Un mariage scandaleux/16

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Librairie de Achille Faure (p. 344-371).


XVI


— Eh ! bonjour, mère Jeanne, disait Mme Bertin à une vieille paysanne qui pénétrait dans la cour, portant au bras un panier recouvert de linge blanc. C’est une nouveauté que de vous voir.

— Seigneur ! m’ame Bertin, y a si loin de chez vous chez nous ! je suis tout à la nage, au moins. C’est M. Gorin qui m’a commandé de vous apporter ça. — Elle découvrit de magnifiques cerises rouges et blanches, grosses comme des noix.

— Eh vraiment ! M. Gorin est bien honnête. Entrez donc, mère Jeanne ; vous boirez un verre de vin.

En disant celle dernière phrase, Mme Bertin regardait Lucie, qui venait de paraître sur le seuil, et ses yeux demandaient avec inquiétude : en avons-nous bien encore ?

Lucie alla interroger le tonneau ; mais elle n’obtint que de la lie. Elle rentra dans le salon en disant :

— Un verre d’eau sucrée, mère Jeanne, vous rafraîchirait mieux.

— Merci bien, mam’zelle, tout au contraire. J’ai pas accoutumé ça. Un petit doigt de vin me relèvera le cœur.

Alors Lucie déboucha la dernière bouteille de vin rouge qui restait pour Clarisse, et mettant un verre devant la paysanne, elle versa lentement… jusqu’au moment où la mère Jeanne, qui faisait semblant de n’y pas regarder, se retournant enfin, s’écria :

— Eh, mam’zelle, bon Dieu ! comme vous y allez !

Mais le verre était plein.

— À vot’santé, m’ame Bertin et la compagnie !

— À votre santé, mère Jeanne ! répéta Mme Bertin, qui murmurait en elle-même : Grand bien lui fasse ! mais c’est la santé de ma pauvre fille qu’elle me boit là. Clarisse aurait eu de ce verre pour toute la journée.

— Heum ! c’est du bon ! dit la vieille en posant le verre.

— Je crois bien ! répondit Mme Bertin avec amertume. Et tandis qu’elle adressait à la mère Jeanne un banal sourire, elle disait mentalement :

— Il faut que cette vieille se grise dans la cave de son maître pour avaler si bien un verre de vin !

Quand la Jeanne fut partie.

— Décidément, dit Mme Bertin, M. Gorin a des intentions.

— Est-il possible ? répondit Lucie. Nous ne nous attendions guère à cet affront-là. Tu te trompes, maman. Ce doit être quelque autre chose. Je le crois incapable de s’attaquer à une fille sans dot.

— Tu le juges peut-être mal, reprit Mme Bertin. Il ne faut pas être si dédaigneuse, ma pauvre Lucie. La fierté n’a jamais nourri personne. Après tout, il est d’une bonne famille.

— Ce qui ne l’empêche pas, maman, d’être mauvais et grossier.

— Il est d’une bonne famille, c’est vrai, dit Clarisse, mais il manque d’éducation.

— Mais il possède une soixantaine de mille francs déjà, mes chères petites, et il en gagnera peut-être deux fois autant. Ses enfants seront de beaux messieurs quelque jour.

— Nous attendrons que ses enfants soient bons à marier, dit en riant Lucie.

— Bien, bien, vous resterez filles. Le désintéressement et l’amour pur ne sont plus de ce temps, voyez-vous. Il n’y faut pas compter, mes enfants, la vertu n’a plus de récompense que dans le ciel.

Une larme vint à l’œil de Mme Bertin.

— Comme cela tu le refuserais, dit-elle en s’adressant à Lucie.

— Oui, maman.

— Toi qui aimes tant la campagne, cependant. Je te croyais moins fière que ta sœur.

— Oh ! je n’ai pas de fierté du tout, répondit-elle en rougissant. Mais je me respecte assez pour ne pas vouloir être la femme de M. Gorin.

D’une voix timide elle ajouta :

— Il serait plus honorable pour moi d’épouser un paysan intelligent et honnête.

— Je ne sais pas où elle va prendre ce qu’elle dit, s’écria Clarisse indignée.

— Ta sœur dit cela comme une maxime de philosophie, observa la mère.

— Ah ! à la bonne heure.

— Eh, grand Dieu ! s’écrie Mme Bertin en regardant par la fenêtre, voici M. Gavel et M. Bourdon maintenant. Et votre père qui est à la pêche, et puis, nous avons une jolie toilette pour les recevoir. Allons, je me sacrifie, mesdemoiselles, allez vite vous arranger un peu.

Clarisse en hâte s’esquive, mais Lucie reste immobile à sa place.

— Eh quoi, tu ne cours pas ?… lui dit sa mère.

— Non, maman, cette toilette-là est assez bonne pour M. Gavel.

Ils entraient. Mme Bertin fait quelques pas au-devant d’eux, le sourire sur les lèvres, en attachant les galons de son tablier des dimanches, qu’elle vient de mettre par-dessus l’autre ; mais celui-ci, plus long, dépasse de deux pouces au moins.

— Monsieur ! nous sommes très-flattées de votre visite, dit-elle à Gavel en lui adressant une révérence profonde.

— Madame, répond Gavel, c’est la visite d’un futur parent, très-heureux de faire bientôt partie de votre famille.

Lucie ne s’occupe guère que de son oncle ; mais celui-ci cause avecMme Bertin, et elle est forcée de répondre à M. Gavel, qui s’adresse à elle avec des amabilités de frère et d’ami.

— Laissez-moi vous avouer, lui dit-il, que je suis fier d’une aimable cousine, et j’espère vivement, de concert avec Mlle Aurélie, vous recevoir chez moi l’hiver prochain.

Et comme la jeune fille répond par un refus, il sourit et réplique :

— Vous êtes injuste de me traiter en étranger, quand mes sentiments sont déjà ceux d’un parent affectueux. Au reste, cette grâce que vous me refusez, elle est accordée à votre insu.

— Comment cela ? demande Lucie.

— On a disposé de vous sans votre consentement. Je vois que M. Bertin est un père barbare ; mais comme vous n’êtes condamnée qu’à des fêtes et à des succès, permettez-moi de ne pas vous plaindre, moi surtout, qui profiterai si agréablement de votre malheur !

Lucie rougit, car elle devine l’intention cachée sous ce projet. Son père a le fol espoir de lui procurer un mariage en la faisant paraître dans le monde. Elle se promet de n’y pas consentir, et répond évasivement à M. Gavel.

