Un mariage scandaleux/12

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Librairie de Achille Faure (p. 264-285).


XII


Au mois de juin suivant, par une chaude soirée, Mlle Boc tricotait, assise à sa porte sur un banc de pierre. Le soleil venait de se coucher. Au milieu des vapeurs empourprées, le cloche de l’église se dessinait superbe et gigantesque, et les deux peupliers du puits avaient un feuillage d’or. Une foule empressée de petits oiseaux babillaient dans les ormes avant la couchée. On n’apercevait point d’autre femme assise au seuil des maisons qui bordent la place, mais quelques ménagères affairées allaient et venaient. C’était l’époque de la fenaison. Toute la population de Chavagny était éparpillée dans les prairies, et de temps en temps passait, traînée par des bœufs, quelque charretée de foin, haute comme une maison et un peu vacillante, qui remplissait l’atmosphère d’arômes enivrants.

Peut-être pour Mlle Boc le charme de cette soirée n’était-il pas complet. Bien qu’elle tricotât avec activité, souvent elle jetait ses regards autour d’elle, et si quelque femme passait à portée de sa voix, c’était un bonjour, m’amie des plus engageants, suivi de questions sur l’état de la santé, puis sur l’état de la récolte, puis sur l’état du temps, mais que venait presque toujours interrompre cette phrase contrariante : Faut que je m’en aille, mam’zelle Boc ; on est si pressé !

Enfin, à l’horizon de la place, apparut une créature plus tranquille d’aspect, une paysanne dodue, qui marchait à petits pas en tricotant son bas de laine. Mlle Boc eut un tressaillement de joie.

— Eh ! vous voilà, Touronne, cria-t-elle du plus loin qu’elle put. Arrivez donc vous asseoir. Il fait si chaud, ma mignonne, qu’on ne peut aller loin.

— Seigneur ! mam’zelle Boc, je ne demande pas mieux. On est tout collé ! Grand bonheur qu’on ne soit plus dans les prés chez nous ! C’était pour y fondre, quoi.

— Vous avez déjà serré vos foins !

— Fini d’hier, mam’zelle, merci au bon Dieu ! Et une belle grangée que nous avons ! Dieu nous a bénis cette année !

Tout en parlant ainsi, la Touron était arrivée tout proche de Mlle Boc, et alors, changeant tout à coup son air et sa voix :

— Bonsoir, mam’zelle, comment vous portez-vous ? Salut infaillible que le paysan n’oublie jamais, et qu’il tiendrait en réserve une demi-heure, si l’on pouvait causer à distance pendant si longtemps.

— Seigneur ! fait-il chaud ! et vous êtes donc toute seule, à présent, mam’zelle ?

— Ne m’en parlez pas, tenez, je suis lasse d’en ouvrir la bouche. Ça devait finir comme ça. Une drôlesse que j’avais comblée de bienfaits !

— Que voulez-vous, mam’zelle ? M. le curé a ben raison de dire qu’il ne faut faire le bien que pour l’amour de Dieu.

— C’était uniquement pour l’amour de Dieu ce que j’en faisais, Touronne ; car, je puis bien vous dire que je la détestais, cette créature-là.

— Vous n’en aviez que plus de mérite, mam’zelle.

— Pourtant, je m’ennuie davantage à présent. Malgré tout, c’était une occupation. C’est vrai qu’il me fallait sans cesse la gronder ou la battre ; mais enfin, nous ne sommes pas sur la terre pour avoir toutes nos aises. Il faut bien gagner le ciel !

— Sa mère est tout de même folle de l’avoir reçue. Je vous l’aurais renvoyée dare, dace, moi, allez ! Enfin, c’est comme ça qu’est le monde aujourd’hui ; on ne voit plus que des ingrats.

— Sa mère ! ah ! ma pauvre Touronne, si vous saviez quelles gens ! Au lieu de me remercier à genoux d’avoir voulu retirer cette petite de la misère, ils vont partout disant que je la battais à plate couture, que je la rendais malheureuse, un tas d’indignités. Je vous demande si une petite de cet âge, pleine de vices comme celle-là, ne doit pas être battue ? À moins d’en vouloir faire un mauvais sujet ?

— Pardine ! Ai-je pas entendu dire que les messieurs Bourdon vont revenir, mam’zelle Boc !

— Oui, mon cousin Frédéric Gorin le tient de M. Grimaud, qui reçoit de temps en temps des lettres de Mme Bourdon. Elle choie joliment cet oncle-là, au moins !

— Eh donc un bel héritage !

— Ce n’est pas eux qui devraient hériter, ma mie. Ce sont les parents propres de M. Grimaud. Mais si le bonhomme veut…

— Il devrait plutôt laisser quelque chose aux demoiselles Bertin. Bonnes gens ! Elles en ont plus besoin que Mme Bourdon.

