Un monde inconnu/Deuxième partie/4

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Ernest Flammarion, Éditeur (p. 273-280).

CHAPITRE IV

RETOUR À L’OBSERVATOIRE

L’accès de l’observatoire était redevenu libre.

Le travail avait été long et difficile. Il avait tout d’abord fallu rechercher la fissure par où s’étaient échappés les gaz méphitiques qui, après avoir rempli la cheminée de l’ascenseur, avaient envahi tout l’édifice et failli causer la mort de Mérovar et des trois étrangers. À cet effet, des hommes, revêtus des appareils qui leur permettaient d’explorer la surface lunaire, avaient soigneusement parcouru la longue cheminée, en examinant minutieusement ses parois.

De longs jours s’étaient écoulés dans cette recherche, et on avait fini par constater qu’à une hauteur de six lieues terrestres environ, la paroi rocheuse ayait cédé sous la pression des gaz intérieurs.

Une crevasse s’était produite, et c’était par un énorme trou béant que le gaz s’était précipité et avait tout envahi. Heureusement cette première poussée n’avait été suivie d’aucune autre : car, sans cela, rien n’aurait résislé à la pression de ce torrent formidable, et la partie supérieure de l’observatoire eût volé en éclats. Mais les vapeurs empoisonnées avaient partout remplacé l’air respirable ; elles occupaient tout l’espace et condamnaient les travailleurs aux plus minutieuses précautions.

Pour boucher la large ouverture, il avait fallu hisser jusque-là de nombreux blocs de roches, les encastrer profondément dans le massif ou s’était produite la fissure, les noyer dans un ciment tenace, et ce travail de Titans ne s’était pas accompli sans de durs et pénibles efforts.

Ainsi s’était trouvée constituée une épaisse muraille artificielle, faisant corps avec la masse rocheuse elle-même et aussi solide qu’elle.

Cela fait, on avait dû songer à débarrasser la cheminée et l’observatoire de l’air vicié qui les remplissait.

Pour y parvenir, des ouvertures avaient été pratiquées dans la partie supérieure du vitrage de la salle qu’occupaient les grandes lunettes et dans les baies qui éclairaient la partie inférieure du monument. Puis des ventilateurs puissants, disposés en bas de la cheminée et fonctionnant sans relâche, ajoutant leur action à celle des pompes qui servaient d’ordinaire, avaient peu à peu remplacé par un air pur l’atmosphère mortelle qui la remplissait. Cela avait duré longtemps, et, pendant que cette œuvre d’épuration s’accomplissait, la région où était situé l’observatoire avait successivement passé de la période de lumière à la période d’ombre.

Et c’était un spectale étrange que de voir ce torrent de gaz et de vapeurs se condenser instantanément sous l’action du froid de l’espace, et retomber sur le sol en flocons neigeux.

Quatre mois s’étaient écoulés depuis l’accident qui avait interrompu si malencontreusement l’échange commencé de communications avec les astronomes de Long’s Peak.

Les travaux avaient enfin repris leur cours, et le sage Rugel s’était empressé de se rendre auprès de Marcel qui, après son entretien décisif avec Oréalis, avait, sans plus tarder, regagné la capitale du monde lunaire et attendait avec impatience le moment où il pourrait renouveler ses tentatives.

Jacques et lord Rodilan, qui n’avaient pas eu les mêmes raisons que Marcel pour oublier le but poursuivi, avaient, plus que lui peut-être, hâte de rentrer dans une vie plus active. Tous les trois apprirent avec joie la bonne nouvelle que leur apportait Rugel, et l’on revint à l’observatoire. Le père d’Oréalis, bien qu’il accueillit avec une égale affabilité les trois étrangers, paraissait cependant témoigner à Marcel une affection plus grande et qui avait quelque chose de paternel. Dans ses fréquentes visites, il n’avait pas été sans remarquer l’état d’âme dans lequel se trouvait le jeune ingénieur, et comme sa fille ne pouvait avoir de secret pour lui, il avait pu suivre dans tout son développement la phase de passion par laquelle avait passé Marcel.

