Un nouveau Dictionnaire de la langue française/01

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UN NOUVEAU DICTIONNAIRE
DE LA
LANGUE FRANÇAISE[1]

PREMIÈRE PARTIE

L’idée de ranger en ordre alphabétique les mots dont se compose une langue et d’en donner l’explication n’est pas aussi ancienne et aussi naturelle qu’il le semble au premier abord. Les Grecs ne l’ont pas eue. Ce qu’ils nous ont laissé en ce genre se borne à des recueils de mots rares, difficiles ou dialectaux — c’est ce qu’ils appelaient des gloses (proprement des façons particulières de parler) — et encore ces essais appartiennent-ils aux derniers temps de leur littérature, quand la langue des auteurs classiques était déjà une langue en partie morte, que les grammairiens avaient pour tâche de faire comprendre. A l’époque byzantine, on compila des glossaires étymologiques, mais ces glossaires ne comprenaient toujours que des mots choisis. Les Romains composèrent aussi des recueils de gloses destinés à, faciliter l’étude des auteurs archaïques ; ils ne songèrent pas à dresser un véritable inventaire de leur langue. Cependant tous les Romains qui se piquaient de culture supérieure apprenaient le grec, et il semble qu’on aurait dû faire, pour l’usage pratique, des lexiques grecs-latins et latins-grecs : on en lit, en effet, quelques-uns, mais ils sont très incomplets et d’une époque relativement moderne : on apprenait le grec par l’enseignement oral des pédagogues, par le commerce avec les Grèves, par les voyages en Grèce.

Le moyen âge occidental se trouva, pour tout ce qui touchait à la vie intellectuelle, dans une position nouvelle et singulière. Le latin était la langue de toute instruction : on le parlait dans l’Eglise et dans tout ce qui se rattachait à elle, c’est-à-dire dans toutes les professions que nous appelons libérales ; les idiomes « vulgaires, » soit qu’ils fussent le développement naturel du latin parlé, soit qu’ils fussent d’origine non latine (germanique, celtique, slave, magyare), servaient uniquement à la vie pratique et à une littérature dédaignée des « clercs. » L’idée d’en recueillir les mots ne vint pendant longtemps à personne. On s’attendrait du moins à trouver alors des dictionnaires latins où les mots seraient expliqués par leurs correspondans vulgaires. Nous ne nous représentons pas aujourd’hui l’étude d’une langue, surtout d’une langue morte, sans l’aide d’un dictionnaire. Le moyen âge toutefois s’en passa longtemps. Les enfans apprenaient le latin, à force de coups, en le parlant, en le lisant, en s’essayant à l’écrire. On possédait des recueils de mots difficiles pris dans la Bible ou dans les auteurs, et quelques-uns sont très précieux pour la philologie, en ce qu’ils donnent la traduction des mots latins soit en « roman, » soit en allemand ou en anglais. Il en est qui remontent au VIIIe siècle.

Ces recueils, pour nous en tenir à la France, s’amplifièrent peu à peu, et dès le XIVe siècle, on composa des dictionaria, (le mot est du temps), où furent entassés sans aucun choix les mots latins de toute provenance, de toute époque, de toute qualité, depuis les archaïsmes repris aux anciens glossateurs jusqu’aux fabrications les plus barbares du latin médiéval, langue qui vivait à sa manière et se permettait sans scrupule les formations et les adaptations qui répondaient à ses multiples besoins. Ces dictionnaires, dont quelques-uns furent imprimés au XVe siècle, sont importans pour la connaissance et du bas latin et du français. On a aussi, de l’extrême fin du moyen âge, quelques essais, mais très pauvres, de vocabulaires français-latins.


I

Le premier dictionnaire français-latin qui ne se rattache pas à la tradition du moyen âge est celui de Robert Estienne (1539). L’œuvre est très méritoire. Le français n’y est pas encore considéré en lui-même : il sert simplement à apprendre le latin pour l’écrire, et l’auteur, qui avait publié, huit ans auparavant, un dictionnaire latin-français, a composé, au moins en bonne partie, sa nouvelle œuvre en intervertissant les deux élémens de la première. Mais il l’a fait avec goût et intelligence : il a enregistré, le premier, beaucoup de mots de la langue vivante, et surtout un grand nombre d’idiotismes et de locutions familières qu’il voulait donner le moyen de tourner élégamment en latin. Son dictionnaire a servi de base à ceux qui l’ont suivi et notamment à ceux de Thierry et de Nicot, au XVIe siècle, de Monet et de Poiney, au XVIIe ; il faut noter à part celui de Nicot, esprit en tout original et novateur : ici la traduction latine n’est plus que l’accessoire ; c’est bien le français que l’auteur a pris à tâche de faire connaître. Il ajoute à la liste déjà dressée un grand nombre de mots qu’il a recueillis dans ses lectures ou ses entretiens ; il recherche les vieux mots et les mots de province ; il donne des étymologies, des explications souvent longues et curieuses ; il entre dans la voie des dictionnaires encyclopédiques.

Au XVIe siècle encore commencent les dictionnaires français avec traduction en langue étrangère ; ils se multiplient au XVIIe : on en a fait pour les Anglais, les Allemands, les Hollandais, les Danois, les Italiens, les Espagnols, etc. Rédigés par des Français ou par des étrangers, ces dictionnaires ont ce caractère nouveau que le français y est, non plus le moyen, mais le but : ils ne sont pas destinés aux Français qui veulent apprendre une langue étrangère et sont censés connaître les mots de la leur ; ils sont compilés pour les gens qui, ne parlant pas naturellement le français, veulent l’apprendre. Cela amène les auteurs à recueillir les mots en plus grande abondance et à noter bien des détails que négligeaient leurs prédécesseurs. Aussi ces dictionnaires sont-ils presque tous fort utiles à notre connaissance de la langue de leur temps ; le plus précieux est celui de l’Anglais Cotgrave, véritable trésor de la langue du XVIe siècle, auxiliaire indispensable à qui veut lire les auteurs de cette époque.

Mais, malgré la tendance que j’ai signalée chez Nicot, on n’avait pas, vers le milieu du XVIIe siècle, de dictionnaire purement français et destiné aux Français eux-mêmes. L’utilité d’une pareille entreprise n’aurait sans doute pas frappé les hommes du XVIe siècle. La langue française, qu’ils prétendaient « illustrer » et rendre capable d’exprimer les plus hautes conceptions de la pensée et de l’art, était pour eux un immense réservoir de mots et de formes où chacun pouvait puiser à sa guise et suivant sa fantaisie ; elle leur apparaissait riche et flottante comme la nature elle-même. Ils avaient d’ailleurs le sentiment que cette langue qu’ils façonnaient avec tant de liberté se modifiait incessamment, et que le flot où ils trempaient leurs mains ne repasserait plus le même devant leurs successeurs. La réflexion mélancolique de Montaigne à ce sujet est bien connue. On avait abandonné le port tranquille du latin, immuable dans sa forme classique restaurée par la Renaissance, et on se trouvait lancé sur une mer sans rivages, qui entraînait vers des horizons toujours nouveaux. Comment prétendre s’arrêter et déterminer un point fixe dans ce voyage dont on ne connaissait pas la route et où chaque équipage voyait bien vite loin derrière lui ceux avec lesquels, au départ, il avait marché de conserve ?

De tout autres vues se firent jour dès le début du XVIIe siècle, dès l’avènement de Malherbe. On commença à croire que la langue française pouvait être « fixée, » qu’elle était déjà arrivée tout près de son point de perfection, et qu’avec quelques efforts, on parviendrait à lui donner ce caractère de stabilité qu’elle avait jusque-là envié au latin. C’est à quoi travaillèrent Vaugelas et les « puristes, » en s’attachant à établir, d’après le « bon usage, » des règles pour le choix des mots et pour l’emploi des formes et des tournures. C’est ce que Richelieu voulut réaliser définitivement en fondant l’Académie française (1635). Cette compagnie avait pour mission « de donner des règles certaines à notre langue et de la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences. » Elle devait en conséquence composer uni ! Grammaire et un Dictionnaire qui auraient une autorité officielle — sans parler d’une Rhétorique et d’une Poétique, qui, à vrai dire, dépassaient les limites propres de sa fonction, puisqu’elles auraient eu une valeur non plus nationale, mais universelle. L’Académie, on le sait, n’a fait ni la Rhétorique, ni la Poétique, ni même la Grammaire ; mais, dès ses premières réunions, elle travailla au Dictionnaire : elle en a donné sept éditions, et elle prépare la huitième.

