Un mariage scandaleux/4

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Librairie de Achille Faure (p. 71-93).


IV


Pendant quelques jours, il ne fut question à Chavagny que du mariage de Mlle  Bourdon et des belles noces qui auraient lieu. Comme ailleurs, la richesse des fiancés disposait tout le monde à prendre à leur sort un grand intérêt mêlé de respect. On exagérait même un peu cette richesse, car, dès qu’il s’agissait de centaines de mille, quelques-unes de plus ou de moins ne faisaient rien à l’affaire, et c’était bien tout un pour ceux qui en parlaient. On assurait que le préfet assisterait aux noces, et il y en eut des villages qui, ne sachant point ce que c’était qu’un préfet, répétèrent tout bonnement que le roi en serait : d’où le bruit se répandit bientôt que M. Bourdon et le roi Louis-Philippe s’étant remis en bon accord, il se pourrait bien faire que le roi vînt aux noces, ou tout au moins quelqu’un des siens. Certains savants du village objectaient la distance de Chavagny à Paris ; mais d’autres répondaient à cela que le chemin de fer à présent venait de Paris à Tours et que le roi d’ailleurs avait de bons chevaux.

Où l’on pensait le plus à ce mariage, bien qu’on en parlât peu, c’était chez M. Bertin. Dans cette famille qui jusque-là s’était le plus possible retranchée dans les illusions du passé, vivant au jour le jour, c’avait été une lumière sinistre éclairant l’abîme. Aurélie, jeune femme, reléguait déjà Clarisse et Lucie au rang des filles mûres ; et forcés de constater ce fait, contraints par là de supputer les chances d’avenir que possédaient leurs filles, à quoi pouvaient prétendre, que pouvaient espérer M. et Mme  Bertin ? Malgré l’insouciance naturelle de l’un et les rêveries enfantines de l’autre, ils étaient donc préoccupés, et Clarisse et Lucie parfois surprenaient une inquiétude amère dans les regards de leurs parents attachés sur elles.

Pour elles aussi la vie s’était faite plus silencieuse, plus sombre, et la demeure où elles étaient nées, qu’elles aimaient, leur paraissait par moment obscure et froide comme un tombeau.

Chez Clarisse, d’ailleurs, cette impression existait depuis longtemps. Quand, au sortir des appartements de sa tante, elle rentrait dans le réduit délabré qu’ils appelaient le salon, toujours une horrible tristesse lui serrait le cœur. Depuis l’annonce du mariage de sa cousine, elle était visiblement plus souffrante, et ne quittait guère le coin du feu, en dépit du gai soleil d’avril qui chauffait la terre, et du renouveau qui se faisait partout, dans la prée où s’épanouissaient les violettes, dans le jardin où boutonnaient les lilas, dans la cour même où les poules faisaient entendre de maternels gloussements, parmi l’herbe reverdie où les pigeons roucoulaient éperdus d’amour. Couverte d’un châle et les pieds sur sa chaufferette, elle brodait languissamment, recueillie dans ses pensées, ou bien, ouvrant de romanesques bouquins déjà lus et relus, elle se plongeait dans une lecture que sa toux sèche et fêlée interrompait fréquemment.

Moins gaie qu’autrefois, Lucie était devenue plus active encore. Après s’être acquittée des soins domestiques, elle jetait quelquefois sa broderie et courait au jardin. Là, elle éclaircissait et sarclait les fraisiers, greffait quelques belles roses dans la haie sur de vigoureux églantiers, et de sa petite main armée d’un sécateur elle achevait de tailler les arbres fruitiers, d’après les leçons qu’elle avait reçues de son oncle.

Cependant, sous l’éclat des premiers soleils, le jardin offrait un aspect fort triste. Des six carrés qui le composaient, un seul avait été bêché, et les cinq autres gardaient encore sur un sol compact les débris des végétaux de l’année précédente, mêlés à des touffes d’herbes folles. Ce n’était pourtant pas Lucie qui pouvait remuer et ensemencer tout cela.

Un matin, vers dix heures, Lucie était au jardin. Elle venait de donner à ses fraisiers un dernier coup de sarcloir, et, tandis qu’elle s’appuyait au tronc d’un vieux pécher, haletante et la figure empourprée, elle regardait avec désespoir tout ce terrain infertile où s’étalaient joyeusement, comme des vagabonds dans un palais, sauges, lauriers pourprés, tithymales, séneçons et marguerites. À ce moment, M. Bertin parut. Il tenait ses mains croisées derrière le dos, et marchait les yeux fixés à terre. Sa figure enluminée, aux joues épaisses, était empreinte contre l’ordinaire d’une grande tristesse. Lucie, préoccupée de son côté, n’y fit pas attention d’abord, et, passant le bras sous celui de son père :

— Cher papa, dit-elle, décidons quelque chose, voyons ! Le jardin ne peut rester ainsi. Puisque Luret ne vient pas, nous ne pouvons faire autrement que de prendre un autre jardinier.

M. Bertin haussa les épaules.

— Eh ! je te l’ai déjà dit, Lucie, Luret nous doit de l’argent, et c’est pour cela qu’il faut l’employer ; autrement il ne nous payerait jamais.

— Ne vois-tu pas, cher père, qu’il y met de la mauvaise volonté ? qu’il ne veut pas venir ? qu’il ne viendra pas ? Cependant, si notre jardin reste en friche, que mettrons-nous sur la table cette année ?

