Un mariage scandaleux/5

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Librairie de Achille Faure (p. 94-113).


V


Ayant obtenu l’assentiment de sa mère, Lucie mit une robe de toile grise, blanchie par plusieurs lavages, coiffa son grand chapeau de paille, et partit pour le hameau des Tubleries, où demeurait Gène. C’était à demi-lieue, sur le coteau du Clain.

Il faisait vent frais, soleil chaud, lumière abondante et vive. À l’horizon, sur un fond bleu, s’entassaient des montagnes de nuages blancs dorés.

Lucie traversa le bourg, suivit un long chemin bordé de haies d’aubépine, et parvint à l’entrée d’une vaste plaine qui descend en pente douce jusqu’à la rivière. Le terrain est sablonneux ; il y a çà et là de gros châtaigniers tortus, à l’ombre desquels croît un fin gazon mêlé de mousse.

Le vent balançait les rameaux et courbait les blés verts, entre lesquels n’apparaissait plus qu’à peine la rouge terre des guérets.

Des papillons jaunes croisaient le chemin ; à quelques pas de la jeune fille s’abattit une fauvette qui chercha quelque chose à terre, et s’envola un brin de paille au bec.

Lucie marchait tout oppressée. À mi-chemin, elle s’étonna d’être déjà lasse, elle que la promenade ne fatiguait jamais. Elle sentait dans sa poitrine un poids énorme, comme si son cœur gonflé fût devenu lourd à porter. Elle s’avouait bien qu’elle n’était plus la même, qu’il s’était produit en elle un grand changement, et que c’en était fait de cette enfance heureuse poussée jusqu’à vingt ans. Tout ce qu’elle avait appris et pensé depuis quelques jours l’agitait profondément ; elle songeait aussi au chagrin de son amie Gène, et, de temps en temps, comme suffoquée, elle s’arrêtait afin de reprendre haleine.

Puis elle regardait autour d’elle en disant : Que c’est beau ! Le ciel éclatait de splendeurs ; de petites vapeurs s’élevaient des champs ; on entendait toujours la musique des cloches, dont les notes joyeuses se croisaient dans l’air avec des bourdonnements d’abeilles et des chants d’oiseaux. Les buissons étaient blancs de fleurs ; tout était ceint d’auréoles, et il y avait comme un grand sourire épanoui sur la face de la nature.

Puis les cloches se turent, et l’on entendit bientôt une harmonie plus ténue qui venait se rapprochant. Lucie reconnut les sons du violon jouant un air de danse villageoise. Un instant après se déroulait au haut de la plaine une longue file de chapeaux noirs et de cornettes blanches, d’habits bleus et de tabliers éclatants. C’était la noce de Jeannette Vanneau qui revenait de l’église et retournait au hameau des Tubleries. Après le violon venait la mayenne, bouquet énorme qu’on porte devant les mariés ; et de cette moyenne, du manche du violon, du haut de chaque cornette, rubans rouges et bleus flottaient au vent. Ils marchaient tous en cadence, d’un pas joyeux et rapide, les deux époux en tôle, se donnant la main. La mariée, vêtue de bleu et de blanc, avait un bouquet sur le sein, attaché par une ceinture rouge. Son regard était doux, son air modeste et heureux ; le marié la regardait souvent, et sa figure aux traits rudes était embellie par un sourire.

Ils n’ont que leurs bras ! répéta Lucie, en se rappelant ce qu’avait dit la Touron, et pourtant, comme ils ont confiance et comme ils sont heureux ! Quoiqu’ils n’aient que leurs bras, ils n’en élèveront pas moins de beaux enfants joufflus, dotés du même héritage. Ainsi, toute songeuse et tout émue, elle regarda cette fête du mariage humain passer au milieu des champs féconds, des bourgeons ouverts et des nids commencés, dans l’atmosphère enivrante des premiers jours d’avril.

Et quand le cortége eut défilé devant elle, et qu’il s’éloigna, son cœur se remplit de pensées tumultueuses. Entre la destinée de Jeannette Vanneau et celle d’Aurélie, si différentes pourtant, la sienne à elle était un abîme. Créée comme les autres pour nouer avec ses semblables le tissu de joies et de douleurs qui fait la vie humaine, elle resterait seule pourtant, inoccupée au milieu de la foule active des épouses et des mères. Au banquet de la vie elle se tiendrait debout, en arrière, comme un fantôme qui ne peut toucher aux mets des vivants. Et ses années, ses jours, la foule innombrable de ses heures s’écouleraient tous pareils, sans autre tâche que celle d’exister. Ah ! s’écria-t-elle du fond de son âme, je serais plus heureuse de mourir, car le mal de la mort est tout entier dans l’agonie, et qu’est-ce qu’une pareille vie, sinon une agonie de quarante ou cinquante ans !

