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Un mâle (Lemonnier)/16

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Un mâle (1881)
Kistemaeckers (p. 111-120).
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XVI



Il se mit à rôder dans la forêt. L’attente glissait à présent sous sa peau comme des picotements d’aiguilles. Il était secoué par cette idée qu’elle allait venir. Ils seraient seuls, cette fois. Et par moments il se couchait de son long à terre avec des impatiences terribles, bâillant et tordant ses poignets. Et d’autres fois, talonné par des rages, il se levait, marchait à grands pas, devant lui.

Toute la nuit dernière s’était passée à la désirer. Il était resté au village jusqu’à la ronde du garde champêtre, traînant dans les cabarets et s’étourdissant avec de la bière. Puis, les cabarets fermés, il avait gagné les champs.

La lune bleue mettait sa fraîcheur sur la campagne brûlée par la chaleur du jour ; mais l’apaisement universel ne l’avait pas calmé. Il emportait avec lui la sensation de cette peau chaude de Germaine, touchée dans le petit sentier qui monte. Un peu de l’odeur de ses cheveux était resté à la manche de sa veste, et il s’en grisait à pleines narines jusqu’à en défaillir. C’était bien la peine de s’être moqué des filles jusqu’alors. Maintenant il était pris, bien pris, et il avait une colère de n’avoir pas su demeurer insensible à la belle fermière.

L’amour intraitable des bêtes lui brûlait le sang, comme une plaie répandue par tout le corps. Il gémissait, enfonçant ses ongles dans sa chair pour en étouffer les révoltes, et des cris rauques de douleur et de désir lui sortaient d’entre les dents. Germaine ! Germaine ! grondait-il. Ses bras battaient l’air, se tendaient dans la nuit, comme pour la saisir. Il frappait les arbres de son poing, gagné par une fureur de fièvre.

Ce jour-là, à pointe d’aube, il était entré dans la forêt. Le premier soleil avait éclairé ce visage livide, dans la pâleur des ombres décroissantes ; son corps était à l’agonie ; il le sentait se dérober sous lui. Alors il avait clamé, pareil à un faon. Des larmes chaudes avaient coulé sur ses joues. Et comme un petit vent frais passait, secouant le matin dans les arbres engourdis, il s’était laissé tomber sur le ventre, et la tête dans l’herbe, avait mordu la terre avec acharnement. Puis un amollissement l’avait rendu plus faible qu’un enfant. Il avait fermé les yeux. Autour de lui, le jour montait.

Il s’était réveillé, calmé. Des ruses avaient traversé son cerveau. Il s’était promis de se faire humble devant Germaine, pour la rassurer. Il montrerait du repentir de ce qui s’était passé. Il mettrait ses hardiesses sur le compte de la bière. Il aurait le sang-froid de l’attendre, de la guetter, à l’affût, comme on guette une proie, et il s’était mis à rire, voyant sa malice lui revenir.

Mais ses résolutions croulaient à présent qui l’avait revue. Toute sa convoitise l’avait repris. C’était donc vrai qu’elle allait venir, qu’elle lui avait donné rendez-vous ? Il se répétait tout haut les mots qu’elle lui avait dits : « Tu m’attendras sur le chemin. » Et il l’attendait, allant et venant comme une femme en gésine. Une joie cruelle était sur son visage. Il avait l’air féroce et doux des chats près de lacérer la souris.

La Cougnole habitait une masure sur la route qui traversait le bois des Chêneaux. Six hectares de terre environ avaient été gagnés sur le bois, en cet endroit, par la culture. Une ferme les exploitait. Elle était occupée par le fermier Brichard, qui avait avec lui sa femme et ses deux garçons, et faisait un peu aussi le commerce de bois. Trois maisons de paysans, parmi lesquelles il y avait deux cabarets côte à côte, étaient situées plus loin. Puis venait la masure de la Cougnole, avec son toit de chaume en surplomb qui, à l’arrière, avait fléchi, lors d’un ouragan. Un très petit jardin s’étendait en carré, entre les haies sèches, au dos de la maison. Le bois continuait ensuite.