Elle fut précédée par deux auteurs, dont le premier lui était étranger et dont le second, qui lui appartenait, fut éliminé par elle comme coupable de concurrence déloyale.

Richelet lui faisait en réalité une concurrence plus directe que Furetière, et il avait des académiciens pour collaborateurs. Il prétendait, comme elle, n’accueillir que les mots du « bon usage, » et présenter ainsi une sorte de « canon » des vocables admis à figurer dans la littérature. Son livre, qui parut en 1680, — à l’étranger, parce que l’Académie avait en France un privilège exclusif, — se distingue par de très réelles qualités, notamment en ce qui concerne les définitions. Il porte aussi de nombreuses marques de l’esprit original, satirique, trivial et parfois bizarre de l’auteur, esprit qui ne le rendait pas précisément propre à bien remplir la lâche qu’il s’était assignée ; aussi a-t-il admis, malgré ses principes, bien des mots qui auraient scandalisé les puristes. Son livre est encore très utile à consulter pour l’histoire de la langue et de l’idée qu’on s’en faisait à la plus belle époque du XVIIe siècle.

Le plan de Furetière était très différent de celui de l’Académie et de Richelet. Il avait prétendu d’abord ne vouloir donner qu’un dictionnaire des termes d’arts et de sciences, comme celui que compilait en même temps Thomas Corneille ; mais le privilège qu’il obtint en 1684, et que l’Académie fit annuler comme subreptice, était accordé à un « Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots français, tant vieux que modernes. » C’était donc tout autre chose que le dictionnaire choisi, et tout moderne, que préparait l’Académie ; mais les confrères de Furetière lui reprochaient de s’être largement servi de leur travail, et l’accusation semble nôtre pas sans fondement. Le dictionnaire de Furetière, comme celui de Richelet, dut paraître à l’étranger, ce qui ne les empêcha d’ailleurs pas d’être l’un et l’autre très répandus en France. Si les promesses du titre avaient été réalisées dans l’œuvre, elle aurait compris tous les mots français conservés depuis les plus anciens textes ; mais en fait la partie archaïque est très pauvre et très imparfaite. Ce qui distingue le dictionnaire de Furetière, c’est le caractère largement didactique qu’il présente. Les termes de métiers, d’arts et de sciences, qui avaient d’abord dû faire l’objet exclusif du travail, y sont expliqués en détail ; les mots sont parfois (comme déjà dans Richelet) accompagnés de leur étymologie présumée. Aucune pensée de purisme n’en a d’ailleurs dirigé le choix : le désir de l’auteur a été d’être aussi complet que possible. On sait que son livre, toujours accru dans le sens encyclopédique qu’il avait dès l’origine, est devenu, après avoir passé par les mains du réfugié Basnage, le célèbre Dictionnaire de Trévoux, publié par les jésuites établis dans cette ville, ouvrage qui eut plusieurs éditions au XVIIe siècle, fut, comme on l’a justement remarqué[2], « pour un autre camp une sorte d’Encyclopédie, » et fournit aujourd’hui une mine abondante de l’enseignemens à ceux qui veulent connaître la France de l’ancien régime dans sa vie publique et privée.


II

Le but que s’était proposé l’Académie, en composant son Dictionnaire, avait été de recueillir tous les mots de la langue d’un usage vivant et approuvé, en tant qu’ils pouvaient entrer dans des compositions littéraires ; de les définir exactement, sous la même réserve, dans tous leurs sens ; de donner, sans établir de règles positives de syntaxe, des exemples bien choisis qui feraient voir la manière de les employer avec propriété et correction ; de relever les locutions toutes faites, et notamment les locutions proverbiales, où ils figuraient. Le Dictionnaire devait donc faire connaître à la fois le sens exact et le bon usage des mots et des expressions. Ce bon usage, il ne devait pas le créer : il prétendait seulement le constater ; mais on pensait que ce que l’Académie aurait consacré serait généralement reconnu et que ce qu’elle aurait condamné, — presque toujours par simple prétention, — serait rejeté.

Comment s’y prit la compagnie pour remplir ce programme, qui répondait parfaitement aux idées de son fondateur ? Aujourd’hui le travail auquel elle se livre est très simplifié. Quand elle prépare une nouvelle édition, elle prend, naturellement, l’édition précédente pour base ; elle ajoute des mots nouveaux, qui lui sont indiqués par les autres dictionnaires ou qui lui sont suggérés par quelqu’un de ses membres ; elle retranche ceux qui, au sentiment des membres présens, paraissent être sortis de l’usage ; elle fait de même pour les définitions, les significations, les locutions, les exemples. Mais au début elle n’avait comme point de départ que les dictionnaires antérieurs, où manquaient beaucoup de mots usités et où foisonnaient les mots surannés, où les définitions étaient souvent flottantes, les sens et les locutions incomplètement énumérés, les exemples peu nombreux et peu sûrs. La tâche personnelle des premiers académiciens fut considérable et ardue. Tant que vécut Vaugelas, ils s’y donnèrent avec ardeur ; après sa mort (1650) il y eut un alanguissement dans le travail[3] ; enfin on le reprit, et la première édition, après soixante ans d’incubation, parut en 1694.

Cette édition — qui vient d’être réimprimée — diffère de toutes celles qui l’ont suivie en ce que les mots y sont rangés par familles, l’ordre alphabétique n’étant observé que pour les chefs de famille (avec, bien entendu, des renvois pour les autres mots). Cette disposition, dont Mézeray paraît avoir été le promoteur, a certainement des avantages ; elle pourrait être adoptée dans un dictionnaire historique : elle était peu pratique dans un dictionnaire de l’usage, qui doit pouvoir être consulté facilement ; elle entraînait des inconséquences, et, surtout à une époque où la vraie histoire des mots était fort mal connue, elle exposait à de fâcheuses erreurs. L’Académie y renonça dès sa seconde édition (1718), et fit bien.

Le Dictionnaire se ressentait, naturellement, de la lenteur avec laquelle il avait progressé. Il représentait la langue du milieu du XVIIe siècle plutôt que celle de la fin, car la révision dernière n’avait pas été un remaniement complet, qui, si on l’avait entrepris, eût encore retardé la publication. Cependant l’œuvre avait été quelque peu rajeunie et remise au point. Il serait curieux de l’étudier de près à ce point de vue et d’en relever les disparates. Qu’on songe que de l’A au Z, depuis Chapelain et Colletet jusqu’à La Bruyère et à Fontenelle, l’Académie s’était plusieurs fois renouvelée. Cette étude ne saurait être abordée ici : prenant l’œuvre dans son ensemble, je voudrais simplement en esquisser les caractères les plus généraux.