Cependant les paroles aimables de l’ingénieur, son ton respectueux, ses regards animés, tout en lui dit si flatteusement à Lucie : Vous êtes charmante ! que, malgré qu’elle en ait, elle ne sait comment faire pour être sèche et froide avec lui.

— Je venais aussi, dit M. Bourdon, vous engager à la fête de ma femme, qui a lieu demain. Vous savez, c’est sainte Claire. Mme Bourdon sera étonnée… comme à l’ordinaire. Elle a déjà donné ses ordres pour le repas. Grimaud lira un nouveau quatrain de sa façon et nous jouerons après dîner un joli proverbe. Vous viendrez, n’est-ce pas ?

— Certainement, répond Mme Bertin. Nous ne laisserons pas échapper cette occasion, mon cousin, d’unir nos vœux aux vôtres pour la prospérité de celle qui… qui…

— Eh bien ! je compte sur vous, dit M. Bourdon en se levant. À demain donc. Lucie, tu auras un rôle dans mon proverbe. Adieu, mesdames !

— Comment ferons-nous, dit Mme Bertin à Lucie, pendant que Clarisse est allée quitter la robe prise en l’honneur de M. Gavel, comment ferons-nous, ma pauvre Lucie, pour apprendre à ton oncle que le vin rouge est fini ? Clarisse pourtant ne peut s’en passer. Devant M. Gavel, je n’ai pas osé dire la moindre des choses à cet égard.

— Est-il absolument impossible d’en acheter d’autre ? demanda Lucie.

— Ah ! ma pauvre enfant, que dis-tu ? L’argent de notre foin a passé tout entier en emplâtres, en sirops, en sucre et en flanelle. Puis, il a bien fallu payer le cordonnier pour avoir d’autres souliers. Enfin, il n’y a plus rien que le reste des huit francs que tu as reçus de Poitiers pour tes broderies.

— Je vais en envoyer d’autres, maman.

— Hélas ! tu te fatigues trop. Et puis, est-ce qu’on peut acheter un tonneau de vin rouge avec quelques francs ? Tiens, voilà comment je m’y prendrai : je prierai ton oncle de nous céder une trentaine de bouteilles de son vin de Saintonge, en lui disant que tu rembourseras cela peu à peu sur le prix de tes broderies. Il n’aura pas le cœur de te faire payer.

Après un silence, elle ajouta : Il y aura demain au dîner beaucoup de biscuits et de gâteaux. Je prendrai de tout ce qu’on m’offrira, et je le glisserai adroitement dans ma poche. Tu devrais en faire autant, Lucie. Il n’y a plus que ces friandises qui donnent envie de manger à cette pauvre Clarisse. Je t’assure qu’en causant, personne n’y fera attention. Eh bien ! tu ne me réponds pas ?

— Oui, maman ! dit Lucie en détournant la tête, pour cacher des larmes brûlantes qui roulaient sur sa joue.

Le lendemain, comme les Bertin arrivaient tous les quatre au logis dans la première cour, appelée cour de la Ferme, ils rencontrèrent Michel conduisant un attelage. Il les salua du geste et de la voix. Mme Bertin et Clarisse passèrent sans le voir.

— Bonjour, mon garçon, dit M. Bertin, qui s’arrêta en voyant s’arrêter Lucie.

Elle n’avait pas voulu passer devant Michel comme devant le premier venu.

— Bonjour, Michel ! dit-elle en tournant vers lui son doux visage, rose d’émotion. Vous êtes donc ici en journée ?

— Oui, mam’zelle Lucie. J’y suis depuis huit jours. Je vas où l’on me demande.

— Eh mais, dit M. Bertin, est-ce que tu ne pourrais pas venir faire la moisson chez nous ? Voilà les blés qui jaunissent.

— Oui, M. Bertin ! de grand cœur ! à vot’ service quand vous voudrez.

— Bien ! bien ! dit le père de Lucie, qui n’était pas habitué à tant d’empressement ; car on se défiait du paiement avec lui, et la plupart des journaliers qu’il demandait refusaient avec d’honnêtes prétextes. C’est bien, mon garçon. J’en chercherai encore deux ou trois autres, car il faut s’y prendre de bonne heure avec les gens d’ici.

— Je vous les trouverai, moi, si vous voulez, M. Bertin, sans vous donner tant de peine.

— Eh bien ! ma foi, puisque tu es si obligeant, mon cher Michel, ça me fera plaisir. — Ce Michel est vraiment le plus honnête et le plus aimable garçon de Chavagny, dit M. Bertin à sa fille, en entrant avec elle dans la cour d’honneur.

Ils trouvèrent toute la société réunie après du rondpoint. C’était M. et Mme Bourdon, Aurélie, M. Gavel, Mlle Boc, le curé, M. Grimaud et le médecin Jaccarty.

— Nous allons dans l’allée des Acacias jusqu’au champ de seigle, dit M. Bourdon. Venez-vous ?

— Je veux bien ! répondirent à la fois M. Bertin et Lucie.

— Clarisse est fatiguée, allégua Mme Bertin. Nous irons toutes les deux nous reposer à la maison.

Après quelques cérémonies, Mme Bourdon les accompagna, et le reste de la société, se divisant par groupes, se mit en marche pour l’allée des Acacias, en traversant la première cour. M. Bourdon marchait devant, avec le médecin et M. Grimaud. Lucie venait ensuite, avec sa cousine et M. Gavel. Mlle Boc, M. Bertin et M. le curé causaient ensemble et tous les trois à la fois par derrière.

Ils passèrent ainsi devant Michel qui, assisté de deux autres hommes, déchargeait le char de seigle. Il était à ce moment près des chevaux. En apercevant Mlle Bertin, il souleva son chapeau, et celle-ci, tout en répondant à M. Gavel, qui l’interpellait, salua Michel avec un sourire, et d’un regard affectueux.

M. Gavel, ayant suivi la direction des yeux de Lucie, reconnut aussitôt Michel, et laissant échapper une exclamation, il s’avança vivement vers lui.

La rencontre de ces deux hommes rappela immédiatement à tout le monde un drame trop récent pour être oublié. Les personnes qui entouraient Gavel s’arrêtèrent. Le paysan qui, debout sur sa charrette, engrangeait les gerbes, s’appuya, pour regarder, sur sa fourche de fer, et par la fenêtre de la grange une autre tête curieuse se montra. Sans bien savoir pourquoi, Lucie eut un serrement de cœur.