Les Bertin n’ont jamais su faire leurs affaires, voyez-vous. S’occupent-ils de cela ? Pas le moins du monde. Et quand l’occasion se présente de contrarier M. Grimaud, ils n’y manquent pas plus que s’il n’avait pas le sou. Pourtant, ajouta la Boc en chuchotant, je sais qu’il donne tous les ans vingt francs d’étrennes à ces demoiselles.

— Vraiment ? et ils ne le chérissent pas plus que ça ?

— Oh ! ils sont ensemble comme parents ordinaires ; mais quand il s’agit d’héritage, on devrait pourtant y mettre d’autres façons.

— Vous dites donc, mam’zelle, que les messieurs Bourdon vont revenir ? Eh bien, qu’est-ce que ça devient donc pour le mariage ?

— Ah ! ma chère amie, c’est là une chose dont je ne peux pas parler, vous sentez… Mme Bourdon a la plus grande confiance en moi, elle me dit toutes ses affaires, et…

— Jésus ! mam’zelle Boc ! est-ce que je vous demande quelque chose, moi ? C’était seulement pour dire… enfin… vous comprenez…

— Oui, certainement, mais pour ce qui est du secret, il n’y a pas une personne plus scrupuleuse que moi. Après tout, il est bien facile de comprendre que ce n’est pas une dévergondée comme cette Lisa qui peut faire manquer un beau mariage.

— Pardié ! je crois ben ! elle n’a que ce qu’elle mérite. Les messieurs Bourdon auraient-ils dû seulement faire attention à ça ? Et qu’est-ce que ça fait donc à mam’zelle Aurélie ? M. Gavel en a-t-il pas eu d’autres ? Pourvu qu’il n’en ait pas après…

— Oh ! vous comprenez… ça a fait trop de bruit. On n’a pas renoncé précisément au mariage, mais on a voulu savoir comment M. Gavel se conduirait. Eh bien, il paraît que ça fait pitié, tant ce pauvre jeune homme est au désespoir. On dit qu’il est devenu maigre comme un clou depuis le départ de la famille Bourdon pour l’Angleterre. Et d’un autre côté, Mlle Aurélie qui ne comprend rien à tout ça, et qui s’ennuie… vous imaginez ? Pauvres enfants ! un si beau couple ! Eh bien, attendez-vous à quelque chose pour le mois de septembre, Touronne, mais ne dites rien !

— Moi ! c’est comme si vous parliez à c’te pierre.

— À propos ! Lisa est toujours chez sa sœur Marie, n’est-ce pas ?

— Oui, mam’zelle. Elle y restera, m’est avis, jusqu’à ses couches ; après ça, peut-être que les Mourillon la mettront en place quelque part.

— Bah ! Jean l’épousera ? Pensez-vous qu’il ne soit pas venu la voir depuis qu’il est retourné dans son pays ? Touchez-en donc un mot à la meunière des Roches, quand vous la verrez. Je vous dis… on a découvert des choses !… les Mourillon n’ont qu’à se bien tenir. Quant à Jean, on verra si l’enfant ne lui ressemble pas plutôt qu’à M. Gavel.

— Sainte Vierge ! c’est-il possible ?

— Je vous dis que les Bourdon et M. Gavel ont été dans tout cela comme des agneaux ! Il y a eu des piles d’argent donné. Sans doute qu’on en voulait davantage. Ce Jean aurait mérité de traîner le boulet. Quant à Cadet… Eh mais, ne l’ai-je pas aperçu dimanche sur la petite place ?

— Oui, mam’zelle, il est revenu voir ses mondes (parents).

— Comment, ma chère ? Il lui était interdit, je le sais de bonne source, de remettre les pieds au pays.

— Oh bien ! quoique ça, il a passé aux Èves trois jours de la semaines, dernière. Il dit qu’il s’ennuie trop à Poitiers, qu’il n’y restera pas longtemps. C’est pourtant une bonne place qu’il a. Mais la Gène Bernuchon lui tient au cœur, voyez-vous.

— Les Mourillon ont grand tort d’agir comme ça, Touronne. Ils n’ont pas pris racine aux Èves, et à la fin les meilleurs se lassent. M. Bourdon les tient dans sa main.

— Au reste, mam’zelle, ça n’est point Cadet, allez, que veut la Gène Bernuchon.

— Serait-ce point Michel ?

— Hum ! quand je vous dis ! Elle n’a que ça en tête. Mais tout de même elle y perd son temps.

— Pourquoi donc ? Est-ce que Michel regarde ailleurs ? C’est un garçon qui ne me va pas ; il est plein de prétentions ridicules. N’a-t-il pas osé tenir tête à M. Bourdon ? poliment, c’est vrai, mais d’une manière tout à fait extraordinaire. Je vous ai bien dit qu’il avait refusé la place de premier jardinier, une place superbe, et qui le mettait à l’aise pour le reste de ses jours…

— Oh ! pour ce qui est de Michel, je ne veux rien dire, mais on voit des choses ! Non ! non ! sur mon âme ! enfin ! enfin !

— Contez-moi donc ça.

— Oh ! mam’zelle ! Voyez-vous, si vous saviez ce que c’est… j’aurais seulement honte de le dire !

