Un mâle (Lemonnier)/08

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Un mâle (1881)
Kistemaeckers (p. 57-66).
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VIII



Il y avait un moyen très simple pour Cachaprès de se procurer de l’argent : c’était de faire le bois.

L’après-midi s’achevait dans un apaisement. Le ciel, débarrassé de nuages, élargissait sur les arbres un azur pâle, qui commençait à se dorer vers l’horizon. Une vapeur montait des terres trempées par l’averse. Le gaillard se dirigea vers un fourré. Un passage étroit, à peu près invisible pour tout autre que lui, conduisait à un enchevêtrement de ronces. Il se coula, plié en deux, sous l’enlacement des branches. Par moments, des épines l’égratignaient. Et sans avoir fait plus de bruit qu’un lapin qui coupe la sente, il arriva à l’épaisseur des ronces. C’est là qu’était caché son fusil, dans une bonne gaîne de cuir goudronné. Il le tira doucement à lui et, rampant cette fois, sortit du fourré par une sente où l’on ne passait qu’aplati sur le ventre. Une fois dehors, il écouta, la tête tendue dans le vent. Personne. Alors il ouvrit sa veste, laissa couler son fusil le long de sa chair et s’enfonça dans la forêt.

Il avait pris l’allure d’un homme éreinté et vieux. Appuyé sur un bâton qu’il venait de couper, il traînait la jambe contre laquelle pendait sa carabine. La largeur de ses épaules s’était effacée. Il marchait le corps oblique, la tête ravalée, rapetissant sa haute stature. Ainsi, les gardes ne se défiaient pas. Cette mince silhouette passait presque inaperçue, dans les arbres. Ou bien aperçue, elle semblait appartenir à un pauvre hère cheminant vers son logis. C’était une des mille ruses de Cachaprès de prendre dans l’ombre des postures douteuses ; et, tout en ayant l’air de se mouvoir lentement, il faisait de larges enjambées. Il avait emporté son fusil à tout hasard ; on n’est jamais sûr de ce qui peut arriver. Une bête peut vous partir dans les jambes. Puis, on a des chances de tomber sur quelqu’un qui n’aime pas les braconniers. Ça, c’est la chasse à la grosse bête, alors ; il faut toujours être prêt à tout.

Cependant, il était prudent depuis quelque temps. Il évitait de tirer. Un coup de feu est entendu des gardes, et il sentait le besoin d’être un peu oublié. Un collet, au contraire, se pose sans bruit et l’on a moins de risque d’être pourchassé.

Les yeux de Cachaprès sondaient les profondeurs de la forêt. L’intensité du guet leur donnait une sorte de phosphorescence. Ils étaient effroyablement tendus et roulaient dans tous les sens, embrassant presque à la fois toute l’étendue qu’ils avaient devant eux. Un peu plus d’agitation dans les branches, une ondulation inhabituelle des taillis, un jeu de la lumière détachant un objet sur le noir des fonds les arrêtaient. Ils s’agrandissaient alors et l’énorme forêt semblait tenir à l’aise dans cette dilatation. Le cou tendu, avec ses yeux terrifiants qui dévoraient l’inconnu, l’homme prenait en ce moment des airs de bête fauve à l’affût. L’alerte reconnue fausse, le regard se détendait dans des cercles petit à petit diminués.

La forêt alignait ses enfilades de hêtres dans des perspectives de minute en minute plus assombries. Du côté du couchant, une criblée de lumière trouait la masse noire des feuillages. Par places, un large rayon de soleil fendait obliquement l’air, semblait couper en deux les arbres, traînait sur le sol rouge ; et les oiseaux, se taisant l’un après l’autre, un silence s’appesantissait sur les bois.

Le ciel flamboyait à présent comme un brasier. Des bouts de laque pendaient accrochés au fourmillement des feuilles. Les arbres prenaient une immobilité de fûts en bronze sur l’or pâle du soir. Un instant, tout le dessous de la forêt nagea dans un tourbillonnement de vapeur vermeille. Une lueur d’incendie alluma les lointains, empourprant les filées d’arbres au loin, et les flaques d’eau eurent un étincellement sombre de sang. Puis, comme une braise qui s’éteint, la clarté rouge se mit à pâlir, prenant par degrés une douceur mourante de rose qui, à son tour, se fondit dans la nuit grise. Et, subitement, les feuillages s’obscurcirent.

