Un mâle (Lemonnier)/23

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Un mâle (1881)
Kistemaeckers (p. 169-180).
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XXIII



Il était six heures du matin quand Mathieu Hulotte, le frère de Germaine, attela le cheval à la birouchette. C’était un petit cheval des Ardennes, trapu et épais d’encolure, le poil gris. Le fermier lui avait acheté un harnais presque neuf, à la vente du baron des Audrets ; des couronnes en cuivre luisaient sur le cuir verni, le harnais ne servait que dans les circonstances exceptionnelles.

On partit. Elle avait mis une robe claire à pois rouges, et un chapeau rond, garni d’une écharpe de tulle paille, la coiffait. Des mitaines de soie entrecroisaient leurs mailles sur ses mains brunes, ornées de bagues ; elle portait sur les épaules une mantille de faille noire, à franges, qui s’échancrait un peu dans le dos. Et toute sa personne avait un éclat frais, heureux.

Ils passèrent devant la maison de la Cougnole. Germaine eut un battement de cœur à la pensée que Cachaprès pouvait être là et les verrait passer : elle redoutait une violence, elle ne savait pas bien quoi ni pourquoi. Mais cette peur se dissipa lorsqu’ils eurent dépassé les maisons. Alors, gagnée par des rêveries, elle se renversa sur la banquette, pensa à des choses vagues qui avaient la douceur du matin dans les bois.

On suivait la grand’route pendant près de deux heures, puis on prenait un embranchement de chaussée à travers les campagnes ; cet embranchement menait à la ferme des Hayot. Ils roulaient dans un demi-jour sombre, ayant à chaque côté du chemin des épaisseurs touffues d’arbres. Par moments, une allée débouchait sur le pavé, éclairée d’une lumière intense dans les fonds. C’était comme un éblouissement. Et de nouveau la ligne des bois se reformait, avec ses densités profondes et ses larges épanchements de verdures. Une fraîcheur montait des taillis humides, où les rosées faisaient paraître grises les végétations, avec des luisants froids d’acier. Et cette fraîcheur exhalait des senteurs de fermentation, robustes et saines. Au-dessus de la route, le ciel bleu saphir s’apercevait entre les arbres, se rétrécissant dans l’éloignement.

Le cheval allongeait son trot, allègrement, ralentissant de lui-même aux montées, la tête ballante alors, avec des airs de flânerie. Les mouches commençant à le taquiner, il les fouettait de sa queue, plissait sa peau ou tournait la tête d’un mouvement brusque, tâchant de les attraper d’un coup de sa grosse langue. La montée gravie, Mathieu lançait un hue ! et l’ardennais repartait de son pas court et ferme. Ses fers battaient le pavé d’un cliquetis égal qui se mêlait au roulement sourd des roues de la voiture. On ne se pressait pas, du reste, étant sûr d’arriver avant la chaleur. Et ils se laissaient bercer aux cadences des ressorts, secoués tous deux, à travers un engourdissement léger qui les empêchait de parler.

Ils quittèrent la grand’route, attaquèrent la chaussée. Des rangs de peupliers minces filaient le long du pavé rayant le sol blanc de leurs ombres grises. Par delà s’étendaient les campagnes, dans un chatoiement de nacre pâle qui à l’horizon se vaporisait, devenait un brouillard lumineux. Cette chaleur de la plaine au sortir des bois les prit comme une haleine de fournaise. Un peu d’écume moussait sous la sellette du cheval. Des odeurs de vernis échauffé s’échappaient des harnais, s’ajoutant à l’odeur fade des blés. Et dans l’air s’entendait un bourdonnement de mouches, assoupissant à force de monotonie, qui petit à petit dispersait les idées de Germaine, les inclinait à la sensation vague de connaître un autre amour. Une paresse de dimanche appesantissait les villages qu’ils traversaient.

La métairie du bonhomme Hayot se reconnaissait à son air de large aisance. Elle se composait d’un bâtiment à front de rue, qui était la grange ; d’un second bâtiment où étaient l’étable et l’écurie ; enfin, de la maison d’habitation ; et le tout formait un carré au milieu duquel la fosse aux fumiers descendait en pente. Le verger, très vieux, s’espaçait entre des haies de clôtures épaisses de deux mètres, le long de la chaussée. Un noyer énorme étendait au-dessus de la porte d’entrée ses branches saillantes comme des biceps.