À tout instant, Cachaprès sortait des taillis, et planté au milieu de la route, regardait devant lui. Le pavé s’allongeait entre les files de grands arbres, dans une pleine solitude. Pas une tache noire ne signalait un passant, au loin. Et il lui semblait que les deux heures étaient écoulées depuis longtemps.

Il eut un moment d’inquiétude furieuse. Si elle allait ne pas venir ! Si elle s’était moquée de lui ! Il serra ses poings, le cœur crispé, et tout à coup eut un haut-le-corps : Germaine venait de déboucher sur le pavé. Il se rejeta dans le bois et se mit à courir à travers les taillis. Puis une réflexion lui vint, et sur le point de l’atteindre, il marcha très doucement, ses mains dans ses poches, en sifflant, d’un air bonasse.

Elle avait au bras un panier dans lequel se trouvait du pain, un quartier de jambon et des pommes de terre. Elle était très rouge. Elle lui expliqua qu’elle s’était pressée, puis s’interrompit, embarrassée, et de nouveau, avec un flux de paroles, continua à parler, lui raconta l’histoire de la Cougnole. Son mari était mort il y a deux ans. Il avait servi longtemps à la ferme. C’était un brave homme, un peu simple, et qui passait pour n’avoir pas grand’chose à dire chez lui. La Cougnole n’était pas une méchante créature, du reste. Mais elle avait fait tout de même des métiers drôles. Et elle souriait en le regardant du coin de l’œil. Il hochait la tête pour dire oui, machinalement, pensant à autre chose.

Elle reprit :

— Après tout, ce n’est pas not’affaire. Elle a fait ce qu’elle a fait. Ce n’est pas une raison pour la laisser sans rien, la pauv’femme. Et comme ça, quand elle n’a pas son mal, elle vient à la ferme, on lui donne, et quand elle a son mal, c’est facile à voir, elle vient pas, et alors, c’est moi qui viens.

Il ne répondit pas. Ce silence la troubla extraordinairement. Elle voulut parler encore, pour parler et n’avoir pas l’air de remarquer sa préoccupation, mais elle s’embrouillait dans ses paroles, et elle finit par répéter plusieurs fois la même chose. À savoir qu’il ne fallait pas dédaigner les vieilles gens.

Ils approchaient de la maison de Cougnole.

— Attends-moi ici, lui dit-elle. Le temps de vider mon panier.

Et elle allongea le pas, le laissant debout sur la route. Il la vit pousser la porte et pénétrer dans la maison. De l’endroit où il était, il distinguait dans l’enfoncement sombre de la chambre un grand corps de femme qui se remuait. Il lui parut même que cette femme lui faisait avec la main le signe d’approcher. Mais, comme il n’en était pas sûr, il mit la main sur ses yeux pour mieux voir.

La femme s’était campée au seuil, et nettement cette fois, d’un grand mouvement de bras, lui disait de venir.

— Tiens ! tiens ! se dit-il. C’est la Cougnole qui m’appelle ! Elle m’veut du bien, p’t-être.

Et se rappelant les différents métiers de la vieille, il eut vaguement la pensée qu’elle pourrait servir à leurs amours. Il répondit à l’appel en secouant son chapeau dans l’air. Et à petits pas, tranquillement, il arriva à la maison.

— C’est toi qu’es avec Germaine ? dit-elle. Pourquoi n’entres-tu pas ? C’est sa maison, donc, à elle et à tous ceux pour qui elle a de l’amitié.

Elle leur faisait des clins d’yeux, à tous deux, avec une longue échine sèche et plate, sous des vêtements rapiécés, très propres. Un châle de laine couvrait sa tête aux yeux vifs, qui louchaient. Elle avait la peau dure et jaune des femmes vivant dans les bois, et ses grands gestes brusques avaient l’air, à chaque mouvement, de la casser en deux.

Le visage du gars parut lui rappeler quelqu’un. Elle le regardait curieusement :

— J’tai vu. Sûr comme t’es là… Mais pour dire quant à où.

Elle cherchait dans sa mémoire.

