Un mariage scandaleux/11

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Librairie de Achille Faure (p. 228-263).


XI


À l’entrée de la prée, Mlle Bertin trouva Gène qui l’attendait.

— Avons-nous réussi toutes deux, mamz’elle Lucie ?

— Je l’espère. Michel se tient caché.

— Est-ce dans un bon endroit au moins !

— Je le crois. D’ailleurs, il n’y restera pas longtemps, car je le cacherai ce soir dans notre grange.

— Vrai, mam’zelle Lucie ? Ah ! vous êtes bien bonne ! Cependant elle semblait garder une inquiétude encore.

— Et Cadet ? Et Jean ?

— Ils se sont sauvés dans le bois des Fouillarges, où c’est si épais et si entremêlé. Pauvre Cadet, comme il m’a remerciée ! Oh ! c’est qu’il n’aurait plus osé me regarder, si tant seulement un jour il avait passé la porte de la prison. Avez-vous dit à Michel, mam’zelle Lucie, que c’était moi qui avais été avertir Cadet ?

— Oui, je lui ai dit, ma bonne Gène, que c’est à toi seule qu’il doit de n’avoir pas été en prison ce soir.

— Mais ça n’est pas tout, faut leur donner à manger.

— Ah ! mon Dieu ! je n’y avais pas encore pensé ! Comment allons-nous faire, ma pauvre Gène, pour nourrir trois hommes à nous deux ?

— Si je n’étais pas si loin de chez nous, je trouverais le moyen, mam’zelle Lucie. J’ai la clef de l’armoire, et mon père, quand même je lui en parlerais, ne me démentirait pas.

— Moi, je n’ose en rien dire à mes parents, dit Lucie, car je suis sûre qu’ils s’opposeraient… Et à présent que j’y songe, en vérité, Gène, peut-être ai-je mal fait. Mais quand j’ai vu Michel si résolu à se défendre contre les gendarmes…

— Ah ! mam’zelle Lucie, vous avez fait une bonne action. Ne vous en repentez pas. J’ai pensé à ça tout de suite, moi qui le connais, et c’est ce qui m’a portée à… Gène fondit en larmes. — Suis-je bête de pleurer, à présent ? Mais ça n’est pas fini ! Et comment ça finira-t-il ? Enfin, songeons au plus pressé. Voyons, faut acheter un pain.

Lucie rougit beaucoup.

— Je n’ai pas d’argent sur moi, dit-elle, et… je n’ose en demander à ma mère.

— Je n’en ai pas non plus, mam’zelle Lucie. Mais chez le boulanger on me donnera bien un pain de quatre livres à crédit. Je ferai semblant que c’est pour chez nous, et puis je reviendrai, comme tout en causant, jusque par ici.

— Mais comment porter le pain cette nuit au bois des Fouillarges ?

— Ça n’est pas très-loin, mam’zelle Lucie ; mais, de vrai, c’est trop loin pour vous. J’ai songé à tout ça, et j’ai dit à Cadet de venir ici entre minuit et une heure. Les gendarmes ne passeront pas la nuit dehors apparemment.

Elles allèrent dans le bourg chercher le pain ; après quoi, par des sentiers elles revinrent dans la prée, en regardant tout autour d’elles ; et, tournant le jardin, elles se rendirent près de la maison, du côté du nord. Là donnaient des chambres inhabitées, aux fenêtres desquelles nombre de vitres manquaient. Lucie passa le bras par l’une de ces ouvertures, ouvrit la fenêtre et sauta légèrement dans la chambre.

— Eh bien ! qu’est-ce que tu fais ? dit Mme Bertin, qui se trouvait là cherchant du linge dans une armoire.

À cette voix, le pain que tenait Gène glissa de ses bras dans une touffe d’orties sous la fenêtre.

— Ah ! répondit Lucie, un peu tremblante, vois-tu, maman, c’est que Gène me disait qu’on pourrait, la nuit, entrer chez nous par ces fenêtres, et j’ai voulu voir……

— Oui, sans doute, on aurait bien besoin du vitrier, dit Mme Bertin en se dirigeant vers la porte, une pile de serviettes sur le bras. J’espère que tu rentres enfin, Lucie ? D’où viens-tu donc ?

Mais comme elle fermait la porte au même instant, Lucie fut dispensée de répondre.

— Vile ! à présent, dit-elle en se tournant vers son amie, donne-moi le pain.

— Si votre mère allait rentrer, observe Gène tremblante.

— Il n’y a pas de danger. Maman n’entre ici que deux fois l’an. Donne vite !

— Où cachez-vous cela ? demande la jeune paysanne qui vient de sauter dans la chambre à son tour.

— Dans ce cabinet plein de vieilles ferrailles.

— Oh ! votre père aura besoin aujourd’hui de quelque clou.

— Vois ! dans ce coin obscur, où il n’y a rien.

Elles se regardent en souriant.

— Savez-vous, mam’zelle Lucie, que vous êtes devenue bien rouge tout à l’heure ? Si Mme Bertin vous avait regardée, elle se serait méfiée de quelque chose.

— Et toi ! qui ne lui as pas même dit bonjour.

— Non ! j’ai eu trop peur. Et voyez mes mains pleines de piqûres d’orties. A-t-on de la peine pour faire un peu de bien ! Mais il faut à présent que je m’en aille tout de suite.

Elles s’embrassèrent en se quittant, fort agitées l’une et l’autre, mais goûtant la satisfaction intime d’une aventure couronnée de succès.

De tous les jeux de l’enfance, le plus émouvant et le plus joli, n’est-ce pas le jeu de cache-cache ? Et plus tard, au sein des monotonies de la vie sérieuse, quel bonheur n’éprouvons-nous pas d’avoir à ourdir quelque trame, à déjouer quelque danger, à porter à travers la foule, caché sous notre manteau, un complot fragile qui plus tard doit éclore ! Que de conspirateurs jetés dans la vie politique par le besoin seul d’une agitation secrète ! comme il y paraît bien ! C’est que l’amour du mystère est le plus puissant amour de l’humanité.

— On ne sait pas ce que tu deviens, Lucie, dit Mme Bertin à sa fille. Tu prends les affaires des autres un peu trop à cœur. As-tu porté l’enfant aux Èves ?

— Non, maman, je l’ai remis à sa sœur, la pauvre Lisa, qui est en ce moment chez la mère Françoise.

— Comment ! tu as pu te décider à te rencontrer face à face avec cette indigne créature ? Voilà ce que je ne comprends pas. Tu ne te respectes pas assez, Lucie, oui, c’est ton défaut. Une jeune demoiselle ne doit pas se compromettre en mauvaise compagnie. Bon ! voici maintenant la Mourillon qui vient chercher son petit. Nous avons l’air de faire cause commune avec ces gens-là.

— Je vais lui parler, maman.

— Du tout, laisse-la entrer. Eh bien ! ma pauvre femme, avez-vous trouvé votre mari ?

— Oui ben, madame ; il était seulement chez M. Bourdon ! Ah ! j’en ai fait du chemin pour rien ! Mais on a des moments où la tête vous part.

— Assurément vous avez bien de la peine, ma pauvre femme. Cela vous apprendra à surveiller un peu mieux vos filles. Vous autres, dans votre classe, vous n’y faites pas attention.

— Hélà, s’écrie la Mourillon en pleurant, on fait ce qu’on peut. C’est l’ouvrage qui est le maître. Une jeunesse comme ça, pourtant, peut-être est-ce pas tout à fait de sa faute si elle a été mise à mal.

— Oh ! ce sont les filles qui doivent se garder. Il ne faut pas compter sur les hommes. Le sentier de la vertu est trop étroit pour eux. Enfin, ma pauvre Mourillon, il faut espérer que votre fille reviendra de ses égarements. À tout péché miséricorde ! Qu’elle se réfugie dans le sein de Dieu.

— Est-ce que le petit dort, mam’zelle Lucie ?

— Venez, je vais vous dire où il est, répond Lucie qui s’échappe en courant, car elle comprend que la pauvre femme épuisée n’a pas besoin d’éprouver une secousse nouvelle en revoyant sa fille coupable. Elle revient au bout de quelques minutes avec l’enfant dans ses bras, et en retrouvant la Mourillon elle ne manque pas de l’instruire que Cadet et ses amis sont en sûreté.