La voiture fit le tour de la cour et alla s’arrêter devant la porte de l’habitation. Des canards fuyaient en bedonnant, sous les pieds du cheval, pêle-mêle avec les poules et les pintades. Un large gloussement de peur montait dans le bruit des roues grinçant sur le pavé. Les dindons, ahuris, allongeaient le cou, interminablement. Et un chien de garde aboyait avec fureur, mettant le comble à l’agitation.

Une servante se montra.

— M’sieu Hayot, fit Mathieu.

Il fut obligé de répéter sa question, la fille s’immobilisant à les regarder, la bouche béante, avec la stupeur d’une personne qui n’est pas habituée à de nouveaux visages. Alors elle eut l’air de s’éveiller.

— J’vas voir si c’est qu’il est là, dit-elle, pesant sur les mots.

Germaine regarda son frère, étonnée. Hayot ne les attendait donc pas ? La maison était muette. Un peu de ce sommeil qui noyait les campagnes traînait dans le silence du vestibule. Et tous deux attendaient dans la voiture, indécis, n’osant pas descendre, tandis que le petit cheval donnait de furieux coups de pieds au pavé, les naseaux remplis de l’odeur de l’écurie.

Un craquement se fit entendre dans l’escalier. Quelqu’un descendait à pas lourds, s’attardant et toussant. Et Hayot apparut subitement dans la clarté de la porte ouverte embarrassé, souriant.

— Tiens, dit il, mam’zelle Germaine et son frère ! C’est ça qu’est bien une fière idée d’être venus !

Il était en bras de chemise, la tête ébouriffée, des bas aux pieds. Il se rappelait à présent les avoir invités, mais il avait fait cela par manière de politesse, sans penser qu’ils seraient venus. Et d’un mouvement machinal, il attachait les bretelles de son pantalon, répétant sa phrase avec des haussements de tête :

— Une fière idée ! Oui, tout de même.

Mathieu éprouva le besoin de placer un mot :

— Une chaleur ! dit-il.

— Fameuse ! heureusement ! car il y a du grain c’t’année.

— J’vous crois.

Hayot s’habituait doucement. Hulotte d’ailleurs l’avait largement accueilli ; on verrait à faire honneur à ses enfants. Il riait à grands coups à présent, s’étourdissant, disant des choses qui n’avaient aucun rapport avec ce qu’il pensait réellement. Et comme ils ne descendaient pas, il se décida.

— Ben ! descendez donc ! J’vas dire à la mère que vous êtes là.

— C’est pas la peine, fit Germaine, vexée. Du moment qu’il y a du dérangement…

Une impatience gonflait sa lèvre. Elle se tourna vers son frère, comme pour lui commander de repartir. Mathieu, bon enfant, hésitait. Alors Hayot, pris d’un remords, s’attacha aux brides du cheval.

— Du tout ! Hé, non ! Faut que vous restiez ! Nom de Zo !

Et vivement il défit les traits. Mathieu parut consulter sa sœur d’un regard. Elle haussa imperceptiblement les épaules et se leva de son siége.

— Hé ! Mathieu ! Donat ! Hé ! cria Hayot, arrivez donc aider la demoiselle aux Hulotte qu’est là !

Mais elle avait sauté à terre, déjà. Personne ne répondant, le fermier feignit une colère.

— Ah ! les garçons ! mam’zelle Germaine ! C’est toujours par quatre chemins !

Mathieu remisait la voiture sous le hangar. Le petit ardennais se sentant libre, s’était dirigé vers un tas de luzernes et broyait les verdures avec gourmandise. Dans l’écurie, les têtes des chevaux s’allongeaient, immobiles, à regarder cet intrus.

Hayot alla prendre la bête par la bride, fit reculer les croupes, et lui ayant passé un licol, versa dans l’auge un plein tamis d’avoine.

— D’abord les bêtes, et puis les gens, fit-il en revenant vers Germaine.

Et cette fois, il la poussa résolûment dans la maison. Il offrait de la bière, du vin, du café, tout ce qu’elle voulait. Elle finit par accepter un peu de groseille dans de l’eau. Il la servit lui-même, puis les laissa, sous prétexte de passer ses souliers.