Brusquement elle frappa ses cuisses du plat de la main et s’écria qu’elle le reconnaîtrait entre mille, qu’il était Cachaprès, qu’on le lui avait montré un jour dans un village, et elle citait l’enseigne d’un cabaret où elle se trouvait à boire avec des femmes quand il avait passé. Il se souvenait du cabaret. Oui, il avait de ces côtés un bon camarade. Et il souriait. La vieille finit par dire qu’elle n’avait jamais connu un garçon ni plus beau ni plus brave que lui, ajoutant :

— T’as là un fier homme, Germaine.

Le panier avait été posé sur la table. Germaine en tira le jambon, le pain et les pommes de terre. Et à chaque chose nouvelle, la vieille poussait des exclamations, claquait des mains, prenait des airs de bénisseuse.

— Béni bon Dieu ! T’as pensé à tout, m’fille. Que la sainte vierge Marie te récompense dans ce monde et dans l’autre ! La Cougnole ne mourra cor’ pas de faim, cette fois. Fille de Dieu, j’irai à l’chapelle, avant qu’y soit soir, bien sûr, et je dirai une bonne prière aux saints du paradis pour ton salut. Elle n’a pas même oublié les canadas, vierge Marie ! Elle s’a dit que la vieille manquait d’tout. Y a plus qu’une petite robe, là, une petite robe qu’on ne mettrait plus, qui nous ferait ben plaisir, à présent. Non, y a plus que ça. Puis j’attendrai mon jour, m’fille, en t’bénissant, comme une bonne et belle fille que t’es. Y a ben un peu de genève aussi qu’ça m’aurait fait une petite douceur. J’ai des fois comme qui dirait l’stomac qu’est tout escleffé. Ça m’aurait fait une douceur, donc. Béni bon Dieu, que je m’dis, qui est-ce qui penserait à m’la donner, cette petite douceur, si c’est pas Germaine ! Mais elle peut pas tout savoir non plus, là, comme quoi qu’un peu d’argent, là, un petit peu, comme qui dirait là un très petit peu ferait bien du bien à une pauv’ vieille femme comme moi.

Son sourire la suivait, avec une humilité basse, l’implorant en même temps que sa voix qui traînait, monotone et continue, comme une litanie. Germaine tira de sa poche une pièce blanche et la lui donna ; et Cachaprès, de son côté, mit la main à sa poche, en tira de la monnaie qu’il jeta sur la table, disant :

— V’là pour l’ « péquet », la vieille !

Alors, elle les combla de ses vœux tous deux, leur souhaitant de s’aimer toujours, puis elle croisa les mains et marmotta une prière, la tête sur le côté et les yeux au ciel, faisant aller ses lèvres par moments sans rien dire, et l’instant d’après, ayant l’air de tirer du fond de sa gorge des paroles ferventes, qui s’achevèrent à la fin dans un large signe de croix.

Cela fait, elle leur montra d’un clignotement de l’œil la chambre, les chaises, le lit.

— J’tirerai la porte quand vous viendrez. Moi, j’irai dans l’bois.

Une rougeur enflamma les joues de Germaine. Elle se dressa, méprisante et froide :

— Cougnole !

Cachaprès s’éjoyait au contraire devant cette possibilité de se rencontrer dans une masure écartée, où personne n’irait les chercher. Et l’air méprisant de Germaine se jetant à travers son idée, il eut un rire en dedans, mauvais.

Elle s’était dirigée vers la porte. Il la suivit.

La femme, du seuil, continuait à les bénir.

Ils marchèrent un instant sans se parler. Puis il l’arrêta :

— Germaine, dit-il.

— Quoi ?

Elle ne s’était pas retournée.

— Regarde-moi.

Elle se retourna cette fois, et le vit montrant d’un hochement de tête la masure de la Cougnole, avec un sourire.

— Elle est folle, pour sûr.

Elle eut un plissement d’yeux étrange, alors, et la réflexion de la vieille lui revenant avec la drôlerie de son geste, elle fut prise d’un rire nerveux, interminable.

Il avait passé son bras autour de sa taille, et doucement l’attirait dans les taillis. Elle continuait à rire, répétant :

— Cette Cougnole !

Puis ses nerfs se calmant, elle pensa qu’après tout la vieille avait peut-être cédé à une bonté d’âme. On ne sait pas : les vieilles, c’est si singulier ; ça a des idées !

