Un mâle (Lemonnier)/07

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Un mâle (1881)
Kistemaeckers (p. 51-56).
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VII



Elle viendra, pensa Cachaprès.

Et aussitôt la pensée qu’il lui fallait de l’argent lui passa par la tête. On danse, on boit, on fait de la casse : cela ne va pas sans quelques sous dans la poche. Et depuis que l’amour l’avait pris, il avait vécu de l’air du temps, ne pensant ni au gibier ni aux marchands. Même il n’avait pas mangé tous les jours. Cette grosse faim, qu’il nourrissait les jours ordinaires de proies prises dans le bois, s’était fondue sous l’ardeur sèche de son désir. Il aurait pu compter ses repas. Au petit jour une fois, il avait massacré un lapin d’une volée de coups de bâton. Il avait fait un feu de bois, et l’avait mis rôtir au bout de la baguette de son fusil. Il aurait mangé la peau avec, ce matin-là, tant son ventre était creux. Et deux jours après, il avait raflé un coq derrière la haie de la ferme des Osiers.

Cette fois, une gourmandise s’était mêlée à son appétit. Son coq sous sa blouse, il avait fait une lieue de chemin à travers la forêt. Il avait gagné les acculs, et là, une hutte de bûcherons amis lui avait permis de préparer cette viande au thym, avec sel et poivre. Malheureusement le coq était dur.

— J’suis volé !

Et tout de même, de ses dents aiguës, il l’avait mis en pièces. Un demi-pain de seigle et un pot d’eau avaient fait le reste du déjeuner. Il y avait eu d’ailleurs une aile et un morceau de la carcasse pour le bûcheron et sa femme. Une petite à tête de bête, qui vivait avec eux, avait sucé les os ensuite. Et cela avait été une belle nourriture en somme, dont s’était largement repu Cachaprès.

Les autres jours, flâtré de son long dans les herbes, il s’était contenté de manger des racines, de la sauge, du cresson, les choses qu’il trouvait sous la main. Comme les cerfs en octobre, occupés à raire et ne songeant plus à viander, des rages de femelle remplissaient son flanc creux. Il avait passé les trois premières nuits dans la forêt. Une jonchée de feuilles sèches avait préservé ses membres de l’humidité de la terre et il avait secoué en s’éveillant ses cheveux mouillés de rosée. Mais il était tombé des pluies, le quatrième jour. Des pluies de mai, aiguës comme des lances, ça n’est pas drôle.

Il avait traversé la forêt alors et il était allé coucher à la hutte, dans la tiédeur des bûches équarries au plein soleil.

C’étaient de vieux amis à lui, les bûcherons. Ils l’avaient connu grand comme un chevrillard de six mois. Bien des fois, il s’était caché chez eux quand les gardes le traquaient dans les fourrés. Et la vieille, une carcasse efflanquée et sans sexe, lui rappelait sa mère avec ses dents en pointe, sa face cave, sa dure peau tannée comme celle des bêtes.

— Hé ! vieille hase, lui disait-il en terme d’amitié.

Et cela déridait un peu le cuir immobile de ce rude visage de femme. Quant au vieux, c’était un petit homme sec, plié en deux. Un coup de hache lui ayant emporté la main gauche, son bras se terminait par un moignon qu’il maniait à peu près comme une main. La vie de la forêt avait fini par lui façonner un museau allongé de loup, éclairé d’un clignotement d’yeux gris, sous un buisson de sourcils roux ; du poil s’échevelait dans ses longues oreilles cornues. Il avait une malice, qui était de se faire passer pour sourd. Cela lui permettait de ne pas répondre quand il était interrogé ou que sa mégère, qui avait la voix haute, laissait crever sur lui ses bourrasques.

L’homme dans ce ménage était la femme. Elle fendait le bois à coups de hache, dans la forêt, d’un han ! puissant, sans se lasser. Une chemise de grosse toile bouffant sur sa gorge plate, le cou et les bras nus, elle levait et baissait l’énorme fer d’un mouvement régulier qui faisait rouler les billes de ses biceps à temps égaux. Et la peau sèche, sans une goutte de sueur, elle commençait à l’aube et finissait à la nuit cette besogne qui lui faisait gagner la journée d’un homme.

Le mari, lui, brouettait les bûches, liait en fagots les brindilles ou taillait les ramons pour en faire des balais. C’étaient les Duc.