— Vous êtes une dissimulée. Ça n’est pas bien, Touronne. Moi qui vous aime !

— Quand ça serait pour mourir, voyez-vous, je ne saurais. Une chose qui ne peut pas se croire ! Pourtant, on a des yeux.

— Allons, dites-le-moi, m’amie. Est-ce que vous vous défiez de moi ?

— Non, Seigneur ! mam’zelle Boc. Mais vous vous fâcheriez, et bien sûr que vous ne me croiriez pas. D’ailleurs, qu’ai-je vu, moi ? Rien du tout, et s’ils font du mal, n’en sais rien.

— Oh ! vous êtes trop secrète, aussi ! On ne vous dira rien non plus. Ça n’est pas bien, ma chère amie. Si j’étais une bavarde, à la bonne heure !

— Mon Dieu, mam’zelle Boc, à présent, me voilà toute fâchée d’en avoir touché un mot. Comment ça est-il venu ? Je voudrais pourtant pas me mettre mal avec vous.

— Eh bien, je ne suis pas contente.

— Hélà ! comment faut-il faire ? C’est pourtant sûr que je ne sais rien. Et pour quant à y croire, au moins, je n’y crois pas. C’est mon homme qui assure ça. Du reste, je vois ben qu’ils sont tout le dimanche ensemble, mais qu’est-ce qu’ils peuvent se dire ? Sûrement, rien que de bien ; car m’amzelle Lucie est une demoiselle trop comme il faut pour…

— Êtes-vous folle, Touronne ? Est-ce que vous oseriez prétendre que Mlle Lucie aurait des yeux pour ce paysan ? Vous avez de drôles d’idées, vous autres ! Allons ! allons ! laissez-moi tranquille, ça me met en colère ! c’est une indignité !

— C’est tout comme je pense, mam’zelle ; comme j’ai dit à mon homme : as-tu pas de honte d’avoir des idées comme ça à l’égard d’une respectable demoiselle ? Quand ça serait vrai, d’ailleurs, faudrait-il le dire ? Non, voyez-vous, les gens d’à présent n’ont plus de respect pour rien.

— Il est certain, reprit Mlle Boc, un peu adoucie, qu’on a trop de bonté chez les Bertin pour ce petit Michel ; mais cela devrait être sans conséquence aux yeux de tout le monde. À vrai dire, je ne comprends pas pourquoi Lucie lui donne des leçons. Qu’a-t-il besoin d’apprendre ? Je n’aime pas qu’on ait l’air de vouloir sortir de son état.

— Précisément, mam’zelle Boc, c’est les leçons qui font jaser le monde. Voyez-vous, les paysans sont si bêtes, qu’ils peuvent pas s’imaginer qu’un jeune gars et une jeune fille, quand même c’est une demoiselle, restent comme ça tout seuls dans une chambre sans se faire l’amour ni s’embrasser.

— S’embrasser ! dit Mlle Boc en roulant des yeux terribles.

— Non, mam’zelle, non ! c’est pas moi qui le dis, vous entendez bien. Ah ! grand Dieu ! s’il n’y avait que moi pour dire les choses… Vous pensez que j’ai mis tout ça entre ma peau et ma chemise. Mam’zelle Lucie ! une demoiselle si aimable ! Pour quant à moi, je suis sûre quand ils sont tous deux, à nuitée, dans le bosquet, à causer tout bas, que c’est pure innocence, et qu’il n’y a point de mal.

— Vous n’avez pas vu cela, Touronne. Vous mentez, c’est impossible !

— Dame ! je l’ai entendu de mes oreilles, si je l’ai pas vu de mes yeux, et mon homme, lui, les a vus comme je vous vois.

— En vérité, voilà qui est trop fort, dit Mlle Boc à demi suffoquée. Je crois que vous ne voudriez pas faire un si grand péché, Touronne, que de mentir en cela.

— Moi, mam’zelle ! Ah ! Seigneur ! Si je vous ai tout dit ça, au moins, c’est par bonne intention, car ça serait une charité que d’aviser Mme Bertin de la chose, afin que le monde finisse d’en jaser.

— Comment ! on en cause dans le bourg ?

— Eh ! mam’zelle, personne s’en gêne, allez. C’est une pitié, quoi ! Pas une âme pourtant l’a su par moi, puisqu’on ne peut pas comprendre comment les choses se faufilent par le monde. Enfin, donc, qu’à la fin je me suis dit : Si j’en parlais à mam’zelle Boc ? Elle y ferait peut-être quelque chose…

— Chut ! dit Mlle Boc, en apercevant la Perronnelle qui se dirigeait de leur côté, nous reprendrons ça plus tard. Touronne, vous avez bien fait de me prévenir. Non pas que ce soit vrai, au moins ! Il n’y a que des apparences, ma chère amie, j’en mettrais ma main au feu. Des choses comme ça n’arrivent pas dans notre classe comme dans la vôtre. Mais enfin, puisque c’est un scandale, il faut tâcher d’y porter remède. Nous en reparlerons.