Elle marchait lentement, les yeux voilés, regardant sans les voir les buissons d’aubépine dont les feuilles vernies reluisaient au soleil. Les sons lointains du violon lui faisaient mal aux nerfs.

Elle se dit ensuite : Mais je n’ai que vingt ans encore, et l’avenir seul a le secret de mon sort. Oui ; mais l’avenir ne fait guère que broder la trame fournie par le passé. La loi des mariages bourgeois, c’est l’égalité des fortunes ; elle s’en rappelait mille exemples, mille révélations. L’estime seule, prudente et froide, ne fait pas de mariages pauvres. L’amour… Elle haussa les épaules au souvenir des romans de sa mère. Pouvait-elle compter sur un amant romanesque, tombé des nues à Chavagny ? Non ; son jugement et sa modestie la préservaient de tels rêves. Elle comprenait que le roman est moins une peinture qu’une protestation. Paméla n’avait été mariée que parce que Lucie ne le serait point. Et Clarisse, d’ailleurs, n’était-elle pas là comme exemple ? Et Mlle Boc ? et tant d’autres ? Puis elle se rappela quel air hypocrite avait eu la Touron en supposant son mariage, et elle se dit : Mon arrêt est déjà prononcé dans l’esprit public.

Cependant quelque chose protestait en elle contre son chagrin même. Elle se disait : Si les hommes font du mariage une affaire d’argent et d’ambition, ce que je regrette si vivement a bien peu de prix, car le mariage sans affection sincère, n’est-ce pas encore la solitude ? Mais elle sentait confusément, en dehors de cette logique sévère, que dans le cercle des convenances extérieures pouvaient naître et se développer, même provoqués par elles, des attachements sérieux. On voit d’heureux ménages parmi les riches. L’amour, d’ailleurs, n’est qu’une moitié du mariage ; l’autre moitié c’est la maternité.

Une femme qui portait un petit enfant dans ses bras venait dans le chemin. C’était la Mourillon. Amie de la Bernuchon, elle revenait de la voir, et donna des nouvelles à Lucie.

— Héla ! mam’zelle, elle est comme une image dans son lit, froide comme la glace, les yeux fermés. Pour moi, m’est avis qu’elle est morte. Héla ! mon Dieu ! ce que c’est que de nous !

Tandis que la mère essuyait une larme, l’enfant souriait à Lucie.

— Vous devez être bien fatiguée, dit Mlle Bertin, de porter si loin ce gros enfant ?

— Et comment le laisser ? Il ne veut jà ! Si vous le voyiez s’agripper à moi en criant au perdu, quand je veux le donner à sa petite sœur ! Ma foi ! je travaille d’un bras et le tiens de l’autre. Nous ne sommes guère à l’aise tous deux, mais nous sommes contents. Pas vrai, Jean ?

Le petit riait d’un air d’intelligence en regardant sa mère. C’était un enfant d’environ dix mois.

Lucie le prit et, l’embrassant :

— Viens un peu avec moi, petit ami.

— Bien ! bien ! c’est bon ! je m’en vas, dit la Mourillon ; et, feignant délaisser l’enfant à Lucie, elle s’éloigna de quelques pas.

Le petit Jean, alors, poussa des cris horribles en tendant les bras vers sa mère, et, quand elle l’eut repris, il eût fallu le voir se blottir dans le sein maternel avec un cri sauvage de joie et d’amour ! Lucie dit brusquement adieu à la Mourillon, et s’éloigna vite. De grosses larmes coulaient sur ses joues. Si calme à l’ordinaire et de si douce humeur, la pauvre enfant était ce jour-là dans une disposition fatale, où tout ce qui se présentait à elle servait d’aliment au chagrin. Oh ! jamais ainsi de petits bras n’entoureront son cou ! Jamais elle ne sera l’amour et la joie d’aucune de ces petites créatures humaines ! Le doux et frais visage de l’enfant était toujours devant ses yeux ; elle entendait toujours ce cri qu’il avait jeté en se retrouvant dans les bras de sa mère, et, quoi qu’elle fît, elle ne pouvait retenir des sanglots.

