Un mâle (Lemonnier)/24

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Un mâle (1881)
Kistemaeckers (p. 181-188).
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XXIV



Hubert, assis près de Germaine, était plein de prévenances. Il lui parlait avec douceur, de sa voix sourde qui traînait un peu par moments. Et tout en l’entretenant, il lui remplissait son verre, chaque fois que celui-ci se désemplissait. Elle affectait des manières pour lui ressembler, relevait son petit doigt en buvant son vin, il lui répondait avec une nuance de minauderie. Le fermier s’égaudissait de les voir si bien ensemble, et prenant Mathieu à partie, lui disait :

— C’est une fameuse idée d’être venu nous voir, garçon ?

Le café s’allongea jusqu’au milieu de l’après-midi ; des fumées de cigare remplissaient la chambre. Alors quelqu’un proposa une promenade ; il y avait justement un joli bois, à vingt minutes de la maison.

On sortit en bande.

Cette fois, Hayot, ses garçons et Mathieu Hulotte avaient pris les devants : Germaine et Hubert marchaient un peu en arrière. Et à mesure qu’ils approchaient du bois, cette distance s’accroissait. Ils longeaient des champs de blé. Parfois des coquelicots, des bluets, des marguerites criblaient de paillettes éclatantes les nappes d’or pâle noyées dans l’azur diamanté du ciel. Il s’arrêtait, entrait dans les blés, lui cueillait des fleurs. Elle les ajoutait l’une à l’autre, jusqu’au moment où toutes ensemble prirent la grosseur d’un bouquet. Alors elle les porta à ses narines, y plongea largement son visage, en fermant à demi les yeux. Et il continuait à l’accabler de mots caressants, à double entente, sans se compromettre.

Hayot ayant un peu pressé le pas pour mieux les laisser « à leur affaire, » il arriva qu’ils perdirent de vue le groupe au milieu duquel le bonhomme gesticulait. Germaine témoigna une crainte : on ne pourrait plus les joindre ; il la rassura :

— Oh ! je connais le chemin ; nous les aurons vite rattrapés.

Ses lèvres tremblaient ; une hésitation s’était peinte sur sa figure. Mais subitement décidé, il lui toucha le bras du bout des doigts.

— Mademoiselle Germaine, je suis bien heureux.

Elle le regarda, attendant ce qu’il allait dire, un peu émue aussi ; et il souriait, sa tête penchée sur l’épaule.

— Oui, bien heureux d’être seul avec vous. Ne me croyez pas si vous voulez. Mais c’est comme je dis, là, le cœur sur la main.

Sa voix cadencée et lente la charma comme une musique. Elle baissa la tête, sentant un flot tiède lui passer dans les joues, et se mit à lutiner les fleurs de son bouquet, d’un geste vague, qui avait la douceur d’un encouragement.

— Vrai, m’sieu Hubert ?

Il se rapprocha, coula les doigts le long de ses poignets, cherchant sa main ; et elle la lui abandonna, ayant l’air de penser à autre chose.

— C’est comme de la soie ! murmura-t-il au bout d’un instant, en remontant jusqu’aux poignets, qu’il chatouilla.

— On me l’a déjà dit.

Et elle riait, avec de petits frissons de toute sa personne, étant sensible aux chatouilles.

Puis les mains lentement s’emboîtèrent et, côte à côte, balançant leurs bras d’un mouvement enfantin et continu, ils se laissaient aller à des sentimentalités niaises. Elle se rappela avoir ainsi couru les petits sentiers des bois avec Cachaprès, et les yeux demi-clos sur ces souvenirs, elle éprouvait une satisfaction indéfinissable à les tromper tous les deux. Le Hayot arrivait à point pour rompre la régularité de ses amours avec l’autre ; les doigts dont il la caressait mettaient dans sa vie, devenue monotone, une surprise d’infidélité.

— Les v’là ! crièrent tout à coup des voix.

C’étaient le fermier et les garçons qui les attendaient, assis à l’entrée du bois. Des malices faisaient pétiller les yeux du vieux. Il était possédé du désir de marier richement ses enfants et un mariage avec la demoiselle à Hulotte s’ébauchait dans son cerveau, comme une chose profitable et naturelle.