C’était après l’office, le dimanche, que Michel se rendait chez M. Bertin. Aussitôt son arrivée, Lucie passait avec lui dans la salle, une grande pièce moins délabrée que le salon, mais fort peu meublée, ornée principalement, au-dessus d’une console à pieds de cuivre grimaçants, d’une glace à cadre ogival, doré et sculpté, penchée à des ficelles, et qu’embellissaient encore deux plumes de paon disposées en sautoir. Il n’y avait du reste dans la chambre qu’une table à pieds tournés, couverte d’un tapis à franges, quelques chaises de paille et deux vieux fauteuils.

Lucie ôtait le tapis, approchait la table de la fenêtre, et s’asseyait en face de Michel. Puis elle prenait un livre et dictait une page. Après quoi, elle corrigeait, donnait des explications, et terminait presque toujours en disant : — Vous n’avez que tant de fautes ; c’est beaucoup mieux que la dernière fois.

On causait ensuite de botanique et d’agriculture, et l’on commentait ce qu’en avait lu Michel le matin, dans les livres empruntés chez M. Grimaud. Puis on passait à la leçon de géographie et l’on parlait des lointains pays, de leurs productions merveilleuses, de leurs enchantements et de leurs dangers. Parfois s’y ajoutait quelque considération morale sur l’histoire générale des peuples et sur leurs mœurs. Beaucoup d’illusions y prenaient place. Le pays lointain, devenu le pays des rêves, abritait sous ses bosquets d’orangers des pensées d’amour inédites, mais devinées. Cependant, rien de hasardé, rien de furtif dans ces tête-à-tête si intimes. Ni main effleurée, ni pied rencontré. Sérieux tous les deux, ils s’occupaient uniquement d’étude, et n’eussent été leurs joues enflammées, leurs yeux humides et brillants, on les eût pris seulement pour des amoureux de science.

Mais en présence l’un de l’autre, quoiqu’ils fussent très-heureux, une atmosphère étouffante les oppressait. Au moindre mot, sur une inflexion de voix, pour un rien, leurs paupières s’abaissaient, et une rougeur plus vive montait jusqu’à leurs fronts. La leçon durait environ deux heures, et ils se séparaient en disant : À dimanche prochain ! Mais tous les soirs ils se rencontraient encore dans le bosquet, à la nuit tombante. À peine Mlle Bertin s’y était-elle assise que, dans le passage de la haie, un froissement se faisait entendre, et que Michel paraissait. Il venait toujours demander quelque explication oubliée. Lucie la donnait quand elle pouvait ; sinon, en l’absence du livre, elle avouait son ignorance, car la gentille institutrice n’avait rien de pédant. On eût dit même, en ces occasions, qu’elle était charmée d’être l’égale de son écolier.

Ils causaient ensuite d’eux-mêmes, de leurs projets, de leurs incertitudes ou de leurs ennuis, et pénétraient avec ce charme de curiosité, qui est l’essence de l’amour, dans la pensée l’un de l’autre. Lucie reconnaissait de plus en plus que rien d’humain n’était étranger à Michel, et qu’il avait en outre ce que n’ont pas tous les hommes : une ardente bonne volonté, conduite par un sentiment pur. C’était lui-même souvent qui l’amenait à de nouvelles idées, ou qui lui fournissait de nouvelles observations. Elle distinguait à merveille, sous la naïveté du langage, l’élévation de la pensée, et ce langage, que d’ailleurs elle ne songeait pas à critiquer, elle observa bientôt qu’il s’épurait d’une manière sensible. Michel étudiait avec tant d’ardeur ! En dehors des leçons, il se rappelait si exactement les paroles et les inflexions de son maître ! Chaque soir, après sa journée de travail, il lisait près d’une heure. On ne le voyait plus, le dimanche, qu’à l’église ; mais ce n’était pas vers l’autel que se dirigeaient ses regards fervents.

Lucie, elle, s’abandonnait de toute son âme au bonheur d’être aimée. Sa figure avait pris de l’éclat et une nouvelle fraîcheur. Souvent elle lançait dans l’air une volée joyeuse de notes improvisées. Elle avait aussi du chagrin, et passait naïvement du rire aux larmes, comme la vie le voulait. Car les peines de sa famille ne faisaient que s’accroître. Retardée dans ses progrès par l’influence de l’été, la maladie de Clarisse exigeait toujours les mêmes soins et les mêmes dépenses. Lucie maintenant passait des journées entières courbée sur des broderies, pendant que sa mère, en poussant de longs soupirs, la remplaçait au ménage et à la cuisine. Brisée le soir, il était bien nécessaire qu’elle allât prendre l’air au jardin. C’était à peu près à cette même heure que Michel, arrivant des Èves, se dirigeait vers le bosquet. Mlle Bertin s’avouait bien que de si fréquentes entrevues n’étaient pas convenables, et pouvaient donner lieu à de méchants propos ; mais jamais elle ne put se résoudre à évoquer en face de Michel une pareille idée. Or, quelle autre raison alléguer ?