— Je ne sais que faire, vois-tu. Quand j’essayerais encore de bêcher moi-même… tu sais bien qu’au bout d’un quart d’heure je suis tout en nage. Quant à prendre un autre journalier, nous n’avons pas de quoi le payer, ma pauvre fille. Tiens, ce qui m’occupe encore davantage, c’est notre champ, qui ne se laboure ni ne s’ensemence, tandis que tous les autres blés de printemps sont déjà faits. Il faudra, Lucie, que tu ailles toi-même chez Mourillon le presser de venir. Moi, je suis las de lui en parler. Ah ! rien ne va, ma pauvre enfant, rien ne va et j’ai bien du chagrin !

— Du chagrin ! répéta la jeune fille étonnée, car ce mot là n’était pas dans les habitudes de langage de M. Bertin. Quoi donc ? y a-t-il quelque autre chose encore, mon bon père ?

— Oui, la santé de la sœur commence à m’inquiéter beaucoup. Le docteur est venu tout à l’heure. Il a encore ausculté la poitrine, et alors il a fait deux ou trois grimaces que j’ai sur le cœur. Tiens, Lucie, je crains que ça ne finisse mal.

— Oh ! cher papa, dit Lucie, les craintes sont exagérées. Clarisse est si forte !

— Oui, certes, elle l’était. Mais songe donc qu’il y a déjà près de deux ans que cette maladie a commencé. Mon Dieu ! où peut-elle avoir pris ça ? Nous sommes tous robustes dans la famille. Mais, Lucie, ne dis rien de toutes ces choses à ta mère. Tout à l’heure, me sentant devenir tout bête, je m’en suis allé pour qu’elle n’en vît rien. Ah ! mon Dieu ! la voici ! Donne-moi ton sécateur, Lucie, vite, que je me sauve, et qu’elle ne se doute pas…

La voix de M. Bertin s’éteignit au milieu de sa phrase, mais deux larmes qui roulaient sur ses joues en achevèrent le sens. Il s’éloigna vivement, le sécateur à la main, tandis que sa femme lui criait : — Fortuné, où vas-tu donc ?

— Là-bas, couper des branches dont j’ai besoin, répondit le pauvre homme d’une voix rauque. Et, passant par une trouée de la haie, il disparut dans le pré.

— Ton père est toujours le même, il ne s’occupe de rien, dit Mme  Bertin à sa fille. Je ne sais pourtant où donner de la tête, moi. M. Jaccarty sort de la maison. Il trouve que Clarisse a besoin de soins, de grands soins, m’a-t-il dit. Hélas ! ta sœur est sans doute plus malade que nous ne croyons. Il faut encore du sirop de Lamouroux et de l’onguent stibié. Que faire, Lucie ? nous n’avons pas d’argent ! Quatre francs suffiraient pour le moment, quoique bientôt après il faudra quelque autre chose. Enfin, nous n’avons pas même ces quatre francs. Je n’ai rien trouvé dans le tiroir, et je sais bien que ton père ne cache pas l’argent.

— Heureusement, j’ai cinq francs, moi, dit Lucie.

— Ah ! ma pauvre enfant, le prix des broderies que tu fais vendre à Poitiers. Je ne voudrais pas toucher à cela ; tu as besoin de tant de choses. Il le faut des souliers ; si nous trouvions un autre moyen.

— Je te les prêterai seulement, si tu veux.

— Oui, mais comment ferai-je pour te les rendre ? Ah ! ma chère Lucie, la vie est une rude épreuve, et si dans cette vallée de larmes la vertu ne nous soutenait pas… Vois-tu, il y a des moments où je cherche avec tant d’ardeur le moyen d’avoir un peu d’argent, que je vendrais pour cela de mon sang ou de mes années, si cela se pouvait !

— Maman, il y aurait des moyens très-simples, mais dont tu ne veux pas. En faisant comme les gens d’ici qui vivent très à l’aise avec aussi peu de terre que nous…

— Mais nous ne sommes pas des paysans, nous, ma pauvre petite. Nous n’en sommes, il est vrai, que plus malheureux ; mais enfin, puisque nous avons un rang, il faut bien le tenir.

— À quoi bon, maman, si, au lieu d’avantages, ce rang ne nous procure que des peines ? Pourquoi rester dans une situation mauvaise quand il se trouve des moyens honnêtes et faciles d’en sortir ? Je te l’ai dit souvent, si nous avions un porc à l’étable, cela nous fournirait de la graisse pour toute l’année, et de la viande souvent. Avec une chèvre, nous aurions du lait et des fromages. Nous pourrions encore… Sais-tu combien la Françoise a vendu son troupeau de dindons cet hiver ? Cent vingt francs, maman !

— Eh ! qu’est-ce que cela nous fait, ma pauvre Lucie ? Ne sais-tu pas, toi, combien de peine il faut prendre pour ces bêtes-là. En les nourrissant au grain, ils coûteraient plus chers qu’on ne pourrait les vendre. Tu ne voudrais pas, apparemment, comme la Françoise, les conduire dans les champs après la moisson, ni dans les prés manger des sauterelles, ni ramasser, l’hiver, le gland des chênes dans les bois ? Ah ! si nous vivions dans un désert, à la bonne heure ! oui, dans le désert, loin des hommes, nous serions moins infortunés ! La paix, la vertu, les fruits de la terre suffiraient à notre innocente vie, et les soucis de l’orgueil, les tourments de la vanité n’approcheraient point de notre cœur !

Elle soupira profondément, puis elle reprit :

— Un porc, une chèvre, c’est bien ! mais qui nettoierait les étables, puisque nous ne pouvons point avoir de serviteurs ? Tu sais bien que ton père ne toucherait pas à cela. Quant à toi, ma pauvre enfant, tu ne fais déjà que trop de choses indignes de ton rang. Croirait-on, à voir tes mains, que tu es d’illustre naissance ? Nous ne sommes plus au temps où les princesses pouvaient, sans déroger, garder les troupeaux.