— Entre M. et Mme Bertin, à la veillée, il ne fut question que de l’aventure. Clarisse prenait part à l’entretien en déguisant mal une joie secrète. Elle répétait souvent : Pauvre Aurélie !

— Tu ne dis rien, Lucie.

— Que puis-je dire, maman ? Je plains les Mourillon. je plains ma cousine, et je crains pour elle que ce mariage n’ait lieu malgré tout.

— Ma foi ! dit M. Bertin, pourquoi pas ? On sait bien qu’un homme ne se marie pas sans avoir eu quelques aventures. Celle-ci est un peu trop près du mariage, et trop proche de la maison, voilà tout.

— Ne serait-ce que le décorum, dit Clarisse, on ne peut cependant passer là-dessus.

— Bah ! c’est un parti superbe pour la fortune et pour les alliances. Je sais que Bourdon en attendait merveille pour l’établissement d’Émile et de Jules. D’ailleurs, il veut être député, et M. Gavel père, le sous-préfet, l’y aidera.

— Tout ce que tu voudras, dit Mme Bertin, mais s’ils font malgré tout ce mariage, ils manqueront de délicatesse.

— Eh ! s’il se présentait, tu lui donnerais tout de même une de tes filles.

— Oh, papa ! fit Clarisse.

— Tu n’en voudrais pas ?

— Non, certainement ! répondit-elle en rougissant, car elle mentait.

— Et toi, Lucie ?

— Une pareille question, papa, est inutile.

— Oh ! oh ! dit-il en riant, ne comprenant pas le noble orgueil qui défendait à Lucie de répondre. Allons, décidément, tu es boudeuse. Peut-être le futur cousin t’avait-il donné dam l’œil ? Et tu caresses des espérances, à présent qu’on peut croire le mariage rompu.

Lucie ne répondit pas. Elle souffrait de tous ces propos. Donnait-on seulement une pensée à cette fille de seize ans initiée au vice par un homme de trente, et à ce malheureux enfant, rejeté comme sa mère, qui cependant était le fils de M. Gavel ? Un jour, un autre enfant, enveloppé de dentelles et de soie, sera choyé par toute la famille, adoré, vanté, et son père, en le regardant, aura sur les lèvres un sourire d’amour. Ah ! le misérable ! s’écriait-elle mentalement, et des battements généreux et passionnés agitaient son cœur. Elle eût voulu quitter cette chambre et cette conversation pour aller retrouver Michel. Elle sentait bien ce désir, et ne le trouvait ni dangereux ni étrange. Il avait, lui, un sentiment si humain, si profond, si pur de la justice !

Elle écoutait les bruits du dehors, et regardait souvent la pendule. Il faisait nuit depuis une heure. Assurément Michel était au jardin.

Elle se leva.

— Où vas-tu donc, Lucie ?

— Prendre un peu l’air, maman. J’ai mal à la tête.

— Quoi ! te promener si tard ?

— Eh ! laisse-la faire ce qu’elle veut, dit M. Bertin.

Lucie courut au bosquet. Aussitôt une ombre se détacha d’un coin obscur, et la voix de Michel murmura :

— C’est moi !

— Vous n’avez rencontré personne ?

— Personne, mam’zelle Lucie. J’aurais bien voulu aller chez ma mère, qui doit être inquiète de moi ; mais j’ai eu peur d’y trouver quelque voisine, ou peut-être un gendarme.

— Votre mère est prévenue, Michel ; je l’ai vue ce soir.

— Ah ! merci, mam’zelle Lucie.

— Je ne sais pas si les gendarmes sont encore ici ; je sais qu’ils ont battu la campagne tout le jour. Vous devez avoir grand’faim, je vais vous donner quelque chose à manger.

Elle avait apporté une assiette, un gros morceau de pain, des haricots, du fromage, plus une demi-bouteille de piquette.

— Ah ! mam’zelle Lucie, quand pourrai-je donc, moi aussi, faire quelque chose pour vous ?

— La reconnaissance vous pèse ? dit-elle.

— Oui, elle m’étouffe presque le cœur, et ça me soulagerait un peu, si je pouvais vous rendre service. Dites-moi donc, mam’zelle Lucie, comment ça se pourrait.

— Je n’en sais rien tout à l’heure ; mais, si j’avais besoin d’un ami dévoué, je m’adresserais à vous.

— Ah ! bien merci ! s’écria-t-il d’un accent de triomphe et de bonheur indicibles ; à présent, je suis heureux !

— Ne parlez pas si haut, Michel.

— Non, c’est vrai ! mais croyez-vous que je pense aux gendarmes, quand vous êtes là ?

— Je m’en vais, dit-elle.

— Ah ! déjà ?

— Oui, l’on pourrait venir me chercher, il est tard et nous ne sommes pas prudents de causer ainsi. Vous cacherez l’assiette et le verre sous le banc, Michel ; puis, pour aller dans la grange, vous ferez le tour par la prée, de peur de rencontrer mon père dans la cour. Avant de descendre dans le chemin, prenez bien garde qu’il n’y ait personne. Les Touron, vous savez, sont si curieux ! Est-ce fâcheux que la porte de la grange donne sur le chemin ! Il y a bien une entrée par l’écurie ; mais, depuis si longtemps que nous n’avons ni vache, ni cheval, on a condamné la porte, et la meule de foin empêche d’ouvrir.

— Je prendrai garde, mam’zelle Lucie. Et savez-vous si Cadet et Jean ?…

— Lucie ! appela dans la cour la grosse voix de M. Bertin.

La jeune fille, émue de crainte, courut aussitôt vers son père.

— Eh bien ! as-tu assez d’air comme cela ? Voici neuf heures et demie. Clarisse veut se coucher.

Lucie monta dans sa chambre avec sa sœur, et ne se souvint qu’en se déshabillant du pain destiné par Gène aux deux autres fugitifs. Comment le leur remettre ? À minuit ! Gène avait fixé là une heure bien étrange ! Il aurait fallu donner ce pain à Michel, car assurément Lucie ne pouvait passer la nuit dans le pré pour attendre Cadet.

Il eût été dangereux d’essayer de justifier près de sa sœur une absence nouvelle, aussi bien que d’aller dans la petite chambre aux ferrailles tant que M. et Mme Bertin n’étaient pas couchés. La jeune fille trouva que le meilleur parti était d’attendre que tout le monde fût endormi, pour se relever sans bruit et aller porter le pain à Michel, qui épierait de la grange l’arrivée de Cadet. Elle se mit donc au lit, et s’efforça de rester éveillée. Mais l’irrésistible et profond sommeil de l’enfance ne l’avait point encore abandonnée. En complotant une dixième fois son expédition nocturne, elle s’endormit.

Cependant sa préoccupation, qui persistait au milieu de son sommeil, finit par le rompre. Elle s’éveille tout inquiète. Il faisait nuit noire ; Clarisse dormait ; quelle heure pouvait-il être ? N’avait-elle pas dormi trop longtemps ? Avec mille précautions, elle se leva et marcha jusqu’à la fenêtre. Le ciel étincelait d’étoiles ; de toutes parts, le silence régnait. La jeune fille s’habilla sans lumière et descendit à tâtons. Dans la cuisine, elle prit une lanterne, traversa le corridor à pas furtifs, se rendit à la petite chambre, prit le pain, sortit par la fenêtre et fit le tour des bâtiments. Avec Gène, elle eût ri dans cette expédition ; seule, elle avait le cœur transi d’inquiétude. Oh ! si quelqu’un me voyait, se disait-elle, que penserait-on ? Elle couvrit sa lanterne de son châle.

Comme on l’a dit, la porte de la grange donnait sur le chemin, parallèlement à la barrière. C’était une grande porte à deux battants, faite pour l’entrée des charrettes, et dans laquelle une porte plus petite se trouvait pratiquée pour l’usage ordinaire. En ouvrant, Lucie crut apercevoir une lueur chez les Touron. Peut-être est-il déjà quatre heures du matin, pensa-t-elle. Qu’est devenu le pauvre Cadet ?