Il y avait un moyen bien simple, mais auquel Lucie ne pensa pas, c’est qu’elle eût pu se promener ailleurs qu’au jardin : les prés et les champs d’alentour, aussi bien que les chemins, lui étant ouverts. Il est vrai qu’il est plus agréable et plus commode de se promener chez soi.

Un dimanche du milieu de juin, à la leçon :

— Les Bourdon vont revenir, à ce qu’on dit, mam’zelle Lucie ? demanda Michel.

— En effet, répondit la jeune fille ; ils seront ici dans huit jours.

— Alors vous irez chez eux, comme auparavant, passer la journée du dimanche, n’est-ce pas ?

Lucie rougit en souriant.

— Depuis que j’ai appris ce retour, dit-elle, je me creuse la tête pour sauver notre leçon. Maman et Clarisse ont malheureusement l’habitude de se rendre au logis à l’issue de la messe, et on ne me laissera pas revenir seule ici.

Nouvelle rougeur qui enflamma aussi le front de Michel. Il dit timidement :

— Vous reveniez quelquefois avec Gène.

— Ah ! oui, dit-elle avec tristesse, j’y ai bien pensé ; mais on ne voit presque plus Gène à présent.

— C’est vrai ! dit Michel, et cependant la Bernuchon va mieux.

— Écoutez ! dit Lucie en prêtant l’oreille.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Oh ! rien, c’est Mlle Boc. Je reconnais sa voix.

La leçon continua jusqu’au moment où des éclats de voix très-violents se firent entendre.

— Mon Dieu ! qu’y a-t-il ? dit Lucie ; maman et Mlle Boc en querelle ! cela est bien extraordinaire !

— Il faut que je m’en aille, n’est-ce pas ? dit Michel.

Lucie ne le retint pas, car il lui semblait avoir entendu le nom de Michel, prononcé par sa mère, et une vague inquiétude l’avait saisie. Après le départ du jeune homme, elle se hâta d’entrer au salon.

À la vue de Lucie, tout le monde est embarrassé, Mme Bertin s’interrompt au milieu d’une phrase, et Mlle Boc se lève en disant :

— Allons, ma voisine, j’espère qu’en y réfléchissant vous reconnaîtrez la pureté de mes intentions et que nous n’en serons plus tard que meilleures amies.

— Les intentions, ma chère demoiselle ! avec les intentions on se justifie de tout, même d’outrager la plus pure vertu. Il n’y a pas que les intentions, mademoiselle Boc, il y a les convenances ; il y a la fermeté inébranlable qu’une noble confiance oppose aux viles calomnies des créatures perverses d’un monde inférieur.

— De grâce, madame Bertin ! Vous vous portez bien, mademoiselle Lucie ? Je vous en prie, madame Bertin ! vous vous échauffez le sang bien mal à propos.

— Je fais ce que je dois, mademoiselle, s’écrie la mère offensée, en élevant subitement la voix de deux tons et demi. Je défends l’innocence injustement accusée de ma propre fille, et…

— Mon Dieu, maman, qu’est-ce donc ? interrompit Lucie.

— Ne le demande pas ! répond Clarisse qui, rouge elle-même et les yeux ardents, paraît saisie d’une colère concentrée.

— Je m’en vais ! s’écrie Mlle Boc. Puisque les meilleurs procédés sont méconnus, je regrette vivement d’avoir eu trop de bonne volonté pour les affaires des autres. Ça me servira de leçon ; on ne m’y reprendra plus. Dorénavant, dans le monde où nous sommes, il faut se mettre un cachet sur la bouche. On ne sait plus avec qui l’on vit. Pour parler aux gens, il faut prendre des mitaines à quatre pouces ; il en est pourtant que l’orgueil aveugle et que la négligence perd !…

— De qui parlez-vous, mademoiselle ? demanda Mme Bertin d’une voix éclatante.

— Je m’entends, madame Bertin, je m’entends ! Adieu, mesdames, adieu.

— Mais qu’y a-t-il ? demande encore Lucie, dès que Mlle Boc a quitté la chambre.

— Ma bien-aimée ! s’écrie Mme Bertin, en courant à sa fille les bras ouverts, et en la pressant énergiquement sur son cœur, tandis qu’elle lève les yeux au plafond, c’est toi qu’on accuse ! c’est toi qu’on ose essayer de flétrir ! Mais ta mère est là pour te défendre contre les insinuations de cette bouche empoisonnée ! Grand Dieu ! ma fille ! ma Lucie ! la pureté même ! Ah ! ce chagrin nous manquait ! il nous manquait cet affront !