Elle se hâta d’arriver au chemin creux qui descend le ravin de la Fontaine-aux-Fées. Ce chemin étroit, couvert de vieux chênes, est tapissé d’herbe et jonché de grosses pierres moussues. Les charrettes n’y passent point, et les gens non plus n’y entrent guère, à cause qu’il est hanté, dit-on, par le loup-garou. Pourtant, si l’on raisonnait un peu la chose, on n’y craindrait rien en plein jour. Mais on n’aime point ce chemin-là.

Mlle Bertin s’assit sur une pierre, et, courbant sa tête dans ses mains, elle s’abandonna au besoin de pleurer. Le silence régnait autour d’elle ; à peine entendait-on d’en bas le bruit de l’eau sur les cailloux.

Au bout d’un quart d’heure environ, elle se leva pour continuer sa route. Mais, n’étant point encore assez calme pour se risquer à être vue, elle resta quelque temps debout à la même place, fixant à terre ses yeux rougis, et cherchant des pensées moins tristes. — Que l’herbe épaisse est belle au fond des chemins creux ! se dit-elle. Ces pierres ne semblent-elles pas vêtues d’un beau velours vert aux nuances dorées ? Du velours ! Eh ! pourquoi dire ainsi ? Le velours est-il plus riche que la mousse ? Non, car il se fane aisément et se détruit, tandis que cette mousse, un instant foulée, va se relever et continuer de croître. Ah ! le vrai luxe, la vraie richesse, la vraie beauté sont dans la nature ! Que Jeannette Barbet vienne s’asseoir ici, elle aura un salon plus beau que celui de Mme Gavel. Et cependant, n’est-ce pas pour couvrir sa chambre et soi-même d’étoffes de soie et de velours que quinze mille francs de rentes sont nécessaires ?

Cet amour effréné d’une richesse inutile et, malgré tout, mesquine lui parut alors une maladie de l’espèce humaine. De même que la pluie développe les germes de la terre, de même les larmes semblent féconder l’esprit. En ce moment la pensée de cette jeune fille déchira l’enveloppe du monde étroit où ses parents l’avaient nourrie des miettes moisies d’un autre siècle, et, les yeux attachés sur la nature éternellement vivante et inépuisable, elle comprit soudainement que la terre est plus vaste et la vie plus haute que l’homme ne les a faites.

Elle descendit la pente du ravin, toute sérieuse, ne sentant plus le besoin de pleurer. En passant près de la fontaine, elle s’agenouilla, puisa de l’eau dans sa main et s’en rafraîchit le visage, tout en admirant les ficaires à fleurs d’or qui luisaient au bord dans les herbes, et se réfléchissaient dans l’eau. Les paysans donnent à ces fleurs le nom de clairs-bassins, parce qu’elles se plaisent dans les eaux pures.

C’est à côté d’un bois, au sommet du coteau, que se trouve le hameau des Tubleries. En entrant dans la chambre de la Bernuchon, Lucie la trouva remplie de femmes qui s’entretenaient à demi-voix, la quenouille au côté ou le tricot en main. Près du lit, dont les rideaux étaient fermés, Gène se tenait debout, immobile. À la vue de Lucie, elle se retourna, fit un grand cri et se jeta en sanglotant dans les bras de son amie.

Mlle Bertin s’approcha du lit, et toutes les femmes se groupèrent autour d’elle, comme si elles eussent espéré que la demoiselle pût trouver quelque remède. Une des qualités du paysan est le sentiment de son ignorance, d’où vient la naïveté de ses espoirs. Ayant entendu parler de ce qui se faisait en pareil cas, Lucie plaça un miroir devant la face livide de la moribonde, et fit remarquer un léger nuage qui ternissait la surface polie. Alors elle s’efforça de consoler Gène en lui répétant que cet état n’était pas mortel, et qui sait, peut-être était-ce une crise favorable qui terminerait la longue maladie de sa mère ?

Gène accueillait avidement les paroles de Lucie. — Puis, dit-elle, nous allons voir le grand médecin.

Ce grand médecin était le praticien le plus nouvellement établi dans la ville de Poitiers, où il faisait des miracles en attendant qu’un nouveau venu en fit de plus beaux à son tour.

— Le médecin ne peut pas guérir ça, dit une vieille à cheveux blancs en secouant la tête.

— Pourquoi, mère Peluche ? demanda Lucie.

La vieille humecta le chanvre dans sa bouche, façonna le fil entre ses doigts, tourna le fuseau, et répondit enfin d’un ton péremptoire :

— Je vous le dis !

— Mais pourquoi ? insista Lucie.