Jamais, sans doute, il n’avait été inquiet au sujet de sa fille, et n’avait redouté que le sentiment dont elle était l’objet pût troubler la paix de son âme. Mais il n’avait su se défendre d’une secrète sympathie pour des souffrances morales que sa haute intelligence comprenait, et il avait admiré la force avec laquelle Marcel en avait triomphé, l’énergie avec laquelle cette âme virile s’était reprise. Maintenant, en effet, Marcel semblait avoir complètement oublié cet instant de faiblesse.

La vérité est que son cœur saignait encore ; mais il avait juré à Oréalis d’être digne d’elle, et il était résolu à tenir son serment. À peine de retour à l’observatoire, les trois amis allèrent, avant tout, visiter les appareils qui leur avaient déjà servi à faire leurs signaux lumineux. Tout était en bon état : rien ne s’opposait à ce que les communications fussent reprises au point où elles avaient été interrompues.

Cet examen terminé, Marcel, suivi de ses amis, s’était rendu dans la salle des observations. Les deux astres étaient à leur premier quartier, et, pour les deux points d’où devaient se faire les signaux, la concordance des nuits était complete. Mais à ce moment, sur la Terre, le continent américain était encore éclairé et il fallait attendre plusieurs heures ayant qu’il fût rentré dans la nuit et qu’il fût possible d’y revoir le point lumineux déjà entrevu.

Tous trois étaient en proie à la plus vive impatience.

« Vous me croirez, si vous voulez, mon cher Marcel, s’écria lord Rodilan, mais je donnerais bien mille guinées pour savoir ce qu’on pense de nous sur la Terre. Nous regarde-t-on comme des fous ou nous tient-on pour d’audacieux savants qui vont révolutionner tout ce que l’on sait ou croit savoir sur la Lune ?

— Vous faites, mon cher lord, répondit Marcel, bien de l’honneur à nos compatriotes terrestres. Tenez pour certain que, sauf pour nos amis de Long’s Peak et sans doute aussi l’oncle de Jacques, personne ou presque personne ne s’intéresse à nous. Je suis même conyaincu que, si la nouvelle de apparition de nos lettres lumineuses a été communiquée au monde savant par l’honorable Burnett, elle n’a dû rencontrer que la plus stupide incrédulité. Tant de gens seraient dérangés dans leurs habitudes et leur routine, et il est si simple de nier ce que l’on ne comprend pas !

— Certes, fit Jacques ; rappelez-vous donc ce qui s’est passé déjà. Est-ce que le monde savant s’est ému lors du voyage, déjà si merveilleux, de Barbicane, Michel Ardan et Nicholl ? Sans doute cela a fait quelque bruit en Amérique et surtout en Floride, où l’expérience avait été tentée. On y a promené en triomphe les audacieux explorateurs, et ç’a été prétexte à de plantureux banquets et à de longs discours. Mais cet enthousiasme n’a pas eu de lendemain, et il a fallu, pour qu’on en gardât le souvenir, qu’un illustre écrivain français[1] se fît l’historien de cette incroyable épopée et en décrivît, avec son talent habituel, les émouvantes péripéties. Sans lui, toute cette fantastique histoire serait promptement retombée dans l’oubli et aujourd’hui elle serait complètement ignorée.

— Jacques a raison, reprit lord Rodilan ; mais vous oubliez que dans ce premier voyage ne figurait aucun Anglais. Sans cela, l’Angleterre n’aurait pas permis qu’un tel exploit demeurât inconnu.

— Eh bien ! fit Marcel en souriant, nous avons cette fois avec nous un citoyen de la libre Angleterre, et nos noms sont assurés désormais de rester immortels. »

Il y avait bien un peu d’ironie dans cette réponse ; mais, comme elle renfermait en somme un éloge assez direct, le noble lord ne jugea pas à propos de la relever.