— Je vous dois une grande reconnaissance, Michel, dit M. Gavel, et j’espère que vous me mettrez à même de vous payer quelque jour une faible partie de ma dette. Vous avez refusé les propositions de M. Bourdon ; j’espère que je viendrai à bout de vous faire accepter les miennes.

Ces paroles étaient dites à demi-voix, et Lucie les devina plutôt qu’elle ne les entendit. Chacun, sans oser s’approcher, tendait l’oreille, et M. Bourdon, qui s’était retourné, paraissait inquiet et impatient.

— Vous ne me devez rien, monsieur, répliqua Michel, dont la figure s’était contractée d’une expression répulsive et fière ; j’ai fait ce que je devais faire, et personne n’a le droit de me récompenser pour ça.

— Venez-vous, Gavel ? dit M. Bourdon, qui se remit en marche, afin d’entraîner tout le monde. Vous causerez avec ce jeune homme une autre fois.

Mais une maladresse commencée doit s’achever inévitablement.

— Eh bien ! soit, dit Gavel, incapable de deviner les sentiments de Michel à son égard, et qui, ne connaissant ni le caractère, ni les habitudes des paysans, prit la rudesse de Michel pour une grossièreté native ; nous causerons de cela plus tard ; mais, en attendant, Michel, tenez-moi toujours et partout comme votre obligé.

En même temps, avec une aisance et une noblesse qui l’édifiaient lui-même, il tendit la main au jeune paysan.

Michel pâlit, fronça légèrement les sourcils et laissa pendre sa main immobile à son côté.

— Michel ! s’écria d’un ton de colère M. Bourdon.

— Eh quoi ! vous me refusez ? dit Gavel stupéfait.

— Oui, M. Gavel, dit le jeune paysan sans élever la voix, mais si nettement que tout le monde entendit ; je ne peux pas vous donner la main, parce que je ne fais cette amitié-là qu’aux honnêtes gens.

— Ce jeune homme est fou ! s’écria Gavel plein de trouble, en se rejetant vivement dans le groupe des bourgeois. Oui, ce jeune homme est fou ! répétait-il éperdu, sans pouvoir reprendre possession de lui-même, tant l’avait étourdi un coup si imprévu.

— C’est plus que de la folie, dit Aurélie très-émue, c’est une horrible insolence ! Et que peut avoir à vous reprocher ce misérable paysan ?

— Vous savez, répondit Gavel, si pâle qu’il devait faire des efforts pour se soutenir, et qu’Aurélie n’hésita pas à lui offrir son bras, vous savez… ce guet-apens… dans la forêt, pour m’extorquer de l’argent, sous un odieux prétexte… M. Bourdon vous a raconté cela.

— Ah oui ! dit Aurélie dont la figure s’assombrit.

— Eh bien, j’ai cru que Michel m’avait sauvé la vie ; mais sans doute il était de connivence avec les autres brigands ; en voilà la preuve, n’est-ce pas ?

— Ce que je ne puis comprendre, reprit Aurélie, c’est que vous et mon père ayez pu renoncer à poursuivre cette affaire. Il faut que ce misérable soit insensé ! proféra-t-elle avec un élan de haine, en se retournant vers Michel, dont elle était déjà loin ; car ils avaient marché, tout en échangeant ces paroles.

M. Bourdon et ceux qui l’accompagnaient quittaient déjà la cour. Sans doute M. Bourdon, malgré sa colère, avait jugé prudent de ne pas donner plus d’éclat par son intervention à cet incident si net, si inattaquable et si foudroyant. Lucie, profondément émue, avait suivi machinalement Aurélie ; mais au bout de quelques pas, elle rougit de rester en compagnie de ceux qui injuriaient Michel pour sa noblesse et pour son courage, et elle s’arrêta, laissant passer devant elle ceux qui la suivaient.

— C’est une indignité, mes chers messieurs, disait Mlle Boc. On aurait dû mettre ce drôle à la porte. Quel effronté !

— Ma foi, c’est un gaillard qui n’a pas froid aux yeux ! répondit M. Bertin. Et le prêtre ajouta :

— Voilà les gens du siècle ! il n’y a plus d’autorité !

— Est-ce que tu retournes à la maison, Lucie ? demanda M. Bertin.

— Oui, papa, répondit-elle.

— Hein ! qu’en dites-vous, ma chère demoiselle ? lui cria la Boc à bout portant.

— Je dis qu’il a beaucoup de cœur, de courage et de dignité, répondit héroïquement Lucie.

— M. Gavel ? Je le crois bien ! Un autre aurait sauté sur ce petit misérable à coups de pied, et…

Mlle Boc s’interrompit en voyant que déjà Lucie était à dix pas, et se hâta de rejoindre M. Bertin et M. le curé pour leur achever sa phrase. Ils avaient tous disparu de la cour, lorsque Lucie, le cœur gros d’une émotion enthousiaste, arriva près de Michel. Il était encore un peu pâle, mais il avait repris son ton habituel, et disait à ses compagnons qui, tout émerveillés, l’entouraient :

— Assez causé, remettons-nous à l’ouvrage, et puisque vous trouvez que j’ai bien fait, à l’occasion faites-en autant. Comme ça, il n’y aurait peut-être pas tant d’orgueil chez les vauriens.

— Tu ferais mieux de t’en retourner chez toi, dit l’un.

— Par ma foi, je détalerais vite, ajouta l’autre.

— Non, dit Michel, je dois finir ma journée. Si M. Bourdon veut que je m’en aille, il me le fera dire, mais il me paiera ma journée entière auparavant.

— Est-il crâne ! reprit un des paysans. Ma foi, c’est comme ça qu’il faut faire, et moi je veux…

Il s’arrêta tout court en apercevant Lucie. Michel fit un pas vers la jeune fille.

— Vous les avez quittés ! lui dit-il avec des yeux rayonnants de joie ; vous n’avez pas voulu leur entendre dire du mal de moi ?

— Non, Michel, répondit-elle en lui serrant la main.

Les paysans regardaient ébahis.

— Vous êtes vraiment fort ! continua-t-elle en le regardant avec attendrissement. Vous valez mieux que moi !

— Ah mam’zelle Lucie ! s’écria-t-il avec protestation.

Gênée par les témoins qui l’entouraient, elle fit de la main un geste affirmatif, lui sourit et s’éloigna.