Et elle reparla du temps où sa mère vivait, où la Cougnole venait à la ferme. On l’appelait quand une vache était sur le point de vêler. Elle connaissait les bêtes. Quelquefois elle soignait aussi les gens comme garde malade. Même elle avait aidé sa mère, pour son dernier garçon. Et cela la remettant sur le chemin du passé, elle se revit petite fille, esseulée dans la maison du garde Maucord ; elle avait grandi au fond d’une ombre froide ; elle n’avait pas été heureuse. Du reste, elle ne l’était pas davantage à présent. Des choses lui manquaient ; elle aurait dû se marier jeune. Et elle cita le nom des prétendants qu’elle avait refusés.

— On est si bête !

Un attendrissement la gagnait. Il la serra contre lui, disant de bon cœur, dans une soudaineté d’émotion :

— Vrai ? T’es pas heureuse !

Elle leva les yeux sur lui. Sa face résolue s’amollissait sous une douceur. Tous deux se regardèrent alors et il l’embrassa. Elle se laissa faire.

Le sentier filait dans un emmêlement de taillis. Il écartait les branches au fur et à mesure. Quand ils avaient passé, les branches se rejoignaient avec un bruit de soie froissée et quelquefois leur cinglaient le dos. Des brindilles s’accrochaient aux cheveux de Germaine. Par instants, un morceau de sa robe demeurait pris. Et ils avançaient dans la senteur des terres humides, ayant sur eux le verdissement pâle des feuillées. Entre les feuilles, des bouts de ciel faisaient des trous bleus, éclatants.

Comme en cet autre jour où Célina et elle avaient gagné à travers bois la kermesse, elle éprouvait un engourdissement vague de la pensée et du corps. La gaîté des choses agissait sur elle avec traîtrise. Mais surtout c’était le silence profond du bois qui l’impressionnait ; cela mettait en elle comme une invitation à dormir, à s’abandonner, à vivre de la vie des arbres. Pour la première fois, elle trouvait la nature bonne et le bon Dieu grand : et elle sentit son cœur monter à ses lèvres dans un sourire.

Le sentier s’élargissait à son extrémité.

Une large ondée de soleil les enveloppa alors, faisant reluire leurs peaux brunes. Et comme une clairière était au bout du sentier, ils y entrèrent en se tenant par la main. Des bouleaux et des hêtres se dressaient là, faisant un petit cercle d’ombre mobile sur la clarté des terrains pelés.

Ils s’assirent sous un des hêtres, lui allongé près d’elle, sa tête dans ses poings et la regardant. Elle glissa la main dans ses cheveux.

— T’as les cheveux comme de la soie.

— La chair aussi, répondit-il.

Et mettant son bras à nu, il l’obligea à passer le doigt sur sa peau, très lisse. Il releva un peu plus haut sa manche, ensuite, et lui montrant ses énormes biceps, en fit rouler la rondeur formidable, comme des boulets. Puis entraîné, il parla de sa force. Une souche d’arbre garnie de sa terre gisait près d’eux. Il la fit mouvoir, d’un large coup de reins. Il parla aussi de son agilité, et par bravade, monta à un arbre, leste comme un écureuil. Il imitait des combats, expliquait comment il s’y prenait pour bousculer dix hommes à la fois, tapant des pieds, des mains et de la tête, et tout en se vantant, étalait devant elle son torse puissant, avec une satisfaction de colosse. Le soleil mêlait une splendeur à ses gestes immenses.

Elle l’admirait, subjuguée. Le sentiment de toute sa puissance la remplissait de nouveau. Et elle pensa que vraiment c’était bien là l’homme qu’il lui fallait.

Alors les arbres virent une sauvagerie. Il arriva sur elle, les bras ouverts, avide. Un hébétement flottait dans ses yeux, une dilatation de la bouche et des narines mettait comme une vague extase sur sa face. Elle le sentit venir plus encore qu’elle ne le vit et cria, demi-dressée. Mais déjà il l’étreignait dans son large embrassement.

Les bois faisaient sur eux une rumeur profonde et douce.