Elle fit quelques pas dans la grange à moitié vide, puis, à demi-voix, elle appela : Michel !

On ne répondit pas. S’approchant tout près du tas de foin, elle répéta encore : Michel !

Cette fois, un froissement prolongé se fit entendre, et presque aussitôt au-dessus de la meule parut la tête ébouriffée de Michel. Il regardait comme un homme qui s’éveille, mais quand, à la lueur de la lanterne, il eut reconnu Lucie :

— Ah ! dit-il, je croyais rêver votre voix, mais c’est bien vous. Et qu’y a-t-il, bon Dieu ! mam’zelle Lucie ?

— Rien de fâcheux, répondit-elle en montrant le pain ; seulement j’avais oublié de vous donner ceci.

— Comment ! ça ? dit Michel en riant.

— Oh ! ce n’est pas pour vous, mais pour Cadet. Il n’est pas venu ? Quelle heure est-il ?

— Je vas voir un peu, dit Michel.

Et il alla sur la meule jusqu’à la grande fenêtre carrée de la grange où il contempla le ciel.

— Ma foi ! je ne sais pas trop, reprit-il en se laissant glisser à terre, près de Lucie. Pourtant je ne crois pas qu’il soit bien tard. Après ça, mam’zelle Lucie, je me connais mieux au soleil qu’aux étoiles. Ah ! qu’il fait beau ce soir ! ajouta-t-il en la regardant avec ivresse.

— Ici ? dit-elle en souriant, vous avez un triste logis.

— Ah ! j’y suis trop heureux, répondit-il.

— Écoutez ! dit Lucie à voix basse. J’entends rouler une pierre dans le chemin, et quelque chose comme le bruit d’un pas. Est-ce Cadet ? Mais non, il ne sait pas que vous êtes ici.

Ils écoutèrent en silence ; un assez long moment s’écoula.

— Je n’entends plus rien, reprit la jeune fille ; il faut que je rentre à la maison. Vous guetterez dans la prée l’arrivée de Cadet, n’est-ce pas ?

Comme elle achevait ces mots, un éternument aigu éclata à la porte de la grange. Lucie faillit jeter un cri. Instinctivement, elle se réfugia dans un angle formé par la coupe du foin, et, d’un geste vif, elle appela Michel auprès d’elle. Des craintes vives lui traversèrent l’esprit : quelqu’un l’épiait ; n’était-ce point son père ? Oh ! pourquoi avait-elle fait cette imprudence ? Mais pouvait-elle laisser souffrir de la faim ces deux pauvres jeunes gens ?

Cependant, elle était saisie de frayeur, d’inquiétude et d’ennui. Sur un geste de Michel qui montrait la lueur de la lanterne réfléchie sur les murs de la grange, elle souffla la lumière et ils se trouvèrent dans l’obscurité.

Quelques minutes se passèrent au milieu d’un silence profond ; puis, Michel prononça très-bas des paroles que Lucie ne put entendre.

— Que dites-vous ? demanda-t-elle en avançant vers lui son visage pour mieux écouter.

Et comme il se rapprochait aussi en répétant : Je vais monter à la fenêtre voir…

Ses lèvres rencontrèrent le front de Lucie. Une exclamation étouffée lui échappa ; la jeune fille s’était reculée précipitamment.

Un instant après, elle s’aperçut que Michel montait sur la meule de foin.

— Non ! dit-elle en lui saisissant le bras, il ne faut pas…

— Et pourquoi ? demanda-t-il.

— On vous apercevrait. — Cette fois, pour maintenir entre eux la distance nécessaire, elle prit la main de Michel. — Attendons.

— Mais ça vous inquiète, mam’zelle Lucie.

— Oui, j’ai peur. Je crois qu’on m’épie ; quelqu’un m’aura vue entrer.

— Laissez-moi sortir, mam’zelle Lucie ; je vous ferai le passage libre…

— Non, Michel, je ne veux pas.

Ils se tenaient toujours par la main. Celle de Michel était-elle moins brûlante qu’au retour des Tubleries, ou que pendant le bal ? Non, et Lucie ne pouvait manquer de s’en apercevoir. Mais il y a chez les jeunes filles les plus pures des curiosités soudaines, d’autant plus hardies qu’elles naissent de l’ignorance. Elles aussi, quelquefois, elles jouent avec le feu, moitié comme des coquettes et moitié comme des enfants. Cependant, la main fiévreuse de Michel communiqua bientôt sa chaleur à celle de la jeune fille, et peu à peu cette impression physique, dont la cause était une impression morale, remontant à sa source, troublait profondément le cœur de Lucie. Alors elle voulut retirer sa main, que la robuste main du jeune homme enveloppait tout entière ; il ne le permit pas d’abord.

— Laissez-moi, dit-elle, je veux partir.

Un long soupir gonfla la poitrine de Michel, et il laissa la jeune fille s’éloigner. Mais elle arrivait à peine à la porte, qu’il se retrouvait auprès d’elle, et il annonçait l’intention de la reconduire, quand au dehors se fit entendre un bruit de voix.

— Viens, Jeandet ! viens ! je te dis que j’ai vu quelqu’un qui entrait avec une chandelle dans la grange de M. Bertin.

— Eh ben ! qui donc ça peut-il être ?

— Si c’était un incendiaire ? dit le tailleur en élevant la voix ; j’ai envie que nous entrions voir. Veux-tu, Jeandet ?

— Ma foi, répondit le jeune Touron, avons-nous pas assez veillé comme ça, mon p’pa ? Il est plus d’onze heures. Si c’est un quelqu’un mal intentionné, qu’irons-nous faire dans c’te grange qu’attraper des coups ? Vaut mieux prévenir M. Bertin pour qu’il en fasse à son idée, et nous aller coucher.

— Ah ! Michel ! dit Lucie, en entraînant son compagnon au fond de la grange, que devenir ? Que faire s’ils allaient entrer ?

Elle était fort tremblante. Michel prit les deux mains de la jeune fille dans les siennes, et les serrant avec force :

— Ne tremblez pas ainsi ! Puisque je suis là, ils n’entreront pas. Oh ! chère mam’zelle Lucie, n’ayez pas peur.

Et il s’élançait quand elle le retint de toutes ses forces.

— Michel ! il ne faut pas vous montrer. Je ne le veux pas !

— Pourquoi ! demanda-t-il.

— Je suis sûre à présent, Michel, que le tailleur m’a reconnue quand je suis entrée, et que tout ce qu’il dit est par méchanceté, soit pour m’effrayer seulement, soit pour me nuire…

— Ah ! vous croyez ? Attendez ! Laissez-moi faire ! Je vas leur donner une roulée dont ils se souviendront longtemps.

— Non, Michel ! non ! vous ne comprenez pas…

— C’est pour moi que vous avez peur ? Mais je ne pense plus du tout à la prison quand je vous vois ennuyée comme ça, mam’zelle Lucie. Non ! ça me rend fou, et je me sens de force à battre dix gendarmes, avec tous les tailleurs du canton.

— Vous ne comprenez pas, Michel, je vous le répète. Si le tailleur m’a reconnue, s’il sait que je suis là… il ne faut pas qu’il vous voie.

— Je ne sortirai point, mam’zelle Lucie, puisque c’est vot’ volonté ; mais qu’il ne s’avise pas d’entrer, ou je lui tombe dessus…

— Cachez-vous bien vite, au contraire, afin que s’il entre, il ne nous voie pas.

— Me cacher ! Oh ! pour ça, mam’zelle Lucie, vrai, vous n’y pensez pas…

— C’est vous, Michel, qui ne songez pas… Mon Dieu ! vous savez pourtant comme on entend quelquefois les choses… et quelles méchantes idées naissent dans la tête des gens…

— Eh bien ! quoi, mam’zelle Lucie ?

— Ah ! Michel, qu’avez-vous aujourd’hui à ne rien comprendre ? Vous savez bien… Voyons : si les Touron me croient seule dans la grange, ils s’étonneront un peu, voilà tout ; mais s’ils vous y trouvaient avec moi…

— Ah ! dit-il en frémissant ; car il avait enfin compris.

