Un mariage scandaleux/13

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Librairie de Achille Faure (p. 286-304).


XIII


— Lucie est tout attristée depuis les sottes confidences de Mlle Boc, disait Mme Bertin à Clarisse ; elle n’est plus du tout comme auparavant.

— C’est ce que je ne comprends pas, répliqua la sœur aînée. Ces choses-là sont trop au-dessous de nous pour qu’on doive même s’en occuper.

— C’est bien dit ; mais pourtant ces choses-là ne peuvent manquer d’être désagréables. Je crois aussi qu’elle a du chagrin à cause de Michel. Elle s’intéressait beaucoup à ce garçon. Et, en effet, il est si complaisant, si comme il faut.

— C’est précisément le mal, dit Clarisse. Avec des gens comme ça, on ne sait sur quel pied l’on est. Moi, j’aime cent fois mieux un gros paysan bien bête. Quant à ces deux enfants de la Françoise, je ne peux pas les souffrir, l’un avec son genre de laquais, l’autre avec son air d’être plus que les autres. On se compromet inévitablement avec ces gens-là. Mais Lucie n’a jamais su tenir son rang. Quand elle rencontre des paysans, elle est la première à dire bonjour et à causer avec eux de leurs affaires.

— Tu as toujours eu plus de caractère, toi, dit Mme Bertin. Mais Lucie n’est pourtant pas trop à blâmer non plus. Il est bien triste de n’avoir aucune sympathie autour de soi ! Tu étais née pour être reine, ma pauvre Clarisse, et ta sœur pour être une bergère de l’Arcadie. Malheureusement, l’Arcadie ne se trouve pas à Chavagny !

Lucie, venant d’achever le déjeuner, entrait à ce moment. Sérieuse et pâle, mais toujours active, elle s’occupa silencieusement de mettre le couvert.

— Tu es toute changée, mon cher cœur, lui dit sa mère. Bon ! te voilà toute rouge à présent. Qu’as-tu donc ?

— Des maux de tête, maman, répondit-elle. Il faut que je fasse quelque longue promenade pour les dissiper un peu.

— Tu crois ?

— C’est, au contraire, le soleil qui te fait mal, dit Clarisse, car tu ne mets jamais ton chapeau.

— Allons donc ! réplique Lucie, le soleil et moi nous nous connaissons trop bien. C’est pourquoi, si maman le permet, je partirai en plein midi, après le déjeuner, pour aller voir Gène aux Tubleries.

— Tu auras bien chaud ! objecte Mme Bertin. Fais comme tu voudras cependant ; mais il serait à propos de t’habiller un peu, car c’est aujourd’hui la Saint-Jean et tu trouveras les chemins remplis de monde.

Lucie paraît satisfaite de ce consentement, et cependant bientôt elle redevient triste et préoccupée. Ce n’est plus, en effet, la jeune fille gaie, franche et vive, qui, depuis deux mois, répandait la lumière et la vie dans le sombre intérieur des Bertin. Tout dénote en elle une secrète souffrance, et sa mère, la suivant d’un œil inquiet, semble se demander si le mal qui dévore l’aînée de ses filles ne menacerait point aussi la cadette ?

Après le déjeuner, Lucie alla dans sa chambre s’habiller. Seule, elle devint plus triste encore. Des larmes par moments venaient au bord de ses paupières, et de longs soupirs soulevaient sa poitrine. Elle n’en consacra pas moins à sa toilette une attention réfléchie, et mit une petite robe d’indienne perse, très-fanée, mais dont le corsage lui seyait parfaitement. Un fichu de tulle plissé borde en dedans sa robe. Elle ne prend pas de manches de mousseline, car il fait très-chaud, et son joli bras blanc sera plus à l’aise dans la manche d’indienne qui le couvre à demi ; un tablier de laine grise, des gants de coton, son chapeau de paille, la voilà prête, et simple et jolie comme une fleur des champs.