— Heuh !… puisque vous n’y croyez point, vous aut’ messieurs.

— Ah ! dit la jeune fille qui ne put retenir un sourire, vous croyez que c’est un sort ?

— Pardine ! Et qu’est-ce que ça est donc ?

— Une léthargie.

— Bon ! mais d’ousque ça vient ?

— Je ne sais. Un médecin peut seul…

— Les médecins n’y connaissent rien, mam’zelle, c’est le devin qu’il y faut.

— Mais sainte Radégonde ! dit Gène.

— Faut aller au devin ! répéta d’un ton absolu Peluche, qui ne voulut pas exprimer plus clairement la supériorité du devin sur sainte Radégonde.

— Bernuchon n’osera pas, à cause du curé, dit une autre.

— Eh ben ! le curé lui enterrera sa femme, répliqua l’obstinée Peluche.

— Pour quant au devin, dit une commère, n’y en a pas un comme Martin, de Château-Bernier.

— Il touche donc toujours, quand même il est si riche ?

— Pensez-vous ? Et s’il ne touchait pas, qu’est-ce que ferait le monde ?

— Quand même son fils viendrait plus riche encore, il toucherait tout de même, puisqu’ils ont ça de père en fils.

— Et c’est de là que leur vient leur grande richesse, observa Lucie.

— On donne ce qu’on veut, mam’zelle, pas davantage. N’y a donc rien à dire.

— À donc, pour les cassures, a-t-il son pareil ? Ça c’est une chose bien connue. Même pas plus tard qu’à la Saint-Jean dernière, il a raccommodé mon homme que les médecins avaient estropié.

— Et s’il n’était pas devin, reprit Peluche, comment donc saurait-il ça, puisqu’il ne l’a point appris ?

— Moi, dit une des femmes, ça m’est arrivé, dans ma petite jeunesse, une chose comme à la Bernuchon.

— Ah !

— Vraiment ?

— Voyez-vous !

— Pas possible !

— C’est comme je vous le dis. Ça me dura quinze jours.

— N’en crois rien, dit tout bas Lucie à Gène épouvantée.

— Et tout ce temps-là ne pris rien, ni eau, ni vin, ni miette de pain, tant y a qu’autant valait dire que j’étais morte, quoi ! puisque ne bougeais rien, et tous mes mondes (parents et amis) croyaient bien que j’étais passée. Moi de ce temps-là étais tout aise. Il me semblait d’être dans un bel endroit où y avait tout plein de petits enfants jolis ! jolis comme des anges, quoi ! puisque c’en était.

— Seigneur !

— Qu’est-ce que vous disez là ?

— C’est-il Dieu possible ?

— C’est comme je vous le dis. Quand je me remémore comme c’était joli, je voudrais y être encore. Ils chantaient menu, menu comme des cheveux, et moi j’étais ben aise, allez. Enfin, quoi ? pour vous le dire, personne m’ôtera de l’idée que c’était le paradis.

— Bah ! allons ! allons !

— Ouah !

— Croyez-vous ?

Cette dernière assertion rencontrait évidemment beaucoup d’incrédulité, non tant pour la chose elle-même qu’en raison de celle qui parlait.

— Fallait au moins que vous fussiez ben jeune dans ce temps-là, observa une des assistantes !

— Eh ben ! voyez-vous, pour ce qui est de la maladie, c’était un sort. Nous avions une voisine qui était sorcière. Un jour elle me dit, qu’elle dissit, viens, qu’elle dit, viens aux champs avec moi. Moi, j’y allai donc. Elle avait comme ça des lopins dans sa poche, des croûtes qu’elle donnait à sa chèvre. En veux-tu ? qu’elle dit. Veux ben, que je dissis. En mangeai donc, et tout d’abord me v’là malade.

— Voyez-vous !

— C’était ça !

— Pardine !

— Vot’ mère fuit (alla) chez le devin ?

— Non point ; v’là comme ça se passa. La sorcière voyait ben que tout le monde lui voulait mal à cause qu’elle m’avait jeté le sort ; quelques-uns même songeaient de lui jeter des pierres ; elle eut peur, et v’là qu’un jour, — je m’en souviens comme si c’était hier, — elle entre et dit à ma mère : Comment va votre fille ? comment va-t-elle ? faut, qu’elle dit, lui faire une soupe à l’oignon. La v’là donc qui prend la poêle et qui me fait une soupe à l’oignon. Qu’a-t-elle mis dedans ? ma mère le vit point, et jamais personne le saura. Elle m’en apporte, et comme ça, donc, j’en mange une goulée (bouchée) ; puis, elle donne le reste à sa chèvre. Moi, tout de suite, me sens mieux ; mais v’là-t-il pas que la chèvre se met à bailler des bramées, des bramées, qu’on l’entendait de partout. Pour quant à la sorcière, elle s’en était allée, emportant la clef de l’étable, si ben que personne put entrer. Au soir, on trouva la chèvre morte, et moi fus guérie tout d’un temps.