— Explique-moi tout cela, Clarisse, dit Lucie en tremblant ; car depuis deux mois la conscience de la pauvre enfant est loin d’être tranquille. Elle sent trop bien qu’elle jouit d’un bonheur usurpé sur les lois de l’opinion, en même temps qu’elle se reproche d’encourager la folie de Michel. Mais, à l’idée que ce bonheur est fini sans doute pour jamais, elle éprouve dans son cœur un déchirement affreux. Il lui semble qu’elle va tomber dans une nuit éternelle, et elle frémit en présence d’une vie solitaire et froide, loin de ce regard et de cette parole qui pour elle éclairent et réchauffent le monde. Elle fond en larmes tout à coup, et, tombant sur une chaise, elle cache sa figure dans ses mains.

— A-t-elle donc entendu ce que disait Mlle Boc ? observe Clarisse. Car on ne peut deviner pareille chose assurément.

— Voyons ! qu’a-t-elle dit ? reprend courageusement la jeune fille en essuyant ses larmes. Je veux le savoir enfin !

— Pourquoi pleures-tu déjà ?

— Une émotion nerveuse ! un pressentiment secret, dit Mme Bertin. Eh bien ! ma fille, on est toujours puni des bonnes actions que l’on veut faire. Nous avons eu trop de bontés pour Michel ; on prétend dans le bourg… comment te dire cela ? ma pauvre Lucie ; on prétend que tu as des rendez-vous avec lui !…

Lucie rougit sans répondre.

— Tu rougis ! dit Clarisse.

— Tu es indignée ! dit la mère.

— Oui, maman. De quel droit s’occupe-t-on ainsi de moi pour incriminer mes actions ? C’est odieux ! Oh ! que les hommes sont méchants ! s’écrie-t-elle en se remettant à pleurer.

— Console-toi, ma pauvre fille. Tout cela n’a pas le sens commun, et par conséquent tombera bientôt. La vérité sortira des nuages, et les ennemis seront confondus. On dira tout simplement à Michel que tu ne peux plus lui donner de leçons, que cela te fatigue… car il ne faut pas, bien entendu, qu’il puisse soupçonner…

— Cela le rendrait trop fier ! ajoute aigrement Clarisse.

— Maman, il faisait tant de progrès ! reprend Lucie d’un ton suppliant. Parce qu’il y a des méchants, faut-il n’être pas bon ?

— Ta réputation avant tout, ma fille ! La réputation est ce qu’une femme a de plus précieux !

— Mais tout cela n’est qu’une folie de Mlle Boc. Maman, je te le répète, qui peut incriminer des leçons données ici, dans notre maison, sous vos yeux ?

— Le monde, à présent, ma fille, est plein de mauvaises idées. De mon temps, on faisait tout ce qu’on voulait. Nous allions nous promener avec des jeunes gens, sans que personne y trouvât à redire. On s’embrassait même très-innocemment. Ton père m’a fait la cour pendant trois ans, et nous étions presque toujours seuls. Il n’y a jamais eu, cependant, le moindre mot sur mon compte. Mais la société se corrompt d’une manière effrayante !… Enfin, ma pauvre Lucie, tu dois renoncer à ta bonne action. Je ne vois pas d’ailleurs quel besoin a Michel d’être savant. Cela même pourrait lui nuire en lui donnant des idées au-dessus de sa condition. Ah ! voici ton père ! il ne faut pas lui parler de cela. Tu le connais, il jetterait feu et flamme ! Va-t’en bien vite ! Tu as la figure toute renversée, ma pauvre enfant !

Lucie alla pleurer au jardin. Couché sur l’herbe, de l’autre côté de la haie, Michel repassait la leçon interrompue. Il accourut. En la voyant pleurer, il oublia sa réserve habituelle, et prenant la main de Lucie :

— Qu’avez-vous ? s’écria-t-il. Oh ! chère… chère mam’zelle Lucie, qu’avez-vous ?

Elle hésitait, rougissant et n’osant dire la vérité.

— On a parlé… de nos leçons, dit-elle enfin, et, malgré ce que j’ai pu dire, ma mère ne veut plus…

— Ah ! c’était trop de bonheur ! dit-il en pâlissant. Non, ça ne pouvait durer. Je le savais bien, allez, mam’zelle Lucie.

Deux grosses larmes roulèrent sur ses joues.

— Pauvre Michel ! dit la jeune fille en lui serrant la main.

Il rougit, fit quelques pas dans le bosquet, et s’assit en face d’elle sur un autre banc.

— C’est donc à cause des Bourdon ? demanda-t-il après un silence.

— Oui, répondit faiblement Lucie.

— On pourra se voir tout de même quelquefois, n’est-ce pas ?

— Oh ! sans doute, Michel.

— Je ne demande que ça au monde ! dit-il, mais il me le faut !

À cette parole, Mlle Bertin ne leva sur lui ni un regard sévère, ni des yeux étonnés. Seulement elle voila de son mouchoir un visage couvert du coloris des roses, tandis que son cœur battait vivement ; car elle craignit que Michel n’en dît davantage. Mais il se tut, et un long silence se fit entre eux. C’est qu’ils redoutaient également l’un et l’autre l’aveu qu’une séparation eût dû suivre. Toute leur réserve et toute leur prudence étaient de l’amour : de l’amitié, se disait encore Lucie ; mais son propre cœur se moquait d’elle, et la pauvre rusée savait bien au fond à quoi s’en tenir.