Alors, il se redressa.

Un reste de jour blanchissait la terre sous ses pieds. Il se trouvait dans un large découvert planté de jeunes arbres. Un chemin charretier le coupait en deux, et de part et d’autre la clairière s’étendait en broussailles crespelées qui, plus loin, s’accumulaient avec des épaisseurs de fourré. Des coulées filaient sous les ronces, pratiquées à coups de dents par les lièvres et les lapins.

Il s’était baissé, était demeuré un instant immobile à regarder des voies empreintes dans la terre. Et ces voies, toutes fraîches, allaient de la partie de la clairière qui était à sa droite vers celle qui était à sa gauche. Des abattures plus rapprochées se mêlaient à des foulées larges. Nul doute, une chevrette avait passé là de compagnie avec son brocard. Il retira son fusil de dessous ses habits, ouvrit la gaîne et en retira du laiton. Puis immobile, dressé de toute sa taille dans le silence de la forêt, il écouta s’il n’entendait pas les approches des gardes. La nuit était muette. Des froissements de branches, une rumeur vague s’échappaient seuls des fourrés, et par-ci par-là un cri de bête rauque et doux.

L’homme mit son fusil sur une épaule, passa la gaîne de l’arme en bandoulière autour de l’autre, et le corps plié, retenant son haleine, posant ses pieds sourdement l’un après l’autre, il s’avança dans la direction qu’avaient prise les bêtes. Des moquettes s’éparpillaient à présent parmi les empreintes ; il les voyait distinctement, bien que la nuit fût tombée complétement. Mais la clarté du jour semblait être demeurée dans ses prunelles et, comme les chats, il les avait lumineuses et profondes.

Il était sûr de tenir un bon passage. À une certaine distance du chemin, l’herbe, très piétinée, indiquait même une habitude de gagner par là le haut de la forêt. Selon toute probabilité, le brocard et sa chevrette reprendraient la même route pour rentrer à la remise, et il se mit à regarder autour de lui, cherchant un arbre flexible et jeune.

Un petit bouleau se dressait au milieu des touffes de bruyère. Il l’attira à lui, le courba, et, avec du fil de laiton, fit un large nœud coulant. Puis il prit une touffe de bruyères et la passa sur le collier pour faire disparaître l’odeur de ses mains. Sûrement, si le couple revenait par le passage, le brocard, qui va devant dans les coulées, passerait sa tête à travers la bricole, et, à en juger par la largeur de la pince, il devait être de bonne prise.

L’homme détala.

Une lune claire s’arrondissait dans les arbres, noyait la forêt dans un crépuscule bleuâtre. Et un souffle lent, continu, semblait être la respiration de la terre.

Cachaprès se mit à quatre pattes, et sautant à petits bonds, s’effaçant derrière le hérissement des buissons, il descendit le chemin qui coupait la clairière sur un assez large parcours. Un chevreuil, c’est déjà de l’argent. Mais le brocard pouvait se dérober, et, en fin de compte, il valait mieux deux bêtes qu’une. Ces idées de proie se mêlaient dans sa tête à la sensation amoureuse de presser Germaine contre lui, de la griser avec du vin et puis, peut-être, de l’entraîner dans la nuit. Sa silhouette arquée se confondait avec l’ombre des genêts, très abondants en cet endroit. Le seul bruit qu’il faisait en courant était de mettre parfois le pied sur une branche sèche qui craquait. Il ouvrait largement à terre la paume de ses mains, reposant tout son corps sur celles-ci et imprimant à ses reins des secousses légères, de façon à toucher à peine le sol du pied.

Il cherchait un passage commode pour se glisser dans l’épaisseur du fourré, qu’on voyait, à une portée de fusil du chemin, faire une large tache noire sous la clarté de la lune. Il finit par trouver une refuite visiblement élargie par les bêtes à leur rentrée : elle filait dans la bruyère, martelée par le piétinement des soles, et par moments se dérobait sous des couverts de taillis.

Un petit chêne râblé avait poussé là, en compagnie de trois bouleaux, et ces quatre arbres mettaient un tremblement d’ombre sur la nudité des solitudes, Cachaprès posa le pied sur un des nœuds du chêne, la main sur un autre, et, s’aidant des genoux, grimpa jusqu’au premier rang de branches. De ce point, il dominait le taillis, les genêts, le déroulement de la sente jusqu’aux fourrés. Il ouvrit son couteau, piqua la lame dans la branche et tendit l’oreille.

