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Un mariage scandaleux/15

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Librairie de Achille Faure (p. 330-343).


XV


Quand elle fut au milieu du pré de la Françoise, Mlle Bertin aperçut près de la haie de son jardin, au milieu d’un carré de terre défrichée, un travailleur qui bêchait. Avant même d’avoir distingué la taille élancée et robuste, et l’abondante chevelure noire soulevant les ailes du chapeau de paille, Lucie avait reconnu Michel et s’était arrêtée, saisie d’émotion. Cependant il n’y eut dans sa contenance ni hésitation ni embarras. Ses yeux brillèrent, son visage s’enflamma d’une sorte d’enthousiasme, et elle continua de marcher vers lui. Il ne l’entendait pas venir et ne regardait pas de ce côté. Quand il avait recueilli dans le sillon les pommes de terre dorées, il jetait en se redressant un long regard par-dessus la haie, dans le jardin de M. Bertin ; puis il piochait de nouveau, et d’autres blonds tubercules apparaissaient, disposés en rond comme un trésor enfoui.

Elle avançait toujours, ses petits pieds foulant l’herbe sans bruit, mais son ombre, la précédant, s’allongeait vers Michel. Il vit cette ombre, et se retourna ; un cri s’échappa de sa poitrine ; il devint pâle et la regarda sans lui parler.

— Je vous ai surpris, dit Lucie d’une voix émue. Vous n’êtes donc pas en journée aujourd’hui ?

— Si vous aviez su me trouver ici, vous n’y auriez point passé, n’est-ce pas ? dit-il en tremblant d’émotion.

— Je ne suis pas fâchée de vous rencontrer, répondit-elle.

— Ah vrai ? s’écria-t-il amèrement. Il semblait partagé entre la colère et la tendresse, et comme il tenait toujours sa pioche, il la lança d’un grand coup dans la terre, où elle s’enfonça.

— J’aurais dû vous dire plus clairement, puisque vous en doutez, reprit Lucie, que je suis heureuse de vous rencontrer.

— Mon Dieu, s’écria-t-il en venant tout près d’elle, dites-vous ça bien sérieusement ? Alors pourquoi fuyez-vous de moi depuis si longtemps, mam’zelle Lucie ? J’ai été trop malheureux ! Vous ne le saviez donc pas ?

— Si, murmura-t-elle, je le savais ! mais je n’ai point agi par ma volonté !

— Ah ! Qui donc me veut tant de mal ? Qu’ai-je fait ? Est-ce votre père ? Est-ce Mme Bertin qui vous défend de me parler ? Et pourquoi ? C’est donc fierté ?…

En faisant cette question, son regard interrogeait anxieusement la jeune fille, et il semblait craindre autre chose qu’il ne disait pas.

— Ma mère, dit Lucie, croit avoir de bonnes raisons. Que puis-je faire ? Me conseillerez-vous de lui répondre : Je veux, quand elle me dit : Je ne veux pas ?

Il soupira profondément.

— Non, vous ne pouvez pas faire ça, mam’zelle Lucie. Et pourtant… pourtant… c’est bien injuste et bien dur. Oui, c’est injuste, répéta-t-il avec force, vous le savez bien ; pourquoi ne lui dites-vous pas ?

— Je le lui ai dit, Michel ; mais sa volonté n’a pas changé. Venez ici demain soir, à la nuit tombante, poursuivit-elle en montrant le bosquet ; nous causerons de tout cela.

Il poussa une vive exclamation de joie, mais il s’arrêta, n’osant montrer toute l’étendue de son bonheur.

Ils restèrent un moment sans se rien dire. Lucie fit un pas enfin, en disant :

— Adieu !

— Non ! au revoir ! s’écria-t-il avec transport. Ah ! que je vous ai… Ah ! que vous êtes bonne ! mam’zelle Lucie ! Ah ! vous ne saurez jamais tout ce que mon cœur me dit de vous.

— Au revoir ! reprit-elle en rougissant.

Il la suivit jusqu’à la haie, et quand elle eut passé, en lui laissant pour adieu un doux sourire et un doux regard, il resta encore à cette place jusqu’à ce qu’elle eût quitté le jardin. Alors il se remit au travail, et pendant quelques instants sa pioche broya le sol. Mais, soudain, la repoussant, il s’alla jeter au bord de la haie, sur l’herbe, parmi les pâquerettes et les véroniques, et il y resta longtemps, la tête dans ses mains, agité, murmurant par moments des paroles confuses, ou poussant tout à coup de sourdes exclamations.

