Un mariage sous l’empire/20

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Calmann Lévy, éditeur (p. 118-124).


XX


Le voyage de Fontainebleau fut abrégé par la contrainte qu’éprouvait l’empereur de se trouver plus souvent seul avec l’impératrice, et la difficulté de cacher au petit nombre de personnes admises au cercle du soir le trouble qui régnait dans l’auguste ménage. Madame de Lorency et sa tante ne passèrent que deux jours à Fontainebleau. Jamais l’empereur n’avait paru si triste. Quant à la malheureuse Joséphine, elle pleurait, sans s’en apercevoir, en parlant de choses indifférentes.

— Vous vous êtes sans doute bien trouvée des eaux d’Aix-la-Chapelle ? dit-elle à madame de Lorency. Je me rappelle les avoir prises à une époque…

Puis, essuyant ses yeux, elle continue :

— C’était avant la campagne d’Austerlitz, dans le beau temps de ma vie… L’empereur est venu m’y rejoindre avant d’aller combattre les Autrichiens ; il croyait alors que je lui portais bonheur, et il se détournait quelquefois de cent lieues pour venir m’embrasser avant de commencer une nouvelle campagne.

Ainsi, mêlant à tout l’idée qui l’accablait, l’esprit le moins pénétrant devinait bientôt la cause de ses larmes.

— Votre mari demande à servir en Espagne ? dit l’empereur à madame de Lorency ; il veut donc absolument être général. Eh bien, il le sera à la première affaire : c’est fort bien à lui d’aimer la gloire avant tout…

Et, passant de ce grand sujet aux fêtes qui se préparaient à Paris, il ajouta qu’il fallait que toutes les jeunes femmes de la cour en fissent l’ornement. C’était prescrire un nouveau devoir à Ermance.

Sur l’avis de son oncle, elle se décida à rester à Paris le temps que devaient durer ces réjouissances. M. Brenneval, de retour de ses terres en Normandie, allait partir pour Bayonne. Il était indispensable qu’elle restât près de lui pendant son court séjour à Paris. Elle avait d’ailleurs à le remercier d’une nouvelle preuve de sa généreuse tendresse.

— Si bien qu’on puisse être chez son beau-père, avait-il dit en la revoyant, on est encore mieux chez soi. C’est pourquoi, ma chère enfant, je t’ai fait arranger le petit hôtel qui donne sur les Champs-Élysées ; tu n’en garderas pas moins un appartement chez moi, que tu pourras habiter dans l’absence de ton mari ; mais vous serez tous deux plus libres chez vous. Viens voir si ce présent est de ton goût ; il devait être prêt pour le jour de ta fête ; mais les ouvriers n’en finissent jamais.

La reconnaissance de madame de Lorency pour un don si magnifique redoubla en voyant avec quel soin son père avait réuni dans cette belle maison tout ce qui pouvait être agréable à son mari et à elle. Partout une noble simplicité se joignait à la recherche et à l’élégance : l’appartement d’Adhémar, orné de tableaux de batailles de nos meilleurs peintres, était meublé avec un goût sévère ; celui d’Ermance était rempli des charmantes inutilités qui font la parure d’un joli parloir. Cette mode polonaise de couvrir les tables, les consoles d’objets ou de souvenirs précieux, commençait à s’établir chez les femmes élégantes, et ces petits salons étaient déjà, comme à présent, l’enseigne des goûts et quelquefois du caractère de celle qui présidait à son arrangement. Le faste des livres ouverts et chargés de signets de papier dénonçait la pédante ; la multiplicité des instruments du musique, l’artiste ; les dessins commencés, les manuscrits épars, les ouvrages étrangers, la femme à prétention. Celle que le simple désir de rassembler ce qui pouvait charmer ses moments de solitude, ou faire prendre patience aux amis qui venaient quelquefois l’attendre dans ce salon, se reconnaissait à l’égal partage de ces différents objets. Aucune préférence affectée n’y donnait l’idée d’une profession : c’était la réunion la plus variée. Là une coupe antique était remplie d’anneaux, de bijoux de fantaisie inventés la veille par Mellério ; là une boîte en perles d’acier de Vienne renfermait quelques pages dérobées d’un manuscrit de l’auteur d’Atala ; un pupitre de malachite portait un dessin de Cicéri ; une miniature d’Isabey parait la couverture d’un album, dont un camée précieux ornait le fermoir ; un roman de madame Cottin un volume de Corinne, quelques vers de Millevoye, de Chénier, remplissaient les rayons d’une bibliothèque portative, à côté de laquelle se trouvait un panier à ouvrage rempli de broderies presque achevées ; un vase de Sèvres, dont les brillantes couleurs rivalisaient avec le faisceau de fleurs qu’il contenait, dominait la table, et répandait autour les parfums les plus délicats : enfin, la personne qui aurait vu ce salon sans en connaître la maîtresse aurait deviné l’esprit, le goût et les habitudes de madame de Lorency.

