Un monde inconnu/Deuxième partie/3

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Ernest Flammarion, Éditeur (p. 263-272).

CHAPITRE III

SOTTISE ET ROUTINE

« Rien encore, fit avec un accent de découragement l’astronome Mathieu-Rollére, en s’arrachant à regret à l’oculaire du télescope. Trois mois se sont déjà écoulés depuis que nos amis nous ont révélé leur présence ; je commence à craindre qu’il ne leur soit arrivé malheur et que nous ne soyons forcés de renoncer à des espérances qui paraissaient si magnifiques.

— Bah ! reprit l’honorable W. Burnett, avec son flegme américain, il ne faut désespérer que lorsqu’il est absolument démontré que le succès est impossible.

— Sans doute, mais s’ils ont pu faire les premiers signaux que vous avez aperçus, pourquoi n’ont-ils pas recommencé ?

— Ah ! pourquoi ? Le sais-je, moi ? Mille accidents ont pu survenir dont il nous est impossible d’avoir la moindre idée, et dont un seul suffit sans doute à expliquer leur silence. Mais songez que, dès à présent, le seul fait qu’ils ont pu arriver à la surface de la Lune, et de là se mettre, ne fût-ce qu’une seule fois, en communication avec nous, apporte à la science la solution d’importants problèmes.

— Oui, mais je voudrais…

— Vous êtes trop impatient, mon vénérable ami. N’est-ce donc pas déjà beaucoup que de savoir que la vie est possible à la surface du satellite ? Et, sur ce point, le doute n’est pas permis : il ya de l’air, sinon tout autour de la Lune, du moins dans certaines parties, puisque nos amis y vivent et ont pu de là faire leurs signaux. Quant à ces signaux eux-mémes, il est difficile d’en préciser la nature. À en juger par leur forme et leurs intermittences voulues, ils semblent bien être de nature électrique. Mais comment nos voyageurs, avec les modestes ressources dont ils disposaient, auraient-ils pu les produire ? La réponse a cette question est assez embarrassante. Comment sont-ils parvenus à se mettre en rapport avec l’humanité lunaire ? Jusqu’ici nous n’en pouvons rien savoir, et de nouveaux signaux seuls pourront nous renseigner.

— C’est vrai, mais c’est précisément cette absence de nouveaux signaux qui me désole. S’ils ont pu faire les premiers, rien ne s’oppose à ce qu’ils les renouvellent. En supposant même que l’un d’entre eux ait péri, les autres auraient pu recommencer l’expérience. Pour que rien ne soit apparu, il faut, j’en ai bien peur, que tous les trois aient succombé. Et je vous l’avouerai franchement, mon cher ami, cette pensée me torture et m’obsède. C’est moi qui ai poussé mon neveu à s’associer à cette téméraire entreprise : j’ai voulu réaliser et pour lui, et pour moi-même, et pour mon pays une conquête sublime ; j’ai séparé Jacques de celle qu’il aimait. Ma fille n’a rien perdu de sa confiance : elle demeure toujours assurée qu’elle reverra son fiancé. Mais si mes craintes sont, comme je le prévois, hélas ! trop fondées ; si Jacques ne revient pas, que deviendrai-je en présence de son désespoir ? Ah ! je sens aujourd’hui la terrible responsabilité que j’ai assumée ; dans mon fol orgueil de savant je n’y avais pas songé. Mais maintenant elle pèse sur moi de tout son poids et je me demande avec terreur si je n’ai pas été sacrilège en tentant ainsi le Ciel.

— Rassurez-vous, mon ami ; ce qu’ils ont fait nous est un gage de ce qu’ils pourront faire encore. Pour moi, j’ai la conviction profonde que, dans un délai qu’il ne nous est pas permis de fixer dès à présent, ils nous donneront encore des signes manifestes de leur présence. Tout d’ailleurs n’est-il pas merveilleux dans cette incroyable odyssée ? Vous êtes-vous jamais demandé comment nos voyageurs, que nous ayons vus disparaître dans une crevasse au pied du cratère d’Aristillus, ont pu se trouver transportés dans le voisinage du cratère de Hansteen, c’est-à-dire à environ 60 degrés, qui font plus de quatre cent cinquante lieues de quatre kilomètres ?