Mlle Bertin, elle aussi, eût éprouvé le besoin d’être seule. Elle avait comme les yeux pleins de clartés qui l’éblouissaient, et en elle un mouvement si tumultueux de sentiments et de pensées qu’elle en était étourdie. Elle eût voulu pouvoir causer avec elle-même longuement et profondément. Mais il fallut qu’elle restât avec ses parents et qu’elle s’entretînt avec eux de sa visite chez les Bourdon. Elle dit que Mlle de Parmaillan allait se faire religieuse.

Cette nouvelle excita de vives réclamations.

— Ce n’est pas possible ! disait M. Bertin, une demoiselle qui monte à cheval comme un homme ! Elle n’a pas plus de vocation que moi !

— Ce n’est pas une vocation, observa Lucie ; elle-même l’avoue. Mais c’est un parti pris, parce qu’ils sont ruinés.

— Ruinés ! s’écria M. Bertin ; certainement ! des gens qui ont eu cent mille livres de rente ; mais je m’arrangerais bien du reste ! Quand même les créanciers saisiraient le tout, il restera toujours à Mlle de Parmaillan les diamants de feu sa mère qui valent plus de deux cent mille francs, m’a-t-on dit. Et quand même elle les engagerait, par honneur, n’a-t-elle pas encore l’héritage assuré de Mlle de Poix, sa tante, qui, au premier jour, lui laissera, à elle en propre, tout au moins quatre-vingt mille francs. Porter tout cela au couvent, une jeune et jolie fille ! Du diable si j’y entends quelque chose. C’est tout bonnement de la folie, ou bien cette pauvre demoiselle est circonvenue par des intrigues de béguines.

— Elle agit de son plein gré, dit Lucie, et raisonne parfaitement. C’est toi, cher papa, qui ne saisis pas la différence de ses idées avec les nôtres. Tout est relatif, et Mlle de Parmaillan, qui ne peut se passer d’équipage et d’un grand nombre de serviteurs, se trouve aussi pauvre avec quatre-vingt mille francs que nous le sommes, nous, avec vingt mille.

— Quelle sottise ! s’écria Clarisse. Il faut vraiment que ces gens-là se croient d’une espèce différente de la nôtre, et certes ils méritent bien d’être punis par leur propre orgueil.

— Il est pourtant très-facile de vivre sans luxe, dit Mme Bertin. Le nécessaire assuré, de modestes plaisirs, les joies de la famille, les beautés de la nature, une âme sensible, que faut-il de plus pour la félicité ?

— Que n’épouse-t-elle un bon bourgeois, reprit M. Bertin. Sans son orgueil, elle pourrait être heureuse.

— Mais elle serait déchue aux yeux de sa classe par un tel mariage, répliqua Lucie.

— On se moque de l’opinion des sots, dit M. Bertin.

— Elle-même a horreur des mésalliances…

— Parce qu’elle est folle. Est-ce que tous les hommes ne sont pas de la même espèce ?

— Et sa famille n’y consentirait jamais.

— Sa famille n’a pas le droit de la fourrer au couvent, ni même de l’empêcher de se marier. Cette fille-là est créée pour être femme tout comme les autres ; malgré sa noblesse, elle n’est pas faite différemment. Parbleu ! à sa place, je m’arrangerais fort bien pour faire comprendre tout ça à M. de Parmaillan, et je lui en casserais la tête jusqu’à ce qu’il ait dit oui. N’est-ce pas assez qu’il l’ait ruinée, sans l’enterrer toute vive à présent ?

— Tu as horreur du couvent, dit Mme Bertin. Cependant c’est un asile…

— Bon pour ceux qui manquent de pain, reprit-il, et encore j’aimerais mieux voir mes filles ouvrières que de les voir s’enfermer là dedans.

— Eh bien ! cher papa, dit Lucie en l’embrassant, n’aie pas cette crainte, quant à moi, car tu as raison : le bonheur vaut mieux que l’orgueil. Je ne me ferai point religieuse.

— Ah çà ! qu’as-tu donc ? s’écria-t-il en la regardant avec une admiration de père, ta figure est éclairée comme d’un coup de soleil. On dirait qu’il vient de t’arriver quelque chose d’extraordinaire ?