Et tout de suite il se mit à monter sans bruit sur le tas de foin, du côté de la fenêtre.

Pendant cet entretien de Michel et de Lucie, la femme du tailleur était venue rejoindre son fils et son mari.

— Que diable faites-vous là, vous autres ? Êtes-vous fous de causer comme ça en chemise, à la belle étoile ? Allons ! allons ! Puisque cette enragée veste est finie, dare ! dare ! faut se coucher.

— C’est que le père dit comme ça qu’il y a peut-être un incendiaire là dedans.

— Seigneur ! Faut donc que le sang lui monte à la tête, à force qu’il a froid ailleurs ! Allons, mon pauvre homme, ramasse tes chausses et viens-t’en.

— J’ai vu ce que j’ai vu ! dit le tailleur qui élevait toujours la voix, et qui semblait parler à la porte. Si c’est pas un incendiaire, faut que ça soit quelque fille dégourdie qui ne dort non plus que les chats au printemps.

— Qu’entend-il dire par là ? reprit sa femme.

— Parions une chose ! dit Touron qui mit la main sur le loquet de la porte et l’entrouvrit.

Le cœur de Lucie battait à peine. Elle fit un pas toutefois ; car, plutôt que de se laisser prendre honteusement au fond d’une cachette, elle voulait se présenter à eux en disant : Je suis chez moi ! Que venez-vous faire ici !

Heureusement elle n’eut pas besoin d’en venir là. Soit couardise, soit que son intention fût uniquement d’effrayer Mlle Bertin, le tailleur referma la porte en disant :

— Bah ! il faudrait de la lumière.

À ce moment, dans la direction de la fenêtre, s’éleva un cri plaintif et lugubre qui retentit longuement dans l’air de la nuit.

— C’est la chouette ! dit Jeandet en frissonnant. Allons-nous-en vite !

— Oui ! oui ! c’est mauvais signe, dit la Touron. Que diantre faisons-nous là, proche de minuit ? Viens, mon homme.

— Allons-nous-en ! Allons-nous-en ! répéta Jeandet dont les dents claquaient, moitié de peur et moitié de froid. M’man ! dit-il en baissant la voix, si c’était un revenant que mon père a vu ?

— Parle pas de ça, Jeandet, ça fait venir la chair de poule.

Un second cri semblable au premier s’étant fait entendre, la Touron et son fils regagnèrent leur logis en courant. Resté seul, le tailleur se décida bientôt à les suivre, atteint par un troisième cri funèbre, au moment où il passait le seuil de sa maison.

— C’est fini ! ils ont verrouillé leur porte, dit Michel en se laissant glisser près de Lucie. Mon cri de chouette les a fait partir un moment plus tôt.

— Quoi ! c’est vous qui faisiez ce cri, Michel ? J’ai cru moi-même que c’était la chouette.

— Partez vite, à présent ! Partez, mam’zelle Lucie ! Ah que j’ai souffert, mon Dieu ! Vous savoir dans la peine à cause de moi, et ne pas pouvoir vous défendre ! Quand pourrai-je vous donner de mon sang ! Oh ! pardonnez-moi !

Il devait avoir souffert, en effet ; sa voix était brisée. Lucie l’entrevoyait dans l’ombre à ses pieds.

— Ne vous affligez pas ainsi, dit-elle en lui donnant la main. Toute la faute est à moi. J’ai été bien oublieuse et bien imprudente !

Elle sentit sa main inondée de larmes chaudes.

— Ah, Michel ! murmura-t-elle, ne pouvant s’empêcher de témoigner par une étreinte l’affection qu’elle ressentait pour ce doux et brave cœur.

Elle sortit et rentra heureusement dans sa chambre ; mais elle ne dormit pas du reste de la nuit. Son âme était pleine d’une émotion délicieuse. Elle se rappela, rougissante et rêveuse, tous les incidents de la soirée. Elle songea aussi à donner un livre à Michel pour l’aider à passer la journée du lendemain, et chercha longtemps quel serait ce livre, sans en pouvoir trouver d’assez beau à son gré parmi ceux qu’elle possédait. À ce propos, elle s’avisa de penser que ce serait une douce et noble tâche que d’être l’institutrice de Michel. Mais je n’en sais guère plus long que lui, se dit-elle. Elle trouva même que Michel en savait davantage que la plupart des livres, car beaucoup péchaient par manque de justice ou de sentiment.

Lucie se leva de si bonne heure que la soupe du matin fut prête avant le réveil de M. et de Mme Bertin. Elle en mit de côté pour Michel et se réjouit de pouvoir la lui servir toute fumante encore. Mais ces maudits Touron la verraient entrer dans la grange. Comment faire ? Elle imagina enfin que par le plafond de l’écurie, formé de planches espacées, on pouvait passer dans la grange, et qu’en montant sur la crèche adossée au mur de séparation, elle se ferait facilement entendre de Michel. Cachant la soupière sous son châle, elle franchit vivement la cour, entra dans l’écurie, et là, par mesure de prudence, au lieu d’appeler, elle se mit à chanter de sa jolie voix un couplet de chanson.

Bientôt, au-dessus du mur de séparation, qui ne s’élevait qu’à la hauteur d’un étage, apparut entre deux planches la figure de Michel. En se disant bonjour l’un et l’autre, ils rougirent et baissèrent les yeux. Lucie vit cependant que Michel était défait et paraissait triste.

— Vous vous ennuyez beaucoup ? lui dit-elle.

— M’ennuyer ! répondit-il en tressaillant. Non, je ne m’ennuie pas.

— Qu’avez-vous donc ?

— Oh ! je vous donne trop de peine, mam’zelle Lucie. Et puis, ma foi, pour ce que j’ai à faire au monde, ça serait peut-être aussi bien si j’étais mort.

— Vous avez fait de mauvais rêves, pauvre Michel, et vous rêvez encore.

— Oui ! je rêve trop, dit-il en soupirant.

Lucie comprit bien que ce chagrin était de l’amour ; mais elle ne comprit pas que Michel eût tant de tristesse de ce qui lui causait à elle, en dépit d’elle-même, une joie profonde.

Elle promit de lui apporter des livres et s’en alla fort songeuse. Aimer, n’est-ce pas du bonheur ? se disait-elle. Je le sens ainsi, moi. Ce n’est pas que j’aie de l’amour, oh non ! Ces ardeurs brûlantes, dont parlent nos romans, et cette passion irrésistible, et ces tourments secrets, je n’éprouve, Dieu merci, rien de tout cela. Je suis heureuse de penser à Michel, heureuse qu’il pense à moi, heureuse de posséder un cœur tout à moi en ce monde, un cœur noble et tendre comme celui de Michel. Mais lui, pourquoi semble-t-il malheureux ? À coup sûr, il ne peut avoir la folle pensée de m’épouser, et de se tourmenter pour cela ? Non, c’est impossible !

Lucie n’était pas une de ces vierges comme il s’en trouve dans beaucoup de romans, qui, douées d’une belle instruction, ignorent cependant la loi universelle de la vie. Elle avait appris un peu d’histoire, elle avait lu, elle avait parfois ouvert un dictionnaire, elle avait entendu parler de l’humanité qui vivait autour d’elle par cette même indiscrète humanité. Elle savait enfin ce que savent avant dix ans tous les enfants de la campagne.

Aussi n’avait-elle pas une ignorance impossible, mais une chaste innocence, qui, à beaucoup d’égards, y ressemblait. Ce qu’elle savait cependant n’était pas suffisant pour lui faire comprendre un danger dans la situation qu’elle acceptait vis-à-vis de Michel. Et les scandales mêmes dont elle avait eu connaissance devaient l’empêcher d’y songer, car rien de semblable pouvait-il entrer dans sa vie, ou dans celle de son ami ?