Pour le choix des mots et des sens, l’Académie proclame dans sa préface le principe qu’elle a suivi : elle a entendu « se retrancher à la langue commune, telle qu’elle est dans la conversation des honnêtes gens et telle que les orateurs et les poètes l’emploient, ce qui comprend tout ce qui peut servir à la noblesse et à l’élégance du discours. » Elle aurait donc laissé de côté les termes des arts et des sciences, qui ne sont pas « de la langue commune des honnêtes gens, » et les mots qui manquent « de noblesse et d’élégance. » Mais, fort heureusement, elle ne s’en tint pas à ce programme. Dans le premier ordre d’idées, le Dictionnaire de 1694 est, en effet, assez exclusif, et il est intéressant de voir, en parcourant les éditions successives, la langue technique et scientifique pénétrer de plus en plus dans la langue commune. Mais, au second point de vue, l’Académie n’adopta pas, comme on aurait pu le croire d’après la préface, les idées strictes des puristes. Elle admit beaucoup plus de mots que n’en acceptaient les raffinés[4] ; seulement elle en désigna un assez grand nombre comme « vieux » ou comme « bas, » indiquant ainsi que, tout en faisant partie de la langue courante, ils n’appartenaient pas au style choisi. Ces désignations, qui ont été maintenues par la suite, mais dont l’attribution avarié, sont fort précieuses pour l’histoire de la langue littéraire. On voit des mots qui, au XVIIe siècle, étaient considérés comme « vieillissans » ou même « vieux », perdre ces qualificatifs et être considérés comme de plein usage, justifiant ainsi le mot célèbre d’Horace ; en revanche beaucoup de ces mêmes mots disparaissent plus ou moins tôt : ils ont si bien vieilli qu’ils sont morts. Des mots qualifiés de « bas, » de « populaires, » ou simplement de « familiers » sont aussi, avec le temps, débarrassés de ce stigmate ; il est beaucoup plus rare que l’inverse se produise, la tendance de la littérature française ayant été, surtout depuis un siècle, d’ouvrir de plus en plus largement ses portes à tous les mots de la langue. Les notations dont il s’agit n’en subsistent pas moins, pour un nombre considérable de termes et d’emplois, dans la dernière édition, et subsisteront dans la prochaine. Elles sont justifiées, utiles pour les étrangers et même pour les Français, car, quoi qu’en ait dit Victor Hugo, la barrière n’est pas tombée entre les « mots grands seigneurs » et les « mots roturiers ». Il restera toujours des genres et des occurrences où on n’emploiera pas certains mots et certaines acceptions, et il appartient à l’Académie de signaler ces mots et ces acceptions.

Le choix des mots et des sens et la désignation, quand il y a lieu, de leur caractère archaïque, trivial, etc., sont ce qu’il y avait et ce qu’il y a encore de plus délicat dans le travail de l’Académie. A l’origine, elle y procéda uniquement d’après le sentiment de ses membres ; aujourd’hui c’est encore ce sentiment qui la guide, moins exclusivement toutefois, car elle a toujours sous les yeux le dictionnaire de Littré, qui lui fournit des exemples tirés d’auteurs justement estimés, et ces exemples influent sur les décisions. Cela est inévitable et en somme louable et utile ; mais il est permis de regretter que la spontanéité du sentiment ne puisse plus être aussi pleine, aussi candide, si l’on ose dire, qu’elle l’était au XVIIe siècle. C’est là en effet qu’est la grande valeur et l’utilité principale du Dictionnaire de l’Académie. Il sera d’autant plus précieux qu’il représentera plus fidèlement le sentiment sincère, primesautier, non dévié par l’érudition, de ceux qui le font.

Pour qu’il le représentât dans toute sa plénitude, il faudrait, à la vérité, des conditions qui ne se sont jamais réalisées. L’Académie, quand elle travaille au Dictionnaire, est loin d’être au complet ; ses membres apportent à l’œuvre un intérêt fort inégal : ce sont à peu près toujours les mêmes, en petit nombre, qui y participent activement, en sorte que la variété de composition, qui est le trait le plus original de la compagnie, n’y trouve pas son expression complète. Il serait curieux de constater, à l’aide des procès-verbaux, la part qu’a prise à la rédaction de chaque page, aux diverses époques, chacun des membres de l’Académie : on verrait qu’il en est, et des plus illustres, qui n’ont dans le Dictionnaire aucune ou presque aucune part de responsabilité. Malgré tout, les discussions qu’il provoque sont toujours animées, souvent très vives, parfois passionnées ; elles sont surtout intéressantes quand elles sont menées non à coups d’autorité, mais d’après l’impression de chacun. Le résultat général en peut être regardé comme donnant une idée approximative du sentiment qu’ont eu de la légitimité, de la valeur et du bon emploi des mots français, à l’époque où s’est préparée chaque édition, les personnes qui, — par une convention dont le bien-fondé est variable et sujet à contestation, mais qui en gros n’est pas sans doute bien éloignée de la vérité, — étaient censées le mieux parler et le mieux écrire la langue française.

Je dis : « une idée approximative. » Même en supposant que les académiciens ne lissent appel qu’à leur sentiment sans recourir à l’autorité, et que tous l’exprimassent sur chaque mot, ils se montreraient d’ordinaire en théorie beaucoup plus timides qu’en pratique : la moyenne de leurs opinions exprimées serait moins hardie que la moyenne de leurs opinions réelles et surtout que la façon de parler et d’écrire de la plupart d’entre eux. L’idée du purisme, de la noblesse et de l’élégance du langage nous est inculquée, dès l’enfance, par notre éducation littéraire ; nous l’oublions facilement, en écrivant et surtout en parlant, pour donner à notre pensée une expression ou nouvelle ou au contraire courante ; mais elle reprend son empire quand il s’agit de juger et surtout de légiférer : nous devenons alors extrêmement circonspects. On se permet des choses qu’on ne se permet pas de déclarer permises. Je voudrais qu’un patient travailleur composât un dictionnaire qu’on pourrait appeler le Dictionnaire des Académiciens : on n’y mettrait que des mots ou des sens exclus du Dictionnaire et employés dans leurs écrits par des membres de l’Académie. Pour s’en tenir au XIXe siècle, depuis Bernardin de Saint-Pierre jusqu’à M. Lavedan, en passant par Victor Hugo, Dumas et Labiche, on recueillerait une opulente moisson, dont tous les épis ne seraient pas de bonne qualité, mais où se trouverait certainement beaucoup de grain non encore récolté. La principale curiosité de ce relevé ne serait pas dans les excentricités de tel novateur ou les vulgarités voulues de tel réaliste, mais dans le fait qu’on ne trouverait certainement pas un seul académicien qui se soit strictement limité au vocabulaire de l’Académie. On ne peut dès lors s’attendre à ce que la foule toujours grossissante des gens qui manient la plume se soumette à une législation que les législateurs eux-mêmes n’observent pas.

Le Dictionnaire de l’Académie, en fait, n’a exercé, du moins au point de vue du lexique, aucune influence sur l’évolution de la langue : il n’a fait que la suivre et la constater, encore avec un sensible retard. Voltaire écrivait en 1761 : « Le Dictionnaire de l’Académie, œuvre d’autant plus utile que la langue commence à se corrompre… » Il se faisait illusion. Les trois éditions que le Dictionnaire avait eues jusque-là n’avaient nullement empêché la « corruption » de la langue ; la quatrième, qui parut l’année suivante, ne l’arrêta pas davantage, et la huitième, quand elle paraîtra, n’y fera pas plus obstacle que les précédentes. Le Dictionnaire n’a d’autorité vraiment décisive que pour l’orthographe, que l’Académie n’a pas créée, qu’elle a acceptée à peu près toute faite, mais qu’elle maintient depuis deux siècles, sauf trois modifications d’ensemble (adoption du j et du v en 1718, suppression des s inutiles en 1740, changement d’oi, prononcé è, en ai en 1835) et quelques modifications de détail inconséquentes et fortuites. Pour l’orthographe, le Dictionnaire de l’Académie est l’étalon officiel, sur lequel se règlent et l’enseignement et l’imprimerie : le jour où elle croira devoir la réformer, elle sera suivie sans difficulté. Pour le lexique, il n’en est pas de même : les autres dictionnaires ne s’enferment pas dans le choix académique, — choix que le hasard a souvent restreint au-delà même des idées des plus déterminés conservateurs, — et se bornent, en signe de respect, à marquer d’un astérisque les mots — mais non les sens ! — qu’ils y ajoutent ; les typographes, qui éliminent d’autorité les graphies contraires à l’orthographe académique, ne songent pas à rayer, des livres ou des journaux qu’ils impriment, les mots absens du Dictionnaire. Le Dictionnaire n’en est pas moins une œuvre utile et vraiment nationale ; ce n’est pas un code, comme ceux qui l’ont commencé avaient rêvé qu’il le fût, mais c’est un document de grand prix, qu’il serait très fâcheux de ne pas voir se renouveler dans la suite des temps comme il a fait dans le passé.