Il était environ midi quand elle se mit en route. Ainsi que l’avait annoncé Mme Bertin, on voyait sur les chemins des gens endimanchés, hommes et femmes, tous chargés de gros paquets. Il passait aussi des charrettes pleines de meubles ! quels meubles, hélas ! car à la campagne les riches, étant tous propriétaires, ne déménagent point. Comme on le sait, la Saint-Jean est l’époque d’un grand mouvement pour les loyers, et surtout pour les domestiques. C’est, dans toute l’année, le seul jour d’indépendance que possèdent des milliers de créatures humaines ; aussi en est-il peu qui ne remettent au lendemain le commencement du service nouveau. Ceux-ci, alertes et empressés, couraient gaiement vers quelques heures de liberté au sein de leur famille, tandis qu’à un air sérieux, préoccupé, souvent à la grave escorte d’un père, portant un paquet sur l’épaule au bout de son bâton, on distinguait ceux ou celles qui, plus ponctuels, allaient ce jour-là même au-devant d’un joug inconnu.

Lucie eut de la satisfaction à penser que cette situation n’était pas celle de Michel. Il avait résolu de demeurer chez sa mère, et de ne plus s’engager qu’au jour ou à la semaine, sûr qu’il était de ne pas manquer d’ouvrage, étant connu pour bon travailleur. Sans doute le désir de rester à Chavagny et de ne pas s’éloigner même du bosquet des lilas, avait été la cause de cette décision. Pauvre Michel !

— Je vais à ce rendez-vous, parce que je l’ai promis, se disait la jeune fille ; mais ce sera la dernière fois. Non, j’y ai réfléchi : aller plus loin serait coupable. Il est temps, bien temps de rompre avec ces folies, puisque notre cœur ne sait pas se borner à l’amitié !

Cela pourtant est bien étrange ! murmura son orgueil. Aimer d’amour un paysan ! Non ! non ! ce n’est pas possible !

Après tout, quelle est la différence entre l’amour et l’amitié ?

La chaleur était vive. Au-dessus des champs, l’air miroitait en vapeur d’or. Abeilles et mouches voletaient en bourdonnant sur les luzernes fleuries. Le grillon chantait.

Mlle Bertin entra sous l’ombre d’un châtaignier, s’assit sur la mousse dorée, aux fleurs de velours brun, et, toute songeuse appuya son front sur sa main :

L’amour, à ce qu’on dit, est chose si particulière ! si étrange ! Quand il n’est pas caché sous un contrat, il apparaît sous forme de scandale, pareil à une maladie, à un vertige. Certainement, je ne suis pas malade ! Je n’éprouve rien que de juste, de sain, de profondément doux.

Oui ! mais pourquoi suis-je si troublée en présence de Michel ? Je le serais moins assurément en présence d’un juge ! en présence d’un roi ! Son regard, je ne puis le supporter. J’ai de l’amitié pour Gène, et quelquefois je la regarde en riant dans les yeux. Si je voulais regarder ainsi Michel, mes yeux se fermeraient malgré moi et je ressentirais au cœur cette émotion acérée comme une lame, pleine de charme pourtant.

Oui, cela est extraordinaire ; mais est-ce dangereux ?

Non ! répondit-elle en secouant la tête, tant son monologue l’absorbait ; non ! si ce n’est qu’on dira du mal de moi !

Hélas ! la vie est arrangée de telle sorte que mon partage ne se compose que d’avantages négatifs où n’entre pas un seul bien réel. Opinion ! vanité ! voilà tout mon lot sur la terre, et c’est pour le conserver que je dois renoncer à l’amour, à la liberté, au bonheur.

Du moins, dit-elle en se relevant, on ne m’empêchera pas d’aimer.

Elle poursuivit sa route en tramant ce rêve d’aimer toujours Michel d’une affection idéale et tutélaire, de l’aider en toute occasion, d’unir au moins par l’esprit leurs deux existences. Qui l’empêcherait un jour d’adopter pour sien un des enfants de Michel ? Mais là son cœur se brisa et ses larmes coulèrent.

Elle se trouvait en ce moment à l’entrée du chemin creux, où déjà, il y avait près de trois mois, elle avait si longtemps et si amèrement pleuré. Elle se rappela le sentiment de mépris qui l’y avait saisie pour les fausses merveilles du luxe, en présence des richesses inépuisables de la nature, et s’asseyant encore sur une des belles pierres moussues, elle s’efforça de prendre une résolution avant de revoir Michel.

Réputation ou bonheur, tels sont les deux termes du choix fatal qu’elle doit faire. Mais le bonheur, que serait-ce ? Quelques heures furtives, remplies d’émotions pures et tendres, une année peut-être de charmantes rêveries, puis toujours enfin la séparation, les regrets. D’ailleurs, il ne s’agit pas seulement de Lucie. L’honneur de sa famille est attaché au sien. L’estime de ses parents, la paix du foyer, peut-elle renoncer à tout cela !