La chambre était vulgaire et sans coquetterie. Il était facile de voir qu’une main de vieille femme touchait seule aux objets dans la maison. Des chaises à fond de paille étaient alignées contre le mur, tapissé d’un papier de tenture décollé par l’humidité le long des plinthes et éraflé par le dossier des chaises, un peu plus haut. Un paravent s’encadrait dans les montants de la cheminée, avec une peinture représentant un ours blanc se préparant à fondre sur deux chasseurs. La cheminée était moderne, en bois imitant le marbre, et elle avait pour ornement une glace à bordure de palissandre, une pendule en zinc bronzé et deux coquillages énormes, étalant leur valves rouges comme des entonnoirs. Une table recouverte d’un tapis de toile cirée, une armoire à linge peinte en rouge, une autre armoire-buffet en acajou, chargée de vaisselle, complétaient l’ameublement.

Ils regardaient les coquillages, le paravent, la glace, leurs mains posées sur leurs genoux, sans rien dire. Le même silence continuait à régner dans la maison. Et tout à coup ils entendirent un bruit de discussion qui venait de l’étage. Ils reconnurent la voix du fermier, et une autre voix lui répondait, avec aigreur. Cela dura quelques instants, puis Hayot descendit.

Il avait mis une veste de coton à rayures bleues et grises, toute raide d’amidon, avec des luisants de repassage dans le dos et aux manches, et il se frottait les mains, l’air gai.

— Les garçons sont chez Machard, dit-il. J’vas leur faire dire de venir. Vous connaissez bien les Machard ?

Ils les connaissaient sans les connaître.

Il cligna des yeux et continua :

— J’vas vous dire. Les Machard sont à leur aise. Même Josèphe, leur fille, elle joue du piano. Et comme ça, mon second, Donat, a fait sa connaissance. Une belle personne. Dans votre genre, mam’zelle Germaine. Et p’t-être qu’y aurait du nouveau d’ici à Noël.

Mais il y avait trois garçons. Les deux autres n’avaient pas encore trouvé de personne à leur goût. Et il termina par une galanterie ;

— Y’ n’vous connaissaient sûrement pas, mam’zelle Germaine.

Il leur offrit de leur montrer les vaches. Celle qu’il avait achetée à leur père était arrivée saine et sauve. Si c’était à refaire cependant, il ne l’achèterait plus. Enfin, ce qui est fait est fait. Et tout en disant ces choses, il les conduisait à l’étable et de là à l’écurie. Debout sur le seuil, il tapa sur l’épaule de Mathieu :

— Que dis-tu de mes chevaux, garçon ?

Il y en avait cinq, de belle encolure, bruns, à reflets de satin. Mathieu allait de l’un à l’autre, les chatouillant au ventre et leur tapant sur la fesse. Et Hayot le suivait de son rire et de ses : « Ah ! ah ! garçon ! N’y en a pas de pareils. »

Comme ils allaient sortir, des talons heurtèrent le pavé de la cour, et Germaine vit venir à elle les trois garçons du fermier.

— Arrivez donc ! cria Hayot. C’est la demoiselle à Hulotte !

Et il les présenta.

— Celui-ci, c’est mon aîné, Hubert.

Elle eut un petit mouvement. Cachaprès aussi s’appelait Hubert. Et elle le regardait avec curiosité, trouvant de la singularité à ce rapprochement.

— Celui-là, c’est mon second, Donat. Et ce p’tit-là, c’est mon Fritz !

Il les montrait de sa main ouverte, allongeant le bras à chaque présentation, avec orgueil. Germaine hochait la tête, montrant ses dents dans un rire embarrassé. Hubert ôta sa casquette d’un coup sec et la tint à la main, derrière son dos, avec aisance. Fritz, très troublé, rougit jusque dans ses cheveux couleur de chanvre, retira son cigare et le remit en bouche du côté du feu, ce qui lui fit faire un haut-le-corps. Le rire de Germaine s’acheva dans un pli malicieux.

Ils rentrèrent tous ensemble à la maison. Mme  Hayot avait fait ranger sur la table le service à café et les attendait. C’était une femme petite et sèche, la figure jaune, avec des langueurs dans les yeux.

Elle les reçut en se lamentant :

— Faites pas attention à moi. J’suis rien dans la maison. Le fermier fait tout à son idée.

C’était sa faute à lui, non la sienne, s’ils étaient si mal reçus ; Hayot ne l’avait pas prévenue de leur arrivée. Il voulut l’interrompre. Elle répliqua.

Les deux aînés s’interposèrent alors. Ça n’allait pas recommencer, hein ? Et, avec une brusquerie mal retenue, ils obligèrent leur mère à s’asseoir à la table.