Il était impossible de recevoir un don de cette importance sans en faire part à son mari. Ermance lui écrivit aussi ce que l’empereur avait dit sur son compte à Fontainebleau ; sa lettre, remplie de faits intéressants pour lui, ne disait pas un mot d’elle ; seulement elle lui reprochait de s’être adressé à M. de Maizières pour lui faire envoyer les livres nouveaux qu’il désirait, et se bornait à réclamer le plaisir de lui adresser elle-même les ouvrages qu’elle supposerait devoir lui être agréables.

Cette lettre avait été précédée longtemps avant par celle où M. de Montvilliers apprenait à M. de Lorency la grossesse d’Ermance, et la résolution qu’elle avait prise de venir passer l’hiver chez lui ; le président lui mandait que ce projet le rendait d’autant plus heureux qu’il espérait le lui voir approuver. La réponse d’Adhémar ne se fit point attendre ! elle contenait d’affectueux témoignages de reconnaissance pour les soins du président envers madame de Lorency ; il se félicitait de la savoir auprès de lui, et le priait de lui donner souvent de leurs nouvelles à tous deux ; il s’excusait de n’avoir point profité de la faculté qu’on lui avait laissée de venir passer quelques mois à Paris, par des raisons de devoir assez peu convaincantes : au total, cette réponse était dans les termes qu’avait désirés le président, et il s’empresssa d’en faire part à sa nièce.

La duchesse d’Alvano n’était point de service lors du voyage de Fontainebleau ; Ermance n’avait pas eu l’occasion de la rencontrer, mais elle ne pouvait plus longtemps échapper à cet ennui. La solennité du 3 décembre allait réunir toute la cour. Le Te Deum fut chanté à Notre-Dame, avant la séance impériale du corps législatif : jamais cortége plus imposant n’avait attiré la foule, jamais la présence de l’empereur n’avait excité autant d’applaudissements et d’enthousiasme. De retour au château, il y eut réception d’ambassadeurs et grand couvert ; ce qu’on appelait alors banquet impérial. Les rois de Saxe, de Bavière et de Wurtemberg y figuraient à côté des rois de la famille ; l’impératrice, les reines, les princesses étaient resplendissantes d’or et de pierreries ; mais tout en admirant ce spectacle éblouissant, on se sentait ému de compassion en voyant le front abattu de la malheureuse Joséphine s’incliner sous ce diadème éclatant qu’elle savait déjà n’avoir plus que cette fois à porter.

Contrainte à se montrer revêtue des habits impériaux, parée de toutes les magnificences mondaines, ainsi que la religieuse qui se couronne encore une fois de diamants et de fleurs au moment de quitter pour jamais le monde, l’impératrice offrait l’image du plus cruel supplice qu’ait jamais imposé l’inconstance d’un despote. Chambellants, dames du palais, invités, tous discouraient autour d’elle sur la barbarie de forcer la femme que l’on avait répudiée quelques jours avant, à représenter encore l’effigie de sa puissance perdue. Chacun savait la scène qui avait eu lieu le 30 novembre : le divorce était décidé ; le désespoir, les cris, les convulsions de Joséphine, en apprenant de la bouche même de l’empereur, cette irrévocable résolution, en avaient instruit tout ce qui les approuvait, et la profonde douleur peinte sur le front de la reine Hortense en confirmait assez la nouvelle.

Tant que dura cette solennité, Ermance oublia ses propres chagrins ; elle se rappela ce qu’elle avait entendu dire, chez madame Campan, du bonheur de cette aimable Hortense, dont l’éducation était un modèle sans cesse offert aux jeunes élèves qui paraissaient devoir se distinguer. Combien toutes enviaient ses talents, ses succès, enfin sa destinée brillante ! Et pourtant que de malheurs devaient bientôt frapper cette jeune mère, cette tendre fille !