— C’est-il clair, ça ?

— En v’là-t-une histoire !

— Allez ! allez !

Chacune se signa ; la nuit tombait, et, comme venait l’heure du souper, les femmes s’en allèrent l’une après l’autre, après avoir prodigué, chacune à leur manière, espérances et recommandations. Bernuchon alors rentra et s’assit morne près du foyer, après avoir jeté sur sa femme un coup d’œil rapide. Mlle Bertin ne put se résoudre à laisser le père et la fille abandonnés seuls à leur chagrin.

Ils n’ont rien mangé peut-être depuis ce matin ? pensa-t-elle.

Alors, feignant d’avoir faim elle-même, elle activa le feu, prit la poêle, demanda du beurre et des œufs, et avec cette habileté gentille qui la caractérisait, elle fit si bien, que Gène et son père, voulant faire honneur à leur convive, prirent suffisamment part au souper.

— Mais à présent, dit la jeune paysanne, il fait nuit, mam’zelle Lucie, et vous êtes bien loin de chez vous. Mon père va vous reconduire.

— Non, répondit Lucie, je reste ici. On devinera bien chez nous que je n’ai pas voulu vous quitter.

Assise au foyer, près d’eux, et, de tout son cœur, essayant de leur venir en aide, elle parvint à les faire causer de leur chagrin, qui de la sorte s’épanchait. De temps en temps, elle se levait et allait frotter les tempes de la malade.

On frappa. C’était Michel.

— Bonsoir ! dit-il en entrant ; vous avez ben de la peine par ici ! Ma journée finie, je suis venu vous voir. Il serra la main de Bernuchon. Gène voulut lui répondre et fondit en larmes. Pauvre Gène ! dit Michel en l’embrassant. Alors, avec cette liberté d’allures et de sentiment que les paysans seuls ont conservée, Gène entoura de ses deux bras le cou de Michel et se mit à sangloter en poussant des cris, comme si la vue de cet ami eût renouvelé sa douleur. De grosses larmes coulaient sur les joues de Michel.

Après qu’on eut repris, du moins à l’extérieur, un peu de calme, et qu’on eut échangé sur la situation toutes les tristesses et toutes les espérances que chacun trouvait en soi, le jeune paysan dit à Lucie :

— Nous partirons quand vous voudrez, mam’zelle ; vot’ mère est en peine de vous, et, quand elle a su que je venais, elle m’a chargé de vous ramener. Puis il ajouta plus bas : Mme Bertin m’a dit comme ça qu’elle ne voulait pas que vous passiez la nuit près d’une morte, qu’elle viendrait plutôt vous chercher. Lucie connaissait les faiblesses et les bizarreries de sa mère ; elle n’hésita plus, embrassa Gène et partit avec Michel.

Le ciel était couvert, la nuit sombre ; à peine apparaissaient quelques étoiles entre les nuages ; mais le chemin était facile, et, marchant côte à côte, ils causaient.

— Vous avez conservé pour Gène toute votre amitié d’autrefois, dit Lucie.

— Oui, mam’zelle, car c’est une bonne fille que Gène, et aimable et gentille. C’est un plaisir que de causer avec elle. Peut-être est-ce parce qu’elle cause d’habitude avec vous. Oui, j’ai son chagrin sur le cœur.

— Je suis très-fâchée, dit Lucie, de ne pouvoir rester auprès d’elle pour l’aider et l’encourager ; car ses voisines lui portent plus de trouble que de secours. Ne veulent-elles pas envoyer chercher le devin, celui de Château-Bernier, votre ancien maître ? Qu’en dites-vous ?

— Oh ! c’est un homme habile pour les cassures de bras ou de jambes, mais non pas, à ce que je crois, pour les maladies.

— Et qu’en savez-vous ?

— Pas grand’chose, mam’zelle ; mais je sais qu’il n’a pas étudié, qu’il ne connaît point le dedans du corps, et y a-t-il moyen qu’un homme, tant fin soit-il, sache à lui seul, sans l’avoir appris, tout ce que les autres ont trouvé depuis que le monde est monde ?