Après le choix des mots et des sens, — ceux-ci rangés dans un ordre dont je parlerai plus tard, — viennent la définition des mots et l’explication des sens. Les définitions de la première édition du Dictionnaire ont prêté à la raillerie : elles sont parfois, en effet, d’une naïveté singulière pour ce qui concerne les sciences et surtout l’histoire naturelle. Ce défaut a été très atténué par la suite et disparaîtra, on peut l’espérer, tout à fait. En soi, il ne manque pas d’une certaine grâce, et il tient à toute la conception du Dictionnaire. Le Dictionnaire doit contenir les mots de la langue des « honnêtes gens » et les définir comme les honnêtes gens les définissent : or, les honnêtes gens, — qui s’appellent aujourd’hui les gens du monde, — étaient pour la plupart assez ignorans. Les beaux esprits, poètes ou orateurs, les lettrés et même les grammairiens qui ont fait le Dictionnaire étaient presque tous, pour tout ce qui n’était pas leur métier littéraire, comme les gens du monde et ne se doutaient pas ou ne s’embarrassaient pas de leur ignorance. De là certaines définitions saugrenues qui nous font sourire, mais qui n’ont choqué que bien peu de gens parmi les contemporains, et dont plusieurs, d’ailleurs, ne choquaient pas alors les savans eux-mêmes. Aujourd’hui on prend soin de faire entrer dans la compagnie quelques représentais éminens des arts et des sciences, qui évitent à leurs confrères de semblables mésaventures ; mais on s’attache avec raison à ce que les définitions n’aient pas une forme trop technique : il suffit qu’elles soient justes en gros, et elles doivent être rédigées dans la « langue commune » et être compréhensibles pour la moyenne des lecteurs.

D’ailleurs, — en dehors des termes d’arts et de sciences, pour lesquels la compétence faisait souvent défaut, et aussi en dehors d’assez nombreuses négligences, comme la traduction vague d’un mot par ses synonymes approximatifs, — les définitions du Dictionnaire étaient souvent, dès l’origine, très bonnes. Elles ont fixé pour la première fois le sens de termes importans pour les institutions, le droit public et privé (on reconnaît l’intervention du grand jurisconsulte Domat), le commerce, etc., avec une autorité qui a été reconnue tout de suite, et qui a contribué à donner au français, au moment même où il devenait presque une langue universelle, ce caractère de clarté si hautement apprécié dans les relations internationales ; aussi l’Académie pouvait-elle dire en 1762 : « Le Dictionnaire de l’Académie française, dans lequel on n’avait d’abord eu pour objet que d’être utile à la nation, est devenu un livre pour l’Europe. » Aujourd’hui encore ce n’est pas seulement en France que les définitions du Dictionnaire font loi : elles tranchent, dans des controverses diplomatiques, des questions d’interprétation. Elles sont une partie très vivante de l’œuvre académique : les gens soucieux de bien écrire y recourent beaucoup plus souvent qu’ils ne consultent la liste même des mots. On ne saurait apporter trop de soin à les revoir et à les mettre au courant.

Ce qu’il y a peut-être de plus méritoire dans le Dictionnaire, ce sont les exemples. Le fonds, qui est excellent, en remonte aux premiers rédacteurs. La question qui s’était posée à eux était très grave : devaient-ils prendre leurs exemples dans les bons auteurs ou les faire eux-mêmes ? L’Académie française avait pour lointain modèle l’Académie de la Crusca, fondée à Florence dès le XVIe siècle, qui s’était donné pour mission, comme son nom l’indique, de séparer le son (crusca) d’avec la fine « fleur » de la langue. Mais la situation et le point de vue des deux compagnies étaient très différens. L’Italie n’avait pas de langue littéraire à la fois unifiée et vivante, ce qui tenait, comme Dante l’avait bien vu, à ce qu’elle n’avait pas de « cour » ou de capitale. La Crusca posa en principe que la langue littéraire était la langue des bons écrivains toscans du XIVe siècle ; elle dépouilla donc leurs ouvrages pour munir d’exemples les mots qu’elle enregistrait, et admit à la suite les ouvrages des auteurs qui passaient pour avoir écrit dans le style le plus rapproché de celui du buon secolo. L’Académie française ne pouvait procéder ainsi. Elle était fondée sur les idées de Vaugelas et de son école, qui espéraient bien fixer le bon usage, mais qui se bornaient à l’observer dans la langue des gens réputés pour bien parler et surtout de la cour. Il n’y avait pas d’écrivains qui pussent être proposés comme modèles. L’académie sentait d’ailleurs confusément que la langue même qu’elle avait entrepris de fixer était tout près d’atteindre un plus haut degré de perfection et que les classiques étaient devant elle et non derrière. Elle se résolut à faire elle-même des exemples où serait montré le bon emploi des mots, et, si l’on songe que ces premiers exemples, — qui restent, comme je l’ai dit, le fonds auquel on n’a que peu ajouté et retranché, — remontent en bonne partie aux meilleurs écrivains de notre littérature, on en sentira tout le prix, et on comprendra qu’ils soient généralement bien choisis, bien composés, simples et expressifs, suffisans sans être surabondans, en un mot véritablement classiques. C’est avec une fierté qui n’est pas sans grandeur, — mais dont on n’a plus osé reproduire l’assurance, — que la préface de la première édition s’explique à ce sujet, quand beaucoup des illustres collaborateurs vivaient encore : « Le Dictionnaire de l’Académie a été commencé et achevé dans le siècle le plus florissant de la langue française, et c’est pour cela qu’il ne cite point, parce que plusieurs de nos plus célèbres orateurs et de nos plus grands poètes y ont travaillé. »

Voltaire regrettait dans le Dictionnaire l’absence de citations :

« Un dictionnaire sans citations est un squelette. » Dans son dernier voyage à Paris, il voulait soumettre à la compagnie le plan d’un nouveau Dictionnaire, qui aurait compris entre autres choses « les exemples tirés des auteurs approuvés. » Ce n’était pas par curiosité historique qu’il voulait les rassembler : c’était pour « former le goût. » On devait aussi, pour enrichir la langue, noter « toutes les expressions pittoresques et énergiques de Montaigne, d’Amyot, de Charron, qu’il est à souhaiter qu’on fasse revivre. » Cette idée le passionnait : il avait proposé, lui âgé de quatre-vingt-quatre ans, de se charger de deux lettres, les autres devant être distribuées entre divers académiciens (ce qui n’était pas une fort bonne méthode de travail). La maladie dont il mourut le prit le jour même qu’il comptait faire officiellement sa proposition à l’Académie. Celle-ci l’aurait sans doute acceptée par déférence pour l’illustre vieillard ; il est à croire qu’elle ne l’aurait pas mise à exécution[5]. Une œuvre de ce genre — qui, d’ailleurs, telle que la concevait Voltaire, répondait à des idées en train de passer de mode (le Dictionnaire devait être, grâce au choix et au commentaire des citations, « une Grammaire, une Rhétorique et une Poétique » — n’est guère le fait d’une compagnie : il lui faut une direction unique et personnelle. Mais, surtout, ce n’est pas un travail de compilation qu’on attend de l’Académie française : ses décisions empruntent leur valeur à la qualité de ses membres, et ne doivent pas s’appuyer sur d’autres autorités que la sienne. Le recours à des citations aurait détourné l’Académie du soin de rédiger ses exemples, et c’eût été dommage pour la connaissance de la langue.

Voltaire demandait encore autre chose dans le nouveau Dictionnaire qu’il rêvait : il voulait d’abord qu’il contînt — suivant les diverses rédactions qu’il a données de sa pensée — « l’étymologie naturelle et incontestable de chaque mot, » « l’étymologie reçue et l’étymologie probable de chaque mot, » « l’étymologie reconnue de chaque mot, et quelquefois l’étymologie probable. » C’était demander à l’Académie un travail qui n’est nullement de son domaine, et dont Voltaire, pour sa part, se serait singulièrement acquitté, à en juger par les étymologies celtiques et surtout grecques auxquelles il a cru[6]. Il est heureux pour l’Académie, en ce cas encore, qu’elle n’ait pas essayé d’exécuter le plan de Voltaire.