Elle pensa que Michel avait des chagrins qu’elle ne connaissait pas, ou bien qu’il prenait trop vivement la peine de sa situation et de celle de ses amis. Elle se flatta de pouvoir l’aider encore et de le consoler, tout en se laissant aller à des rêves qui la charmaient. Aimer ! être aimée avec tant de délicatesse et d’ardeur ! jouir çà et là de quelques douces entrevues ! échanger des services parfois ! surprendre dans l’âme l’un de l’autre les émotions de la tendresse ! à partir de ce jour, la vie, qu’elle trouvait naguère si obscure et si froide, lui parut chaude et splendide comme un jour d’été.

Sans doute aussi ne voulut-elle pas analyser plus profondément la situation. Avec un homme de sa classe, elle eût admis le mariage comme conséquence nécessaire. Vis-à-vis de Michel, elle se contenta d’aimer, et ne chercha pas à résoudre cette question qui lui vint à l’esprit : Ne voudrait-il pas se marier un jour ?

Vers onze heures, comme Lucie allait servir à Michel un second déjeuner, elle se décida enfin à lui porter un volume des Études de la nature, car, à présent, pour rien au monde elle ne lui eût fait lire un roman d’amour. Était-ce pudeur ou dédain ?

Cependant, après avoir feuilleté les deux volumes des Études, ce fut le second qu’elle emporta. À la fin de ce volume, se trouvait la Chaumière indienne, amour à peine esquissé, mais vainqueur des préjugés de caste. Au fond de nous, habite un être mystérieux, plus habile et plus intelligent que nous-mêmes.

Dans cette seconde entrevue, elle dit à Michel :

— Vous avez rencontré Cadet ?

— Oui, répondit-il.

Ce fut la seule allusion aux scènes de la nuit.

— Ne pensez-vous pas, Michel, que je ferais bien d’aller aux nouvelles chez mon oncle Bourdon ? Il doit être revenu de Gonesse, et peut-être saurai-je quelque chose.

— Ah ! dit-il, M. Bourdon est allé à Gonesse ?

— Mais à quoi pensez-vous, Michel ? Ne le lui avez-vous pas entendu dire, quand nous étions cachés derrière la charmille ?

— Ah ! oui, dit-il, quand cette ronce a pris vos cheveux l’autre jour.

— L’autre jour ! répéta-t-elle en rêvant. Eh, mais, n’était-ce pas hier ?

— Peut-être bien, mam’zelle Lucie ! Oh ! non ! je ne le crois pas.

— Mais si, reprit-elle en souriant. C’était bien hier. Ah ! c’est étrange ; il me semble, à moi aussi, qu’il y a longtemps.

— À vous aussi ? Et pourquoi cela, mam’zelle Lucie ?

— Vraiment, je ne sais pas, dit-elle en rougissant. Mais pourquoi ne mangez-vous pas, Michel ?

— C’est que je n’ai pas faim du tout.

— Allez-vous donc être malade ?

— Oh, que non ! j’ai peut-être bien la fièvre, mais…

— Vous avez la fièvre ! Ah ! mon Dieu ! en effet, vous êtes pâle ! Michel, ne soyez pas malade, que deviendrions-nous ?

Elle dit cela d’un ton si affectueux, presque si tendre, qu’il en fut un moment comme étourdi de bonheur.

— Ah ! si vous étiez toujours là ! murmura-t-il.

— Faudrait-il donc vous garder comme un enfant ? répondit-elle avec un doux sourire. Ne devriez-vous pas vous distraire vous-même par vos pensées ?

— Je ne songe que trop, reprit Michel d’un air sombre. Tenez, faut que je sorte ! On étouffe ici ! j’y mourrais ! Faut que je pioche la terre, que je travaille, que je trouve à faire quelque chose de difficile et de bon ! Voyons, mam’zelle Lucie, n’y a-t-il pas des choses qui vous rendraient heureuse, ou seulement qui vous feraient plaisir, et que je pourrais faire, quand même faudrait souffrir ou mourir pour ça ? Ah ! vous ne savez pas ?…

— Non ! répondit la jeune fille étonnée, je ne vous comprends pas. Vous êtes d’une exaltation !…

Il se mit à fondre en larmes !

— Vous allez me mépriser ! je ne suis qu’un paysan, moi. Entre ces quatre murs, avec les idées qui me passent par la tête, c’est à devenir fou ! Si j’étais dehors, je marcherais, je travaillerais comme un enragé, et ça me soulagerait un peu !

— Mais quels sont vos chagrins, pauvre ami ? demanda-t-elle avec une sincère émotion.

Michel la regarda en pâlissant, détourna la tête, et sembla faire un violent effort sur lui-même, puis, d’un ton plus calme :

— Jamais je ne serai tout à fait malheureux, mam’zelle Lucie, tant que vous m’appellerez votre ami. Et de même, si je peux jamais vous être bon à quelque chose. Après ça, ne me demandez point ce qui me chagrine.

— Je ne vous le demandais que par amitié, répondit-elle un peu fâchée que Michel lui refusât sa confiance.

Le soir, Lucie alla chez son oncle Bourdon. Elle espérait obtenir de son humeur communicative quelques éclaircissements sur le sort de Michel et de ses compagnons, car, n’ignorant pas que Lucie avait eu connaissance la première de l’intrigue de M. Gavel, il serait engagé sans doute à lui parler de toute cette affaire. Elle arriva par le jardin, et eut la satisfaction d’y trouver son oncle, occupé à greffer quelques roses nouvelles.

M. Bourdon aimait sa nièce. Quoique soucieux, il l’accueillit avec empressement, et l’embrassant comme à l’ordinaire :

— À la bonne heure ! voilà une jolie fille qui vient me servir de garçon jardinier. Veux-tu m’aider ?

— Avec plaisir ! dit Lucie qui prépara aussitôt un bout de laine et se tint prête à enfermer sous la juteuse écorce le nourrisson étranger.

Sociable et actif comme l’était M. Bourdon, les goûts sédentaires de sa fille le contrariaient fort ; il eût aimé à faire d’Aurélie son aide-horticulteur, et il savait beaucoup de gré à Lucie du goût et de l’aptitude qu’elle montrait pour ces occupations. Aussi lui proposa-t-il en riant d’être l’intendant de ses jardins en son absence, — car nous allons faire un grand voyage en Angleterre, ajouta-t-il.

— Ah ! bientôt ? demanda Lucie.

— Le mois prochain, ma belle.

— Et vous y resterez longtemps ?

— Peut-être un mois ou deux.

— Alors il n’est plus question du mariage d’Aurélie ?

M. Bourdon jeta sur sa nièce un coup d’œil perçant et répondit :

— Pourquoi ne supposes-tu pas qu’il est seulement retardé ?

Après un silence :

— On jase beaucoup à Chavagny tout à l’heure, n’est-ce pas, Lucie ?

— Je pense que oui, mon oncle.

— Et que dit-on ?

— Je n’ai causé de ces choses avec personne ; mais tout le monde imagine assurément que le mariage est rompu.

— Ah ! ah ! je suis bien aise d’apprendre ce qu’a décidé la sagesse des petites filles à cet égard. Heureusement pour le salut des hommes, les barbons, en revanche, ne sont pas gens de premier mouvement. Ils réfléchissent, ils s’enquièrent, et, tout compte fait, trouvent qu’il n’y a personne à pendre, mais de pauvres pécheurs à pardonner et des repentirs sincères à absoudre. Tu ne dis rien ? Voyons, tu voudrais qu’on pendît tout le monde, toi, n’est-ce pas ?

— Je ne puis juger ces choses qu’avec mon sentiment, répondit Lucie, et mon sentiment n’est pas le vôtre. Nous n’avons donc pas à discuter là-dessus.

— Non ; mais je veux, ma chère enfant, éclairer ta conscience à cet égard. Je suis loin, tu le penses, de vouloir marier Aurélie avec un homme indigne d’elle ; mais, au point où en sont les choses, c’est en rompant ce mariage que je sacrifierais son bonheur, car elle aime profondément celui qu’elle doit épouser. Elle n’a pas été trahie, puisque la sotte faiblesse de M. Gavel est antérieure à la demande qu’il a faite de ma fille. Rien ne prouve même que l’état de la petite Mourillon lui soit imputable, et le domestique Jean a joué dans toute cette affaire un rôle bien propre à faire naître les soupçons. Enfin, ce que je voudrais pouvoir dire à tout le monde, c’est que le rendez-vous surpris par le père n’était qu’une bonne action de M. Gavel.