— Alors, vous ne le croyez pas sorcier ?

— Non, mam’zelle Lucie, non, j’en jurerais : il ne l’est point. Voyez-vous, je l’ai ben regardé quand j’étais chez lui. Pour ce qui est de la pluie ou du beau temps, de la grêle ou de la gelée, j’en sais d’aussi fins qui ne sont pas sorciers. Non plus, il ne sait pas mieux qu’un autre ce qui se passe chez lui quand il n’y est pas ; mais c’est seulement un finaud qui connaît son monde, et qui, à cause de ça, devine souvent ce qu’on n’a pas dit.

— Puisque vous êtes si pénétrant, Michel, à coup sûr vous ne croyez pas qu’il existe des devins ?

— Pour quant à ceux que je ne connais pas, mam’zelle Lucie, je n’en saurais parler.

— Quoi ! vous pourriez supposer que certains hommes aient un pouvoir surnaturel ?

— Ah ! mam’zelle Lucie, il y a tant de choses que je ne sais pas ! Et si donc je voulais dire ça est ou ça n’est point, serais-je pas un grand sot ? J’enrage ben assez déjà, allez, d’être un ignorant.

Lucie avait reçu quelque peu sa part du scepticisme bourgeois dont la vanité est le seul principe. Pourtant elle se fût moquée de Michel s’il eût fait l’esprit fort ; mais comme elle était naturellement simple et franche, elle aima la franchise et la simplicité de ce jeune homme. Elle aussi, elle savait réellement bien peu de chose ; mais chez M. Bourdon, où le monde venait se reproduire dans le microcosme des journaux, elle avait entendu traiter ou plutôt effleurer bien des sujets. Elle se rappela donc que, entre le réalisme et l’illuminisme, après tout, la question était encore pendante. Vis-à-vis de l’inconnu, ces gens comme il faut, qui tranchent tout par la négative, qu’avaient-ils de plus que Michel ? rien que l’outrecuidance de la sottise. Donc, elle répondit au jeune paysan :

— Peut-être la science vous apprendrait-elle peu de chose à cet égard ?

— Quoi ! mam’zelle Lucie ? s’écria-t-il avec surprise, la science, n’est-ce pas de savoir ?

— Oui ; mais, à ce que j’ai entendu dire, les savants ignorent encore la plus grande partie des choses, et précisément ce qu’on voudrait le plus connaître.

— Si c’est comme ça, tant pis ! dit-il un peu déconcerté. Puis il reprit au bout d’un instant : Oui, c’est juste ; faut ben qu’il reste quelque chose à apprendre, sans quoi les savants n’auraient plus rien à faire, et ils s’ennuieraient ; car ça doit être un plaisir de chercher le comment et le pourquoi des choses, quand on a devers soi tout ce qu’il faut pour bien chercher. Mais c’est une grande pitié, allez, mam’zelle Lucie, quand, sur tant de questions qu’on se fait, on n’a rien à répondre, sinon qu’on ne sait pas !

— Quoi ! cela vous tourmente réellement ? demanda-t-elle.

— Oui, mam’zelle Lucie ; est-ce pas naturel ? faut-il pas savoir ce qu’on est venu faire au monde ? et comment on s’y doit conduire ? et pourquoi telle chose est ainsi, telle autre comme ça ? N’y a-t-il pas des choses qui vous tournent la tête à ne plus savoir de quel côté aller ? Oh ! oui, des fois ça me dévore, et si alors on m’offrait, — une supposition, — de faire un marché comme quoi je m’engagerais pour étudier, comme un soldat pour la guerre, eh ben ! ma foi, je donnerais toute ma vie pour rien…

— Ah ! vraiment ? Et vous ne pensez pas toujours ainsi ?

— Non, parce que voyez-vous… Mais à quoi ça sert-il de tant parler de moi ?

— Cela m’intéresse, dit naïvement la jeune fille.

— Est-ce possible, mam’zelle Lucie ? vous qui parlez d’habitude avec les gens bien appris.

— Je vous assure, Michel, qu’entre les bourgeois et les paysans la différence n’est pas tant dans les idées que dans le langage. Et pour les idées, j’aimerais presque mieux celles des paysans, parce qu’ils connaissent leur ignorance et qu’ils ont à cause de cela plus de bonne foi et de simplicité.

— Vrai ? dit Michel avec émotion ; puis en riant il ajouta : J’en sais quelques-uns de ben têtus.