— Oh ! rien, répondit-elle en s’efforçant de composer son visage. Elle se mit alors à parler de différentes choses avec une animation qu’elle n’avait pas depuis longtemps, et toute la soirée elle fut pleine d’entrain, en même temps que de douceur et de tendresse. Mais, aussitôt que la nuit fut venue, elle dit bonsoir à ses parents et alla se coucher la première, contre son habitude. Ce n’était point pour dormir.

Lucie maintenant était seule dans sa chambre. Depuis que la maladie de Clarisse avait pris plus d’intensité, on avait dressé pour elle un lit au rez-de-chaussée, dans la salle où, quelquefois, le jour, elle s’étendait tout habillée, quand elle souffrait trop des épaules et des reins.

Ce n’était pas une méditation sur le fond même des choses qui occupait ainsi la jeune fille. La vérité l’avait frappée comme un éclair.

En écoutant Isabelle de Parmaillan elle s’était dit : Malgré leur bagage de religion et de philosophie, les hommes n’ont encore eu qu’un seul vrai Dieu, l’orgueil, père tout-puissant, qui tient le globe dans sa droite, et qu’ils ont habillé d’étoiles, pour le parer comme eux. De même qu’autrefois, ils font encore à ce Dieu des sacrifices humains, et les victimes fanatiques s’offrent d’elles-mêmes au supplice.

Elle s’était dit encore en chemin, pendant qu’au soleil couchant la cime des arbres resplendissait, et qu’émaillée d’or, chaque feuille se détachait magique sur le fond du ciel ; tandis que les nuages blancs et floconneux dormaient dans l’azur, et que cet admirable palais de l’homme, lumineux comme la pensée, bleu comme l’idéal, riche comme l’infini, enivrant comme la beauté, reluisait dans toute sa gloire, elle s’était dit encore : J’ai vingt ans, j’aime, je suis aimée, la vie m’entoure et me remplit, quelque chose dans mon cœur tressaille à la voix des petits enfants : C’est l’amour qui est le vrai Dieu !

Exaltée par ce nouveau culte, plus pur et plus puissant, elle se livra d’abord à des joies ferventes et palpita d’espérance devant la porte de ces grands mystères de la vie, qu’elle avait crue fermée sur elle à jamais. La figure expressive de Michel, transfiguré par le bonheur, lui apparut, et derrière celle-ci, dans un fond lointain, d’autres figures vaporeuses et souriantes, enfants du rêve.

Mais ensuite, seule enfin dans l’ombre de la nuit, la jeune fille arrêta sa pensée sur ce point tremblant des réalisations difficiles, qui unit le présent à l’avenir rêvé. La scène aussitôt changea. Lucie entendit éclater les imprécations de son père, mêlées aux cris d’horreur de Mme Bertin, au courroux incisif de Clarisse, et les huées du monde, s’élevant en clameurs, l’étourdirent. Alors elle vit l’autre face des choses, et une douleur égale à sa joie lui saisit le cœur.

Le courage lui manqua. Elle s’enveloppa sous la couverture, et de grosses larmes, silencieuses et désespérées, inondèrent son oreiller.

Mlle Bertin épouse un paysan ! Quel scandale ! toute la bourgeoisie de dix lieues à la ronde se voile la face. Les hommes font de gros rires et des plaisanteries à voix basse. Les mères devant leurs filles imposent silence quand on prononce le nom de Lucie Bertin, et les filles détournent la tête avec un air de souffrance pudique. Dans la rue, Lucie voit courir sur les lèvres des hommes qui la regardent un sourire infâme, et elle entend les femmes chuchoter : Quelle indignité, ma chère ! faut-il qu’elle ait grand besoin d’un mari !

— Oh ! je n’oserai jamais ! s’écrie la pauvre enfant. Jamais ! jamais !

Elle eût accepté la mission de Jeanne d’Arc, ou celle d’Élisabeth Fry. Elle eût passé le Tibre sous une pluie de flèches ; elle eût plongé dans son sein le poignard d’Arria, ou bu le poison de Sophonisbe, tout, plutôt que ce martyre de honte sous les flèches acérées de l’insulte et du mépris.

Toute la nuit s’écoula dans cette agitation, l’espérance affaiblie luttant à peine contre la terreur. Ivre de larmes, elle s’endormit au matin.