Mais le sacrifice est bien cruel ! À peine, si elle avait commis quelque grand crime, oserait-on lui interdire, — non pas même entièrement — la lumière du soleil. Et cependant, les humains peuvent habiter les glaces du pôle, mais non pas y vivre sans famille. Le premier besoin d’une créature humaine, c’est d’aimer.

Et lui, Michel, qui l’aimait tant ! Il fallait donc briser cette âme ardente et si dévouée ! Pour tant de tendresse qu’elle lui devait, elle ne lui donnerait que malheur !

Elle descendit le ravin, pâle et le cœur plein de désespoir. Elle aimait à présent Michel plus que jamais. En abandonnant cet amour qui était venu fleurir dans sa vie stérile, elle abandonnait toute espérance. Elle ne pleurait pas, mais sa blessure au dedans était douloureuse et profonde ! Cependant, si elle se fût bien interrogée, elle eût trouvé qu’avec cet amour désolé, compagnon secret de sa vie, elle était, malgré l’amertume de ses regrets, moins malheureuse et moins désespérée que trois mois avant, quand elle éprouvait les douleurs d’un isolement complet.

Elle avait dépassé la jolie Fontaine aux fées, où maintenant se miraient les myosotis, et traversait le coteau, quand elle aperçut au milieu du sentier, planté dans une touffe de mousse, un bouquet de myosotis fraîchement cueillis. Le cœur lui battit à cette vue, avant même que sa pensée eût dit : c’est Michel qui a fait cela ! Et comme elle se baissait pour prendre les fleurs, une voix qui venait d’en haut, parmi les arbres, chanta ce couplet d’une des plus harmonieuses mélodies champêtres.

    Rossignolet sauvage,
    Rossignolet charmant,
    Dis-nous s’il faut qu’on aime
    Ou que l’on n’aime pas ?

Lucie eut un de ces mouvements supérieurs à toutes les lois de convention, et qui faillit l’entraîner vers Michel pour lui dire : Aimons-nous ! Mais tous les liens de l’éducation, et cette défiance qu’elle nous inspire des sentiments spontanés, la retinrent aussitôt ; elle prit seulement le bouquet, et levant les yeux vers le sommet de l’arbre où Michel se trouvait, elle répondit par un signe de tête au salut qu’il faisait en agitant son chapeau.

Puis elle poursuivit son chemin en songeant au bonheur et à la peine qu’elle allait éprouver dans cette journée. Elle allait passer avec lui quelques belles heures, puis il faudrait se quitter… pour longtemps. Elle prépara ce qu’elle devait lui dire : elle serait sévère et précise, afin de ne laisser aucun espoir, et après avoir annoncé la volonté formelle de rompre leur intimité, elle lui conseillerait, le prierait même de quitter Chavagny. Tout ce que l’amitié pourrait semer d’espoir et de tendresse dans un avenir lointain, elle se proposait de l’ajouter à cet arrêt. Mais saurait-elle être assez calme pour dire tout cela sans pleurer !

Michel allait arriver après elle aux Tubleries. Le soupçon de Gène ou de ses parents n’allait-il pas accueillir leur rencontre ? Gène, depuis quelque temps, était sérieuse et presque froide avec Lucie. N’en avait-elle pas le droit ? Gène avait naïvement laissé voir à son amie sa préférence pour Michel. Pourquoi Lucie n’en avait-elle pas tenu compte ? Elle avait nui au bonheur de Gène sans avoir fait le sien. Mais, hélas ! il n’y avait pas de préméditation dans sa faute, et la première victime c’était elle-même. Elle se dit : quelque jour je persuaderai à Michel d’épouser Gène. Mais elle sentait que pour le moment ce courage était loin d’elle.

Gène, cependant, en voyant Mlle Bertin, se jeta dans ses bras.

— C’est bien à vous de venir, dit-elle ; je croyais que vous ne m’aimiez plus.

— Et pourquoi ? répondit Lucie, en rougissant d’être venue pour un autre, tandis que Gène, embarrassée de répondre à cette question, rougissait aussi.

— Il y a si longtemps que nous n’avons causé ensemble ! dit la jeune paysanne.