— Comme il y a beaucoup de bourgeois sincères et simples, répliqua Lucie. Voyez-vous, Michel, je le disais bien, il est difficile de marquer la différence. Mais avec ceux que vous croyez si intelligents, on a rarement des conversations bien intéressantes ; et, par exemple, chez mon oncle Bourdon, presque jamais on ne parle de choses sérieuses, ou bien c’est d’un ton léger comme en se moquant.

— C’est drôle, dit Michel.

— Eh bien, reprit-elle, dites-moi pourquoi ce désir d’étudier n’est pas toujours le même en vous ?

— Puisque vous voulez le savoir, mam’zelle Lucie, répondit-il avec embarras, je puis ben vous le dire. C’est que… ai-je pas vingt-deux ans ? Et c’est pas le tout que d’étudier, il faut vivre… faire comme les autres… se marier… Et quand j’y pense aussi, à cela, ça m’affole d’une autre manière… Ah ! c’est un grand tourmentement que la vie ! Autrefois, dans le temps de sa petite jeunesse, on était ben plus tranquille. Et pourtant ça n’est point une vraie peine que d’être remué comme ça si grandement, est-ce pas ?

— Quelquefois, répondit-elle en hésitant.

— Ah ! s’écria-t-il avec beaucoup de vivacité et de sympathie, vous avez du chagrin, mam’zelle Lucie, je le sais ! Quand je vous ai rencontrée l’autre soir dans la Prée, vot’ voix m’a dit que vous aviez pleuré.

— Non, non, balbutia-t-elle avec confusion ; puis revenant à plus de franchise : Eh bien ! oui, Michel, j’ai mes chagrins. Vous savez, on prétend que chacun a les siens… Mais je ne comprends guère les vôtres.

— Je n’en ai point, mam’zelle Lucie ; des invaginations comme ça tout au plus, des folies… Je puis ben vous le dire, puisqu’il n’y a pas de mal ; et ça m’est un charme de causer avec vous, car je ne cause jamais comme ça avec personne. Eh ben ! c’est que je songe grandement à me marier, mais seulement avec une fille que je pourrais aimer tant, oh ! mais tant !… que peut-être ne la trouverai-je… Si je disais ça à d’autres, ils se moqueraient de moi, au moins.

— Je ne me moquerai pas de vous, moi, répondit Lucie, je trouve que vous avez raison. Mais je connais celle qui vous conviendrait, il me semble, c’est Gène.

— Peut-être bien, répondit Michel d’un ton rêveur.

Ils arrivaient à Chavagny. Quoiqu’il ne fût pas dix heures, tout le monde était couché déjà, les maisons étaient obscures et même aussi les cabarets, vu que ce n’était pas le dimanche. Dans ces rues étroites, sombres et raboteuses, il faisait plus sombre que dans la campagne, si bien que Lucie tout à coup heurta contre une grosse pierre et faillit tomber. Elle eut peur et fit un léger cri.

— Ah ! pardon, s’écria Michel, qui s’éveilla comme d’un rêve, pardon, mam’zelle Lucie, j’aurais dû vous aider. On n’y voit plus goutte, donnez-moi la main.

Lucie lui donna la main et ils continuèrent de marcher.

Peu à peu la jeune fille trouva que la main de Michel était bien brûlante, si brûlante enfin qu’elle voulut retirer la sienne, sans trop savoir pourquoi. Mais elle ne put se dégager, parce qu’à mesure qu’elle essayait de la retirer, la main de Michel se serrait davantage. Elle dit alors :

— Je vous remercie, Michel, à présent je puis marcher seule.

Il ne répondit que par une étreinte si forte que Mlle Bertin s’écria :

— Mais à quoi pensez-vous donc, Michel ? vous me faites mal.

Il poussa une vive exclamation et ouvrit la main avec effort. Mais il ne dit rien, et Lucie trouva que Michel était bien un peu extraordinaire.

Un instant après, comme ils arrivaient à la maison de la mère Françoise :

— Bonsoir, mam’zelle, dit Michel brusquement, et, se précipitant vers sa demeure, il laissa Mlle Bertin dans les ténèbres, au milieu du chemin qui longe le cimetière.

Pour le coup, Lucie fut surprise et vivement désappointée. Elle venait de se livrer naïvement au plaisir d’admirer l’intelligence et la noblesse de ce jeune homme ; elle s’était même étonnée de trouver en lui une politesse naturelle, due évidemment à des instincts délicats, et le voilà qui tout à coup devenait indifférent, grossier même. Comment se faisait-il ?… Est-ce là ce qu’il appelait ses tourmentements, ses folies ? Peut-être. Mais alors, c’est qu’il est fou en effet.