Un des moments les plus cruels dans la vie est celui du réveil, quand sur notre âme, comme un autre soleil, ne luit pas l’espérance. Jamais encore Lucie n’avait trouvé son existence si aride et si dépouillée. Elle n’avait pas pu espérer le bonheur, y croire même quelques instants, sans secouer à jamais l’engourdissement et la résignation, qu’elle avait cru jusqu’alors être le seul remède à son mal. Elle dut se dire malade, afin de justifier son trouble et l’altération de ses traits. D’ailleurs, elle avait la fièvre. Le corps glacé, le front brûlant, elle sortit par une chaleur caniculaire pour se réchauffer un peu, surtout par besoin d’être seule. Dans l’allée du jardin, l’herbe desséchée craquait sous ses pieds, l’air était immobile, les feuilles béaient au soleil ; on voyait seulement bourdonner quelques mouches dorées, et les scarabées noirs passaient vivement sans bruit. Toute cette puissance et cette splendeur de la terre inspiraient une sourde colère à la jeune fille. Il y a dans l’univers quelque chose qui ment, se disait-elle. Est-ce la nature à l’homme, ou l’homme à la nature ?

Elle s’assit au bord d’une allée transversale, en plein soleil, sur l’herbe, et appuya dans ses mains son front douloureux.

Ce soir, elle avait promis à Michel un entretien au bosquet. Elle avait ainsi levé imprudemment un arrêt, peut-être nécessaire. Peut-être, fatigué de souffrir et découragé, était-il sur le point de renoncer à son fol amour, quand elle avait renouvelé ses espérances. Des espérances ! non, Michel n’en avait pas. Il était trop timide pour cela, trop sincère, d’ailleurs, pour ne les pas montrer s’il les avait eues, et trop consciencieux pour tramer un complot de séduction patiente. Il voulait la voir et causer avec elle, uniquement parce qu’il avait besoin de ce bonheur, parce qu’il aimait Lucie. Michel croyait être seul à connaître son amour et à l’éprouver. Il se croyait encore le droit de ne compter en cela qu’avec lui-même. Pouvait-il ignorer cependant qu’on jasait à Chavagny de son intimité avec Mlle Bertin ? Sans le savoir, elle se répondit : Oui, certainement, il l’ignore ; car, plutôt que de me nuire, il quitterait le pays. Depuis quelque temps il vivait toujours seul. Puis elle avait en lui une confiance absolue, qui n’était point seulement instinctive, car l’ensemble des paroles, de l’accent, de la physionomie surtout, et de l’enfantement des idées, crée une connaissance de l’être plus profonde et plus sûre que la moralité d’actions, souvent moins directes et moins spontanées. En lui seul éclataient cette jeunesse de l’âme et cette noblesse de sentiments ; il était le seul dont l’intelligent égoïsme s’élançât ardemment en dehors de lui-même. Ah ! qu’il y aurait de bonheur à le rendre heureux ! à recevoir ses épanchements naïfs et enthousiastes ! Aimable, bon, juste et fort, comment n’avait-on pas le droit de l’aimer ? Avec lui, avec un avenir moral et intellectuel créé par une famille nouvelle, le travail, si rebutant quand il n’a pour objet que les nécessités d’une existence au jour le jour, le travail aurait au contraire des charmes infinis. Au milieu des semailles, déjà l’imagination cueille les fruits de la récolte, et quand on travaille l’un pour l’autre, le partage de la fatigue n’est-il pas aussi doux que celui de la joie ? En ajoutant au terrain de M. Bertin celui de la mère Françoise, Michel aurait assez d’ouvrage pour s’occuper tout le long de l’année. Il n’était jamais bien loin, elle pouvait l’aider, ou travailler près de lui. Mais quel rêve insensé ! Non, mais impossible !

Elle revint à la maison. De temps en temps elle regardait l’heure et voyait avec saisissement approcher la fin du jour. Que dirait-elle à Michel ? Quelle serait devant lui son attitude ? Sous prétexte d’amitié, aller à un rendez-vous secret, était-ce bien sérieux ? Qu’avaient-ils à se dire, s’il ne s’agissait pas entre eux d’une entente profonde et de projets d’avenir ?

Enfin, où conduisait-elle Michel, en secondant un amour qu’elle ne voulait pas accepter ?

— Ah ! que je suis lâche, s’écriait-elle. Je reconnais que l’opinion est injuste et mauvaise, et je m’y soumets. Je sacrifie ce que j’aime le plus à ce que je méprise. Hier, ma religion était l’amour ; aujourd’hui me voilà courbée encore devant l’orgueil, auquel je ne crois plus. J’osais prendre en pitié Mlle de Parmaillan, j’étais indignée ; cependant elle, qui est sincère, est bien plus forte et plus digne que moi.