Sur un mouvement de Lucie, M. Bourdon reprit en s’échauffant :

— Oui ! une bonne action ! une action généreuse ! l’action d’un homme prêt à racheter des torts qu’il n’est pas même sûr d’avoir commis, et cela en s’exposant aux conséquences d’un éclat fâcheux, comme il est arrivé. Qu’on demande à Lisa ce qu’elle tenait dans sa main, à l’arrivée de son père. Elle vous répondra : une bourse pleine, que venait de me remettre la charité de cet homme, si méconnu ! si calomnié !

Ce que je ne puis non plus dire à tout le monde, ma chère enfant, c’est le repentir et le désespoir de ce pauvre Fernand. Il allait au-devant de mes reproches, et se reconnaissait lui-même plus coupable qu’il ne l’était en réalité. Son amour pour Aurélie s’est montré, en cette circonstance, plus vif que je ne le croyais moi-même. Juges-en, puisque indignement et cruellement outragé il a consenti pour elle à renoncer à sa vengeance, puisqu’il est venu avec moi chez le juge de paix retirer la plainte qu’il avait portée.

— Ah ! vraiment ? dit Lucie, plus touchée de cette nouvelle que des tours oratoires de son oncle.

— Oui, reprit M. Bourdon, et ces vauriens l’ont échappé belle, car pour un d’eux, il n’en allait pas moins que des travaux forcés.

— N’étaient-ils pas trois ? demanda Lucie.

— Il y avait aussi Michel ; mais, dans tout cela, il s’est conduit très-noblement, et loin d’être coupable, il mérite notre reconnaissance et nos éloges.

— Est-il bien sûr, mon oncle, que cette affaire n’aura pas de suites ?

— Assurément. Le juge de paix, tu le sais, est un de mes bons amis, et il a prêté les mains à tout arranger du mieux possible. On dira dans le pays que les témoins interrogés n’ont pas fourni des preuves suffisantes. Voison, chez lequel j’ai passé hier en revenant de Gonesse, jure à qui veut l’entendre qu’il n’a rien vu, comme d’ailleurs il avait l’effronterie de me le soutenir à moi-même.

— Et les petits bergers ? demanda Lucie.

— Oh ! oh ! vous êtes fort instruite, ma belle. Qui donc vous en a dit si long ? Eh bien, les deux petits bergers, dont l’un est le fils de Voison, et l’autre son neveu, auront eu les oreilles tirées d’importance, afin de leur persuader qu’ils auraient mieux fait de ne rien voir, et afin de brouiller convenablement toute l’histoire dans leur cervelle.

— Ainsi Cadet et Jean sont libres ? dit la jeune fille.

— Ils le seraient ; mais à de certaines conditions. J’attends ici Mourillon pour en causer avec lui. J’aurais aussi voulu voir Michel ; mais il paraît qu’il s’est caché sottement comme les autres.

— Je lui ferai savoir, mon oncle, que vous le demandez.

— Ah ! décidément ce garçon-là est de tes amis !

— Oui, répondit-elle en courbant son visage sur une touffe de roses.

— Prends garde, pourtant. Vous n’êtes plus d’âge à continuer la camaraderie de l’enfance, et ce garçon me paraît très-hardi.

— Pas du tout, mon oncle, c’est tout le contraire, dit-elle naïvement.

M. Bourdon eut un sourire équivoque. Passant le bras autour de la taille de sa nièce, et la regardant comme elle n’aimait pas à être regardée par lui :

— Sais-tu, dit-il en l’embrassant sur les lèvres, que pour une jolie demoiselle comme tu l’es, tes façons d’agir sont un peu villageoises. Il faudra cependant briller à Poitiers l’hiver prochain.

— Comment cela ? demanda-t-elle étonnée.

— C’est une manigance entre ton père et moi, dirigée contre ton repos. Ah ! voici Mourillon !

— Mon oncle, dit Lucie en lui tendant la main, vous m’assurez que Michel n’a rien à craindre ? Donnez-m’en votre parole d’honneur.

— Je te la donne, dit M. Bourdon. Qu’il vienne demain matin. Ah ! Lucie ! Lucie ! tu te mêles à des complots contre l’ordre public !

Bien qu’elle eût hâte d’apprendre la bonne nouvelle à Michel, cependant, après avoir fait une courte visite à sa tante et à sa cousine, Mlle Bertin se rendit tout d’abord à la ferme des Èves, où, prenant à part Marie, elle la chargea d’aller au bois des Fouillarges porter sans crainte des vivres à son frère et à Jean, et leur donner bonne espérance qu’ils seraient libres le lendemain ! Elle n’arriva chez elle qu’à la nuit tombante et se glissa aussitôt dans l’écurie :

    N’est rien de si charmant
    Que la bergère aux champs.

— Me voici, mam’zelle Lucie, dit la voix triste du jeune paysan.

— Descendez vite et venez près de moi.

— Oh ! il y a du nouveau dans votre voix, mam’zelle Lucie.

— Oui, Michel ; vous êtes libre. Votre liberté n’a jamais été menacée, et Chérie, sans doute, avait mal entendu. Mon oncle Bourdon m’a donné de tout cela sa parole d’honneur, que je vous transmets.

— Comme ça vous rend joyeuse ! dit-il amèrement.

— Eh quoi ! vous n’êtes pas joyeux aussi, vous qui pleuriez tantôt pour avoir la clef des champs ?

— Était-ce pour ça, mam’zelle Lucie ? Ah ! je suis fou et ridicule, n’est-ce pas ?

— Non ; mais je vois que vous avez un mauvais caractère, dit-elle avec une douce raillerie. Vous semblez toujours mécontent.

— C’est vrai, reprit-il ; je devrais être content, tout au moins pour ce que je vous ôte de peine en vous débarrassant de moi.

— Michel ! s’écria-t-elle.

— Quoi, mam’zelle Lucie ?

— Vous êtes méchant et injuste ! Je ne vous croyais pas comme cela, dit-elle d’une voix altérée jusqu’aux larmes.

— Pardon ! pardon ! s’écria le jeune paysan. C’est vrai que je deviens chagrinant et mauvais. Ah ! mam’zelle Lucie, ne voyez-vous pas que ça me fâche trop de vous quitter ?

— C’est cela ? dit-elle, oh bien ! je vous pardonne. Mais ce n’est pas adieu qu’il faut nous dire, Michel, c’est au revoir.

Il prit la main qu’elle lui tendait et la pressa de ses lèvres en s’écriant :

— Oui ! oui ! au revoir ! Puis il ouvrit la porte, s’élança dehors et disparut dans l’obscurité.

Restée seule, Mlle Bertin soupira.

— Il a bien raison d’être chagrin, pensait-elle. Nous ne nous verrons plus guère à présent. Mais je ne lui ai pas fait la commission de mon oncle Bourdon. Aussi, comme il est parti vite !

Elle arrivait au seuil de la maison quand elle s’entendit appeler à voix basse.

— Ah ! dit-elle en se rapprochant, c’est vous ?

— C’est que vous ne m’avez rien conté de ce qui s’est dit, mam’zelle Lucie, ni comment les choses s’arrangeront. Si ça ne vous ennuyait pas trop, je vous attendrais là-bas dans le bosquet.

— Il le faut bien, dit-elle, car j’ai une commission à vous faire. J’irai dans une heure, après souper.

Elle s’esquiva, en effet, sous prétexte d’une promenade aux étoiles. Il faisait une admirable nuit, à la fois claire et voilée. Dans le jardin, les juliennes embaumaient. Lucie trouva Michel qui l’attendait ; ils s’assirent l’un près de l’autre sur le banc, et la jeune fille raconta sommairement sa conversation avec M. Bourdon. En terminant :

— Vous irez donc lui parler demain matin, n’est-ce pas ?

— Je le ferai, dit Michel, puisque c’est vous qu’il a chargée de la commission ; mais ça ne me va guère. À quoi peux-je lui être bon ? Tout ça n’est point mes affaires, et j’aimerais mieux ne m’en point mêler.