— Je le crois bien ! tu ne parais plus à Chavagny.

— Eh bien, vous avez pris un bon jour, mam’zelle Lucie. On chôme aujourd’hui, vous savez. Mon père est à la maison, et je pourrai me promener avec vous. Nous irons au bord de la rivière. À présent ma mère se lève tous les jours pendant quelques heures ; elle est en bon train de guérir. Quel beau bouquet d’aimez-moi vous avez !

Lucie entra dans la maison pour faire visite à la malade ; ensuite elle accompagna Gène dans les étables, où celle-ci devait, avant de s’éloigner, distribuer la pâture.

— Vous allez voir nos deux chevreaux, mam’zelle Lucie, comme ils sont gentils !

Lucie caressa les douces petites bêtes, dont l’une, en retour, allongea sa langue rose sur la joue de la jeune fille.

— Elle vous aime déjà ! C’est une petite chèvre : il faut que vous la preniez quand elle sera plus grande, voulez-vous ?

— Qu’en ferais-je ? dit Lucie. On ne veut pas de chèvre chez nous.

— Vous avez bien tort. C’est si agréable d’avoir le lait et les fromages ! Vous ne savez pas, mam’zelle Lucie, tout le profit que je fais avec mes élèves. D’abord, sans compter les volailles, j’envoie toutes les semaines au marché de Gonesse, par la Perrine, des œufs, du fromage et du beurre, qu’elle me rapporte en beaux francs. Venez maintenant voir mes poules. Et puis, songez, l’agrément d’avoir tant de provisions à son besoin !

Elles trouvèrent dans le poulailler des canetons nouvellement éclos, qui réjouirent la jeune ménagère, et elles rapportèrent pleins d’œufs leurs tabliers.

— Du moins, à votre place, reprit la jeune paysanne, je voudrais avoir une cinquantaine de poules, au lieu d’une dizaine que vous avez.

— Ma mère prétend que cela coûte trop de grain.

— Mais pas du tout ! Je contente les miennes de cinq ou six poignées ; après ça elles cherchent leur vie du matin au soir ; et voyez comme elles sont grasses ! Petit ! petit ! petit !

À cet appel, accoururent de tous côtés, queue élevée, tête en avant, poules, poulets, et canards avides. Afin de dégager sa parole, Gène leur jeta quelques miettes ; puis, fondant sur une des plus proches, elle la mit aux mains de Lucie, en disant :

— Est-elle assez pesante ? Qu’en dites-vous ? Eh bien, ça se nourrit soi-même presque tout l’été. Ça cherche, ça gratte, ça se promène, et ça ne laisse ni vers, ni chenilles, ni fourmis autour de la maison. C’est un vrai plaisir que d’élever les petits ; voyez comme ils accourent aussitôt qu’ils me voient. Et mes gros oisons tout jaunes ! Sont-ils beaux pour leur âge ! Ils me feront de l’argent plus tard, allez ! Vous ne sauriez imaginer, mam’zelle Lucie, comme toute cette basse-cour nous a rendu service pendant la maladie de ma mère, et encore à présent. Avons-nous besoin d’acheter quelque remède ? vite, nous envoyons un panier au marché. Il nous en a fallu pour des cents francs, allez, depuis trois ans ; mais c’est mes volailles qui ont tout payé, mam’zelle Lucie.

— Te voilà tout orgueilleuse ! dit Lucie en l’embrassant, et tu as raison. Je voudrais bien être une fermière comme toi. Tu prêches une convertie, ma pauvre Gène.

— Oh ! je vous prêche, parce que je vous aime, dit la jeune paysanne, et parce que je vous vois toute pâle et toute maigrie. Votre broderie vous tue. Au lieu que des occupations comme les miennes ne vous donneraient que plus de santé, en même temps que plus de profit. Vous ne voulez donc pas aller à la rivière ?

— Mais si ! dit Mlle Bertin.

— Ah ! c’est que vous regardez toujours du côté du chemin. J’ai cru que vous vouliez retourner dans la futaie. Eh bien ! partons.

Elles descendirent le coteau, dont on avait fauché la partie supérieure, tandis qu’au bord de la rivière la prairie étendait encore ses flots verts, nuancés de toute couleurs par les trèfles, les amourettes, les chicorées, les caille-lait, les marguerites et les sauges. Arrivée sur la berge, Mlle Bertin jeta une exclamation d’envie ! Oh ! Gène, les beaux nénuphars !

