fermiers riches, et d’année en année on s’habituait un peu plus à la voir demeurer fille. Quant à se marier avec un simple paysan, elle ne pouvait y penser. Jamais Hulotte n’eût supporté qu’un gendre médiocre vint s’installer auprès de lui dans la ferme. Et cette mélancolie de n’être pas femme se jetait souvent au travers de la gaîté de Germaine. Elle éprouvait alors un sentiment de révolte. Une colère la prenait contre ces hommes, qui étaient assez bêtes pour ne pas s’emparer de sa beauté. Imbéciles, va !

La vue du beau gars couché dans le verger, amoureux et souriant, la charma comme une promesse d’assouvissement. Il paraissait cloué sur place, dans une fixité d’admiration. Son sourire montait à elle, tremblant et doux, ainsi qu’une prière. Elle vit qu’il avait les épaules larges, la tête énergique et fière, la robustesse des vrais mâles, et cela la toucha. Elle se prit alors à sourire aussi et il y eut dans ce sourire comme un appel vague de la chair, comme une instinctive sollicitation de ne pas la laisser avec son désir. Quand elle le revit sur l’arbre, une chaleur lui passa dans le cœur. Il était donc revenu ! C’était donc vrai qu’il la trouvait à son goût ! Et elle rêva au moyen de lui parler, de voir de près sa peau, la couleur de ses yeux, la largeur de ses mains. À midi, la ferme dormant, elle sortit, gagna les luzernes, sûre qu’il y viendrait. Il était venu. Alors elle avait appris cette chose extraordinaire, c’est que l’audacieux qui lui avait souri et qu’elle avait devant elle, plein de convoitises, était Cachaprès.

C’est-à-dire un bandit, un maraudeur, un voleur des bois, qui finirait par la prison ou peut-être pis, à moins qu’il ne crevât dans un fourré.

Soit, mais ce bandit faisait un métier viril, était un gaillard comme elle les aimait, rude et ne connaissant pas la peur ; c’était presque un héros. Des histoires se pressaient dans sa mémoire. Elle se souvint des tours qu’on lui prêtait ; et le sang du garde-forestier se réveillant en elle, elle l’admira de ruser avec les bêtes, de vivre au fond des bois, d’être plus fort que les gardes. Puis, sa pensée s’approfondissant, elle eut une perception confuse que l’amour d’un tel homme devait être supérieur à celui des rustres à face pâle et à grêles épaules.


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