— Mon oncle m’a parlé de vous avec éloge, Michel.

— J’en suis pas plus fier, mam’zelle Lucie. A-t-il pas dit du bien aussi de M. Gavel ?

— Peut-être M. Gavel l’a-t-il chargé de vous témoigner sa reconnaissance ?

— Et c’est ça qui m’ennuie. M. Bourdon est amical, et moi, je serai obligé de le refuser. Il a, comme on dit, la langue dorée et m’en contera de toutes les couleurs, tant que je ne saurai comment lui répondre, quand même je saurai bien qu’en penser.

Mam’zelle Lucie, vous dirai-je ce qui me console un peu d’être ignorant ! C’est que ceux qui en savent le plus ne sont pas les meilleurs. Si le savoir n’est affaire que de curiosité, et qu’on ne vaille pas mieux après qu’avant, on peut prendre son parti de n’en avoir point, est-ce pas ?

— Non, Michel ; avec votre intelligence et votre bonne volonté, vous trouveriez dans la science plus que d’autres n’y savent trouver.

— Oh ! vous avez si bonne opinion de moi ? Pourquoi donc ne puis-je étudier tout de suite ? Mon Dieu ! jamais je n’en ai eu tant l’envie qu’à présent, quoique ça m’ait toujours assez tourmenté. Mais écoutez, mam’zelle Lucie, j’ai souvent fait causer Sylvestre de ce qu’il fait là-bas, et vrai, on dirait que c’est à peu près comme dans nos écoles, où le plus habile est tout simplement celui qui a le plus de noms dans la tête. En deux mots, le comment des choses, ils savent le dire ; mais le pourquoi, jamais. Et pour tout ce qui intéresse le plus les hommes d’à présent, il paraît que ça ne s’apprend point au collége. L’an dernier, par exemple, quand j’ai tiré à la conscription avec Sylvestre, et que ce pauvre gars de Bruchon est parti, quoique malade, eh bien, je faisais donc à Sylvestre cent questions sur le pourquoi de la guerre, et comment tout ça se pouvait arranger avec la justice et le droit de chacun… Bah ! tout ça n’est pas de l’instruction, à ce qu’il dit. L’instruction ne s’occupe que de ce qui est passé. C’est en avant pourtant que nous allons, est-ce pas, mam’zelle Lucie ?

— Michel, je vous le répète, quel dommage que vous ne puissiez pas étudier ! Vous avez beau dire, il y a dans le comment bien des connaissances précieuses pour tous les hommes, et qui le seraient pour vous. Si vous saviez les propriétés des plantes, la nature des terrains, les effets que produisent, mêlées entre elles, différentes substances, vous seriez le plus habile agriculteur du canton.

Il se leva du banc où il était assis et se mit à marcher avec agitation dans le bosquet.

— Ah ! oui, oui, vous avez raison ! Et dire que ça n’est pas possible !

— D’un autre côté, les bonnes choses que vous auriez à dire, Michel, gagneraient à être exprimées dans un langage meilleur.

— Et vous en auriez plus de plaisir à causer avec moi, mam’zelle Lucie ! Hélas ! faut-il que je n’aie que mon dimanche et personne pour m’enseigner ! Car notre vieux instituteur, il n’en sait pas plus long que moi, voire même qu’il est plus bête.

— Vous qui aimez tant la lecture, Michel, vous sauriez bien vite mettre l’orthographe. Je me rappelle qu’à l’école vous étiez toujours le premier en dictée autrefois.

— Mam’zelle Lucie, vous étiez souvent aussi la première, et vous êtes plus jeune que moi de deux ans. Tenez ! dit-il en s’asseyant, ne parlons plus de tout ça. Quand je pense que ça serait une chose possible que je devienne un homme instruit, et puis qu’en même temps ça ne se peut pas, j’en ai trop de rage et de chagrin !

— Savez-vous à quoi je pensais, Michel ? Mais c’est peut-être impossible. Je ne suis guère instruite, moi non plus, mais je pourrais vous aider beaucoup avec des livres. Seulement, pour que je vous donne tous les dimanches une leçon, il faudra que mes parents le permettent.

— Ah ! vous le voulez, vous, et c’est assez ! assez pour me rendre bien heureux ! Qu’ai-je donc fait pour que vous soyez si bonne pour moi ? Mam’zelle Lucie, faites-moi une promesse, je vous en conjure ! c’est de me confier tous vos ennuis, tous vos chagrins, afin que si la force et la volonté d’un homme sont bonnes à quelque chose, vous n’ayez pas de peine longtemps.

— Je ne puis vous promettre cela, dit-elle en rougissant.

— Pourquoi ? pourquoi ? Ah ! tenez, vous êtes fière avec moi. Vous voulez bien être mon amie, me faire du bien, mais vous ne voulez pas que je sois votre ami.

— Non, Michel, vous êtes injuste. J’accepte votre amitié comme je vous donne la mienne ; mais vous ne pouvez pas, vous ne devez pas vous dévouer tout à moi. L’amitié ne doit pas absorber toute la vie.

— Je ne me marierai jamais ! s’écria-t-il.

— Oh ! dit-elle en se levant avec trouble et confusion, vous me disiez le contraire l’autre jour.

— Il y a longtemps !

— Non, c’était…, je ne me rappelle plus, mais il n’y a pas longtemps… Bonsoir, Michel.

— Vous vous en allez déjà ? Mam’zelle Lucie, demain soir, si vous voulez, je vous raconterai ce que m’aura dit M. Bourdon.

— Oh ! mais… ce ne sera rien de bien important.

— Ah !… comme ça… c’est donc adieu qu’il faut se dire ?

L’accent de Michel était si chagrin, que Lucie hésitait à répondre adieu, quand du côté de chez les Touron un cri perçant se fit entendre.

— Qu’est là ? dit la jeune fille.

Et, suivie de Michel, elle se rendit, par une allée transversale, jusqu’au mur qui borde le chemin, où elle s’arrêta, vis-à-vis de la porte des Touron, derrière un bouquet de sureaux.

La porte des Touron était ouverte, et plusieurs personnes en sortaient tumultueusement.

— Qu’est-ce que tu as, Marie ?

— Qu’as-tu donc ?

— J’ai vu, dit la fille d’une voix étouffée, j’ai vu la bête blanche !

— Seigneur ! qu’est-ce qu’elle dit ?

— Où ça ?

— De quel côté ?

— Là-bas, fit-elle, vers la grange à M. Bertin. Elle allait par grands sauts comme ça, et puis tout d’un coup elle a-t-entré dans la grange.

— Bon Dieu ! s’écria la Touron, ça va-t-il donc être la fin du mondée, qu’on voit des choses comme ça tous les jours ? Sûr que tu t’es trompé, mon homme, et que ce que tu as vu hier entrer avec une lumière, c’était un revenant, puisque v’là la bête blanche à c’te heure.

— Ça veut dire quelque malheur pour les messieurs Bertin, dit Marie.

— Bah ! c’est plutôt une manigance, dit le tailleur. Jeandet et Gustin, avons-nous du cœur ? Faut prendre nos fourches et aller voir ce que c’est.

— Si seulement ça avait des os, grommela Jeandet.

— Parle pas de ça, Jésus ! ça fait passer le frisson. On dit que ça se change en esquelette quelquefois.

— Vlà des fourches ! allons, les gars ! venez, si vous n’êtes pas des poules mouillées. Nous allons nous poster à chaque côté de la porte, et si ça sort, nous fonçons dessus.

— Prends mon chapelet, Gustin dit la mère. Et toi, Marie, donne le tien à Jeandet.

— Mon p’pa est enragé, dit Gustin, qui restait en arrière. Bon encore de courir après les voleurs, mais après ça…

— Tu n’auras rien de mal, Gustin, pourvu que tu songes à faire un grand signe de croix. Aie confiance en la sainte Vierge, et va vite ! Tu sais, quand ton père a son idée…

— Vraiment ! ils sont fous ! dit tout bas à Michel Mlle Bertin.

— C’est l’affaire d’hier au soir qui leur trotte par la tête, répondit il de même. Heureusement que nous ne sommes plus dans la grange, mam’zelle Lucie.