Ils écartaient au soleil leurs blancs calices, au-dessus de ces grandes feuilles presque circulaires, d’un vert sombre, qui dorment avec volupté sur les eaux tranquilles. Plein d’herbes et de roseaux, vert et profond, le Clain coule silencieusement au travers des prairies entre des coteaux boisés pour la plupart, ou sillonnés par la charrue, quelquefois nus et percés de rochers. De distance en distance, un moulin rustique tourne sa roue sous l’écluse ; mais nulle usine bruyante ne trouble le calme de ces campagnes, et l’on voit seulement quelquefois, aux rampes solitaires des coteaux, quatre ou cinq mules chargées, conduites par le garçon du moulin, le don Juan du pays, qui marche en se dandinant, un bonnet de coton blanc posé coquettement sur l’oreille, et portant en écharpe son long fouet aux houppes de couleur.

À l’endroit où se trouvaient les deux amies, deux moulins, à droite et à gauche, bornaient l’horizon de la rivière. C’étaient, en amont, le moulin des Gouffrières, et celui de la Roche, caché dans les feuillages, en aval.

Par le sentier qui vient des Gouffrières, un homme s’avançait. Lucie fut la première qui l’aperçut, et tout aussitôt elle se baissa comme pour cueillir un bouquet de trèfles d’eau ; quelques instants après en se relevant, elle vit Gène qui, moins prudente, avait les yeux attachés sur le sentier et les joues en feu.

— Mais, n’est-ce pas Michel ? dit Mlle Bertin.

— Oh ! vous le reconnaissez bien ! répondit Gène. Il vous cueillera les nénuphars, mam’zelle Lucie.

— Non ! Ils sont trop loin du bord. Puis cela le dérangerait de son chemin.

— Il peut bien faire ça pour vous ! répliqua la jeune paysanne, d’une voix dont la douceur habituelle ne se retrouvait plus.

Ne sachant que répondre, Lucie cassa machinalement un grand jonc, dont elle agita, sans l’attirer, la corolle d’un nénuphar.

— Bonjour, Gène ! bonjour, mam’zelle Lucie ! Est-ce que vous voulez de ces fleurs-là ?

— Oui, mais c’est difficile.

— On ne peut pas se mettre dans l’eau, la rivière est trop profonde. Gène, est-ce que le chalan n’est pas par ici ?

— Oui, là-bas dans ces joncs, dit la jeune paysanne, en étendant le bras. Mais ça va te détourner de ta route, Michel.

— Bah ! ai-je pas toute ma journée ? répondit-il. J’allais à la Roche voir Louis Vigeaud et Marie, que je n’ai pas rencontrés depuis leurs noces. Quand même ça serait pour une autre fois !…

Il courut au bateau, y monta et l’amena vers les jeunes filles.

— Vous aurez, mam’zelle Lucie, plus de plaisir à les cueillir vous-même, dit-il.

Elles montèrent.

— Ne va pas nous faire noyer, au moins, dit Gène.

— Sois tranquille ! répondit-il en regardant avec ivresse Mlle Bertin, dont le joli visage, ombragé par son large chapeau, avait une expression adorable de joie mélancolique.

Le soleil jetait sur la surface de l’eau des milliers de paillettes, éclairant jusqu’au fond les découpures des sombres algues ; les joncs qui se renversaient au passage du bateau brisaient leurs lignes mouvantes dans l’eau ; la chevelure fleurie des prés ondoyait au vent, et la rivière, là-bas, éclatait comme une nappe de vermeil liquide. Plus loin, au moulin des Gouffrières, la roue brune et l’onde argentée miroitaient fantastiquement sous l’horizon boisé du coteau.

Pendant que les jeunes filles cueillaient les nénuphars, debout à la pointe du bateau, appuyé sur la longue perche comme sur un sceptre, le front rayonnant, les yeux charmés, la bouche entr’ouverte par un sourire, Michel, enivré par ce spectacle et par la présence de Lucie, représentait bien, dans ce cadre splendide, l’homme roi de la nature, abrégé de la pensée et de l’amour. De temps en temps Lucie levait sur lui son regard timide, promptement abaissé. Gène, sérieuse, les regardait tour à tour.