— C’est vrai, murmura Mathieu-Rollère, je n’y avais jamais songé.

— Eh ! bien, s’ils ont pu franchir une pareille distance dans les conditions où doit se trouver, selon les observations astronomiques, la surface de la Lune, il est difficile d’admettre que, réduits à leurs propres forces, ils y soient parvenus ; et il est évident qu’ils ont dû être aidés, Par qui ? Comment ? Il nous est impossible de le savoir. Tout ce que nous pouvons conclure, et nous le savions déjà par la découverte du boulet qui a déterminé leur départ, c’est que la Lune est réellement habitée et que nos amis ont pu se mettre en communication avec les êtres, quels qu’ils soient, qui y vivent.

— Mais comment alors, avec le puissant télescope dont nous disposons et qui permet de distinguer des objets ayant neuf pieds de côté, n’avons-nous jamais rien aperçu qui dénotât la présence d’êtres vivants et intelligents ?

— Il y a assurément là quelque chose d’inexplicable ou plutôt d’inexpliqué, car tout viendra en son temps. Pour l’instant, ce qui est certain, c’est que nos amis sont arrivés sur la Lune, y ont vécu, franchi de très grandes distances, exécuté des signaux sur l’existence desquels le doute n’est pas permis. Si vous trouvez que ce n’est pas là un résultat magnifique, vous êtes bien difficile. Ne leur mesurons pas le temps et attendons avec patience. »

Le ton d’assurance avec lequel parlait l’astronome américain avait fait sur l’âme un peu troublée du vieux savant une salutaire et réconfortante impression. Aussi ce fut avec une ardeur toute juvénile qu’il s’occupa, avec l’ingénieur Georges Dumesnil, de préparer la grande installation de signaux destinés à assurer les communications futures.

Ils se hâtèrent de retourner en France.

I] avait été convenu que, pendant leur absence et toutes les fois que le moment serait favorable, sir William Burnett renouvellerait, à intervalles réguliers, le signal déjà fait et resté sans réponse. Les trois voyageurs comprendraient ainsi que leur message avait été reçu et qu’on attendait de leur part d’autres communications.

Si quelque chose de nouveau se montrait sur la surface du satellite, le directeur de l’observatoire de Long’s Peak devait immédiatement en aviser Mathieu-Rollère. Tout ainsi réglé, le vieil astronome s’était mis résolument en campagne.

Il s’agissait, on se le rappelle, d’obtenir du gouvernement français l’autorisation de disposer, dans une plaine du Sud-Algérien, les appareils électriques nécessaires à la production des signaux, et aussi d’amener l’Observatoire de Paris à disposer, en faveur de l’entreprise, des fonds qui lui sont alloués sous la rubrique de : Recherches scientifiques.

L’autorisation fut obtenue, mais ce ne fut pas sans peine. Pendant que le savant était en Amérique, le ministère avait été une fois de plus renversé. Les amis puissants sur lesquels il comptait avaient été rendus aux douceurs de la vie privée. Sous prétexte d’épuration, tout le haut personnel administratif était renouvelé, et l’astronome n’y connaissait plus personne. Aussi les choses n’allèrent-elles pas aussi vite qu’il s’en était flatté.

Il se heurta dès les premiers pas à la routine ordinaire des bureaux.

On ne comprenait pas d’abord ce qu’il demandait.

Quand on le comprit, il fallut savoir par quel ministère l’autorisation devait être accordée. Il semblait bien que cela ressortit à l’Instruction publique. Mais, comme il s’agissait d’une installation sur le territoire d’un département français, cela pouvait bien dépendre de l’Intérieur. D’un autre côté, la plaine choisie se trouvant dans la zone soumise à l’autorité militaire, il était bien difficile de se passer du consentement du ministre de la Guerre. Ce qu’il fallut entasser de paperasses, rédiger de demandes, faire de courses et de démarches, ne peut être compris que par ceux qui ont eu la malchance d’avoir affaire à ces autocrates infatués d’eux-mêmes, aussi grincheux qu’inabordables, et qui, parce qu’ils font les importants, croient avoir quelque importance.