« Du reste, ajouta-t-il, nous ne tarderons plus maintenant à savoir à quoi nous en tenir sur ce point, car vous vous êtes, je le suppose, préoccupé du retour ? »

Le front de Marcel s’assombrit.

« J’y ai songé, en effet, dit-il. À vrai dire, si je ne suivais que mes propres inspirations, il me plairait d’achever mes jours au milieu de cette humanité qui tient un rang si élevé dans l’échelle des êtres vivants. Quitter ce monde si voisin de la perfection, où tout est noble et grand, pour retomber sur la Terre, où tout est mesquin, grossier et petit, n’a rien qui puisse me tenter beaucoup. Bien d’autres motifs encore pourraient me rattacher au monde lunaire ; mais je ne dois pas songer à moi seul. Je sais que trop de raisons vous rappellent tous les deux, et, lorsque le moment en sera venu, je partirai avec vous. »

Jacques lui serra la main

« Mais, poursuivit Marcel, je crois bien qu’il se passera encore du temps avant que nous puissions songer sérieusement aux préparatifs de notre retour. Il nous faut avant tout assurer les communications avec la Terre. C’est là notre tâche, nous nous y devons tout entiers. Or, à mon avis, cela sera long. Jugez-en vous-mêmes : depuis qu’ils nous ont fait le signal que nous n’avons fait qu’entrevoir sans pouvoir y répondre, nos amis sont sans nouvelles de nous. Ils ne peuvent évidemment rien tenter sans être assurés que nous vivons encore. Sans doute ils vont avoir dans quelques instants la certitude que nous n’avons pas péri et que nous les avons aperçus. Comme moi, vous les connaissez ; nous ne pouvons douter qu’ils ne se mettent immédiatement en mesure de faire tout le nécessaire pour que les communications deviennent régulières, suivies et utiles. Ils vont chercher le système le plus prompt à la fois et le plus pratique. Ce système, quel sera-t-il ? Nous l’ignorons encore.

— En effet, dit Jacques, et j’ajouterai qu’il est fort peu probable qu’ils choisissent, pour nous envoyer des signaux suivis, la région des Montagnes Rocheuses. Ce n’est pas dans cette contrée tourmentée ni à une telle altitude qu’ils pourraient être facilement établis et fonctionner régulièrement.

— C’est juste, poursuivit Marcel ; il nous est impossible de deviner de quelle région du globe terrestre nous arriveront les prochains appels. Quelle plaine choisiront-ils à cet effet ? L’avenir seul pourra nous renseigner sur ce point. Quoi qu’il en soit, nous ne saurions rien tenter d’autre que ce que nous avons fait déjà avant d’être complètement fixés sur toutes ces questions. »

Pendant que Marcel parlait, la nuit avait peu à peu enveloppé l’Atlantique et déjà elle atteignait Long’s Peak. Les trois observateurs avaient repris leurs places aux oculaires des lunettes. Leur émotion était grande et le silence le plus profond régnait dans la salle.

Une heure, deux heures se passèrent sans que rien apparût.

Soudain un point lumineux brilla au milieu des ténèbres.

Un triple cri de joie se fit entendre.

Cette fois aucun doute n’était possible : le signal était là, sous leurs yeux, immobile et fixe. Ce n’était pas une illusion, un rēve de leur imagination surexcitée ; c’était une réalité vivante.

Et il leur semblait que ces rayons de feu leur apportaient la voix même de ceux qui les avaient lancés à travers l’espace ; ils les sentaient frémir et vibrer ; l’âme de leurs amis y tressaillait ; c’était plus qu’un message lumineux, c’était comme un courant magnétique qui faisait battre les cœurs à l’unisson.

Le problème était done résolu ! Leurs signaux, patiemment attendus, avaient été aperçus et compris ; on y avait répondu, et, sans se laisser décourager par la longue période d’inaction qui avait suivi, on avait renouvelé, sans se lasser, le signal de réponse.

Quelle admirable constance avaient montrée les observateurs de Long’s Peak ! Quelle sublime foi dans l’avenir de la science ! Et comme les trois voyageurs leur étaient aujourd’hui reconnaissants de ne s’être laissé abattre par aucune désespérance !