Après qu’elles eurent jonché le fond du bateau des tiges rondes et flexibles du nénuphar, tandis que les fleurs pâlissantes repliaient leurs pétales, Michel fit voguer le bateau plus rapidement.

— Où nous menez-vous, Michel ?

— Où vous voudrez.

— On irait loin ainsi ! reprit-elle en trainant dans l’eau le bout de ses doigts roses. Que tu es heureuse, Gène, d’habiter ici ! Moi, je ne ferais pas de plus beau rêve que d’avoir une petite maison dans ces prés, un bateau, quelques saules, une vache et de beaux canards.

— Et qui soignerait la vache ? observa Gène. Il vous faudrait un domestique, ou bien un mari ; mais votre mari, mam’zelle Lucie, ne voudrait pas soigner la vache.

— Il aurait tort, dit Lucie. Moi, je soignerais bien les canards.

— Oh ! je voudrais voir la mine que vous feriez en le regardant remuer avec sa fourche le fumier dans l’écurie !

— C’est un des soins les plus désagréables, reprit Mlle Bertin ; mais, comme il est nécessaire, je trouve que les hommes sont fous d’y attacher quelque chose d’humiliant. L’état de paysan est un des plus beaux de la terre. S’il faut toucher du fumier, ne vit-on pas aussi au milieu des fleurs et de toutes les belles choses de la nature ? Mais parce que les paysans n’estiment pas assez leur état, ils se négligent trop eux-mêmes. Avec beaucoup de soin et de propreté, ce qui n’entraîne pas une grande dépense, le mari que tu me supposes, Gène, pourrait soigner la vache et ne point sentir le fumier.

Attentif aux paroles de la jeune fille, Michel oubliait de retirer la perche ; le bateau n’allait plus.

— Mais je n’ai point de mari, ajouta Lucie en souriant, je suis seule dans la maisonnette, et je vois bien qu’il me faut renoncer à la belle vache que je voyais déjà paître dans ces prés.

— Engagez-moi pour domestique, mam’zelle Lucie ! dit Michel qui se remit à ramer brusquement.

— Non, répondit-elle, en cherchant à cacher sa rougeur sous un sourire, je préférerais Cadet, parce qu’il s’ennuierait moins ici qu’à Poitiers.

Ceci mettait Gène en cause. Elle répondit :

— Oh ! vous pouvez le laisser à Poitiers, allez, mam’zelle Lucie.

— Pourquoi, méchante ?

— Tu as tort, Gène, dit Michel. Cadet est un des plus braves garçons du pays, bon fils, bon camarade, et qui s’entend mieux que pas un autre à manier la charrue. Pour ce qui est du cœur, il en a, et de la justice. Toi qui es une bonne fille, et qui as de l’esprit, tu lui ferais toujours entendre tes volontés. Et puis il ne songe que de toi, et tu le rends malheureux en lui refusant une bonne parole.

— Quant à ces choses, ça ne regarde que moi, répliqua Gène en se penchant sur la rivière, où deux larmes, qui roulaient sur ses joues, allèrent se mêler.

Michel reprit :

— C’est parce que je suis votre ami à tous deux que je t’en ai dit mon avis. Prends-le avec amitié.

Lucie pressa doucement la main de son amie, et détourna la conversation :

— Que vois-je là-bas sur l’eau ?

— C’est des canards sauvages, répondit Michel. Si j’avais un fusil, mam’zelle Lucie, vous pourriez peut-être en voir un de plus près. Tenez ! ils s’enfoncent déjà.

— Aimez-vous la chasse ? demanda-t-elle.

— Je n’en sais rien, répondit-il en souriant. Ça n’est pas mon métier ; j’ai autre chose à faire !

— Gène a bien raison, pensa Lucie, il ne se fourvoie pas, lui. Tandis que les autres croient s’élever en copiant les plaisirs, les habitudes ou les vices des bourgeois, lui, laissant de côté tout cela, ne songe qu’à s’instruire et à s’élever réellement.