Il y avait près de quarante ans qu’ils habitaient leur hutte, la replâtrant à chaque hiver d’un peu de terre glaise, rempaillant de chaume les trous faits par l’ouragan au toit, maintenant debout la bicoque avec des rapiéçages rappelant le travail de reprises des vieux tricots usés.

Une colère était demeurée entre ces vieilles gens : ils n’avaient pas eu d’enfant. La Duc accusait l’homme ; lui, grondait contre le ventre infécond de sa femme. Petit à petit, à force de l’entendre recommencer cette querelle, il s’était tu, finissant par croire que les torts étaient de son côté. Mais elle s’était obstinée dans son âpre concupiscence de femelle stérile, pareille à une lice gourmande qui ne décesse pas ; et cette torture avait graduellement démoli le petit homme rabougri qui faisait à présent dans le ménage la besogne d’une femme.

Tout d’un coup, la fureur de la femme était tombée.

Un matin, en allant au bois, elle avait trouvé au pied d’un arbre, dans des linges tachés de sang, un petit enfant bleu de froid, demi-mort. Une mère avait dû s’accoucher là. Le sang allait en traînée jusqu’au sentier. Puis on ne voyait plus rien. La marâtre, ayant mis bas sa portée, s’était dérobée.

Ce fut une grande douceur pour ces créatures farouches. Les Duc ramassèrent le nouveau-né et, l’ayant porté dans leur hutte, l’élevèrent au lait de chèvre.

Elle devint vraiment leur fille. Ils l’avaient aimée comme si elle leur était sortie des entrailles, et elle avait poussé dans leur vie comme une partie d’eux-mêmes, ayant leur rudesse, leurs instincts, leur haine de tout ce qui n’était pas la forêt.

Dans les commencements, une peur les avait empêchés bien des fois de dormir. La mère se trouverait un jour peut-être ; elle réclamerait son enfant : cela ferait des affaires. Non pas que la Duc se fût résignée à rendre la petite ; elle l’aurait tuée plutôt d’un coup de son sabot ; car si elle ne l’avait pas nourrie de son lait, c’est qu’elle n’avait pas pu et elle n’en avait pas moins été la mère définitive pour cette fillette abandonnée par une mère de hasard.

Heureusement, la peur avait été vaine. Aucun être vivant ne s’était présenté pour réclamer cette œuvre de la chair lâchée au coin d’un bois. Elle avait continué à vivre à un pas de l’arbre au pied duquel elle avait été trouvée. La forêt avait pris possession de cette vie commencée dans la forêt, lavant de ses soleils, de ses pluies, de ses neiges, l’horreur du crime originel et berçant cette souillure comme elle eût bercé une royauté. Et elle avait grandi dans l’ignorance de ce qu’elle était, obscurément, comme les couleuvres, les lézards, les scarabées au milieu desquels elle courait. Les Duc ne lui avaient jamais rien dit, d’ailleurs, ayant presque oublié qu’elle n’était pas leur fille. Elle les appelait Pa et Ma de sa voix aiguë, qui glapissait par moments ; et cette paternité avait fini par être indestructible comme de la pierre maçonnée dans du ciment. Du reste, on ne s’était pas même occupé de lui trouver un nom. À quoi ça eût-il servi, un nom, dans la forêt ? Est-ce que les milliers de vies qui germent dans un espace large comme la main ont un nom ? Il suffit que cela pousse, et cela s’appelle de la vie, simplement. Les Duc obéissaient sans s’en rendre compte à cet instinct de l’existence sauvage, pour qui vivre est tout. Ils l’avaient appelée la P’tite dès la première minute qu’ils avaient reconnu son sexe, et ce nom, qui n’en était pas un, lui était resté.

Cachaprès seul, avec son habitude de donner aux gens le nom des bêtes, l’appelait : Gadelette.

— Hardi, Gadelette ! disait-il en entrant, saute à guiguitte sur mes genoux.

Et elle sautait, leste comme un cabri, se ventrouillant dans ses larges pectoraux.

Elle l’avait aimé comme une habitude, comme une connaissance, d’une amitié vague de petite fille. Elle tirait ses cheveux, le battait de son poing, cherchait à le mordre dans le cou, avec des férocités de jeune chien. Ou bien elle se pendait à ses jambes, cherchait à le renverser, de ses doigts de fer lui pinçait le mollet comme avec des tenailles. Il se débarrassait en riant et d’une main la soulevait jusqu’à sa bouche, malgré ses trépignements.