Elle se tint dans les jardins jusqu’au retour des promeneurs. Le dîner fut triste, ainsi que la soirée. On ne parla plus de l’incident et l’on s’efforçait d’être gai ; mais le souvenir de l’affront planait au-dessus de la fête et se lisait dans tous les yeux. Préoccupée comme les autres, Lucie l’était bien différemment. Ses yeux brillaient, et un beau sourire éclatait sur son visage.

— Qu’as-tu donc ? lui dit sa mère, un instant avant le dîner ; on dirait que tu viens de recevoir une bonne nouvelle. N’oublie pas ce que je t’ai dit pour les gâteaux.

À partir de ce moment, plus d’incertitude, plus d’hésitation, plus d’angoisses pour Lucie. Michel est assez noble et assez fort pour qu’elle se donne à lui sans honte et sans crainte. Maintenant, sa confiance est entière, elle bravera l’opinion. Elle sait bien qu’il faudra souffrir, mais elle détournera les yeux de l’insulte pour contempler dans son âme son amour et sa foi. Sous l’empire d’une conviction profonde, le courage n’est plus qu’un instinct, sauf pour les lâches. Mais un lâche croit-il ardemment ?

Lucie était pleine d’enthousiasme et de joie. Elle reprenait possession de la vie, et son bonheur à elle était en même temps celui de Michel. Seulement elle n’était pas libre ; de grandes difficultés lui barraient le chemin ; mais elle espéra de les surmonter.

Il s’agissait de faire consentir M. et Mme Bertin au mariage de leur fille avec un paysan. À première vue, cela était impossible. En y regardant bien, en analysant, avec une perspicacité qui lui vint subitement, le caractère de ses parents et les misères de leur existence, Lucie espéra de parvenir à son but avec beaucoup de persévérance et de temps. Mettrait-elle Michel dans la confidence ! Pourquoi lui voler ce bonheur ? Elle trouvait déjà son secret lourd à porter. Quelle force d’ailleurs n’y gagneraient-ils pas quand ils pourraient converger tous deux au même but et combiner les moyens de l’atteindre ! Puis, en pensant à l’ivresse de Michel quand elle lui dirait : Je vous aime, elle sentait son sœur défaillir.

Mais si l’amour et la raison ne pouvaient triompher de l’orgueil ? si tous les arguments et toutes les prières venaient échouer contre une opiniâtreté stupide ? Lucie ne le crut pas. D’ailleurs, se dit-elle, dans ce cas même, il vaudrait mieux être deux pour souffrir et se résigner. Seul, ne souffrirait-il pas davantage, puisqu’il m’aime !

Rompre avec ses parents pour épouser Michel quand même, elle n’y songea pas. N’allaient-ils pas perdre leur fille aînée ? Ils étaient si malheureux dans leur misère enjolivée d’orgueil ! Ils avaient bercé de tant de douceur et de mansuétude l’enfance et la jeunesse de Lucie !

On a trop exalté dans la première moitié de ce siècle la fatalité de l’amour. Déclarée irrésistible et divine, la passion a justifié trop d’égarements. La recherche du vrai, souvent tortueuse et aveuglée, s’est donnée comme révélation, et tout cela n’a fait peut-être que raffermir l’attachement aux erreurs traditionnelles par l’horreur et l’effroi d’un mal nouveau. Quoique plus sensuels, les Grecs étaient plus religieux lorsqu’ils faisaient mourir Biblis plutôt que d’absoudre l’inceste, qui eût été chez eux la source d’un débordement immense. Peut-être l’Orient est-il la patrie des passions fatales, toujours exceptionnelles cependant ; mais ce n’est chez nous, surtout en ces temps, qu’un luxe nouveau ; car notre époque est adonnée surtout aux spéculations de l’intelligence. Superstition, routine ou raisonnement résument l’histoire actuelle, dans ses causes ; mais il n’y a plus de fatalité.

Lucie aimait avec toute l’énergie et tout le charme qu’une âme pure et vierge peut mettre dans l’amour. Cependant elle n’éprouvait point de passion irrésistible, et si quelque loi sacrée eût condamné son mariage avec Michel, assurément elle eût obéi ; car un sentiment vrai ne s’élève pas contre les lois légitimes du sentiment.

Aussi intelligente qu’aimante, avant de s’engager, elle se demanda solennellement à elle-même si jamais, en aucune occasion, elle aurait la faiblesse de rougir de Michel. Cela est impossible dans les choses graves, se répondit-elle, où il se montrera toujours supérieur et droit ; quant aux petites choses, l’acte lui-même de mon mariage, ce défi public donné à l’opinion, devra me guérir à jamais de toute vanité bourgeoise. Enfin j’accepte, en épousant Michel, en même temps qu’une vie d’amour, une vie de travail. Mais ne suis-je pas déjà condamnée au travail le plus morne et le plus assidu ? Et si l’on disait au prisonnier cellulaire : Viens à l’atelier ! ne se lèverait-il pas avec joie ? Le travail fécond, au sein de la nature, couronné de fleurs et de fruits, je l’aime ! Avec Michel, ce ne sera qu’une des formes de notre bonheur.

Elle ne s’occupa plus désormais que des moyens de s’entendre avec son amant ; puis d’obtenir le consentement de son père et de sa mère.

Le lendemain, dans la journée, elle se promena quelque temps au jardin, entra dans le bosquet, et regarda furtivement par-dessus la haie. Michel ne travaillait pas chez lui.

Maintenant elle le cherchait, — non sans rougeur et sans que le cœur lui battît bien fort. — Pourquoi le désir est-il ainsi mêlé de crainte dans l’amour, sinon pour que l’amour réunisse les plus vifs sentiments de l’âme ? Et c’est à cause de cette complexité sans doute qu’il nous possède tout entiers.

Elle retourna le soir au bosquet, dès que la nuit fut venue. Quatre jours cependant devaient encore s’écouler jusqu’au rendez-vous. Mais en entrant, elle vit une ombre s’agiter dans le crépuscule ; un léger cri lui échappa.

— Je vous ai fait peur ! mam’zelle Lucie ; pardonnez-moi.

— Ah ! c’est vous, Michel, qui êtes là ?

— Je vous demande pardon, mam’zelle Lucie. Je ne savais pas que vous viendriez.

— Et si vous l’aviez su, vous m’auriez donc évitée, Michel ?

— Ah ! si vous n’êtes pas fâchée que je sois là ?…

— Fâchée ! ne serions-nous plus amis ? Nous le sommes plus que jamais. Je vous estimais bien, Michel, mais votre conduite d’hier fait que je suis fière de votre amitié. En général, tout le monde est lâche vis-à-vis des méchants impunis. Vous, Michel, vous êtes fort autant que vous êtes bon.