— C’est bien étrange, dit Lucie, qu’une chose reconnue bonne et honnête ne puisse pas se faire à cause de l’opinion.

Sans répondre à cette observation, Mme  Bertin continua :

— Il y a bien encore un millier de foin dans la grange ; mais quand le vendrons-nous ? Et ce ne sera jamais qu’une trentaine de francs, avec lesquels il faudra patienter jusqu’à la récolte. Puis nous devons vingt francs au cordonnier. Heureusement nous avons assez de blé pour attendre la moisson prochaine ; c’est le principal. Ah ! si ce n’était la maladie de ta sœur, nous pourrions, comme autrefois, quoique malaisément, joindre les deux bouts, le champ fournissant le pain, le jardin les légumes, les poules et les pigeons variant un peu l’ordinaire, et le produit du pré payant le vêtement. Tout notre mal vient de cette maladie. La main de Dieu s’est appesantie sur nous ! Et pourtant je vendrais mes chemises plutôt que de laisser Clarisse manquer de rien ! Il ne faut pas compter sur les Bourdon.

— Oh ! je ne voudrais pas, maman, recourir à eux. Pourtant, je suis sûre que dans un cas pressant mon oncle viendrait à notre aide.

— Tu ne sais donc pas ce qu’il a répondu à ton père qui lui demandait un prêt de cent francs ! C’était pour le trousseau de Gustave, quand il est allé à Poitiers. Eh bien ! M. Bourdon n’a pas rougi de mettre dix francs dans la main de son cousin, disant qu’il était à court d’argent, qu’il empruntait lui-même, et que, pour maintenir l’ordre dans ses affaires, il s’était fait une loi de donner ce qu’il pourrait, mais de ne prêter jamais. Ton père a dignement agi : il n’a pas voulu recevoir les dix francs, et désormais il songerait à emprunter au Grand-Turc plutôt qu’à M. Bourdon.

— Oh ! je le crois, maman. La conduite de mon oncle a été bien égoïste, et je n’aurais pas supposé…

— Ton oncle aime à rendre service, mais à condition qu’il ne lui en coûte pas d’argent. Vois-tu, ma pauvre fille, les cœurs désintéressés et magnanimes sont rares. Cependant ton oncle a fait bien des démarches pour placer Gustave, et nous ne devons pas oublier ce bienfait. Et Gustave ! reprit-elle après un instant de réflexion, pourquoi ne nous aiderait-il pas, lui ? Une place de quinze cents francs pour lui seul, tandis qu’à nous quatre, nous ne dépensons guère que la moitié de cela. Oh ! mais Gustave a bien autre chose à faire qu’à s’occuper de notre misère. Les jeunes gens ne songent qu’à leurs fantaisies. Quant aux femmes, elles sont nées sous une étoile funeste, ma pauvre Lucie. Ah ! quand tu as vu le jour, combien j’ai regretté que tu ne fusses pas un garçon !

— Maman, il ne faut pas accuser Gustave. Nous ne connaissons pas sa situation, nous qui vivons ici au fond d’une campagne. À la ville, où tout se vend, seul, au milieu des oisifs et des marchands, peut-être lui aussi se trouve-t-il bien pauvre ! Maman, soyons malheureux, puisqu’il le faut, mais ne soyons pas méchants, n’envions personne ! — Elle fondit en larmes.

— Ah ! ma chère Lucie ! ma chère fille ! s’écria Mme Bertin en pleurant aussi. Pardonne-moi.

— Quoi donc, maman ?

Elle se leva en essuyant ses larmes.

— Il faut que je sois bien faible et bien folle aujourd’hui pour pleurer ainsi. Pourtant je suis courageuse et gaie, tu le sais, et je ne m’ennuie jamais en travaillant. Je t’assure, maman, que je ne suis pas malheureuse. Si Clarisse n’était pas malade, et si vous n’aviez pas de soucis, mon père et toi, je chanterais toute la journée. Écoute, je vais chercher mes cinq francs, et quand le facteur de Gonesse passera, je le prierai d’acheter le sirop et l’onguent pour Clarisse. Nous les aurons demain. Puis, je vais aller tout de suite à la ferme des Èves presser Mourillon de venir faire notre labour ; et, en revenant, je prends ma broderie et me mets à tirer l’aiguille si vite que je pourrai bientôt envoyer à Poitiers un autre paquet de broderies. Prends courage, ma pauvre maman. La belle saison qui revient guérira Clarisse. Eh ! vois cette rose du Bengale déjà fleurie. Clarisse va être enchantée. Portons-la lui.

Elle entraîna sa mère en lui parlant de ses projets de travail, d’un dessin à grand effet, quoique d’exécution facile, qu’elle avait calqué la veille chez sa cousine, et qui certainement lui serait payé cher ; puis elle alla caresser la pauvre malade, et lui persuada de se promener un peu au soleil ; enfin elle prit son chapeau de paille, et, couvrant ses mains de gros gants de coton, elle descendit le sentier de la Prée, qui, se reliant à d’autres sentiers, joignait à travers champs la ferme des Èves.