Un murmure profond flottait dans l’énorme clarté bleue de la nuit. C’était la douceur d’un éventement qui ne finissait pas et se prolongeait, régulier, noyé dans un bourdonnement inexprimable. Cela traînait dans les arbres, sortait des taillis, montait des profondeurs, avec un ronflement assoupi d’orgue. Et une autre rumeur, sourde également, se confondait avec celle-là, composée du broutement de toutes les bêtes rôdant à travers la nuit. Une curée énorme s’accomplissait, des ventres se gorgeaient dans l’ombre, et toutes ces voracités réunies formaient au fond de la forêt un bruit pareil à celui du vent dans les pins.

Cachaprès, lui, était habitué à cet orchestre extraordinaire de mâchoire, broyant et de coups de dents happant. Il reconnaissait au froissement des branches les reins glissant dans les taillis, les croupes frôlant le dessous des arbres, l’ondulation souple des chevreuils filant dans le mystère des remises, le bondissement des lièvres coupant de leurs dents aiguës leur passage à ras du sol. Et par moments, ce vaste grouillement obscur était dominé par les retombées saccadées d’un galop. Des pourchas remplissaient les fourrés d’une colère vague, avec des heurts secs de cornes et des rumeurs de voix grêles. Puis le tapage cessait, se terminait dans le piétinement étouffé d’une marche incessante et l’halètement continu de tous les ventres vautrés dans des ripailles.

Et Cachaprès écoutait monter à lui l’inexprimable horreur de cette animalité éparse à travers les ténèbres, Une odeur s’échappait des cohues confuses qu’il sentait battre la nuit autour de lui, et cette odeur le grisait, finissait par l’emplir d’un vertige. Il aurait voulu tenir toutes ces proies l’une après l’autre au bout de sa carabine, se prendre corps à corps avec elles, rouler dans leur sang après les avoir égorgées à coups de couteau. De ses yeux agrandis, il les regardait moutonner dans les transparences des taillis, silhouettes grises, blancheurs fuyantes, fourmillement de formes indécises, et, à de certains moments, ce va-et-vient farouche paraissait s’immobiliser au milieu du sommeil du bois, et des soupirs, des vagissements d’amour et de douleur répondaient seuls alors à la voix grave du vent, qui continuait à ronfler dans le silence de la nuit.

Tout à coup, un cri déchira l’air. C’était l’homme qui imitait le chevrotement de la femelle : en même temps, il oignait ses habits d’une graisse puante qu’il avait prise dans une de ses poches.

Il écouta.

Une agitation se produisit dans le fourré. Il y eut un froissement de branches remuées. Et, presque aussitôt, un chevrotin bondit dans la clairière, la tête haute. Là, une hésitation parut le prendre. Il demeura un moment immobile, aspirant à plein mufle cette senteur maternelle. La vapeur bleue de la lune l’enveloppait, lustrait son pelage, allumait une paillette dans son œil rond, et subitement il recommença ses bonds, du côté du chêne cette fois.

Cachaprès, arc-bouté sur sa branche, la tête ramassée dans les épaules, leva son terrible bras, plus ferme en ce moment qu’un pieu de fer. Une férocité le remplissait, sa narine battait. Mais, froid comme son couteau, son œil guettait la place où il allait frapper.

Le chevrotin avança d’un bond encore et tendit sa fine tête avec un mouvement inquiet. Un sifflement perça l’air alors, et, lourd comme une masse, le couteau vint s’enfoncer entre les épaules de la bête, qui poussa un cri déchirant, se dressa sur ses pieds de derrière, et, la minute après, roula deux fois sur elle-même.

D’un saut, l’homme fut à bas de la branche. Une trépidation continue secouait l’animal. Ses soles battaient les feuilles par saccades violentes, et un spasme déchaussait sa mâchoire, d’où coulait du sang à flots. Cachaprès posa la main sur son couteau, l’enfonça d’un coup jusqu’au manche, puis le retira. Le chevrotin eut alors un redressement effroyable. Il se leva sur ses genoux, détendit ses mandibules comme pour clamer, et tout à coup retomba, la tête ballante, ses larmiers largement ruisselants.