Une autre idée qu’il avait est plus originale et plus intéressante : « J’aurais voulu, dit-il, comparer l’emploi, les diverses significations, l’énergie de chaque mot avec l’emploi, les acceptions diverses, la force ou la faiblesse des termes qui répondent à ce mot dans les langues étrangères. » Ce serait un bien beau sujet d’étude ; mais où en seraient les limites ? À quelles langues étrangères Voltaire voulait-il étendre ses comparaisons ? et quel plan aurait-il voulu qu’on suivît ? Il ne nous l’a pas dit. Il lui reste l’honneur d’avoir indiqué à la « sémantique » comparative un domaine qu’encore aujourd’hui elle n’a guère abordé, et dont l’exploitation serait fructueuse pour la philosophie du langage, si étroitement liée à l’histoire de la pensée humaine, pour la « psychologie des peuples, » et pour l’intelligence des diverses littératures[7].


III

Sauf les éditions successives des dictionnaires de Trévoux et de l’Académie, le XVIIIe siècle a été à peu près stérile pour la lexicographie française[8]. Le XIXe siècle n’a pendant longtemps produit que des compilations plus ou moins indigestes, — celles de Boiste, de Bescherelle, de Napoléon Landais, — dont les auteurs se sont attachés à ramasser le plus de mots possible, les acceptant de toutes mains et sans contrôle, les définissant de leur mieux, mais sans faire œuvre, à proprement parler, ni littéraire ni philologique. Ils ont cependant rendu quelques services, ainsi que le rédacteur, plus réfléchi, du Complément du Dictionnaire de l’Académie, en recueillant de nombreux mots, surtout des termes techniques, qui avaient été négligés par leurs prédécesseurs ; mais on ne doit en général les utiliser qu’avec réserve. Dans le même ordre d’idées il faut citer le grand dictionnaire français-allemand de Sachs-Villatte, qui n’est pas irréprochable au point de vue de la critique, mais qui contient plus de mots qu’aucun autre : il est journellement complété par des listes de néologismes que des Gymnasiallehrer dressent avec une patience imperturbable, d’après les produits les plus hétérogènes de notre littérature courante et impriment dans divers recueils allemands. Ces inventaires, où tout est enregistré pôle-môle, contribueront à faciliter la tâche de celui qui, un jour ou l’autre, essaiera de former un « trésor » de tous les mots, bons ou mauvais, employés par les écrivains français[9].


IV

Une ère nouvelle a été ouverte par le Dictionnaire de Littré, qui commença à paraître en 1863 et fut terminé, y compris le Supplément, en dix années. L’auteur résume ainsi dans sa préface l’idée génératrice de cette œuvre monumentale : « Je dirai, définissant ce dictionnaire, qu’il embrasse et combine l’usage présent de la langue et son usage passé, afin de donner à l’usage la plénitude et la sûreté qu’il comporte. » et il explique comment cette idée lui a été suggérée par ses études d’ancien français, études qu’il avait abordées, un peu au hasard, à l’occasion du livre paradoxal de Génin sur les Variations de la langue française, et auxquelles il avait pris goût : « Je fus si frappé, dit-il, des, liens qui unissent le français moderne au français ancien, j’aperçus tant de cas où les sens et les locutions du jour ne s’expliquent que par les sens et les locutions d’autrefois, tant d’exemples où la forme des mots n’est pas intelligible sans les formes qui ont précédé, qu’il me sembla que la doctrine et même l’usage de la langue restent mal assis s’ils ne reposent sur leur base antique. » C’était donc surtout pour « asseoir l’usage moderne sur l’usage antique, » lui donner une base solide et une raison d’être historique, que Littré avait entrepris le travail qui occupa trente ans de sa vie. L’idée était-elle juste ? Puisque l’usage moderne n’est plus l’usage antique, comment « asseoir » celui-ci sur celui-là ? Littré ne s’aperçoit pas que les considérations très judicieuses qu’il présente lui-même sur le changement perpétuel des langues, changement que son dictionnaire tout entier met en évidence pour le français, détruisent sa théorie. Le seul moyen de fixer une langue littéraire, c’est celui qu’ont employé, plus ou moins bien, les Grecs des bas siècles et les cicéroniens de la Renaissance : c’est de s’interdire tout mot, tout emploi, toute locution, toute tournure qui n’est pas dans les écrivains regardés comme classiques, : c’est, en d’autres termes, — avec des réserves, — d’écrire dans une langue morte. Du moment que l’on considère une langue comme vivante, l’usage ancien de cette langue peut servir à en expliquer l’usage moderne : il ne peut servir à le justifier ou à l’entraver.

L’illusion de Littré a d’ailleurs été féconde : elle l’a poussé à entreprendre et l’a aidé à mener à bonne fin une des œuvres les plus belles, les plus méritoires et les plus utiles qu’ait vues le XIXe siècle. Il lui est un peu arrivé ce qui est arrivé à Christophe Colomb : imbu des idées des géographes de son temps, Colomb, on s’élançant à l’Occident, croyait devoir rencontrer le rivage oriental de l’Inde : au lieu de fermer le cercle du monde ancien, il trouva un monde nouveau. Littré, fidèle encore aux théories des grammairiens, ne prétendait que les compléter en ajoutant à l’usage classique le renfort de l’usage médiéval : il a révélé à la fois la continuité et l’évolution constante de la langue, continuité que n’altère aucune brusque interruption, évolution qui dure toujours et qui se continuera indéfiniment dans le français parlé et même dans le français littéraire, à moins que, quelque jour, les lettrés, effrayés de voir la langue se modifier sans cesse au point de rendre les classiques inintelligibles aux lecteurs non érudits, ne s’avisent, comme les lettrés de Byzance, d’écrire dans la langue d’une certaine période, éventualité qui, pour beaucoup de raisons, n’est pas à prévoir.

Cette continuité et cette évolution du français remontent beaucoup plus haut qu’on ne s’en rend généralement compte. Le français moderne, langue littéraire et langue commune de la nation, n’est qu’une variété dialectale, — originairement propre à l’Ile-de-France, — du latin parlé. Le premier monument qu’on ait de ce latin, — devenu à la longue très différent du latin écrit, — est, on le sait, le fameux texte des sermens échangés à Strasbourg en 842 entre les fils de Louis le Pieux ; mais, pour n’avoir pas été noté jusque-là par l’écriture, le latin parlé n’en existait pas moins en Gaule depuis plusieurs siècles. Il avait été importé d’Italie ; mais le fait de cette importation n’avait produit aucune interruption dans l’évolution qu’il poursuivait depuis qu’il avait, à la suite des armes romaines, conquis l’Italie avant de conquérir tout l’Occident de l’Europe. Et on ne peut pas davantage s’arrêter là. Ce latin que propageait la conquête avait évolué pendant des siècles innombrables avant de franchir les limites du Latium. Il n’était à son tour qu’une variété dialectale, fort altérée, de l’idiome jadis commun aux Indo-Perses, aux Grecs, aux Slaves, aux Germains, aux celles et à plusieurs autres peuples. Et si la comparaison des langues de ces divers groupes ethniques permet jamais, — ce qui n’est pas encore le cas, — de restaurer la forme qu’avait leur commun idiome, cette forme sera encore séparée de son point de départ, commun peut-être à toutes les langues humaines, par une évolution d’une incalculable durée. Cette chaîne, cent fois ou mille fois séculaire, se subdivise à l’infini à mesure qu’on s’éloigne du lointain point de départ ; chacun des chaînons subit constamment d’intimes et insensibles transformations dont la succession échappe à nos yeux là où les documens nous font défaut. Pour le latin, — comme pour le français douze siècles plus tard, — nous ne pouvons les suivre sûrement qu’à partir des premiers textes écrits, et depuis elles nous sont souvent cachées par les enveloppes artificielles qui recouvrent le vivant tissu ; mais la chaîne interrompue n’en relie pas moins, pour la forme et pour le sens, les mots que nous proférons aujourd’hui à ceux qu’ont formés les premiers de notre race qui ont modulé le cri humain en articulations exprimant leurs sensations, leurs sentimens rudimentaires et leurs vagues pensées. C’est ce que, pour nous en tenir à la branche française, — définie comme elle l’a été tout à l’heure, — de cette immense et merveilleuse ramification, le Dictionnaire de Littré a fait voir à tous ; c’est cette notion qui est la base inébranlable de la connaissance que nous pouvons avoir de l’essence même et de l’histoire de notre langue. Et le grand lexicographe lui-même a exécuté son œuvre conformément à cette notion de la continuité et de l’évolution beaucoup plus qu’à son idée préconçue, un peu arriérée et un peu incertaine, d’asseoir l’usage moderne sur l’usage antique. Il est intéressant d’examiner avec lui le plan qu’il a suivi, et d’en observer l’exécution dans ses diverses parties.