Son pas, vif au départ, se ralentit peu à peu quand elle fut au milieu de la campagne. Le merle sifflait, les moineaux et les fauvettes sautillaient par terre, ou volaient à l’étourdie de branche en branche, ivres de joie sous un beau soleil. De toutes parts éclataient les primevères jaunes, et Lucie ne put s’empêcher d’en cueillir un bouquet. Même, à force d’entendre gazouiller les petits oiseaux, une roulade vive et joyeuse s’échappa de ses lèvres ; mais elle se tut, et au même instant ses yeux se remplirent de larmes.

Comme elle entrait dans les prés qui entourent la ferme des Èves, elle aperçut Lisa qui gardait ses moutons, assise sous une haie. Mlle Bertin se détourna un peu du sentier, afin de passer près d’elle et de lui dire bonjour. Mais, en approchant, elle vif que la petite bergère, immobile et les yeux fixes, pleurait de grosses larmes qui roulaient de ses joues sur son tablier.

— Lisa ! s’écria Lucie, qu’as-tu, ma pauvre enfant ? Dis-moi, que t’est-il arrivé ?

S’arrachant avec peine à son triste rêve, Lisa regarda Lucie, et dit plusieurs fois en secouant la tête :

— Ça n’est rien, mam’zelle, ça n’est rien.

— Mais non, ce n’est pas possible, reprit Lucie ; puisque tu pleures, c’est que tu as du chagrin ; dis-moi ce que c’est, pour que je puisse te consoler.

— Ça ne se peut pas, répondit la petite. Laissez-moi, s’il vous plaît.

N’en pouvant tirer autre chose, Lucie poursuivit son chemin.

Elle trouva son oncle à la ferme.

— Te voilà, ma belle, dit-il en l’embrassant. Tu viens acheter quelque poule ou quelque fromage ?

— Non, mon oncle, je viens pour parler à Mourillon.

— Hé ! Mourillon, viens vite. Voilà une belle visite pour toi.

Mourillon s’avança, la main à son bonnet de coton. Mais quand Lucie eut formulé sa demande, il devint un peu rogue, allégua son propre ouvrage, et dit que M. Bertin ferait bien de chercher un autre laboureur.

— En ce cas, vous auriez dû nous le dire plus tôt, répliqua la jeune fille, car nos semailles devraient être faites déjà.

— Ne t’inquiète pas, dit M. Bourdon, Mourillon est un finaud qui aime à se faire prier ; mais il compte bien faire votre labour, et je parie qu’il ira dès demain.

— Pourtant, not’ maît’, objecta Mourillon.

— Eh bien ! je vous remercie, mon oncle, dit Lucie.

Et tout aussitôt, entendant crier le jeune enfant de la métayère, que le petit chien Grisou avait renversé du tas de paille où sa mère l’avait assis, elle courut à lui.

— Je vois ce que c’est, dit M. Bourdon à son métayer. Bertin te doit encore la façon de l’année dernière !

— Tout juste, not’maît’, et c’est pas gai de travailler pour rien.

— Tu me dois bien dix-huit cents francs, toi, depuis trois ans.

Le métayer baissa la tête.

— Et je te tourmente si peu pour cela, que je vais t’avancer encore de l’argent pour la foire de Pairé. Ne fais donc pas le méchant avec les autres. Après tout, ce n’est pas le diable que d’envoyer là-bas demain et après-demain deux de tes gars avec quatre bœufs.

— Ça se fera donc, not’ maît’.

— Eh bien ! où est donc M. Gavel à présent ?

— Il a pris par là, dit Mourillon en montrant la chaume.

— C’est bon, c’est bon ! Qu’il se promène ; je n’ai pas besoin de lui.

Et M. Bourdon, suivi de son métayer, entra dans les étables.

Lucie aimait beaucoup les enfants. Elle prit le bambino dans ses bras, lui essuya le visage, et sut, à force de caresses, triompher de sa sauvagerie. Suzon et la petite Madeleine accoururent, et bientôt la Mourillon, apercevant Mlle Lucie, vint la saluer et s’asseoir auprès d’elle sur le tas de paille. On causa des petits. La mère disait leurs gentillesses que Lucie admirait sincèrement.

— Vous êtes heureuse, Mourillonne, d’avoir une si belle famille, des enfants si forts et si bien venus, depuis votre fils Cadet, un des plus beaux hommes du pays, jusqu’à ce petit Jean, si frais et si mignon.

— Héla ! mam’zelle, que de mal tout ça donne ! Si encore la peine qu’on prend arrivait à bien ? mais quelquefois c’est pas les petits qui donnent le plus d’ouvrage.

— Eh ! mais qu’a donc Lisa, demanda Lucie, qui se souvint. Je l’ai trouvée aux champs qui pleurait.

Le visage de la mère devint sombre tout à coup.

— À savoir, répondit-elle d’un air contrarié. Que voulez-vous ? Les filles ont comme ça des lubies. Le père l’aura grondée ce matin. Elle ferait mieux de filer sa quenouille et de s’occuper de ses ouailles.

Soupçonnant quelque secret de famille, Mlle Bertin n’interrogea plus et parla d’autre chose. Un moment après, elle quittait la ferme et reprenait le même chemin.