La voix de la jeune fille était profondément émue. Michel s’écria :

— Vous me récompensez trop ! Ce que j’ai fait ne vaut pas ce que vous me dites, chère mam’zelle Lucie. Comment aurais-je pu lui donner la main ? Un homme que j’ai vu se sauver en abandonnant une pauvre fille aux injures et aux coups ! Non, ça ne se pouvait pas. C’était bien simple, mam’zelle Lucie.

— Vous ne voulez donc pas de mes éloges et de mon admiration ? dit-elle.

— Oh si ! j’en veux ! Je ne demanderais que d’avoir tous les jours une chose bien grande et bien difficile à faire pour que vous me parliez tous les jours comme à présent.

— Que vous êtes ambitieux, Michel ! Et que vous êtes enfant ! ajouta-t-elle en se penchant vers lui. Cette estime et cette affection que j’ai pour vous, n’est-ce pas maintenant pour toute la vie ?

— Ah ! mam’zelle Lucie ! s’écria-t-il en se levant, et après avoir fait quelques pas avec agitation, il alla s’asseoir sur l’autre banc vis-à-vis d’elle. Je ne vous réponds quasiment rien, reprit-il, pour tout ce que vous me dites. C’est pas de l’ingratitude, allez, c’est que mon cœur m’étouffe au contraire. Le plus grand bonheur que je puisse avoir, vous me le donnez.

— Le plus grand ! répéta-t-elle d’une voix tremblante ; vous devez attendre bien plus… dans la vie.

— Non, rien de plus ! répondit-il.

Lucie n’osa répliquer. Elle était trop chaste et trop aimante pour savoir être coquette, bien qu’elle en eût la meilleure volonté. Ils se mirent donc à causer de choses indifférentes, avec beaucoup d’émotion ; assis en face l’un de l’autre, ils se penchaient, parlant à demi-voix, et quand leurs cheveux s’effleurèrent, Lucie fut la plus prompte à se retirer.

Après avoir quitté Michel, elle se dit : Il est trop timide et trop défiant de lui-même pour deviner jamais que je l’aime aussi. Et maintenant, il veille sur lui de toutes ses forces pour tenir le serment qu’il m’a fait l’autre jour. Comment faire ? Eh bien, lui dire tout simplement : Je sais que vous m’aimez d’amour, et moi aussi… Oh ! mais cela est impossible ! Oui, c’est le plus simple ; mais je ne pourrais pas.

Songeant ensuite à la vivacité passionnée de son jeune amant, elle sourit : Il faudra bien qu’il soit pris en défaut, reprit-elle, et il verra bien alors que je ne me fâche pas. — Elle retourna au jardin le lendemain soir, avant l’arrivée de Michel, et elle s’assit dans un coin, adossée contre le feuillage.

Il vint bientôt après, et, sans la voir, il s’arrêta près d’elle, en regardant par l’ouverture du bosquet dans l’allée. Lucie alors lui prit la main. Il étouffa un cri et faillit tomber à ses genoux ; mais il n’en fit rien et s’assit encore en face d’elle sur l’autre banc. Ils causèrent. De temps en temps, Lucie se disait : Si j’avais du courage… ce serait plus noble et plus franc. Mais elle n’en trouvait pas.

Elle le questionna sur sa vie de tous les jours, pensant qu’il avouerait peut-être un chagrin, dont elle demanderait la confidence. Mais elle n’obtint que des jugements pleins de tact et d’intelligence sur les personnes et les choses qu’il voyait.

Enfin, ils en vinrent à parler de Gène, et elle dit tout à coup :

— Vous ne songez donc point à l’épouser ?

— Non ! répondit-il.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? Ah ! s’écria-t-il avec rage, ça vous ferait plaisir, n’est-ce pas, de me voir marier.

— Non ! répondit-elle en tremblant.

— Non ! vous dites non ! Pourquoi ça ? Dites-le moi…

Peut-être le lui eût-elle dit tout bas, s’il eût été plus près d’elle ; ou du moins, elle eût penché son visage confus sur l’épaule de Michel, et, sans doute alors, il eût deviné, quand même elle n’eût rien dit. Mais ces mots terribles : parce que je vous aime, avaient deux pas à faire tout seuls avant d’arriver à lui, et le silence était là pour les entendre. Elle ne trouva pas de voix pour répondre, et Michel n’insista pas.

S’il avait fait jour, dans ces moments-là, rien qu’à se regarder pourtant, ils se seraient compris.

Elle le comblait de bonheurs qu’il subissait en silence, n’osant ni se plaindre, ni laisser éclater son ivresse ; et il n’eût pas su lui-même qui de la souffrance ou de la joie déchirait le mieux son cœur. C’étaient les plus doux mots d’affection ou d’estime, des confidences, des taquineries charmantes, pleines d’égalité. L’occasion arrivait souvent ; lui ne la voyait pas ou la fuyait ; elle, qui l’avait appelée, toute saisie de la voir, fermait les yeux, et l’occasion passait.

Une fois, confiant à Michel sa peine à l’égard de Clarisse, dont l’humeur et la santé empiraient chaque jour, elle prit dans ses deux mains la main robuste de son jeune ami, et tout en continuant de parler, elle la tenait ainsi doucement. Bientôt, elle sentit la main de Michel se retirer ; elle osa la retenir à son tour.

— Laissez-moi ! dit-il brusquement.

Elle se sentit envie de pleurer, et ne trouva rien à dire. Pourtant, c’était bien trop fort !

Le dimanche matin, après avoir fait sa toilette avec coquetterie, elle courut au jardin et cueillit une belle rose en passant dans l’allée. À peine était-elle près de la haie, qu’elle aperçut Michel de l’autre côté, un livre à la main. En se voyant, ils rougirent tous deux.

— Quel livre lisez-vous ? demanda Lucie.

— Le dernier que vous m’avez donné, l’Histoire des voyages.

— Où en êtes-vous ?

— Je ne sais pas, répondit-il, naïf et confus comme un écolier sincère.

— Ah ! c’est ainsi que vous lisez ! s’écria-t-elle en riant. Quel savant vous ferez un jour, Michel !

— Je ne peux plus lire, dit-il. Il n’y a pour moi sur les pages que du noir et du blanc, et, quand je veux m’y forcer, je lis les mots sans les comprendre.

— À quoi songez-vous donc ? reprit-elle en baissant les yeux.

Il ne répondit pas, et dit seulement une minute après :

— La belle rose que vous avez !