Germaine devina le rôle effacé de cette femme dans la maison et la tyrannie sourde, constante du mari. Hubert s’était mis à côté d’elle et lui parlait, la joue fendue d’un large sourire immobile.

Elle fut étonnée de la douceur de ses gestes et de sa voix. Il affectait des formes polies et dans la conversation étalait un choix de mots qui donnait l’idée d’une éducation supérieure. Il était grand, avec des épaules retombantes, robuste, du reste, ce qui se voyait à ses jarrets nerveux et à ses larges mains qu’il tenait ouvertes, à quelques pouces des jambes. Et Germaine était par moments troublée par elle ne savait quoi d’énigmatique qu’il y avait dans ses allures et son regard. Hayot l’admirait tout haut.

— Un fier gaillard ! Et instruit ! Il sait répondre à tout, lui ! Il parlerait au roi.

Hubert balançait la tête, avançait la bouche avec une modestie jouée.

— Ne le croyez pas, Mademoiselle.

Son père exagérait ; il n’était pas si savant que cela ; mais le fermier insistant, ce fut comme une joûte de compères, chacun jouant un rôle appris.

Il fut décidé qu’ils iraient tous ensemble à la grand’messe, Hayot donna le signal du départ en faisant sauter son chapelet dans sa main. Et ils partirent, Hubert et Germaine en avant, les deux autres garçons sur le même rang que le père et la mère. Fritz avait rabattu sa casquette sur ses yeux, pour mieux voir se balancer devant lui les hanches de cette étrangère. Il avait une tête sournoise, sur laquelle se peignait une malice vicieuse de jeune singe.

— Notre mère est un peu difficile quelquefois, dit Hubert. Il faudra l’excuser. Elle est très tourmentée par ses rhumatismes.

Et il ajouta des considérations sur l’influence des maladies.

Germaine l’écoutait, charmée des tours qu’il choisissait pour lui parler. Et brusquement, elle lui fit une question candide :

— Où avez-vous appris tout ça, m’sieu Hubert ?

Il se mit à rire.

— Mais je ne sais pas ; au collège, dans les livres. Je lis beaucoup.

— Oh ! moi, je voudrais bien, mais je n’ai pas le temps.

Elle parlait posément, évitant les mots de patois et pinçant un peu les lèvres.

Il lui fit une confidence.

— J’ai failli entrer au séminaire. J’aurais été curé.

Elle ne put retenir une exclamation.

— Vrai ?

Et elle se tourna vers lui, le regarda hocher la tête de bas en haut, en souriant, les yeux baissés.

C’était peut-être cela, ce vague indéfinissable de sa personne. Elle eut un sourire en pensant à la soutane qui lui serait entrée dans les jambes, comme une robe. Il devina sa pensée et répondit d’un ton dégagé :

— Oh ! ça ne m’aurait pas été ! J’aime à rire, moi.

Ils pénétraient justement dans l’église. Il ouvrit la porte et s’effaça pour la laisser passer. Elle le remercia d’un plissement de bouche. Un bruit de chaises remuées se prolongeait sur les dalles, tout le monde cherchant à se placer à la fois. Puis le chuchotement du prêtre à l’autel s’entendit parmi le froissement des chapes ; le service commençait. Germaine tira son livre d’heures. Elle lisait, distraite, considérant par moments du coin de l’œil Hubert, assis à côté d’elle. Cet homme, qui avait failli être prêtre, l’impressionnait comme une bizarrerie. Il avait gardé de cette vocation première une onction vague, un ton caressant et voilé ; et une comparaison s’établissait dans son esprit entre l’autre Hubert et celui-ci. Le fils de Hayot était bien plus doux.

Ils rentrèrent à la ferme vers midi. On avait mis cuire un énorme gigot de mouton, au thym et au laurier. Le gigot fut précédé d’une soupe aux herbes odorante et grasse. Puis il y eut une surprise, qui dilata les yeux.

La fermière avait préparé une pleine terrine de riz au lait, toute jaune d’œufs. De temps en temps, Hubert descendait à la cave et en rapportait une bouteille de vin poudreuse. On buvait aussi une petite bière aigre, qui crevait en bubelettes au bord des verres. Donat se déridant, contait des histoires, et Fritz continuait à dévorer des yeux Germaine en coupant des bouchons en croix avec la lame de son couteau. Une rougeur montait aux visages, tranchant crûment sur la blancheur des cols de chemises.


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