Elle allait franchir la petite barrière qui fermait le pâturage où Lisa gardait ses moutons, quand elle vit à travers les branches de la haie M. Gavel debout auprès de la bergère. Habituée à ne rencontrer que des paysans, la jeune fille s’arrêta indécise. Sans doute elle ne pourrait passer près de M. Gavel sans qu’il la reconnût et sans échanger quelques mots avec lui. Or précisément elle avait ce jour-là sa robe la plus fanée. L’amour-propre, joint à la timidité, décida Lucie à se détourner, en suivant au dehors l’enceinte du pâturage au lieu de le traverser. Elle ne risquait pas d’être vue, marchant à l’abri d’énormes haies déjà feuillées, dont les branches croissaient en pleine liberté. Arrivée près de l’endroit où se trouvaient de l’autre côté M. Gavel et Lisa, elle ralentit même son pas léger pour ne faire aucun bruit ; car elle ne voulait pas être surprise en délit de sauvagerie. Alors elle entendit les sanglots de la petite Lisa, et M. Gavel qui lui parlait ainsi :

— Je te le dis, M. Bourdon lui-même a remarqué ton chagrin, et ta mère nous soupçonne. Si tu n’étais pas une véritable enfant, je croirais que tu veux me nuire, et je te haïrais. Mais non, prends cet argent et promets-moi d’oublier ce qui s’est passé entre nous. Tu auras bien d’autres amants, va, petite folle, et cela ne t’empêchera pas plus tard de te marier.

Lucie n’en écouta pas davantage. Saisie de stupeur au premier moment, bientôt elle rassembla ses forces et s’éloigna, quoique ses jambes tremblantes eussent peine à la porter. Quand elle fut loin, elle se laissa tomber sur l’herbe, étonnée et frémissante dans toute la profondeur de son ignorance et de sa pureté. Voilà donc le bonheur de ma cousine ! Oh ! pauvre Aurélie !

Elle n’éprouva pas dans un seul repli de sa conscience la moindre satisfaction secrète d’avoir à plaindre celle dont la destinée avait toujours insulté à la sienne. Non ; elle était trop épouvantée du mal qui se révélait à elle ; elle en souffrait trop vivement.

C’est une dure épreuve pour une âme pure quand la connaissance du mal y pénètre. C’est une sorte de viol moral, et la virginité de l’âme en est à jamais détruite. Car à mesure que les révélations se multiplient, l’énergie de la révolte s’use jusqu’à s’éteindre, et la vertu ne s’élève jamais à la hauteur de l’innocence. Excepté ceux qui naissent avec des instincts pervers, le mythe de la Genèse est l’histoire de toute adolescence, et tous nous sommes tour à tour chassés de l’Éden par la connaissance du mal. — C’est un enfant qui, dans les mythologies antiques, représentait l’âge d’or.

Mon devoir est-il de me taire ou de parler ? se demanda Lucie. Outre Lisa, M. Gavel trompe indignement la famille Bourdon, et me taire serait consentir au malheur de ma cousine.

Mais à qui faire cette confidence ? M. Bourdon et M. Bertin étaient si peu chastes dans leurs plaisanteries, et leur manière d’apprécier les faits était quelquefois si peu morale, que la jeune fille se sentit déconcertée d’avance en face de l’un ou de l’autre de ces deux confidents. Quant à Aurélie, certes elle trouverait par trop inconvenante une pareille communication, et elle arrêterait Lucie dès les premiers mots. Le parti le plus naturel en apparence était de s’adresser à Mme Bourdon ; mais cette femme si aimable, si mielleuse, si parfaite, comme disait la bourgeoisie du pays, inspirait à Lucie une défiance instinctive. — Je consulterai ma mère, se dit-elle enfin, et reprit sa route. Mais elle ne fut guère soulagée par cette résolution, car elle sentait, sans se l’avouer, que le jugement de Mme Bertin ne pouvait être admis dans l’ordre des faits réels et tangibles. En effet, après la confidence de Lucie, Mme Bertin déclama longtemps contre les perfidies et les lâches trahisons des hommes ; ensuite elle déclara que c’était délicat ! très-délicat !… et finit par conclure qui fallait attendre… qu’on verrait… qu’il était dangereux de se faire de puissants ennemis… que parfois de terribles vengeances… M. Gavel ne pourrait-il pas provoquer Gustave, et venger dans le sang du frère l’injure faite par la sœur ? Enfin, combien n’avait-on pas vu de femmes vertueuses changer le cœur de leurs maris ! Cela même arrive presque toujours. Et pourquoi donc Aurélie ne ferait-elle pas ce miracle aussi bien que la comtesse d’Ostalis ?

Toutes ces considérations n’apaisèrent pas les perplexités de Lucie ; mais, ne sachant que résoudre, et retenue par une timidité insurmontable, elle attendit.

Le lendemain, dès l’aube, deux charrues conduites par Cadet Mourillon et par Michel entraient dans la cour de M. Bertin, suivies du petit François qui portait sur son épaule un long aiguillon. Lucie en bonnet de nuit et les épaules couvertes d’un petit châle, fraîche comme une fleur humide de rosée qui s’ouvre aux rayons du matin, servit aux laboureurs une soupe accompagnée de fromage et arrosée de piquette, repas ordinaire et trop frugal du travailleur. Puis, au lieu de les quitter aussitôt, Mlle Bertin se servit aussi de la soupe et mangea debout près de la table, s’entretenant avec eux du prix et de la qualité du blé, de la nature des assolements, de la gentille façon dont s’y prenaient la pluie et le beau temps cette année pour aider l’homme dans son travail. Elle faisait ainsi, non pas avec la condescendance affectée qu’y eût mise sa cousine, mais avec une simplicité sincère à laquelle ne se trompait point le paysan, et qui faisait dire dans Chavagny : — La demoiselle Lucie est une fille de bon cœur et de grande raison, qui n’est point fière et point ignorante.