Mais ce n’est pas de pureté, ni de droiture, ni de vérité qu’il s’agit pour conquérir les hommes. Il s’agit d’être la croyance officielle, rien de plus.

Peut-être ce qu’il y avait surtout au fond des hésitations de Mlle Bertin, c’était une lacune dans son amour et dans sa confiance. Elle n’avait pas été pendant vingt ans fille de la vieille bourgeoisie pour devenir tout à coup la fille seulement de l’humanité. Par moments, la blouse du paysan voilait un peu le front du jeune homme. Sans s’en rendre compte, elle avait peur de quelque vulgarité.

Puis l’orgueil vivait toujours. Elle se disait : Ah ! s’il était possible que demain, au su de tout le monde, j’eusse à refuser l’alliance de quelque Gavel, jeune, riche et beau, après-demain j’épouserais Michel.

La plupart des dévouements humains ne sont que l’achat coûteux d’une auréole.

Vers huit heures, la lune, éclairant largement le ciel, nuançait la terre de grandes lumières et de grandes ombres.

— Tu devrais te coucher, Lucie, plutôt que de sortir, puisque tu as été malade aujourd’hui.

— Mais je suis très-bien à présent, maman. C’est peut-être l’excessive chaleur qui me rend malade. On commence à respirer ; il fait si beau ! je vais faire le tour de la prée.

Elle sortit en effet du côté de la prairie ; puis elle passa furtivement dans le jardin par une trouée dans la haie. Depuis un mois, d’ailleurs, Mme Bertin ne pensait plus à Michel.

Michel était dans le bosquet.

— Ah ! vous voilà, dit-il, j’avais peur ! Je croyais que vous ne viendriez pas. Mais vous voilà ! que vous êtes bonne, mam’zelle Lucie !

Elle répondit : Je vous l’avais promis.

— Oh ! ce n’était point à vous que je m’en prenais ! Mais je pensais qu’on vous empêcherait peut-être de sortir, que vous seriez peut-être malade, enfin je ne pouvais pas croire que je vous verrais, parce que c’était trop de bonheur ! À présent, quand j’ai grand désir de quelque chose, il me semble que ça n’arrivera pas. Je n’étais pas comme ça autrefois, mam’zelle Lucie, mais depuis six semaines, le chagrin a bien su me trouver.

Il parut à Lucie qu’elle ne pouvait, sans contracter un engagement tacite, accepter ces épanchements.

— Vous êtes toujours d’une exaltation ! dit-elle.

— Vous trouvez ? répondit-il avec tristesse, eh bien ! apprenez-moi comment il faut être pour que vous ne trouviez pas à redire en moi.

— Oui, vous êtes trop exalté, reprit Lucie. Vous portez en toutes choses une extrême vivacité. Moi, cela m’étonne et m’inquiète. On dit que ce qui est si vif est peu durable.

— Ce n’est pas vrai ! s’écria-t-il, et ce n’est pas vous qui pensez cela, mam’zelle Lucie. Ah ! je connais bien la sagesse des vieux de chez nous, allez ! qui sont toujours à conseiller de ne rien faire, et de ne rien dire, et de ne pas bouger. Les vieux de chez vous, c’est la même chose ! et il y en a partout des jeunes qui prennent ça pour vrai ; mais ils ont tort, mam’zelle Lucie. Le bien, ça n’est pas un mélange de tout, un peu de ceci, un peu de cela, et puis quelque autre chose ; non, c’est le bien tout net, et le mal, c’est le mal. Et quand je les vois l’un ou l’autre comme ils sont, ma foi, je tourne le dos, ou bien j’y cours vite et de tout mon cœur, sans m’inquiéter de ce que disent-les gens. Vous croyez que beaucoup aimer ça veut dire qu’on n’aimera plus ! Ah ! mam’zelle Lucie, les fontaines coulent depuis que le monde est monde, et elles ont toujours de l’eau !

— Mais nous ne sommes pas inépuisables, nous, dit-elle en souriant, nous changeons beaucoup, vous le savez.