« L’usage contemporain, dit Littré, est le premier et principal objet d’un dictionnaire. C’est en effet pour apprendre comment aujourd’hui l’on parle et l’on écrit qu’un dictionnaire est consulté par chacun. » Il est clair qu’il définit ici, non tout dictionnaire, mais celui qu’il a voulu faire. Il a entendu par « contemporain » tout ce qui est postérieur à Malherbe : il n’enregistre en principe, — sauf quelques exceptions qu’il justifie par des raisons de sentiment, — que les mots employés au XVIIe siècle et aux deux siècles suivans. Mais les enregistre-t-il tous ? et où les puise-t-il ? Il ne s’est expliqué clairement que sur deux ou trois points. Il a d’abord inséré tous les mots du Dictionnaire de l’Académie (édition de 1835) ; puis il a ajouté, — sans parler d’un certain nombre de mots qu’il a trouvés dans les auteurs classiques et que l’Académie n’avait pas donnés, — de très nombreux termes de métiers, d’arts et de sciences, recueillis dans des ouvrages spéciaux : il a ainsi enrichi dans une très forte proportion le vocabulaire français enregistré[10]. Il ne dit pas expressément comment il s’est comporté à l’égard des néologismes : en fait, il leur a été assez hospitalier. Il notait au passage dans ses lectures, — je ne parle pas de celles qu’il faisait en vue du Dictionnaire, — les mots nouveaux qu’il rencontrait, et les introduisait à leur rang, en prenant soin d’ordinaire d’indiquer la source où il puisait, livre, discours, article de revue ou de journal, ce qui permet à chacun d’apprécier la valeur des auspices sous lesquels le mot se présente. On lui a cependant fait un reproche de cette facilité ; mais, — sans vouloir, comme d’autres lexicographes, recueillir tout ce qui a été imprimé n’importe où et n’importe par qui, — il ne prétendait pas, comme l’Académie, restreindre son choix aux mots d’un usage approuvé : on ne peut donc lui en vouloir de ses indulgences ; on peut seulement trouver qu’elles sont quelque peu arbitraires et fortuites[11].

Il ne s’est pas borné à recueillir ainsi, un peu au hasard, le fruit de ses lectures : il a introduit dans le dictionnaire des mots qu’il entendait dire, qui peut-être, avant lui, n’avaient jamais été imprimés, des mots d’ouvriers, de marins, de paysans, souvent des mots provinciaux. Il n’a pas tracé au point de vue dialectal, comme il l’a fait au point de vue chronologique, les limites de sa nomenclature, et je ne veux pas aborder cette question, extrêmement délicate, qui demanderait une longue discussion. Je dirai seulement que Littré n’a nullement été exclusif de ce côté : on relève dans son dictionnaire bien des mots qui ne sont pas du langage de Paris, notamment des mots qu’il rapportait, chaque année, de sa villégiature sur la côte normande : c’étaient comme des coquillages qu’il ramassait sur la plage et qu’il s’amusait à loger dans un coin de sa grande bâtisse. Il n’y a aucun mal à ce qu’il les ait conservés ; mais les dictionnaires subséquens devront en renvoyer plus d’un aux vocabulaires provinciaux.

Après la nomenclature, Littré, dans sa préface, expose ce que son dictionnaire contient de nouveau en ce qui touche la définition des mots, la distinction des synonymes et le classement des sens : je reviendrai plus tard sur cette partie importante de son œuvre. Il expose ensuite pourquoi et de quelle façon il a noté la prononciation des mots : ici encore il a voulu appuyer sur la tradition la prononciation qu’il considère comme bonne ; il a même lutté contre certaines transformations qu’on peut regretter, mais qu’on ne peut empêcher de s’être accomplies : c’est ainsi qu’à toute occasion, avec une persistance digne d’un meilleur succès, il a affirmé la prononciation ancienne de l’l mouillée, qui avait déjà de son temps presque disparu, et qu’il n’a pas empêché de disparaître tout à fait[12]. Malgré quelques autres partis pris et quelques inconséquences, cette notation, par un homme attentif et bien informé, de la prononciation usuelle au milieu du XIXe siècle est fort précieuse. Il est regrettable que l’Académie ait cru devoir n’indiquer la prononciation que très exceptionnellement : il aurait été du plus haut intérêt d’en suivre les variations dans les éditions successives de son Dictionnaire.

La plus importante des innovations introduites par Littré[13] dans la lexicographie française, celle qui, entre toutes, assure à son œuvre une valeur durable, ce sont les exemples. Il les divise, d’après son plan, en deux séries, l’une dans l’article même consacré à chaque mot, comprenant les exemples proprement dits, empruntés aux écrivains du XVIIe siècle et des siècles suivans et rangés, quand il y a lieu, sous chaque acception particulière du mot, l’autre reléguée à la suite de l’article, sous la rubrique « Historique, » et où les citations sont rangées, non dans l’ordre des sens, mais dans un ordre approximativement chronologique. Cette différence de traitement, si elle a été commode à l’auteur, n’est ni logique ni pratique. L’histoire de l’évolution des sens, à laquelle Littré attache avec raison une grande importance, serait beaucoup plus claire et plus facile à suivre si elle était présentée dans son ensemble depuis les plus anciens documens jusqu’aux plus modernes. En outre les sens, souvent très différens des sens actuels, que les mots ont eus anciennement et n’ont pas conservés ne reçoivent aucune explication. Littré a parfois, il est vrai, corrigé en partie ce double inconvénient dans le paragraphe consacré à l’étymologie ; il subsiste toutefois, et il devient très sensible si on compare le plan adopté ici à celui qui a été suivi dans les deux autres grandes œuvres lexicographiques de notre temps, le Dictionnaire allemand de Grimm et le Dictionnaire anglais de M. Murray. Là aussi on a limité la liste des mots à l’usage moderne, et on n’a admis l’ancienne langue que pour les mots conservés dans cet usage ; mais les exemples ont été, depuis les textes où ils se présentent pour la première fois jusqu’aux textes contemporains, rangés dans l’ordre des sens qu’ils ont successivement développés, et lorsque tel ou tel de ces sens s’est effacé, il n’en fait pas moins l’objet d’un paragraphe spécial. On a ainsi un tableau complet et bien ordonné, tandis qu’il faut, quand on se sert du Dictionnaire de Littré, se le refaire laborieusement soi-même, en combinant l’« Historique » avec les exemples du corps de l’article.