Une grande perplexité la saisit le soir, quand vint l’heure de sa promenade au jardin. Quoique le sentiment tînt la première place dans son âme, elle était pourtant cruellement blessée d’être en butte aux méchants propos, et puisqu’il était question de rendez-vous dans les rapports de Mlle Boc, elle reconnaissait bien la nécessité de renoncer à ces entretiens furtifs, qu’elle n’avait jamais acceptés d’ailleurs qu’en se les reprochant à elle-même. Cependant, Michel l’attendait. Elle en était sûre. L’habitude maintenant valait une promesse. Combien il souffrirait de l’attendre en vain !

Elle voulut s’y rendre encore ; mais il fallait que ce rendez-vous fût le dernier. Lucie devait dire à Michel ce qu’elle n’avait pas eu le courage de lui avouer quelques heures plus tôt, l’interprétation que donnait le public à leur intimité. Oserait-elle ? Ah ! même sous le voile de l’ombre, non, cela était impossible. Comment s’exprimer ? Et puis, que répondrait Michel ? N’était-ce pas l’amener presque forcément à avouer son amour ? et alors, que pouvait faire Mlle Bertin, sinon prononcer l’arrêt d’une séparation formelle et irrévocable ?

Aujourd’hui ou plus tard, qu’importe ? lui souffla sa raison.

Qu’importe ? répondit son cœur, oh ! je le sais bien, moi ! Elle sentit alors ce qu’elle n’avait pas encore éprouvé, l’effort de la volonté morale contre la volonté intellectuelle, et ces tempêtes qui se produisent entre elles dans l’âme humaine, comme entre les vents et la mer dans l’immensité.

L’heure étant venue, elle se leva d’instinct.

— Est-ce que tu sors ? dit Clarisse.

— Où vas-tu, Lucie ? demanda Mme Bertin, que la voix de Clarisse éveilla d’un rêve.

— Mais, selon mon habitude, maman, me promener un peu.

Comme le père était là, Mme Bertin suivit sa fille dans la cour.

— Tu n’y penses pas, Lucie ? J’espère que tu ne vas pas au jardin ?

— Quoi ! maman ?

— Il faut renoncer à ces promenades du soir, qui font causer, tu sais bien. C’est des Touron probablement que viennent ces méchancetés. Il faut qu’on ne te voie plus au jardin que dans la journée. On pourrait fermer la haie du côté de chez la Françoise ; mais ça ferait causer encore plus. Fais les cent pas dans la cour. Cela te fera toujours du bien.

La pauvre Lucie rentra promptement, ne pouvant supporter le supplice de voir, sans oser la franchir, la muraille derrière laquelle, assurément, Michel se consumait d’inquiétude et d’attente. Le cœur plein de larmes qui l’étouffaient, elle pleura longtemps dans sa chambre. Ce n’était plus de sa douleur à elle qu’elle souffrait. Ah ! combien je l’aime ! se dit-elle. Oh ! je l’aime trop ! À présent, je le vois bien. Mais peut-on aimer trop ? puisque l’amour est un dévouement, une chose grande, ce qu’il y a de plus noble, et puis un si grand bonheur ! Tout le mal vient de nos conditions différentes. Si j’étais une paysanne, Michel et moi nous serions bientôt mariés.

Cette idée l’émut beaucoup. Elle se vit en idée vêtue de bure, mais d’une façon élégante, et habitant la maison de Michel. Ils avaient une vache, des chèvres, un cochon, des poules, des oies, un troupeau de dindons… Alerte et gaie, elle soignait tout cela, tandis que Michel bêchait le champ et le jardin. On se rencontrait souvent, toutefois, et… faut-il le dire ? dans une de ces rencontres, un baiser tomba sur la joue de la fermière. Irritée contre elle-même, toute rouge et tout émue, Lucie courut à la fenêtre pour rafraîchir un peu son visage avant de descendre ; car à présent elle voulait fuir la solitude, elle en avait peur.

Les étoiles brillaient ; la nuit était lumineuse et bleue. Tout dormait, les oiseaux dans les feuilles, les feuilles avec les oiseaux. Une lumière chez les Touron luisait comme un œil de chat dans les ténèbres. Un jasmin sous la fenêtre exhalait ses parfums. Dans l’allée du jardin, Lucie aperçut une ombre. Était-ce le pêcher ? peut-être ; ou la touffe des grands lis, au bord de la plate-bande ? Non, l’ombre remue ; elle marche ! Ah ! c’est lui !

Ou peut-être M. Bertin. Mais il ne se promène jamais le soir.

Lucie éprouva le besoin de tousser.

L’ombre alors se dirigea vers la maison, mais avec précaution, en se cachant un peu derrière les arbres. Tout à coup, elle se montra au bas de la fenêtre, et la voix de Michel monta doucement :

— C’est vous ? disait-elle.