— Non, il ne me semble point, répliqua-t-il. L’homme, c’est vrai, n’est plus pareil à l’enfant ; mais pourtant c’est bien le même. Le petit poirier que nous avons planté ce printemps, mam’zelle Lucie, dans vingt ans sera bien changé ; mais ça sera toujours la même essence et le même fruit. Il y a les gelées, le mauvais vent, le soleil, la rosée, qui lui feront donner de bonnes récoltes ou de mauvaises ; pas moins c’est un arbre qui portera toujours des poires âcres ou des poires fondantes, suivant le pépin.

— Cela signifie, reprit-elle en cachant son tremblement intérieur sous un enjouement affecté, que vous êtes un arbre de la meilleure essence, et que vous porterez malgré vous de bons fruits toute votre vie, n’est-ce pas ?

— Ça signifie, répondit Michel d’une voix entrecoupée, que je vous aimerai toujours. C’est aussi vrai qu’il est vrai que je suis vivant tout à l’heure et que nous sommes là tous deux. Pour ce qui est de bien faire, je n’en suis pas sûr, mais je sais que j’en ai la grande volonté, selon ma connaissance, et il me semble que je saurai bien faire tant que vous m’aimerez.

— Je vous crois ! dit Lucie trop émue pour continuer de railler, je vous crois, Michel, et j’accepte votre amitié comme la consolation et le meilleur bonheur de toute ma vie. Et, le regardant avec des yeux humides, elle lui tendit la main. La lumière de la lune, qui pénétrait par en haut dans le bosquet, éclairait leurs visages. Michel saisit la main de la jeune fille, et au lieu de la serrer seulement, il la couvrit de baisers en se jetant à genoux, et s’écriant hors de lui-même :

— Oui, toute mon amitié ! tout mon cœur ! tout moi ! Je suis à vous, Lucie, tout à vous, et toujours !

Elle s’abandonna un instant au bonheur d’entendre Michel lui parler ainsi. Puis elle frémit. Un instant de plus, je suis engagée à jamais, se dit-elle. Le oui et le non se choquèrent dans son âme comme deux éclairs.

— Non ! non ! puisque j’hésite encore, je ne dois pas… je n’ai pas même le droit de lui dire que je l’aime ! — Et elle se leva.

— Michel ! vous n’êtes pas convenable avec moi !

Il resta muet, immobile, atterré.

— Adieu, ajouta-t-elle en voulant s’éloigner.

Il poussa une exclamation de désespoir, et les mains jointes, il se traîna vers elle.

— Pardonnez-moi ! oh ! pardonnez-moi ! Je suis fou, des fois, mam’zelle Lucie. Je me suis manqué tout à l’heure ; mais, si vous saviez combien j’ai de courage quelquefois ! Pardonnez-moi ! et vous n’aurez plus à me blâmer, je vous le jure !

— Puis-je me fier à vous ? murmura-t-elle.

— Oui ! Vous le pouvez ! dit-il en se relevant avec fierté. Je vous en fais le serment, à vous ! et je le tiendrai ! Ayez confiance en moi, mam’zelle Lucie.

— Eh bien, dit-elle, au revoir !

— Ah ! vous partez !

— Oui, Michel, écoutez-moi. C’est une chose grave et qui me blesse, que nous devions ainsi nous voir à l’insu de ma famille et de tout le monde. Je veux songer à cela. Je veux tâcher qu’il en soit autrement. Songez-y de votre côté. Nous nous reverrons dans huit jours.

Il répéta tristement :

— Dans huit jours !

— Oui, Michel, au revoir !

— Au revoir ! mam’zelle Lucie.

— Ah ! c’est moi qui l’ai chassée par mes folies, se dit le pauvre garçon en se jetant sur le banc que Lucie avait occupé. Hélas ! mon Dieu ! Tantôt du bonheur à en étouffer ! tantôt de la peine à en mourir ! Oh ! ça ne peut pas durer ainsi ! non, ça me tuerait à la fin !

Eh bien, tant pis ! ça durera tant qu’elle voudra. Je lui ai fait un serment. Si je meurs, elle ne saura pas pourquoi, et m’en pleurera mieux. Oh ! murmurait-il en étreignant le banc, et en l’inondant de ses larmes, oh ! faut-il tant aimer !

Lucie, maintenant qu’elle n’était plus intimidée par la présence de Michel, sentait son cœur plein d’une folle tendresse. Elle faillit revenir sur ses pas, et lui dire… mais elle n’osa. Nous sommes fous ! pensa-t-elle ensuite. S’il ne m’aimait pas tant, il se rirait de moi ; car un enfant lui-même dirait en nous voyant l’un en présence de l’autre : Voilà des amoureux !