Elle alla aussi dans la matinée, vers dix heures, jusqu’au lieu du labourage porter aux travailleurs du pain et du vin, et resta bien là une demi-heure à regarder, tout en tricotant, le soc étincelant creuser les sillons. Elle se sentait à l’aise au milieu de ces harmonies. C’était la vingtième fois qu’elle venait voir cela. Autrefois, petite fille, elle y passait des heures entières, écoutant avec délices le craquement de la charrue, le sourd gémissement de la terre, et les graves encouragements du laboureur à ses bœufs : — Ho ! ho ! allo ! allo ! Solar ! Vermoué ! et souventes fois aussi des jurements sonores, qui résonnaient à l’aise sous la voûte bleue du ciel, sans que Lucie en fût plus scandalisée que ne l’étaient Vermoué, Fauvet ou Solar. Ces bœufs semblaient toujours les mêmes, avec leur poil rouge ardent, leurs cornes blanches et noires, et cette tête patiente et forte, admirable de mansuétude, aux narines fumantes, aux grands yeux doux. Le ciel était semblable aussi. La prairie, les champs voisins, les chênes, le chemin creux, rien de tout cela n’avait changé. Seulement, au lieu de jouer en compagnie de Lucie avec les petites coupes et les glands des chênes, ou de dénicher des oiseaux ; au lieu, comme le petit François, d’aller devant les bœufs en les pressant de l’aiguillon, Michel, maintenant grand et vigoureux, dirigeait la charrue d’une main ferme, et Lucie, devenue une demoiselle, n’avait plus de loisirs, de jeux, ni d’insouci.

À midi, c’est la déliée. Les bœufs délivrés du joug furent amenés dans l’écurie près de quelques boites de foin, et les laboureurs prirent la collation (nom qu’ils donnent à leur repas du milieu du jour). Tandis qu’ils mangeaient, Lucie, qui cette fois n’avait pas faim, s’assit avec sa broderie près de la fenêtre. M. Bertin vint aussi pour causer. Il n’eût point admis les laboureurs à sa table, mais il se délectait dans leur conversation, sans réfléchir à cette anomalie. Assis à cheval sur une chaise, en face d’eux, la figure épanouie d’un gros rire, il se mit à gouailler Michel.

On m’en a dit de belles sur ton compte, mon gars ! Tu plantes là bien durement les filles, à ce qu’il paraît ?

— Eh quoi ! lui aussi ! pensa Mlle Bertin, avec un sentiment de surprise pénible, en levant les yeux sur la figure si franche et si douce de Michel.

Michel avait rougi et paraissait vivement contrarié. Un regard furtif qu’il jeta du côté dé Lucie rencontra les yeux de la jeune fille ; elle détourna la tête et se mit à broder avec plus d’attention.

— Vous savez m’sieur Bertin, répondit-il, que le monde aime à causer, et quand on cause trop, faut dire des bêtises.

— On dit aussi des vérités, reprit M. Bertin. Pourquoi diable es-tu sorti de chez les Martin avant la Saint-Jean ?

— Dame ! je l’ai déjà dit à tout le monde, et je veux bien encore vous le dire à vous, m’sieur Bertin ; c’est que je m’ennuyais du pays.

— Bah ! le mal du pays t’y a bien laissé pendant près de trois années ! Ce n’est pas pour trois mois de plus ou de moins qu’un garçon raisonnable comme toi rompt ses engagements.

— Vous ne l’en ferez point tomber d’accord, m’sieur Bertin, interrompit Cadet. Il est ostiné là-dessus, et personne chez nous ne lui en dit plus mot, parce que ça le fâche.

— Ça ne peut cependant que lui faire honneur, dit M. Bertin.

Bien étonnée, Lucie regarda son père, se demandant s’il plaisantait.

— La fille à Martin d’ailleurs n’est pas si secrète, reprit Cadet. Elle ne fait que pleurer depuis qu’il est parti, et tous ceux de Chavagny qu’elle rencontre, elle s’enquiert d’eux ce que fait Michel. Savez-vous m’sieur Bertin ? On dit qu’elle doit venir à l’assemblée de Pâques avec son père, pour le demander en mariage.

— C’est une brave fille, dit Michel, en se levant, une fille qui n’a jamais fait de nuisance à personne, et qui est donnante aux pauvres gens. Elle ne mérite donc pas qu’on jase tant sur elle, et pour moi je n’y saurais donner mon consentement.

Il se dirigea vers la porte, et M. Bertin s’écria :

— Mais tu n’as pas fini de manger, Michel, mon garçon ! Reviens, va, on ne t’en parlera plus.

— Merci, m’sieur Bertin, j’ai fini, dit le jeune homme, et il sortit.

— Elle est donc bien laide ? demanda M. Bertin à Cadet, après le départ de Michel.

— Pour ça, oui, assez joliment, dit Cadet. Pourtant elle n’est pas horrible tout à fait, et, quoiqu’elle soit encore bête comme une oie, c’est tout d’même drôle que Michel n’a pas voulu d’elle avec ses millions.

— Quoi, s’écria Lucie, vous parlez de la fille de Martin le guérisseur, une fille si riche, dit-on, et qui a déjà refusé plusieurs bourgeois ?

— Pargué, oui, mam’zelle, et des messieurs de Poitiers. Elle n’a pas voulu ni des plus huppés, ni des plus riches, et c’est Michel qu’elle veut.

— On assure, continua M. Bertin, qu’elle a pris le parti de le lui dire, voyant qu’il ne voulait pas la comprendre, et que tout de suite après Michel est allé demander au père son congé.

— Et que le père le voulait garder ! et qu’il a dit à Michel qu’il aimerait mieux pour son gendre un quelqu’un honnête homme et bon garçon qu’un mauvais sujet bien riche ! Et quoique ça, Michel a parti.