Malgré ce défaut, qui tient à la conception encore imparfaitement scientifique de l’œuvre, les citations accumulées dans le Dictionnaire en font un incomparable trésor pour le grammairien, le philologue et le littérateur. Elles constituent une lecture aussi attachante que variée, si attachante que souvent, ayant ouvert le livre pour y chercher le sens ou l’emploi exact d’un mot, on ne peut s’empêcher de lire en entier de longs articles, où non seulement apparaissent les ressources infinies de la langue et la richesse surprenante de la sémantique, mais où des pensées intéressantes, profondes, sublimes, ingénieuses, plaisantes, rendues avec grandeur, avec simplicité, avec grâce, captivent tour à tour l’attention. Les exemples, surtout pour la période moderne, sont en effet à la fois très nombreux et choisis avec beaucoup de goût. On s’émerveille qu’une telle anthologie, qui représente un nombre prodigieux d’heures de labeur, ait été cueillie non seulement avec la patience inlassable qu’elle exigeait, mais avec une fraîcheur d’esprit toujours présente, un sentiment littéraire toujours en éveil. Il ne faut pas oublier que si pour le moyen âge Littré a pu utiliser quelques glossaires particuliers déjà publiés, le Lexique roman de Reynouard et le grand dictionnaire manuscrit de Sainte-Palaye, il n’avait pas de prédécesseurs pour l’usage moderne : on n’avait encore donné que bien peu de ces lexiques spéciaux de nos classiques, dont la série se poursuit si heureusement dans la collection des Grands Ecrivains. Il a presque tout fait par lui-même, dans ces longues nuits de travail dont il a si bien dépeint le charme[14], et il a réalisé et dépassé de beaucoup l’idée que Voltaire avait le premier émise, et dont il voulait, à tort, confier l’exécution à l’Académie.

Littré n’a pas fait œuvre de simple compilateur. Il a joint à ses articles des commentaires, souvent très étendus, sur le sens et l’emploi des mots, où il s’est montré grammairien consommé, à la fois très traditionniste et très libéral. Enfin, et surtout, il a introduit l’étymologie dans le dictionnaire.

Ce n’est pas, à vrai dire, qu’elle fût inconnue de ses prédécesseurs. L’Académie s’en était sagement abstenue ; mais Nicot, Richelet, Furetière et ses continuateurs, puis les lexicographes du XIXe siècle, avaient donné, généralement sans commentaires, l’origine qu’ils assignaient à beaucoup de mots. Il existait, d’ailleurs depuis Ménage, des dictionnaires étymologiques, et Raynouard, dans son Lexique, roman, avait groupé les mots provençaux dans l’ordre de leurs types, d’ordinaire latins ou allemands. Mais la grande nouveauté du dictionnaire de Littré fut d’abord de soumettre, en principe, tous les mots de la langue à une enquête étymologique, puis de donner l’étymologie dans des conditions et d’après des méthodes que, — sauf en partie Raynouard, — n’avait imaginées aucun de ses prédécesseurs français.

D’abord il réunit les correspondans de chaque mot dans les patois français et dans les diverses langues romanes. Pour cela, il s’est aidé des rapprochemens de Raynouard et de ceux de Diez (dont je parlerai tout à l’heure) ; mais, surtout pour les patois, il a beaucoup ajouté à ce qui avait été fait avant lui. Il n’avait cependant à sa disposition que des matériaux très insuffisans, les dictionnaires de patois étant, à son époque, peu nombreux et surtout, pour la plupart, peu critiques. Cette double addition était fort opportune. Un mot français — « francien, » pour employer un néologisme qui exprime plus exactement le caractère de ce qui appartient en propre à l’Ile-de-France — est rarement isolé : il se retrouve, avec des variantes de forme et de sens, d’abord dans les autres variétés du latin parlé au nord de la Gaule, puis dans les variétés du latin parlé au sud de la Gaule, en Espagne, en Italie, en Rétie, en Roumanie même. La comparaison des diverses formes et des divers sens qu’il y présente peut être indispensable pour en comprendre l’évolution phonétique et sémantique. Elle est intéressante en elle-même, en montrant l’expansion et la vitalité des mots. Cette comparaison est loin d’être complète dans le dictionnaire de Littré : il faudrait, pour la faire telle, rapprocher les mots de tous les parlers romans, ce qui serait infini[15] ; mais, telle qu’elle est, elle n’a pas seulement enrichi le dictionnaire et souvent éclairé l’auteur dans ses remarques étymologiques : elle a fait que ce dictionnaire a été utile aux philologues au-delà même de son objet propre et a aidé l’investigation historique de toutes les langues romanes.

Sur l’étymologie en elle-même, Littré s’exprime ainsi : « L’étymologie a pour office de résoudre un mot en ses radicaux ou parties composantes, et, reconnaissant le sens de chacune de ces parties, elle nous permet de concevoir coin ment l’esprit humain a procédé pour passer des significations simples et primitives aux significations dérivées et complexes. » C’est à peu près le sens grec du mot, qui indique bien l’objet que se proposaient les premiers étymologistes, comme Platon : ils croyaient, en analysant un mot, pouvoir arriver à le résoudre en des élémens qui offriraient un sens conforme aux rapports de l’esprit humain avec la nature même des choses. C’est une ambition qu’on n’a plus guère après vingt siècles de spéculations et de recherches. On entend aujourd’hui couramment par étymologie l’assignation d’un mot d’une langue à un mot d’une autre langue d’où il est censé provenir. Littré distingue l’étymologie primaire, « quand il s’agit d’une langue à laquelle, historiquement, on ne connaît point de mère, » et l’étymologie secondaire, « quand il s’agit d’une langue historiquement dérivée d’une autre. Ainsi l’étymologie romane, et, en particulier, française, est secondaire, remontant pour la plupart des mots au latin, à l’allemand, au grec, etc. ; puis l’étymologie latine, ou grecque, ou allemande, est primaire. » Il y a là une double erreur qu’on ne pouvait guère éviter de son temps. La langue française n’est pas « fille » de la langue latine, et à vrai dire il n’y a pas de « langues filles » et de « langues mères. » Le français, comme je l’ai déjà dit, n’est que le latin parlé, sans aucune solution de continuité, ni rien qui ressemble à la génération d’un individu par un autre. Quand un mot appartenant au vocabulaire du latin parlé a passé jusqu’à nous par une tradition orale ininterrompue, le ramener à sa forme latine n’est pas en faire à proprement parler l’étymologie, c’est remonter plus haut dans l’histoire de l’évolution qu’il a décrite. Il n’y a aucune différence de relation entre les états successifs d’un mot comme consutura, cosutura, costura, costure, cousture, couture : aucun n’est l’étymologie de l’autre ; tous sont des momens dans une évolution qui consiste éminemment ici — comme il arrive le plus souvent — en une réduction constante. D’autre part l’étymologie « primaire » ne diffère de l’étymologie « secondaire » qu’en ce qu’elle manque de documens (et celle-là aussi en manque souvent). Disposant de moyens beaucoup moins sûrs, elle arrive à retrouver ou à conjecturer des formes d’un mot latin, grec, etc., plus anciennes que celles qui nous ont été conservées. Elle peut aller plus loin, et les ramener à des racines dont elle détermine plus ou moins vaguement le sens ; mais, au moins dans la plupart des cas, le rapport entre la forme et le sens lui échappe.

Revenons au français. Pour les mots qui appartiennent au fonds héréditaire du latin parlé, ce n’est pas leur étymologie qui est à faire, c’est leur histoire. Il n’y a d’étymologie, — non au sens grec, mais au sens moderne, — que pour les mots empruntés à d’autres langues. Voilà la vraie distinction entre les deux genres de recherches que l’on confond sous le nom d’étymologiques. Littré ne s’en est pas suffisamment rendu compte. Il a souvent omis de remarquer que des mots français qui ont une origine latine n’appartiennent pas cependant au fonds héréditaire, qu’ils ont été repris, à des époques variées, au latin littéraire. Il ne distingue pas, par exemple, entre un mot comme image (anciennement imagene), qui est le latin imaginem emprunté au latin vers le IXe siècle, et le mot plantain, qui est le latin plantaginem transmis de bouche en bouche depuis un temps immémorial. Mais, s’il n’apporte pas assez de rigueur dans cette distinction, il est loin de la méconnaître : il ne l’a imparfaitement marquée que parce que le critérium phonétique dont il disposait n’était pas assez perfectionné.