Le malheureux savant s’essouffla, pendant plusieurs semaines, à aller de ministère en ministère, et il put vérifier par lui-même l’exactitude de ce mot d’un homme qui connaît bien cette administration que l’Europe aurait grand tort de nous envier :

« Il faut plus de temps à un dossier pour franchir la Seine qu’à un bateau à voiles pour franchir l’Atlantique. »


« Tréve de discussion, » s’écria-t-il (p. 269).

Enfin, un jour vint où la bienheureuse autorisation, revêtue de tous les cachets, paraphes, signatures, timbres, visas requis par un formalisme aussi puéril qu’inquisitorial, se trouva entre les mains de Mathieu-Rollére.

Il fallait maintenant s’occuper de la question d’argent. Là, ce fut autre chose.

Aux premières ouvertures que fit l’astronome au directeur de l’Observatoire de Paris, celui-ci, tout en ne désapprouvant pas son projet, lui déclara que la disposition des fonds était en dehors de ses attributions, et dépendait d’une Commission sans l’avis de laquelle rien ne pouvait être décidé. Du reste, il se déclara prêt à réunir la Commission.

La discussion y fut orageuse. Les objections contre le projet proposé par Mathieu-Rollère éclatèrent nombreuses et passionées. Que venait faire là ce visionnaire, dont les fantaisies renversaient toute la science officielle ? N’était-il pas entendu depuis longtemps que la Lune, sans air et sans eau, était inhabitée et inhabitable ? Que venait-il chanter d’êtres humains parvenus dans la Lune, y ayant vécu et y ayant manifesté leur présence ? Si cela était vrai, que diable ! cela se saurait, et personne nen savait rien. C’était lui, Mathieu-Rollère, qui était dans la Lune : il fallait l’y laisser et ne point s’occuper de pareilles folies.

Au milieu de ce déchaînement de clameurs furieuses, quelques voix timides s’élevèrent : « Pourquoi condamner ainsi, sans vouloir examiner, une proposition qui pouvait être sérieuse ? Si l’on ne voulait pas ajouter foi aux declarations de l’observateur américain, on pouvait cependant accorder quelque créance aux affirmations plus réservées du directeur de l’observatoire de Nice. Celui-là n’était pas un puffiste ; il avait certainement vu quelque chose. N’y avait-il pas là des indications précieuses ? Était-il digne d’une assemblée de savants français de passer outre dédaigneusement sans vouloir rien tenter ? Que deviendrait le bon renom de la France, qui toujours s’était enorgueillie de marcher la première dans la voie des découvertes scientifiques ? Quelle honte ne rejaillirait pas sur elle si quelqu’autre nation, plus avisée et plus hardie, lui dérobait la gloire d’une pareille initiative ? »

Mais le président de la Commission, vieux savant routinier qui vivait sur sa réputation bien plus que sur son réel mérite, et qui redoutait toute découverte dont il n’était pas l’auteur, se leva, et, dominant le tumulte :

« Trêve de discussion ! s’écria-t-il ; nous sommes les gardiens sévères des fonds que l’État a mis à notre disposition. Nous n’avons pas le droit de les hasarder dans des entreprises insensées, de les gaspiller pour satisfaire à de sottes vanités. Qu’on nous donne à atteindre un but précis et défini, et nous verrons ce qu’il convient de faire ; mais on ne nous apporte ici que des billevisées, rêves creux d’un cerveau malade. Nous serions coupables si nous leur prêtions l’oreille un instant de plus.

— Eh bien ! soit, s’écria Mathieu-Rollère exaspéré. Je vous apporte ici des résultats certains, scientifiquement constatés, contrôlés par des expériences réitérées. Aveugles qui ne voulez pas voir… Ah ! vous avez beau jeu à parler de gaspillage, à faire étalage de prudence et d’économie ! Est-ce qu’on ne prodigue pas chaque jour et à pleines mains l’argent de la France pour contenter de mesquines ambitions, ou pour fournir à d’encombrantes médiocrités l’occasion de se produire ? Et aujourd’hui qu’il s’agit de l’œuvre la plus considérable que la science moderne ait jamais tentée, vous parlez de scrupules et de conscience !… Yous êtes indignes du nom de savants, vous êtes des misérables ! »

La colère l’aveuglait ; on dut l’entraîner.