Le feu brillait toujours ; au bout d’une heure il s’éteignit.

« Vite ! s’écria Marcel ; on attend avee anxiété, depuis bientôt quatre mois, que nous donnions signe de vie. Ne faisons pas plus longtemps languir nos amis. »

En disant ces mots il appuyait la main sur la poignée du commutateur placé à sa portée.

La nuit profonde qui enveloppait les plaines lunaires s’éclaira brusquement : un J enflammé se dessina gigantesque sur le sol.

À toi, ami, dit-il en se tournant vers Jacques, l’honneur de révéler le premier notre présence à ceux qui nous attendent. Si ton oncle et celle que ton cœur n’a jamais oublié sont encore aux Montagnes Rocheuses, je veux qu’ils soient sans retard rassurés sur ton compte.

— Merci, dit Jacques en lui serrant la main.

— Vous m’excuserez, mon cher lord, ajouta Marcel en souriant ; mais ni vous ni moi ne sommes amoureux…

— Oh ! pour moi, interrompit lord Rodilan, il y a longtemps que mon cœur a cessé de battre, si toutefois il a jamais battu. Mais pour vous, mon cher, il serait peut-être téméraire d’affirmer que l’amour de la science a toujours régné seul dans votre âme. »

À cette allusion, toute bienveillante qu’elle fût, un nuage passa


Un J enflammé se dessina sur le sol (p. 278).

sur le front de Marcel. L’Anglais feignit de ne pas s’en apercevoir et continua :

« Personne ne m’attend sur la Terre ni ne me regrette ; je ne fais pas aux quelques indifférents que j’ai pu coudoyer dans ma vie l’honneur de les tenir pour des amis. J’aurai dû au moins à ce voyage l’insigne bonheur d’en rencontrer deux, et cela me suffit. »

L’amitié qui unissait ces trois hommes était maintenant devenue indissoluble. Née par l’effet du hasard, de la pensée commune de tenter quelque chose d’inouï, elle s’était fortifiée au milieu des plus redoutables épreuves, des fortunes les plus diverses subies ensemble, et aujourd’hui le succès obtenu, grâce à leur indomptable énergie, la consacrait à jamais.

Du jour où ils s’étaient embarqués tous les trois dans l’obus de la Columbiad et s’étaient confiés aux hasards de l’immensité, ils ne s’étaient jamais quittés.

C’est toujours appuyés les uns sur les autres qu’ils ayaient affronté des périls inconnus, risqué cent fois leur vie, triomphé enfin de la nature elle-même, dont ils semblaient avoir vaincu les lois. Quoi qu’il arrivât désormais, ils étaient unis par des liens que rien ne pouvait briser.

Cependant les lettres magiques s’étaient succédé à intervalles réguliers, et chaque fois qu’à leur éclat flamboyant succédaient les ténèbres, ils voyaient briller au loin, immuable et fixe, le signal de Long’s Peak.

« Décidément, murmura lord Rodilan, nos amis manquent d’imagination. Leurs phrases ne sont pas longues : Un point ; c’est tout.

— Vous raillez, mon cher Rodilan, fit Marcel ; mais cela même confirme mes prévisions. Il est bien certain, à mon avis, que s’ils comptaient nous envoyer d’Amérique les signaux qui doivent permettre de correspondre utilement, ils auraient déjà trouvé le moyen d’assurer ces communications. Évidemment ils se préparent. Combien de temps leur faudra-t-il pour être en mesure ? Eux seuls peuvent le savoir. Mais je suis convaincu qu’à un moment donné, bientôt peut-être, nous verrons apparaître quelque chose de nouveau qui nous donnera pleine satisfaction. Je le répète, nous n’avons qu’à attendre. »

Et il fut convenu que, jusqu’à nouvel ordre, on s’en tiendrait aux signaux échangés jusqu’à ce moment.

  1. M. J. Verne. De la Terre à la Lune. — Autour de la Lune.