— Elle embaume ! dit-elle en respirant ; puis, par-dessus la haie, elle la lui tendit, toute chaude de son haleine. En rougissant, il la pressa sur ses lèvres, et la rendit à la jeune fille.

— Quoi ! dit-elle, plus rose que la fleur et d’une voix entrecoupée, vous ne la gardez pas ? En même temps, la refusant du geste, elle étendait la main…

Cette main disparut sous d’ardents baisers. Leur premier mot sans doute allait être un aveu, quand la porte du jardin s’ouvrit.

— Lucie ! appelait M. Bertin.

Elle tressaillit et s’élança vivement dans l’allée.

— Me voici ! dit-elle.

— Ah ! tu causais avec Michel, dit son père. Viens, j’ai à te parler. Il lui prit le bras, et, l’emmenant à quelques pas :

— Voyons ! demanda-t-il en regardant Lucie dans les yeux, veux-tu te marier ?

Elle rougit beaucoup.

— C’est clair ! dit le père. Aussi je suis bien sot d’aller faire à une fille une pareille question ! Mais à présent, dis-moi, veux-tu te marier avec M. Gorin ?

— Non ! non certainement ! s’écria-t-elle.

— Diable ! c’est encore plus clair. Pourtant, réfléchis un peu, ma chère petite. Tu sais ce que nous avons, rien du tout. Gorin n’est pas un jeune freluquet, galant et pomponné, j’en conviens ; il ne sait rien dire d’agréable ; il est sot, grossier, rapace, entêté comme une mule, vaniteux comme un paon ; mais, du reste, ce n’est pas un mauvais diable, et puis, c’est un homme habile : songe donc, il a déjà ramassé plus de soixante mille francs. Comment fait-il ? Je voudrais bien le savoir ; mais le diable m’emporte si j’y comprends rien. Enfin, c’est comme cela. Tu vois que ça mérite réflexion. Penses-y bien jusqu’à ce soir. Gorin doit venir chercher la réponse. Ma foi, si tu dis non, il sera bien attrapé.

— Il s’imaginait donc me combler de joie ? demanda fièrement Lucie.

— Parbleu ! il voulait que je disse oui tout de suite, comme si tu n’avais pas ton mot à donner là dedans. Et puis, il m’a compté tout ce qu’il avait en terres, en argent, en bœufs et en espérances. Et il m’a répété deux ou trois fois : — Voyez-vous, avec moi, votre fille aura toujours du pain sur la planche. Je comprends bien qu’il te déplaise, ma pauvre enfant ; mais il faut considérer l’avenir.

Elle se mit à rire.

— En quoi l’avenir serait-il moins triste avec lui que le présent ? demanda-t-elle.

— Tu feras comme il te plaira, ma chère petite, reprit le père. Je donnerais de mon sang pour te procurer un mari digne de toi ; mais ça n’y ferait rien. J’ai peur que tu ne restes vieille fille, et ça serait peut-être encore plus triste que d’épouser Gorin. Qu’en dis-tu ?

— Non, répondit Lucie. Mais qui sait ? Peut-être aurai-je un mari bon et aimable quelque jour. Alors mon cher père serait heureux, n’est-ce pas ? dit-elle en le regardant avec câlinerie.

— Ma foi, oui ! et si tu peux faire ce coup-là, je t’en serai bien reconnaissant. Allons, va causer avec ta mère, et n’oublie pas de réfléchir un peu jusqu’à ce soir.

Mme Bertin était fort embarrassée. Elle fit bien quelques phrases sur le pouvoir des charmes de Lucie, et sur la flamme de Gorin ; elle essaya bien de poétiser un peu ce dernier en le nommant un campagnard naïf et sincère, toutefois elle ne trouvait pas son affaire là dedans. Il n’y avait ni obstacles, ni persécutions, ni séductions d’aucune sorte, ni aucun prétexte à quoi que ce fût de romanesque et d’idéal. Mme Bertin (nous dévoilons ici ses plus secrètes pensées) avait mentalement fiancé Lucie avec son cousin Émile. Ils étaient faits l’un pour l’autre, à son avis ; du moins, la richesse et le rang d’Émile étaient faits pour convenir à la fille de Mme Bertin, qui n’oubliait jamais, comme tant d’autres romanciers, de gratifier négligemment ses héros des faveurs de la fortune. Ils n’y tenaient pas, certes, mais ils ne méritaient pas pour cela d’en être privés.

Comme, de la part des deux jeunes gens, aucun signe de préférence exclusive n’avait justifié cet arrangement secret, Mme Bertin le gardait enfoui au plus profond de ses rêveries. Elle ne put s’empêcher pourtant de s’écrier à cette occasion :

— Que dirait ton cousin de ce mariage ?

— Émile ? répliqua Lucie, assurément il se moquerait de moi !

C’était bien gai, tant que Mme Bertin ne trouva rien à dire. Un peu plus tard, elle reprit :

— Ma pauvre enfant, dans la position de fortune où nous sommes, ce mariage, malgré tout, serait un avenir pour toi. Et si tu n’as pas d’autre inclination… Elle regarda fixement Lucie qui rougit beaucoup. Elle aime son cousin ! J’en étais sûre ! pensa Mme Bertin. Ah ! ma chère fille ! dit-elle en l’embrassant, tu n’as point affaire à des parents cruels ! Et, quoi que tu décides, le vœu de ton cœur sera respecté !

Clarisse était livide et sombre. Elle ne parlait pas ; mais la contraction de ses traits et la rougeur des pommettes de ses joues décelaient le travail intérieur du mal qui la rongeait. Quelque vulgaire et presque offensante que fût pour sa sœur l’offre de ce mariage, elle n’avait jamais eu rien de semblable à repousser.

Ils allèrent comme de coutume passer l’après-midi chez les Bourdon. Après le dîner, M. Bertin devait retourner chez lui pour recevoir Gorin, et lui transmettre le refus de Lucie.

Au logis, ils trouvèrent Mlle Boc qui rayonnait. Elle embrassa Lucie et l’appela vingt fois ma mignonne. Mme Bertin se crut obligée à plus d’aménité qu’à l’ordinaire envers Mlle Boc, afin de la dédommager d’avance de la déception qu’elle allait partager avec son cousin. On évita de s’expliquer. Mme Bourdon, par moments, regardait Lucie d’un air froid et méprisant.