— C’est un drôle de corps, dit M. Bertin.

Cadet se leva de table. Il s’en allait, suivi du petit François, faire la mérienne (méridienne) dans la grange, sur la paille avec ses bœufs.

— Est-il possible, demanda Lucie, que ce paysan pauvre soit plus désintéressé que tant de riches bourgeois, et qu’il ait refusé d’être millionnaire ? Crois-tu cette histoire vraie, papa ?

— Ma foi ! oui, puisque tout le monde le dit, et que la fille, il paraît, ne s’en cache pas. Château-Bernier d’ailleurs n’est pas si loin.

Une étrange émotion saisit le cœur de Lucie. Elle ne connaissait que par ouï-dire la plus grande part des choses, et le monde pour elle n’était qu’une vague abstraction. Mais pourtant, sur le petit théâtre où elle était placée, l’avidité des richesses, la haine et le mépris de la pauvreté gouvernaient aussi les actions humaines. Elle n’imagina donc point, d’après le désintéressement de Michel, qu’on avait calomnié les hommes ; elle se dit : Il y a des hommes supérieurs aux autres, et Michel est de ceux-là. Alors elle se sentit heureuse de trouver enfin près d’elle de ces choses qu’elle avait rêvées, comme appartenant à des temps antiques ou à des lieux inconnus. La vie lui en parut plus belle, plus attachante, plus vaste. La joie du bien et du beau rafraîchit son âme, et, se trouvant tout à coup à l’étroit dans la maison obscure, elle s’en alla sous le soleil qui rayonnait dehors.

Au jardin elle rencontra Michel qui bêchait avec ardeur.

— Quoi ! dit-elle au jeune paysan, vous n’êtes pas allé vous reposer dans la grange avec les autres ?

— J’étais pas fatigué, mam’zelle Lucie ; et comme j’ai vu que vot’jardin avait besoin d’un coup de bêche……

— Oh ! certainement, dit-elle, il devrait être ensemencé déjà ; mais c’est la faute de Luret qui s’était engagé à le faire pour s’acquitter d’une petite somme qu’il doit : or il ne vient pas.

— Luret ! oh bien ! s’il vous doit de l’argent, il ne viendra pas, et vot’jardin, mam’zelle Lucie, restera cette année en friche. Ça serait dommage pourtant. Voulez-vous que je vienne y donner un bon coup la matinée du dimanche ?

— Oui… dit-elle en hésitant, car elle eût voulu parler d’une rémunération, mais elle n’osait pas. Depuis qu’elle savait l’histoire de la fille de Martin, elle éprouvait de la timidité vis-à-vis de Michel.

Obligeant comme il était, elle ne voulut point le laisser là tout seul pendant qu’il travaillait pour elle. Elle s’assit donc sur le tronc presque horizontal d’un pommier tortu et couvert de mousse, et offrit à Michel de lui prêter des livres.

— Oh ! mam’zelle Lucie, s’écria-t-il, vous ne sauriez me faire plus grand plaisir !

— Vous aimez beaucoup la lecture ?

— Oui, ça me fait du dimanche un jour de fête, et j’en ai pour toute la semaine à y repenser.

— Vous n’allez donc pas au cabaret, vous, Michel ?

— Oh ! je ne peux pas dire, mam’zelle Lucie, que j’y mette jamais les pieds, comme ça, pour contenter un camarade, ou faire une partie de boule avec les amis, mais ça n’est pas souvent ; et pour quant à causer à table une heure de temps, vis-à-vis d’une bouteille, ma foi ! je ne saurais. Les jambes m’y brûlent tout de suite.

— Mais vous allez faire aussi quelques promenades ?

— Oh ! oui. N’y a rien de gentil, par exemple, comme d’aller au bois, cinq, six, filles et garçons, pour cueillir des noisettes. On jase, on rit, on s’amuse, on se jette les noisettes à la tête. Car pour en manger, c’est pas la question. Vous souvenez-vous, mam’zelle Lucie, quand nous allions ensemble aux champignons, autrefois, y a bien neuf ans de ça, au moins, avec Gène et Chérie ? Après qu’on en avait ramassé, on s’asseyait pour les trier, tous quatre sous un chêne. Une fois la Chérie disait : C’est moi qui en ai le plus ! Non, que je disais, c’est mam’zelle Lucie ; et, toutes les fois qu’elle tournait la tête, j’en jetais un de son panier dans le vôtre. Nous riions, Gène et moi. Alors vous avez mis vot’ doigt sur vot’ bouche, comme ça, et d’un petit air sage vous me faisiez signe de pas continuer. Et puis vous ramassiez des berjottes, que vous appeliez des bruyères, et depuis je n’ai jamais vu ces petites fleurs qu’elles ne m’aient dit quelque chose de vous.

— C’était, dit en soupirant Lucie, un beau temps que celui-là !… Qu’avez-vous lu jusqu’ici, Michel ?

— Pas beaucoup de choses, mam’zelle : des almanachs, des Évangiles, une fameuse histoire, celle des Quatre fils Aymon ; des petits livres que j’ai trouvés par ci par-là, tous plus bêtes les uns que les autres, et puis un… que tant seulement j’ose pas vous dire.

— Ah !… fit Lucie, qui d’abord n’en demanda pas davantage ; mais, la curiosité l’emportant, elle ajouta : c’est donc un livre bien… désagréable ?

— Oh ! non, mam’zelle Lucie ; mais ça me fait une honte d’en parler, quoiqu’il soit bien beau ! Je voudrais pourtant vous en parler, à vous. Peut-être l’avez vous lu ? Si vous ne l’avez pas lu, je vous le prêterai ; ma mère me le rendra bien, quoiqu’elle me l’ait caché.