— Entends-tu pas causer derrière ces feuillées ? dit la Touron à sa fille. Rentrons, Marie ! Tiens, j’ai peur ! ça ne vaut rien d’être dehors à la nuitée si près du cimetière.

— Ah ! ma mère, la v’là ! fit Marie avec un grand cri.

Emportés par la curiosité, Michel et Lucie quittèrent les sureaux pour la partie découverte du mur et virent une masse informe et blanchâtre qui accourait, poursuivie par la fourche du tailleur.

La Touron voulut se réfugier chez elle, mais ses doigts tremblants ne purent ouvrir la porte, et elle tomba presque évanouie sur le banc ; près du seuil. Marie s’enfuit du côté dû village en poussant des cris épouvantables, et la Lurette, attirée par ce vacarme, sortit dans le chemin en laissant sa porte ouverte. La bête blanche, qui arrivait en ce moment, se jeta dans la maison et referma la porte sur elle à grand bruit.

— Mes enfants ! cria la femme éperdue, qui se jeta sur la porte comme pour l’enfoncer, elle va me les manger ! au secours ! au secours ! Jésus ! Marie ! mon Dieu ! la Vierge et les saints ! ouvrez ! ayez pitié de nous !

Le tailleur joignit ses efforts à ceux de la pauvre femme, et essaya vainement par de grands coups d’ébranler la porte verrouillée en dedans. Alors, les enfants réveillés poussèrent des clameurs, et la mère à moitié folle, se tordait les bras, quand tout à coup la porte céda. Mais en même temps que la Lurette et Touron se précipitaient dans la chambre, on vit bondir au dehors, par la fenêtre, la bête blanche qui donna justement, tête baissée, dans Marie Touron, au moment où celle-ci revenait près de sa mère.

Ce fut indescriptible ; draperies blanches et brunes luttant pêle-mêle, cris, hurlements, imprécations.

— Sur ma foi ! dit Michel, elle jure ni plus ni moins que si c’était un homme.

— La bête blanche ? dit Lucie. Et ne voyez-vous pas que c’en est un ?

— Faut que j’y coure alors, mam’zelle Lucie, car voici Touron qui revient avec sa fourche.

Mais comme il s’élançait pour franchir le mur, il se trouva face à face avec la bête blanche, qui sautait dans le jardin, et il recula de dix pas.

— Qui êtes-vous ? demanda Lucie d’une voix qu’elle cherchait à rendre plus ferme.

— Je suis Cadet, mam’zelle Lucie. Où me cacher ?

— Venez, dit-elle en l’entraînant vers les sureaux ; mais le tailleur, à son tour, faisait irruption dans le jardin la fourche en avant.

— Arrêtez, s’écria Mlle Bertin. Êtes-vous fou, Touron ? Jetez votre fourche.

— Sapristi, mam’zelle, vous avez ben fait de parler, je m’attendais pas à vous trouver là. Mais je vois que vous savez mieux que moi pourquoi l’on se promène tant dans vot’ grange.

— Touron ! s’écria Michel, on vous connaît de reste, et tout le monde sait que vous êtes hargneux comme un mauvais chien. Mais si vous ne prenez pas le ton d’un brave homme pour parler à mam’zelle Lucie, je vous f… dans le chemin la tête en bas !

— Faut pas se fâcher, dit Cadet en dépouillant son enveloppe ; c’est de ma faute. J’aurais dû jeter ça bas et dire tout de suite que c’était moi. Mais ça m’ennuyait d’être pris comme une fouine au trébuchet !… Vous êtes un enragé, père Touron, et je suis pas fâché de vous avoir fait courir, ni d’avoir jeté par terre, sans les toucher, vos deux grands bêtas d’enfants, qui sont peureux comme des belettes, ni d’avoir fait chanter la Marie, comme une truie prise sous une porte ; ce que j’ai sur le cœur, c’est les cris de c’te pauvre femme qui croyait que je voulais lui manger ses petits. Sapristi ! ça m’enfonçait des couteaux dans l’estomac. Comme ça donc, père Touron, sans adieu et à une autre fois.

— C’est bon ! c’est bon ! grommela le tailleur. Je suis ben aise de voir comme les choses vont. Il se paraît que la loi n’est plus respectée du monde, à présent. Si les gendarmes étaient par ici, vous ne seriez pas si crânes ! Allons ! Bonsoir, Cadet ! bonsoir, mam’zelle et sa compagnie.

Voyant Michel près d’éclater, Lucie lui dit : — Laissez cet homme ; pouvez-vous lui ôter sa méchanceté ? Mais quand le tailleur fut de l’autre côté du mur, il éleva la voix encore avec plus d’assurance, et dit en passant près d’eux sous les sureaux :

— Ce Cadet ! hein, tout de même, en a-t-il dérangé du monde ce soir !

Michel, plein de colère, allait se précipiter après lui, quand la petite main de Lucie l’arrêta.

— Vous avez été bien imprudent, dit-elle à Cadet en remontant l’allée à côté de lui, tandis que, tenant toujours la main de Michel, elle l’entraînait ainsi après elle.

— Ah ! c’est que voyez-vous, mam’zelle Lucie, nous étions quasiment devenus de bois, Jean et moi, à force de voir des troncs et des feuillages. Nous en étions si las que nous pensions déjà à marcher jusqu’en Amérique. Seulement, nous ne savions pas de quel côté c’était. Quand la sœur est arrivée, à la tombée de la nuit, nous avons tâché de la faire causer, mais elle répondait toujours : C’est mam’zelle Lucie qui vous fait dire d’avoir bon courage, et que peut-être demain vous pourrez revenir chez nous ; mais je n’en sais pas plus long. Alors je n’ai pu m’en tenir de venir ici pour en savoir davantage, et comme nous avions tous deux, Jean et moi, nos blouses de toile blanche, j’ai arrangé la mienne en manière de jupe, et j’ai attaché l’autre au-dessus de ma tête, afin que si un quelqu’un me rencontrait, il ne me demandât pas mon nom. Et je suis parti. En me voyant, les chiens aboyaient au perdu, tant les hommes leur ont gâté les idées, et le monde se sauvait, que je pouvais pas m’en tenir de rire à plein ventre. Mais ils prenaient ça pour le cri de la bête, car je marchais à quatre pattes, au moins en passant près des maisons. Donc enfin je suis arrivé par ici, et j’ai voulu aller trouver Michel, que je croyais toujours dans la grange, et il paraît que Marie était dehors et m’a vu. Donc, à présent, contez-moi vos nouvelles, mam’zelle Lucie.

— Je ne puis en prendre le temps, répondit-elle. Je vous laisse avec Michel qui vous dira tout. Pour moi, je me hâte de rentrer, car on doit avoir entendu chez nous quelque chose de tout ce tapage, et je m’étonne même que mon père ne soit pas sorti.

— Bah ! dit Cadet, nous n’avons pas fait de bruit à la grange. Moi, je me suis lancé dehors sans rien dire, et Jeandet et Gustin ont tombé sans crier, tant ils avaient peur. Puis, mam’zelle Lucie, la maison de Lurette est encore loin de chez vous.

— Oui, mais à coup sûr la voix de Marie a traversé le jardin, la cour et les murailles, quand vous lui avez fait une si belle peur. Bonsoir, Cadet. Au revoir ! Michel.

Comme elle sortait du jardin, Lucie rencontra son père.

— Je te cherchais, dit-il. Que diable fais-tu là si tard, et qu’avait donc la Marie Touron à tant crier ?

— Ah ! vous l’avez entendue ?

— Oui, nous lisions Mathilde, et ta mère n’a pas voulu que je m’interrompe, étant à un endroit très-intéressant. On sait d’ailleurs que la Marie ne se fait pas faute de crier. Sais-tu ce qu’elle avait ?

Lucie venait de réfléchir que son père ne manquerait pas d’interroger les Touron, et, sûre de son indulgence, elle prit le parti de lui raconter l’affaire, en supprimant bien des choses pourtant. Il la gronda pour la forme, rit de tout son cœur, et promit de ne rien dire à Clarisse ni à Mme Bertin.