Elle entendit derrière elle un pas rapide, et à la faible clarté que jetaient de rares étoiles dans ce chemin découvert, elle reconnut à ses côtés Michel, qui dit aussitôt d’un ton triste et humble :

— Vous me trouvez bien malhonnête ! n’est-ce pas, mam’zelle Lucie ? Comment ai-je pu vous laisser toute seule comme ça ? Pourtant, croyez-le bien, ce qui me ferait le plus de peine au monde, ça serait si vous étiez malcontente de moi.

— Vous prenez du souci pour peu de chose, répondit-elle, car le chemin n’est pas long, et je n’ai pas peur.

— Oh ! n’ayez pas peur, dit-il d’une voix émue, car je vous le jure, mam’zelle Lucie, je me battrais plutôt avec le diable, s’il osait seulement passer à côté de vous.

— Il n’osera pas, répliqua-t-elle en riant, soyez tranquille.

Ils cessèrent de parler. À cause de l’inégalité du chemin et de l’obscurité, ils marchaient lentement, le jeune paysan réglant son pas sur celui de Lucie, quand à gauche, au bord du cimetière, ils aperçurent une forme blanche, qui semblait d’abord une boule énorme, puis qui s’éleva, s’amincit et sembla toucher jusqu’aux arbres.

— Qu’est-ce que cela ? demanda Lucie à voix basse.

— Je ne sais pas, répondit Michel d’une voix altérée. Venez, mam’zelle Lucie, nous passerons par le pré.

— Non, non, dit-elle, il vaut mieux savoir ce que c’est.

Elle s’avança vers le fantôme qui sembla courir devant elle, une sorte de voile blanc flottant derrière lui.

— Oh ! je le joindrai, dit la jeune fille : gaiement.

Et voyant que Michel ne la quittait pas, elle se mit à courir, et elle était près d’atteindre le fantôme, quand celui-ci tout à coup roula dans le chemin à ses pieds. Surprise, elle ne put retenir un cri.

À ce cri, Michel sauta sur le fantôme et le prit à la gorge. On entendit alors d’étranges râlements, et ces mots entrecoupés :

— Pardon pour mes péchés ! mon bon monsieur le diable ? Héla ! héla ! ayez pitié de moi !

— C’est-il vrai que tu es un homme ? s’écria Michel ; voyons, qui es-tu ?

— Vous le savez ben, je suis le tailleur. Lâchez-moi vite ! Si vous aimez les cierges, ou quoi que ce soit, on vous en donnera.

— C’est, ma foi, le tailleur, dit Michel en se relevant. Pardieu ! vous êtes drôle, vous, de courir comme ça en chemise passé dix heures.

— Et toi qui serres comme un diable, es-tu pas Michel ?

À quelques pas retentissait le fou rire de Lucie.

— Au nom de Dieu, Michel, dis-moi ce que c’est qui rit là-bas, et qui me semblait un revenant ?

— Innocent ! c’est mam’zelle Lucie.

— Mam’zelle Lucie ! à cette heure-là, ici ! Comment que j’aurais pu deviner ? Je voyais ben que ça n’était ni un homme ni une femme, et je songeais pas que ça pouvait être une demoiselle.

Puis, tout en se rajustant du mieux possible, s’adressant à Lucie, dont la robe gris clair paraissait blanche au milieu des ténèbres :

— Ah ! c’est vous, mam’zelle ! Tiens ! vous avez donc pas peur de vous enrhumer, que vous vous promenez comme ça à la fraîcheur.

La voix du tailleur s’était raffermie au point d’être goguenarde. Lucie le remarqua bien, mais dédaignant d’expliquer à cet homme comment elle se trouvait dehors si tard en compagnie de Michel, elle répondit :

— Je crains plutôt pour vous, mon pauvre Touron, car vous vous romprez les os quelque nuit à rouler ainsi dans les chemins.

Cette réponse mit le tailleur fort en colère, car il savait qu’on l’accusait dans le village d’être loup-garou, et il crut, bien à tort, que Mlle Bertin parlait de cela. Mais il n’en témoigna rien, ce qui n’était pas bon signe, et faisant mine de rentrer, cependant il resta sur le seuil de la porte, caché derrière le clion, et, de la sorte, il entendit Mlle Bertin dire à Michel en le quittant : À demain ! car Michel devait revenir, avec les Mourillon, pour achever le labourage.