Elle tomba dans la rêverie, et, les yeux attachés sur le sillage, elle revit la maison blanche au milieu des prés, avec la vache qui paissait. Elle se vit elle-même dans cette maison ; mais elle n’y était pas seule, Michel y était aussi. Peu à peu, sous la chaleur d’une imagination de jeune fille, arbres et légumes poussèrent dans le jardin, et la cour se remplit d’animaux domestiques. Lucie allait et venait, occupée de mille soins. Michel, en sortant de l’écurie, faisait ses ablutions à la fontaine ; ils entraient ensemble dans la maison ; d’un coup d’œil aussitôt la chambre fut meublée, et Lucie n’oublia rien, non, pas même un berceau…

Elle tressaillit, et, s’éveillant, jeta ses regards autour d’elle. Dans le miroir de l’eau elle aperçut le visage de Michel qui la contemplait. D’abord, elle s’en détourna ; mais elle revint bientôt à cette image tremblante et confuse, qui l’intimidait moins que la réalité. Cependant leurs yeux se rencontraient ainsi, et le bateau allait bien lentement.

— Allons-nous dormir ? s’écria Gène tout à coup. Nous sommes loin, il faut revenir.

— Eh bien ! retournons, dit faiblement Lucie.

Michel vira de bord.

— Oh ! dit Gène, ça sera trop long de remonter en bateau, à cause du courant.

— Mais cela est si charmant ! répliqua Lucie, il est vrai que nous fatiguerions trop Michel.

— Ah ! mam’zelle Lucie, qu’est-ce que vous dites là ? Je vous mènerais comme cela toute la journée sans me fatiguer du tout. — Et quel bonheur ! ajoutait son regard.

Ils mirent, en effet, beaucoup de temps à remonter la rivière jusqu’au pré des Bernuchon. Peut-être Michel ne se pressait-il guère. Pendant le trajet, Lucie et Gène se défièrent à conduire. Gène semblait avoir repris sa bonne humeur ; même elle était plus vive qu’à l’ordinaire. Elle prit des mains de Michel la grande et lourde perche et manœuvra d’une manière satisfaisante.

— Nous allons bien voir, dit-elle à Mlle Bertin, si, avec vos petites mains, vous en ferez autant. Dame ! c’est bien beau la broderie, mais ça n’endurcit pas le poignet. Vous ne pourriez pas, mam’zelle Lucie, soigner votre vache ; moi, je la ferais aller comme un agneau !

Elle avait, en parlant ainsi, tant d’animation et de hardiesse gentille, que Lucie se sentit humiliée et jalouse en voyant Michel la regarder.

À son tour, elle voulut conduire, acceptant le défi. Michel se rapprocha d’elle. Mais, peu habituée à de si lourds maniements, la main de Mlle Bertin s’attachait péniblement à l’énorme perche, et le bateau n’allait guère, ou allait de côté. Gène riait aux éclats :

— Oh ! la belle fermière ! disait-elle.

Cependant, le dépit augmenta les forces de Lucie, et la petite embarcation fila un peu mieux. Mais au moment où la vaillante marinière transportait d’un bord à l’autre son massif aviron, elle chancela, et serait tombée, si Michel ne l’avait retenue dans ses bras. Avait-il besoin de l’étreindre si fort ?… Toutefois elle s’efforça de rire pour donner le change sur la cause de son trouble, et répéta dix fois qu’elle avait eu grand’peur. Gène ne riait plus. Michel, le dos tourné, ramait silencieusement.

Quand ils furent descendus sur la berge.

— Vas-tu maintenant aux Gouffrières, Michel ? demanda Gène.

— Non ! voici les cinq heures. Il est trop tard. Et puisque j’ai un mot à dire à ton père, je le verrai aujourd’hui.

Aux Tubleries, ils trouvèrent que Bernuchon venait de sortir avec un de ses amis, confiant sa femme aux soins de la vieille Peluche. La convalescente s’était remise au lit et dormait. Gène, suivie de Michel et de Lucie, alla visiter ses canetons nouvellement éclos. On les posa par terre au soleil, et Gène, au bout de ses doigts, leur présenta la pâtée. Les plus jeunes se tenaient à peine, et roulaient fréquemment. Lucie les prenait et les baisait.

— Quels beaux flocons de duvet jaune ! disait-elle. Et cela marche et parle déjà ! Et cela n’a pas l’air étonné de la vie. Petit ! petit !

Elle ramassa par terre un copeau de bois, et s’en servit pour présenter la pâtée aux oisillons.

— Oh ! dit Gène, vous faites la marquise avec mes canetons. Ça ne mange que dans la main, ces petites bêtes.

— Parce que tu veux bien les y habituer, répliqua Lucie ; mais à quoi bon se salir les mains ?