La lune mettait sa clarté pâle sur cette agonie. Lui, demeurait là, les bras croisés, regardant se tordre et gigotter sa proie. Il admirait son coup, satisfait d’avoir frappé au bon endroit. Et muet, insensible à la mort qui tardait, il attendait le moment d’emporter la bête.

Une secousse suprême mit fin à cette torture. Il souleva l’animal par les pieds, pour juger du poids. C’était un chevrotin d’un an. Les broches lisses et solides commençaient à sortir du merrain. Le petit était de bonne prise.

Il boucha de terre le trou fait par son couteau, pour arrêter le saignement. Puis, d’une secousse enlevant le corps, il le fit retomber sur ses épaules. Ainsi chargé, la tête de la bête battant ses reins, il gagna à travers la forêt une coupe de bois récemment abandonnée, où se massaient des bûchers. Là, il creusa de sa main et de son couteau un large trou, y coula le chevreuil et par-dessus étendit une couche de feuilles sèches. Il avait son plan.

La lune éclairait perpendiculairement la forêt. Sa large illumination blanche s’élargissait entre les arbres, traînait en nappe argentée sur les terrains, faisait luire l’écorce polie des bouleaux dans la pâleur des lointains. C’était la lumière de minuit. Elle s’épanchait énorme et sereine sur le lourd sommeil des bois.

Cachaprès calcula qu’il avait quatre heures encore avant le jour. Une heure de marche pour gagner la cabane des Duc, une heure pour se reposer, puis deux heures pour chercher le gibier, le charger et se mettre en route pour la ville, cela lui suffisait.

Il coupa à travers la forêt. Il marchait dressé de toute sa taille, continuant seulement à étouffer le bruit de ses souliers, par une vieille habitude. Et, le cœur gai, sifflotant un air entre ses dents, il passait à travers les éclaircies de lune, sous les hêtres balancés au vent. Des lapins partaient de dessous ses pieds. Il les écoutait filer dans les genêts, leurs ongles égratignant la terre d’un grattement sec. Et, d’autres fois, des fouines, des mulots, des blaireaux le frôlaient de leurs corps minces. Il abattit une fouine du plat de son talon, tua à coups de couteau deux lapins, atteignit d’une énorme volée de sa trique un harret, accomplissant ainsi sa besogne d’extermination et couvert d’un peu plus de sang à chaque massacre. Il était l’oreille ouverte à toutes les agitations de la nuit, la ruse éternellement vigilante, la main invisible qui cogne, frappe et tue ; il était la mort. Les bois semblaient secoués d’un long frisson à son approche.

Il marcha pendant une heure et arriva à la hutte des Duc.

— Hé ! vieille hase ! cria-t-il en heurtant à la porte.

Une voix éraillée grommela de l’intérieur :

— Est-ce toi, fieu ?

— Oui.

Au bout d’une minute, un pied nu claqua à terre, et la vieille apparut, sèche comme un squelette, ses vertèbres moulés dans sa chemise de grosse toile. Elle était habituée à ces apparitions matinales.

— Qué nouvelle ? fit-elle.

— Y a qui faudra venir au bois au petit jour, dans deux heures, toi et la brouette.

— Où ça ?

— Au Rond-Chêne. Tu ramèneras des ramons.

— Y a lourd à porter ?

Il haussa les épaules.

— Une pièce, deux pièces. À voir.

— D’abord que c’est dans deux heures, j’ai le temps de me mettre cor’  une heure contre mon homme. Et toi ?

— Moi ! J’vas dormir le même temps là-dessus.

Il montrait une botte de paille posée droit dans un coin. Il l’ouvrit, l’étendit à terre et s’allongea. Il vit alors le tibia calciné de la vieille qui se glissait sous la couverture où Duc, les yeux demi-ouverts, faisait semblant de ronfler.

— Bonsoir la compagnie, cria-t-il.

Un mouvement lui répondit du fond d’un tas de feuilles, à côté de lui.

— Tiens ! dit-il, c’est toi, Gadelette ?

P’tite ramena ses jambes sous son ventre, se retourna sans rien dire, et, deux heures durant, tandis qu’il dormait son puissant sommeil à pleins poumons, elle demeura éveillée, se rongeant les doigts et le regardant de ses yeux de chat.


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