— Oui, Michel ; mais, je vous en prie, retirez-vous, si l’on vous voyait !

— Il fait nuit.

— On peut nous entendre.

Il s’accrocha au contrevent du rez-de-chaussée, et monta, en s’aidant des ferrures, jusqu’au sommet. Puis, se cramponnant au rebord de la fenêtre de Lucie, sa bouche effleura les mains de la jeune fille, qui balbutia tout émue :

— Que vous êtes imprudent !

— Seriez-vous malade, mam’zelle Lucie ?

— Non, Michel, je n’ai que du chagrin. Je n’ai pu aller au jardin ce soir ; je ne pourrai plus y aller. Ne me demandez pas pourquoi, je vous en prie !

— Oh si ! Pourquoi ?

— Parce que… vous ne savez pas, Michel, combien chez nous on se rend esclave des usages… Quand une fois on a dit : Cela n’est pas convenable, il n’y a plus à revenir là-dessus.

— Comme ça donc vous n’avez rien dit ?

— Le croyez-vous, Michel ? Oh ! non, vous savez bien… que vous êtes mon ami ?

— Oui ! dit-il en serrant passionnément les mains de la jeune fille, oui ! je suis votre ami ! votre ami, vous le savez bien, vous ! Ah ! mon Dieu ! Est-ce qu’on dit le contraire ? Tout le bonheur est donc fini ?

— Prenez garde ! Michel, vous allez tomber.

— Est-ce que vous consentez à ça, vous, mam’zelle Lucie, que nous ne nous voyions plus ?

— Non, non, je n’y consens pas ! J’ai bien pleuré. J’ai beaucoup de peine et de regret ; mais puis-je désobéir formellement à ma mère ?

Ses larmes coulaient encore et tombaient sur les mains de Michel.

— Oh ! dit-il, moi qui ai le cœur brûlé d’envie de vous voir heureuse ! faut-il que vous pleuriez à cause de moi ! Dites-moi ce qu’il faut faire pour que vous ayez moins de peine.

— Je ne sais, dit-elle, attendre, car je tâcherai d’arranger les choses pour que nous puissions nous voir quelquefois, sans que personne y trouve à redire. Mais descendez, Michel. Si l’on venait au jardin !

— Oui, je m’en vais ; dites-moi seulement quand nous nous reverrons la prochaine fois.

— Puis-je le savoir ?

— Dans quatre jours, nous avons la Saint-Jean. C’est pour nous comme un dimanche. Promettez-moi d’aller voir Gène ce jour-là, mam’zelle Lucie.

— Oh ! dit-elle en hésitant, cela ne se peut, Michel.

— Pourquoi ? J’ai besoin de vous parler ; j’ai des choses à vous dire ; vous me donnerez un conseil.

— Ah ! répondit-elle, si vous avez besoin de moi…

— Oui, oui ! c’est convenu ! merci !

— Michel, prenez bien garde !

— Il n’y a pas de danger. Vous savez, autrefois, quand je montais aux grands arbres vous chercher des nids. Si j’avais su, dans ce temps-là…

— Quoi donc ?

— Oh, rien ! une idée. On avait alors tant de bonheur ! On pouvait jouer ensemble toute la journée. Vous nous racontiez des contes, et je m’asseyais toujours auprès de vous. Je vous aidais à sauter les fossés ; je vous défendais contre la Chérie. Et quand nous jouions au ménage…

— Au ménage ! répéta-t-elle, ne se souvenant plus.

— Ah ! vous l’avez oublié. Il reprit en hésitant : Gène et Chérie ne voulaient pas d’Isidore, parce qu’il était le plus petit. Moi, je leur disais toujours : Tant pis, c’est mam’zelle Lucie qui sera ma femme. Et vous-même, la première, vous disiez aussi… Ah ! mon Dieu ! pourquoi est-ce que je vais penser à ça maintenant ?

La voix de Michel s’éteignit, et il appuya son front brûlant sur la fenêtre.

— Vous vous souvenez de ces enfantillages ? dit-elle avec effort.

— Oui, c’est des bêtises, n’est-ce pas ?

— Non, c’étaient de beaux jours, mais qui sont passés à jamais.

— Ah ! je le sais, dit-il en relevant la tête avec tristesse, mais avec résolution. À présent, il ne s’agit plus d’être heureux, mais d’être brave, d’être honnête. Je le veux ! mais que faire, mam’zelle Lucie ? Qu’est-ce qu’il y aurait de bon et de difficile à quoi l’on pourrait s’adonner ? Voyons ! Est-ce qu’un homme de bonne volonté pourrait entreprendre une chose bien utile, quand même il faudrait y laisser la vie ? Moi qui ne sais rien, dites-le-moi !

— Si je le savais, je ne vous le dirais pas, répondit Lucie.

— Pourquoi ? pourquoi ?

— Parce que vous êtes mon ami ! répondit-elle du ton dont elle eût prononcé : parce que je vous aime !

— Adieu ! fit-il brusquement, et il sauta dans le jardin.