— Mam’zelle Lucie a raison, dit Michel, qui se mit à tailler avec son couteau un morceau de bois en forme de spatule.

À ce moment, Peluche apparut sur le seuil, appelant Gène, Lucie et Michel restèrent seuls.

— Comme ça vous irait bien, mamz’elle Lucie, d’être paysanne !

— Vous trouvez ?

— Oh ! oui, mais vous ne voudriez pas l’être.

— Vous vous trompez, Michel.

— Vraiment ? C’est-il possible ?

— Oui ! Assurément Gène est plus libre et plus heureuse que moi. Mais on ne peut changer sa destinée.

Après un silence Michel demanda :

— Quand reviendrez-vous voir Gène, mam’zelle Lucie !

— Je ne sais pas, répondit-elle. Et son cœur battit violemment, car le moment fatal était venu.

— Oh ! tâchez de le savoir.

— Non, reprit-elle en rappelant son courage et ses résolutions, non, Michel, il ne faut plus songer à cela.

— Il ne faut plus songer à vous voir ! dit-il d’un ton plein d’émotion et de reproche.

— On se rencontrera peut-être de temps en temps ; mais ruser, mentir pour quelques entrevues, non, cela ne se peut pas !

Elle parlait, en baissant les yeux, d’une voix altérée, mais d’un accent plein de décision ; et bien qu’elle affectât de continuer à s’occuper des élèves de Gène, elle ne sentait pas même le bec des oisillons qui, n’ayant plus de pâtée, lui mordaient les doigts.

— Mam’zelle Lucie ! mam’zelle Lucie ! dit-il amèrement, vous n’auriez pas dû…

— Quoi, Michel ?

— Dire que vous aviez de l’amitié pour moi, parce que ça n’est pas vrai ! Sa voix éclatait de douleur et de colère. Et aussitôt, pâle et les yeux pleins de larmes, il s’éloigna vivement.

— Michel ! s’écria Lucie. Mais Gène revenait.

— Qu’avez-vous donc, mam’zelle Lucie ? Où va Michel ? Est-ce que vous pleurez ?

— Non, c’est le soleil couchant qui me frappe dans les yeux. Michel a cru voir ton père là-bas. Viens ! les canetons ont assez mangé.

Une demi-heure après, Lucie prenait congé de son amie quand Michel revint.

— L’as-tu trouvé ? demanda Gène.

— Qui ça ? répondit Michel.

— Oh ! personne ! reprit la petite paysanne en jetant sur Mlle Bertin un regard sévère.

— Eh bien, dit-elle ensuite, mam’zelle Lucie, voilà Michel tout prêt pour vous accompagner.

— Tu sais que Michel veut parler à ton père, Gène, répondit sèchement Lucie ; quant à moi, puisqu’il fait grand jour, je reviendrai seule comme je suis venue.

Michel ne dit rien. Lucie quittait la maison quand Gène s’écria :

— Et votre beau bouquet d’aimez-moi ! Vous l’oubliez, après l’avoir tant baisé ce matin !

Lucie rencontra le regard de Michel et rougit.

Les deux jeunes filles marchèrent ensemble jusqu’à la futaie. À travers les arbres, le soleil couchant dorait les mousses, la fontaine babillait en bas, et les petits oiseaux, parlant tous ensemble, faisaient un concert étourdissant. Les insectes volaient, bourdonnaient, luisaient, cherchant la pâture ; les arbres à leur cime étaient illuminés, et tout ce qui parlait à sa manière dans l’air et sur la terre chantait le bonheur. En embrassant Gène, pour lui dire adieu, Lucie fondit en larmes.

— Ah ! s’écria la jeune paysanne en retenant Lucie dans ses bras, qu’avez-vous, chère amie ? dites ! parlez-moi ! Est-ce possible ? Oh, non ! non, ce n’est pas cela ! Dites… non ! ne me le dites pas ! et elle se mit à pleurer aussi.

— Je ne te dirai rien, murmura Lucie. Je n’oserais… Tais-toi ! ne me regarde pas. Je suis contente seulement d’avoir pleuré avec toi. Quand viendras-tu me voir, Gène ?

— Oh ! quand je pourrai ! bientôt !

— Adieu, chère bonne, dit Mlle Bertin en l’embrassant de nouveau, et sans oser la regarder elle s’éloigna.