Aussitôt après le dîner, M. Bertin s’esquiva. On fit quelques tours de jardin ; on s’assit une demi-heure sous les arbres, puis, comme la fraîcheur du soir était pernicieuse pour Clarisse, les dames Bertin retournèrent chez elles à la nuit tombante. En approchant du cimetière, elles aperçurent au bout du chemin M. Bertin qui marchait à grands pas, comme impatient de leur arrivée, et qui, en les voyant, leur tourna le dos, et revint à la maison. Quand elles passèrent devant les Touron, assis au seuil de leur porte, elles les entendirent chuchoter entre eux.

À peine étaient-elles entrées, que la porte du corridor, poussée violemment, se fermait avec un fracas dont la maison retentit, et dont la pauvre malade fut ébranlée dans tout son être. Elle s’en plaignait, et Mme Bertin réclamait en disant :

— Je crois, Fortuné, que tu es fou ce soir ! Qu’as-tu donc à faire tant de tapage ?…

Quand M. Bertin, prenant brusquement Lucie par le bras, et l’amenant au milieu de la chambre, s’écria, rouge, irrité, flamboyant, l’œil ardent et la voix tonnante :

— M’expliquerez-vous, mademoiselle, de quelle nature sont vos relations avec ce drôle de Michel ?

Un silence complet répondit seul d’abord. La mère et la sœur étaient stupéfaites. Lucie respirait à peine. La parole de son père avait traversé son cœur comme un coup de poignard. Ce n’était pas ainsi que son cher secret devait être révélé.

— Tu outrages ta fille ! dit enfin Mme Bertin. Il y a longtemps que je connais ces bruits indignes. Ce sont des calomnies de Mlle Boc et des Touron. C’est M. Gorin qui t’aura dit ça par vengeance, n’est-ce pas ?

— Grand Dieu ! s’écria Clarisse, est-on malheureux de vivre ainsi parmi des gens de bas étage qui vous ravalent, rien qu’en s’occupant de vous !

— Répondras-tu ? cria M. Bertin à Lucie.

— Mais tu l’ahuris ! dit la mère. Lucie, voyons, réponds bien vite à ton père que tout cela est ridicule et plein de mensonge, et que tu n’as pas vu Michel depuis longtemps.

— Elle lui parlait ce matin devant moi, par-dessus la haie ! cria M. Bertin furieux. Sais-tu ce que m’a dit Gorin ? continua-t-il en se retournant vers sa femme, comme s’il eût voulu la dévorer elle-même ; écoute, et puis tu vanteras ta sainte de fille après, si tu veux. Il m’a dit :

— Tout le monde cause dans Chavagny de votre fille et de Michel. Moi, je crois bien qu’il n’y a pas de mal, puisque je l’ai demandée ; mais, la première défense que je lui aurais faite, une fois marié, c’aurait été de toucher tant seulement un mot à ce grand vilain gars. Si elle ne veut pas de moi, c’est parce qu’elle est affolée de lui. — J’ai pensé le battre, je l’ai poursuivi d’injures jusque dans le chemin, et, comme il criait aussi des bêtises, les Touron qui étaient sur leur porte, avec un des Barbet, sont accourus pour savoir ce que c’était, et Touron m’a dit, à moi parlant, entends-tu, ma femme ? il m’a dit : — J’osais pas vous en entretenir, monsieur Bertin, mais faut prendre garde à la jeunesse, voyez-vous. Promenez-vous un peu plus souvent à la brune dans votre jardin.

— C’est une honte ! s’écria Mme Bertin, qu’un père aille ainsi parler avec des gens de rien, dans la rue, sur le compte de sa fille. Tu autorises toi-même les calomnies, et, si elle est perdue de réputation, c’est à toi qu’il faudra s’en prendre. Mais réponds donc, Lucie ! réponds donc à ton père que tu n’as… que tu ne peux rien avoir de commun avec un paysan.

— Je l’aime ! dit-elle en relevant la tête avec résolution, bien qu’elle fût très-pâle et qu’elle fermât à demi les yeux.

M. Bertin se précipita sur Lucie en poussant un cri de rage ; la mère, courant au secours de sa fille, criait : Elle est folle ! Va-t’en, Lucie ! Laisse-la, Fortuné !

— Elle est folle ! répéta Clarisse, en tombant sur une chaise, à demi suffoquée.

— Dis que ça n’est pas vrai ! hurlait M. Bertin en serrant le bras de Lucie ; dis que c’est pour me braver, pour me mettre en colère ! à genoux, là, tout de suite, avoue que ce n’est pas vrai !

— C’est vrai ! dit la pauvre enfant d’une voix éteinte, mais courageuse, et si je l’aime, c’est qu’il est digne d’être aimé.

— Au nom du ciel ! tais-toi ! tais-toi ! répétait la mère. Malheureuse !

Par un violent effort, M. Bertin recula jusqu’à l’autre bout de la chambre pour ne point frapper sa fille, et presque aussitôt, poussant une nouvelle exclamation de fureur, il s’élança hors de la maison.

Lucie retrouva des forces pour courir après lui.

Elle ne s’était pas trompée : M. Bertin allait au jardin avec l’espoir d’y surprendre Michel. Quand elle arriva au milieu de l’allée, son père entrait déjà dans le bosquet, mais elle vit tout de suite à son attitude qu’il y était seul, et elle respira.

— Que viens-tu faire ici ? cria-t-il en la voyant. Viens-tu le chercher sous mes yeux ? Qu’il ose remettre les pieds chez moi, cet effronté coquin ! Je viendrai tous les soirs ici faire ma ronde avec mon fusil ! Et ce passage de la haie sera fermé dès demain ! Qu’il y vienne ! répétait-il en montrant le poing du côté de chez la Françoise, qu’il y vienne, ce beau Michel !

Lucie ne répondit rien. Il fallait que ce paroxysme s’épuisât de lui-même. Elle revint sur ses pas, et, rencontrant sa mère, elle se jeta dans ses bras. Mais, rassurée maintenant sur tes effets de la colère paternelle, sa mère la repoussa.

— Tu veux devenir notre honte, dit-elle, toi qui étais notre orgueil. Laisse-moi, tu n’es plus ma fille, puisque tu mens au sang que je t’ai donné.

La pauvre enfant se traîna dans sa chambre, l’âme et le corps brisés. Voilà, se disait-elle, voilà le commencement des tortures ! et par moments le courage et l’espoir l’abandonnaient, au début de cette voie douloureuse.

Mais alors elle pensait à Michel. Au milieu des ténèbres d’erreur et de vanité folle qui l’enveloppaient, ce rayon d’amour et de certitude l’éclairait et la consolait.