« Eh bien ! disait-il, pendant qu’on l’emmenait, je saurai me passer de vous. Il ne sera pas dit que la stupide obstination de quelques esprits encroûtés me fera renoncer & mes projets. Je réussirai enyers et contre tous… »

En parlant ainsi le vieux savant croyait fermement au succès ; mais lorsqu’il fallut venir à la réalisation de son projet, il se heurta à des difficultés qu’il n’avait pas prévues. Il avait tout d’abord songé à une souscription publique ; mais pour la mener à bon port il fallait de la réclame, beaucoup de réclame, et c’est là une denrée qui, avec les mœurs actuelles du journalisme, coûte horriblement cher. Les directeurs des journaux scientifiques le traitaient tout bas de vieux fou, et ne voulaient pas, en s’associant à une pareille utopie, compromettre le nom et la dignité de leurs revues. Quant aux autres organes de publicité, ils n’acceptaient quelques entrefilets qu’à des prix exorbitants.

Mathieu-Rollère, qui avait commencé par payer avec une inaltérable confiance, voyait rapidement diminuer ses ressources personnelles. La souscription était ouverte depuis un mois, et on avait juste recueilli 1.967 fr. 50.

L’astronome n’y comprenait rien.

Comment pouvait-on rester insensible à la solution d’un pareil problème ? Il s’indignait de voir les gens aller et venir, courir à leurs plaisirs ou à leurs affaires, dépenser des sommes considérables en futilités, sans s’inquiéter de fournir à la science les moyens d’achever la plus magnifique conquête qu’ait pu rêver l’esprit humain, celle d’un monde.

Il ne tarda pas à tomber dans un état de profond abattement. Il avait perdu cette exubérance de vie et cette activité presque juvénile qui lui avaient fait jusque-là une si verte vieillesse ; il songeait avec mélancolie à toutes ses espérances déçues ; les craintes et les remords, dont il avait déjà entretenu l’honorable W. Burnett, lui revenaient à l’esprit et le torturaient.

Sa fille, qui depuis le départ de Jacques ne l’avait jamais quitté, avait gardé une âme plus ferme. L’amour qui remplissait son cœur semblait le fermer à tout sentiment autre que la foi et l’espérance. Quand elle vit le vieillard ainsi découragé, elle lui dit simplement :

« Pourquoi désespérer, mon père ? Si c’est une misérable question d’argent qui vous arrête, prenez la fortune que m’a laissée ma mère, et faites-en l’usage qu’il vous plaira. Je la sacrifie avec joie et je suis bien certaine que celui que j’aime, lorsque je le reverrai, — car je le reverrai, j’en suis sûre, — approuvera ma décision. Nous vivrons pauvres, s’il le faut, mais heureux d’avoir accompli une grande tâche,

— Enfant, dit Mathieu-Rollère tout ému, en attirant sa fille sur son cœur et en la baisant au front, tu es un noble cœur ; tu es la digne fille d’un savant et tu mérites le grand amour d’un honnête homme. Mais, ma chérie, qu’est-ce que les 70 ou 80.000 francs dont tu peux disposer ? C’est par centaines de mille francs, par millions peut-être, qu’il nous faut compter ; c’est ce que l’égoïsme et la cupidité d’un siècle voué aux plus vils intérêts nous refusent obstinément. Ah ! je me sens profondément atteint, et je crains bien de mourir avant d’avoir pu mener notre œuvre à bonne fin.

— Ne parlez pas ainsi ! s’écria Hélène ; prenez cet argent que je



Il reçut tout à coup une dépêche… (p. 272).

méprise et qui maintenant me fait horreur. Peut-être pourrez-vous, grâce à lui, trouver un moyen de secouer l’apathie des indifférents. »

Le vieillard secoua la tête sans répondre.

Il se consumait dans ses tristes réflexions, et son découragement grandissait chaque jour, lorsqu’il reçut tout à coup de Long’s Peak une dépêche lui annonçant que les trois lettres lumineuses M. J. R. avaient reparu au sud de l’Océan des Tempêtes, dans le voisinage du cratère de Hansteen.

Cette nouvelle rendit au vieil astronome toute son ardeur et toute son énergie : il se jura de réussir.