Au cercle qui suivit le banquet, l’empereur s’approcha de madame de Cernan et de sa nièce dont l’éclatante parure attirait tous les regards, et faisait encore plus ressortir la pâleur et l’abattement de son visage. Il lui fit un compliment sur la cause de cette pâleur, qui la rendait encore plus belle, et sur le courage qu’elle avait eu de venir, quoique souffrante, embellir sa cour ; puis lui ayant demandé, en riant, si elle avait déjà choisi un parrain à son enfant, il se proposa de la manière la plus gracieuse.

Heureusement pour Ermance dont la confusion est extrême, madame de Cernan s’empresse de remercier l’empereur au nom de son neveu, en ajoutant que la famille des Lorency serait bien fière d’un si grand honneur : c’était ce qui pouvait le flatter davantage.

Absorbée dans les réflexions que cette insigne faveur fit naître dans son esprit, Ermance s’avoua qu’elle n’aurait jamais le courage d’en parler à son mari, et ne sortit de sa pénible rêverie que pour prier madame de Cernan d’écrire à Adhémar ce qu’elle venait d’entendre.

— Certainement, dit la comtesse, je me charge avec plaisir de lui faire le récit de cette journée, une des plus remarquables des fastes de la cour. Il saura au moins combien vous étiez belle et gracieuse, chose dont vous ne lui diriez pas un mot ; je suis bien aise de lui apprendre que cette jeune personne, qui n’avait pas une idée du monde avant d’y entrer, s’y fait distinguer aujourd’hui par le maintien et les discours de la femme la plus comme il faut ; je vous avoue que je n’aurais pas cru qu’on pût tant obtenir d’une personne de votre âge et entourée jusqu’alors, je vous demande pardon, ajouta-t-elle avec une bienveillance insolente, de modèles peu faits pour former dans l’art des bonnes manières…

Puis, s’appercevant que madame de Lorency s’apprêtait à répondre à cet éloge impertinent, madame de Cernan se reprit :

— Bonnes manières n’est pas positivement le mot, mais il est permis d’ignorer celles d’une certaine classe de la société, lorsqu’on n’y a pas encore vécu, et il faut, je vous l’assure, un esprit peu commun pour faire preuve d’un tact si fin.

Alors madame de Cernan passa en revue les femmes des dignitaires qui se trouvaient près d’elle, et répéta plusieurs des phrases qu’elle leur entendait dire chaque jour avec une aisance qui ajoutait encore au ridicule des expressions.

— Cette petite maréchale que vous voyez-là, disait-elle à Ermance, vous parle de ses femmes, de son hôtel, des dames qu’elle y réunit souvent, de sa sœur qui est enceinte, et de ses enfants qu’elle fait bienéduquer. Cette autre vous parle de son chasseur, n’appelle jamais son mari que monsieur le duc, et vous dit d’un air dégagé qu’il faut faire avancer son équipage pour qu’elle aille de suite en société. Je ne vous cite pas les gros bons mots de la maréchale Lefèvre, ceux-là ont du moins le mérite de l’originalité, souvent même de l’à-propos, et puis elle ne fait point la dame en laissant aller sa verve éloquente ; c’est la femme d’un brave soldat qui parle et qu’on écoute souvent avec plaisir ; elle est bien la preuve qu’une franche ignorance est préférable à une éducation commune.

Ces observations, où la médisance avait peut-être trop de part, n’en étaient pas moins utiles à Ermance, et lui montraient les ridicules à éviter ; ridicules dont elle eût été humiliée dans le monde où elle était appelée à vivre, mais qui sont sans inconvénient là où ils sont en force.

On a souvent blâmé cette aristocratie d’usages qui n’admet pas toujours les meilleurs, mais ceux qu’adoptent souvent à tort les gens distingués ; c’est encore un de ces préjugés dont l’absurdité apparente cache quelque chose de raisonnable. Dans une réunion où chacun est mis à peu près de même, comment reconnaitrait-on les siens, ceux dont l’éducation plus que le rang et la fortune est en rapport avec vos goûts et votre ton ? Eh bien, quelques mots suffisent pour révéler la classe de celui qui parle ; c’est un renseignement certain qui vous empêche de vous égarer dans la foule. Il n’en résulte aucun mal pour ceux qui ignorent les finesses ou plutôt les simplicités de cette langue ; ils n’en sont pas moins convaincus de la noblesse de leurs expressions et de l’élégance de leurs manières, de leur supériorité de fortune ou de mérite : ainsi donc on peut tolérer le préjugé et le regarder comme un de ces procédés chimiques qui servent à reconnaître les métaux sans les altérer.