On fit tous ensemble le tour du bosquet, propriété d’un banquier dont la maison de campagne, hérissée de tourelles, s’élevait un peu plus loin. Une couche rougeâtre de brique pilée recouvrait le milieu des allées, qui serpentaient à travers des massifs de verdure, régulièrement taillés, avec des percées en plusieurs endroits, pour ménager la vue sur le château. Une des allées passait sous un pont rustique fait de blocs de pierres entassés, auxquels le lierre avait accroché de lourdes draperies sombres. Des gazons coupés ras et pareils à une peau de bête tondue, déroulaient sous les arbres un vert profond qui, par places s’allumait de reflets clairs.

Un respect les prit devant cette belle symétrie bourgeoise de la nature ; machinalement, Hayot baissa le ton de sa voix, comme s’il eût pénétré dans une église, et il raconta l’histoire de ses relations avec le banquier. Un homme, tout rond, malgré ses millions, et qui causait aux gens tout comme à des pareils. Le bois n’était pas public d’ailleurs, mais lui, Hayot, avait la permission d’y entrer quand bon lui semblait ; et il finit par donner des détails sur la domesticité du château.

Ils s’arrêtèrent longtemps devant le pont rustique, qui était réputé une des merveilles du pays, et Hubert en détailla les beautés à Germaine avec complaisance, trouvant là matière à phraser. Ils firent une centaine de pas et débouchèrent devant un escalier en grès qui conduisait à un temple antique. Alors ce fut une admiration universelle. Comme il y avait des statues nues jusqu’à la ceinture, dans des niches, aux deux côtés du portique, Hubert expliqua avec des sourires l’habitude qu’on avait de ne pas s’habiller dans les temps reculés.

— On me l’avait dit tout d’même, fit Germaine, dilatant ses yeux.

Et quelqu’un ayant lâché une plaisanterie, tout le monde éclata de rire.

— Chut ! môssieu pourrait être là, dit Hayot avec prudence, en les éloignant.

Et ils reprirent le chemin de la ferme, à petits pas, les garçons pensant aux rondeurs excitantes des marbres.

De retour chez les Hayot, Mathieu tira l’ardennais de l’écurie et l’attela à la voiture. Mais le fermier ne voulut pas les laisser partir sans les régaler d’une dernière bouteille ; son expansion grandissait à mesure que l’heure du départ approchait.

— Moi, j’suis comme ça, mam’zelle Germaine. Le cœur sur la main. Et rond comme une pomme. Vous n’avez qu’à parler.

On but la bouteille à la santé de Germaine, la plus belle personne que Hayot eût jamais vue ; et ils se tenaient debout les uns devant les autres, les verres dans les mains, avec un peu de solennité. Hubert n’étant pas là, la conversation traînait. Germaine recommandait à Mme  Hayot sa couturière, une personne bien raisonnable ; et elle retroussa le bas de sa robe pour montrer les garnitures.

Les fers d’un cheval sonnèrent sur le pavé. Elle tourna la tête et vit, à travers la fenêtre, Hubert en train de serrer les courroies de la selle, sa cravache sous le bras. Une cravate verte qu’il s’était passée au cou faisait une tache éclatante sur son costume gris, bouffant dans le dos.

Puis, Mathieu rentra, et ne voulant pas quitter la ferme sans un remercîment :

— M’sieu Hayot, dit-il, c’est bien de l’honneur que vous nous avez fait. Je le dirai chez nous.

— Quand il vous plaira, garçon, répondit le fermier en lui secouant les mains. Et bien des compliments au fermier.

Germaine avait pris place dans la voiture. Elle tapotait ses jupes du plat de la main, regardant du coin de l’œil Hubert, qui empoignait la crinière de son cheval, un pied dans l’étrier ; et tout à coup, il s’enleva, criant :

— Je vous accompagne.

On échangea des poignées de main. Hayot bavardait, laissant déborder un flux de choses amicales, sans en penser un mot ; et toutes les voix se mêlaient, faisaient un brouhaha dans l’assoupissement du soir qui tombait. Fritz contemplait à la dérobée un coin de bas blanchissant sous la robe de Germaine. Puis Mathieu, prenant les guides, fit claquer sa langue, et la voiture détala, suivie de près par le cheval de Hubert.