Toutefois ses pensées étaient à l’inquiétude plus qu’à la réflexion. Assise à sa fenêtre ouverte, elle écoutait et regardait à travers l’ombre dans le jardin, tremblant que Michel ne vînt et ne fût rencontré par son père qui allait et venait dans l’ailée à grands pas, heureusement peu soucieux de faire du bruit, car il soufflait bruyamment, et de temps en temps il se parlait à lui-même. La jeune fille se sentit rassurée par ces allures. Certes, son père ne songeait pas à exécuter sa terrible menace. Quoiqu’il fît nuit, elle distinguait à ses mouvements qu’il n’était pas armé. D’ailleurs Michel n’était pas un étourdi ; la présence de M. Bertin lui donnerait à penser. Il se tiendrait caché derrière la haie, sans doute, jusqu’à l’heure où il désespérerait de voir Lucie. Et qui sait ? peut-être y était-il déjà quand M. Bertin avait couru pour le surprendre ? Peut-être avait-il entendu ?

Mais prompt et gouverné par le sentiment comme l’était Michel, il pouvait devenir bien téméraire sous l’empire d’une inquiétude. Afin de lui montrer où elle était, et qu’elle n’était point malade, elle éclaira sa chambre, et passa plusieurs fois entre la fenêtre et la lumière. Quelque temps après, elle éteignit pour faire croire qu’elle était couchée, puis elle rouvrit doucement sa fenêtre, et prêta l’oreille de nouveau. Alors elle entendit la voix de sa mère qui pressait M. Bertin de rentrer. Cette voix plaintive et entrecoupée, dont le vent de la nuit lui apportait les sons, fit plus de mal à la pauvre fille que les rugissements de son père. Elle saisit çà et là ces mots : L’abîme de notre malheur !… Lucie est incapable… tu lui parleras demain… tu lui fais tort… Les Touron nous épient… dix heures…

Elle l’entraîna enfin ; mais il pouvait revenir. Inquiète encore, Lucie continua de veiller, penchée sur la fenêtre et la tête appuyée sur son bras, l’esprit plongé dans ces spéculations ardentes sur le problème de l’avenir, par lesquelles l’homme ne se lasse jamais d’interroger le silence. Elle ne s’était pas trompée : la porte du jardin fit entendre son craquement habituel, et les yeux de la jeune fille, faits à l’obscurité, reconnurent bientôt dans l’allée la forme épaisse de M. Bertin, qui cherchait vainement à rendre son pas léger. Il alla fureter dans le bosquet : elle respirait à peine ; mais aucun bruit n’eut lieu, et elle revit l’ombre massive errer dans les allées transversales. Enfin, il s’arrêta longtemps sous la fenêtre de Lucie, prêtant l’oreille. Elle palpitait de honte et de colère. Oh ! sa mère, elle, ne se fût pas arrêtée là ! Elle se dit, dans un vif élan d’amour : Lui ! Michel n’avilira jamais ceux qu’il aime par de tels soupçons ! Elle en appelait à lui, à sa noblesse et à sa pureté de tout le mal qui la blessait sur terre.

Sous cette impression, elle se sentit plus forte dans sa haine des pauvretés morales, et plus résolue dans son amour du juste et du vrai, en dépit des formes et des classifications. Un grand pas est fait, se dit-elle, que j’aurais trop longtemps retardé peut-être par faiblesse. Tant mieux ! Maintenant il ne s’agit plus que de persévérer avec habileté, en profitant de tout ce qui pourra me venir en aide, et en surmontant l’obstacle à force de patience et d’énergie. Eh bien, je le ferai ! — Elle songeait à Michel, au bonheur qu’il éprouverait d’être aimé, et par ce bonheur elle se sentait payée d’avance de toutes ses souffrances, et même des tourments de son père et des larmes de sa mère ; car entre ces deux génies, la durée ou le passé, le mouvement ou l’avenir, qui se disputent éternellement notre âme, notre sort et l’empire du monde, n’ayant que vingt ans, elle n’hésitait pas, et, voulant vivre, elle marchait.

Il était minuit peut-être quand les pensées de la jeune fille commencèrent à suivre une ligne moins directe, et, se croisant çà et là capricieusement, vinrent à se changer en idées riantes ou cruelles qu’elle entrevoyait s’agitant autour d’elle, à travers ses paupières alanguies. Elle s’endormit.

Un rêve pénible lui montrait son père aux prises avec Michel, quand un souffle à son oreille et son nom murmuré l’éveillèrent. À la clarté de la lune qui venait de se lever, elle vit Michel, monté comme l’autre fois sur le contrevent du rez-de-chaussée, qu’on ne fermait jamais la nuit. Lucie avait en lui une confiance si pure, qu’elle ne songea pas même à s’étonner qu’il fût venu la nuit à sa fenêtre, quand il devait la croire endormie. De lui-même il s’expliqua.

— J’apportais ce billet sur votre fenêtre, dit-il en le montrant, je n’espérais pas vous trouver. Qu’est-il donc arrivé, mam’zelle Lucie, et pourquoi votre père veut-il me chasser à coups de fusil ?

— Ah ! vous avez entendu ? répondit-elle à ce mot qui renouvela toute sa terreur, et vous avez osé venir ! Ah ! cher ami, fuyez bien vite, et désormais soyez prudent ! Elle parlait si bas que sa voix ne s’élevait pas au-dessus du bruit des feuilles agitées par l’air ; mais il entendait bien, et quand pour la première fois elle eut dit : Cher ami ! ce ne fut pas la peur des coups de fusil qui le fit trembler.

— Partez ! reprit-elle, votre présence ici me fait mourir de crainte…

— Mais qu’est-il arrivé ? demanda-t-il de nouveau.

— M. Gorin et les Touron ont dit à mon père que nous causions au jardin tous les soirs. Mon père est furieux ; tout à l’heure, dans un transport de colère, il serait capable de vous tuer… Dans huit jours, il ne sera plus le même. Attendez ! soyez prudent et patient ! Comptez sur moi, et, dès la première occasion qui se présentera de nous voir et de nous parler, venez, j’y serai. Partez vite ! Adieu ! ajouta-t-elle en lui serrant la main avec force ; adieu, Michel !

— Adieu ! répondit-il de cet accent plein d’émotion contenue, qui la faisait frémir, comme s’il eût dit : Je vous aime ! Il se pendit par les mains, tomba sans bruit, et bientôt après elle le vit disparaître derrière le bosquet.