— Elle vous l’a caché ! mais pourquoi donc ? s’écria Lucie.

— Parce qu’elle était tout assottée de me voir tant pleurer. De fait, ça me rendait comme fou ; mais c’est égal…

— Enfin, dites-moi le nom de ce livre, Michel.

Paul et Virginie, dit-il rapidement, tout en bêchant de toutes ses forces.

Et un instant après, relevant son visage couvert de rougeur, il reprenait avec un regard timide : — L’avez-vous lu ?

— Oui, répondit-elle en rougissant aussi. En effet, c’est bien beau !

Un moment ils restèrent absorbés dans les mêmes émotions et dans les mêmes souvenirs.

Une pierre croulant du mur en pierres sèches qui bordait le chemin, leur fit tourner la tête, et ils aperçurent la Touronne qui passait par une brèche pratiquée là depuis longtemps et qu’on ne songeait point à relever, bien qu’elle s’agrandît chaque jour.

— Bonjour, mam’zelle ; bonjour, Michel. Savez-vous la nouvelle ? Le sous-préfet est au logis, à demander pour son fils Mlle Aurélie. Ainsi voilà qu’est ben sûr ; nous verrons la noce.

— On dirait que ça vous fait grand plaisir, mère Touron ?

— Oui, mam’zelle, moi j’aime comme ça le beau. Non pas comme chez nous aut’ paysans, que ça va tout à la flanquette, sans façon. N’y a pas de plaisir. Nous sommes trop bêtes. Mais, pour les messieurs, ils font tout comme il faut.

— Allons ! allons ! vous n’avez pas trop grande opinion de vous-même, Touronne, dit Michel d’un ton railleur.

— Mais, reprit Lucie, la simplicité est pourtant bien aimable, mère Touron ; et quant à moi, je suis persuadée que je m’amuserais davantage à une noce de paysans qu’à celle de ma cousine.

— Pas possible, mam’zelle, s’écria la femme du tailleur, qui ne put cacher son étonnement et son mépris pour une assertion si extraordinaire.

— Ah ! c’est que vous êtes bien, vous, mam’zelle Lucie, la meilleure demoiselle et la plus avisée qu’il n’y ait pas dans tout le monde ! s’écria Michel.

— Alors, mam’zelle, dit niaisement la Touron, quand vous vous marierez, faudra inviter des paysans à vot’ noce, et j’en serai, si vous voulez.

— Volontiers, répondit la jeune fille ; mais vous attendrez longtemps, mère Touron.

— Pourquoi ça, mam’zelle ? demanda hypocritement la paysanne, qui savait bien pourquoi.

— Parce que, dit Michel, mam’zelle Lucie attendra de trouver un homme qui la vaille ; et, ma foi ! elle pourrait bien ne pas trouver.

— Merci, Michel, dit Lucie en souriant. Vous tournez un compliment aussi bien que M. Gavel.

— Vrai, mam’zelle ? Alors, bon pour les compliments ; mais quant au reste, je tâcherai de mieux faire.

— Ah ! dit Lucie étonnée, vous n’avez pas bonne opinion de lui ?

— Dam ! il ne me va pas, répondit Michel embarrassé.

— Ce pauvre gars-là est fou, dit la Touronne. On sait bien qu’il ne considère ni l’argent ni ceux qui en ont. Pourtant, c’est-il pas l’argent qui fait tout le bien et la misère tout le mal ?

— Ça n’est point vrai, répliqua le jeune homme. Si j’étais riche, ma foi ! je ne jetterais point mon argent dans la rivière ; mais de savoir m’en passer, ne vaux-je pas mieux ?

Un son argentin avait déjà frappé l’air, et bientôt les cloches de Chavagny sonnèrent à toute volée.

— Ah ! dit la Touron, le mariage est fait ; un mariage qui ne ressemble guère à celui de mam’zelle Aurélie : des gens qui n’ont que leurs bras, Jeannette Vanneau, des Tubleries, avec Louis Barbet. Hé ! mam’zelle, à propos des Tubleries, savez-vous pas ? la mère à Gène Bernuchon, vot’ amie, elle est comme morte depuis ce matin.

— Morte ! s’écrièrent ensemble Michel et Lucie.

— Non, pas tout à fait. M, Jaccarty a dit qu’elle était en étargie. Elle ne bouge ni n’entend. Bernuchon a-t-envoyé chercher à Poitiers le grand médecin, car c’est un homme, Seigneur ! qui n’épargne rien pour sa femme :

— Pauvre homme ! dit Lucie, dont la figure était devenue toute pâle de tristesse ; pauvre Gène ! Il faut que j’aille les voir.

Et aussitôt elle s’éloigna d’un pas empressé.

— Est-elle bonne, dit Michel qui la suivait des yeux.

— Oui, repartit la Touronne, c’est une brave demoiselle ; dommage qu’elle ne soit pas riche comme sa cousine.

— Elle peut bien se passer d’être aussi riche, puisqu’elle est cent fois mieux.

— Mieux que Mlle  Aurélie ! mieux ! avec sa figure blanche et sa robe de deux sous ! Par ma foi ! mon gars, faut que tu sois rudement toqué ! Faut même que tu sois toqué d’elle, et tu devrais la demander en mariage. Puisque tu ne veux pas des filles riches, c’est peut-être une demoiselle qu’il te faut.

— Vous dites des bêtises, Touronne, répliqua tranquillement Michel, et il se remit à l’ouvrage sans plus causer.