Ils gagnèrent la route.

Au-dessus des campagnes, le soleil s’arrondissait rouge comme de la braise. Des plaques de pourpre sombre traînaient sur les carrés de blé immobiles Un brouillard de vapeurs s’élevait de l’horizon. Et lentement le soleil entra dans un large submergement crépusculaire, s’assombrissant par le bas, tandis que le haut du disque continuait à brûler. Puis toute la plaine eut l’air de se noyer dans une mer grise qui finissait par confondre les arbres, les terrains et les maisons.

Le roulement de la voiture soulevait sur le chemin de légers nuages de poussière qui montaient derrière eux et flottaient un instant dans le soir, avec les senteurs âcres mêlées à l’odeur des haies. Hubert trottait à la droite de l’attelage, un poing sur la hanche, les jambes tendues, cinglant par moments le ventre de sa bête de la mèche de sa cravache. Quand le chemin se rétrécissait, il se rangeait, laissait passer la voiture, et Germaine, en tournant à demi la tête, voyait sa cravate verte se hausser, s’abaisser à chaque retombée sur la selle.

Il posait sur elle des yeux chargés de langueur, de dessous ses paupières plissées et la tête un peu penchée sur l’épaule, quelquefois soupirait. Sa voix, qui était grêle, étouffée dans le cliquetis des fers battant le pavé, n’arrivait pas toujours aux oreilles de Germaine ou bien lui arrivait par morceaux, avec des galanteries décousues. Il l’appelait de son petit nom ; elle l’appelait Hubert.

À la bifurcation des routes, au moment de prendre la chaussée qui s’allongeait à travers les bois, elle voulut l’obliger à retourner. Mais il insista pour les accompagner jusqu’à la maison de la Cougnole Là, il rebrousserait chemin.

Elle eut un mouvement, l’entendant prononcer ce nom.

— Vous la connaissez ?

— Sans la connaître. Elle est venue dans le temps à la ferme, pour une vache.

— Ah !

La nuit s’accroissait sous les arbres. Une obscurité grise s’étendait le long du pavé, comme une marée qui plus loin grossissait, emplissait déjà les taillis ; et à travers les verdures, un ciel clair s’apercevait, remué par le tremblement des étoiles. Leur chair se mêlait à l’ombre, comme une pâleur de moment en moment envahie par une pâleur plus grande. Alors le noir enhardit le fils du fermier ; il lui demanda des espérances, d’une voix qui devenait pressante ; et, un peu allongée dans la voiture, le corps à demi tourné vers lui, elle laissait pendre sa main par dessus le garde-roues, les sourcils hauts, demeurant songeuse, sans rien lui répondre. Cela serait drôle s’il l’épousait un jour ! Et une idée confuse de devenir la femme de cet homme s’ébaucha en elle. Il était temps, du reste, de prendre un parti ; cette liaison avec l’autre ne pouvait s’éterniser ; cela finirait par se savoir.

Elle l’enveloppa d’un regard rapide, comme pour se rendre compte de l’avenir qu’il lui réserverait. À la vérité, il n’était ni laid ni beau, mais il avait dans les prunelles un velouté caressant et comme un charme humide qu’elle se rappelait avoir vus chez des gens d’église. Il lui avait dit sa haine des cabarets ; jamais il n’y allait, ni aux kermesses ; et la fragilité de sa vertu lui rendant la sagesse plus chère, elle se réjouissait à l’avance de posséder un mari rangé, qui lui ferait goûter des joies régulières. Puis, cet homme parlait comme un livre, et elle l’admirait, sentant toutefois entre elle et lui une gêne sourde, inexplicable.

Il insista, se pencha sur sa selle, garda sa main entre les siennes. Et ils firent une centaine de pas, leurs doigts enlacés, silencieux tous les deux. Mathieu, lui, balancé sur la banquette, feignait de ne rien voir, en frère complaisant qui sait qu’un peu de complicité est nécessaire pour l’accomplissement de certaines choses.

Tout à coup, derrière eux, une forme noire se détacha du taillis, et, debout sur le bord de la chaussée, un homme regarda dans la nuit.


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