Ce critérium était cependant en état de rendre de grands services, et Littré l’a, en plus d’un cas, habilement manié. Il ne l’avait pas créé : il le tenait de Diez, et on regrette qu’il ne nomme nulle part, dans sa préface, le maître auquel le dictionnaire doit tant, et qui est cité dans un si grand nombre d’articles. Littré, après Diez, montre que l’étymologie n’est plus, comme autrefois, livrée au caprice ou à la divination. Il établit — d’une façon qui n’est pas exempte d’incertitude et de répétitions — les conditions auxquelles doit satisfaire une bonne étymologie : le sens, la forme, les règles de permutation propres à chaque langue, l’historique, la filière et l’accent latin. Il est clair que les règles de permutation, la « filière », l’accent d’accent latin n’est pas le seul à considérer), ne sont que des subdivisions de la forme. L’essentiel, dans l’étymologie méthodique, c’est la connaissance de l’histoire phonétique du parler qu’on étudie. cette connaissance, ébauchée vaguement, avant Diez, pour différentes langues romanes, par quelques grammairiens, avait été élevée, dans sa Grammaire, au rang de science, et il en avait fait l’application, dans son Dictionnaire étymologique, à un choix très riche de mots. Pour le français, Scheler avait extrait et même accru, — mais avec bien des additions irréfléchies, — les résultats de Diez dans un dictionnaire spécial, et Grandgagnage, disciple quelque peu aventureux du maître, avait étudié beaucoup de mots communs au wallon et au français. Enfin, quand la publication de Littré était en cours, Brachet avait publié son Dictionnaire étymologique, habile et ingénieux résumé qui avait l’apparence plus que la réalité d’une application rigoureuse de la méthode phonétique. Littré profita de tous ces secours, mais en critique et non en simple compilateur. Dans ses remarques étymologiques, appuyées sur l’ « Historique » et sur la comparaison des autres parlers français ou romans, il pèse avec soin les diverses explications proposées, en propose quelquefois de nouvelles, donne les raisons qui guident son choix, et reconnaît souvent qu’on ne peut se prononcer avec sûreté. Enregistrant pour la première fois un très grand nombre de mots difficiles, il n’en essaie pas toujours, mais il en essaie souvent l’étymologie. Ces recherches sont faites avec une certaine méthode, mais sans la rigueur qu’on y apporte aujourd’hui, sans même toute la rigueur qu’on aurait pu dès lors y apporter.

Les lois de l’évolution phonétique n’étaient pas alors considérées comme inflexibles. Diez lui-même, qui les avait posées, admet sans cesse, soit dans sa grammaire, soit dans son dictionnaire, des exceptions qu’il n’essaie pas de justifier. Littré n’alla pas plus loin : « La régularité, dit-il, est grande, et prime les exceptions. » Et il énumère, pour le français, un certain nombre d’« habitudes ou règles » que les mots suivent « en général » dans leurs transformations. Dans les articles même — comme l’a déjà montré l’exemple du mot image — les lois de l’évolution phonétique sont trop souvent méconnues ou admises sans contrôle réel : il lui suffit qu’il semble exister pour un groupe phonétique une permutation analogue à celle que demande l’étymologie proposée pour qu’il regarde cette permutation comme légitime, tandis que très souvent elle est due, dans le mot pris pour « témoin », à une cause toute particulière, ou ne s’est pas produite à la même époque qu’elle l’aurait fait dans le mot qu’il étudie. De là vient, — et d’autres causes encore, — que la partie étymologique de Littré, — bien qu’elle marquât un immense progrès sur tout ce qui avait été essayé en France, — est aujourd’hui en grande partie surannée : la philologie romane, développant les principes posés il y a soixante-dix ans, a maintenant des méthodes d’investigation et de reconstruction d’une précision qu’il ne soupçonnait pas[16].

J’ai essayé de caractériser, dans ses traits principaux, l’œuvre de Littré. Elle restera, — jusqu’au jour, lointain sans doute, où on entreprendra un vrai dictionnaire historique de la langue française, — le trésor où viendront puiser tous ceux qui voudront connaître l’histoire des mots français et de leur emploi dans les trois derniers siècles, appuyée sur leur histoire dans les siècles antérieurs. Quand on songe qu’un seul homme, — aidé d’un petit nombre de collaborateurs, rétribués ou bénévoles, tout à fait subordonnés à sa direction, — a pu concevoir ce monument, en jeter les bases, en assembler les matériaux et en poursuivre l’exécution jusqu’à la fin, on est pris d’admiration autant que de respect et de reconnaissance. Si le vaste édifice n’est pas complet, si le plan n’en est pas en tout irréprochable, s’il présente des parties caduques, cela tient pour beaucoup à l’état de la science et des idées au moment où il a été élevé ; cela tient aussi, il faut le dire, aux particularités de la préparation, de l’esprit, et même du caractère de l’auteur.

Littré n’était à proprement parler ni linguiste ni philologue, pas plus qu’il n’était historien ou naturaliste : il n’avait pas, en matière de langage, d’idées à lui ; il mettait en œuvre, avec une intelligence d’une rare lucidité, mais à laquelle manquait l’habitude de la recherche personnelle, les données que d’autres lui avaient fournies. Il appliquait à ces données, comme aux autres objets de ses travaux si variés, la méthode générale de la philosophie positive, âme de son activité dans toutes les directions. Cette philosophie, il ne l’avait pas non plus inventée lui-même : il l’avait adoptée parce qu’elle avait satisfait le besoin de certitude qui était le trait dominant de sa physionomie intellectuelle et morale. Elevé dans la philosophie du XVIIIe siècle, il n’y avait pas trouvé le repos de son esprit et de son cœur. Il l’avait trouvé, à quarante ans, dans le système d’Auguste Comte, qui se présentait avec une apparence de rigueur scientifique, qui faisait taire les inquiétudes de la raison, et qui lui semblait donner une explication suffisante du passé et du présent de l’humanité, en même temps qu’il en préparait l’avenir. Avec un soulagement infini, il s’assit, pour ainsi dire, dans cette certitude en lin conquise, et, malgré le trouble que causèrent à son bon sens les développemens inattendus donnés par Comte à son système, malgré les démentis qu’il reconnut lui-même que les événemens avaient infligés à des prévisions politiques qui devaient être infaillibles, il ne s’en départit jamais. Il conserva toujours et porta dans tous ses travaux la calme assurance d’être en possession de la vérité, non par ses propres lumières, mais grâce à une doctrine certaine qui ne laissait rien hors de ses prises.

Au besoin de la certitude, qui était surtout dans son caractère, Littré joignait dans son esprit le besoin d’ordre et de clarté, compagnon naturel du premier. Le besoin d’ordre et de clarté est une qualité éminente, très française, qui aide puissamment à mener à fin une œuvre comme celle que Littré avait entreprise. Celle qualité a son revers : elle porte à trop simplifier les problèmes, à écarter parfois sans un examen suffisant les difficultés, à tenir pour résolues des questions qui sont encore indécises, à subordonner les faits à un système préconçu et commode, au lieu de se soumettre docilement à eux et de les suivre dans leurs évolutions sinueuses et jusque dans leurs contradictions plus ou moins réelles. Le danger était particulièrement grand pour un disciple de Comte. Le positivisme, impatient d’établir la domination de la science sur le monde, est disposé à la regarder comme faite alors qu’elle est toujours en train de se faire ; il réprouve cette curiosité inquiète et jamais satisfaite qui est le propre des vrais savans et qui les pousse à chercher toujours au-delà de ce qu’on sait et à sonder sans cesse de nouveau les bases des affirmations en apparence les mieux établies. Le dictionnaire de Littré ; se ressent de cette tendance (plus peut-être dans la préface que dans les articles même, où le jugement sain de l’auteur lui fait souvent apercevoir et sa sincérité lui fait reconnaître dans les problèmes qu’il rencontre plus de complication que n’en avait soupçonné sa philosophie). Mais en somme il croit trop que toutes les lois de l’évolution phonétique et sémantique des mots français sont connues et lui sont connues : il applique celles qu’il possède avec une conviction sereine, sans se rendre compte des entorses fréquentes qu’il leur donne. Il veut trop savoir et se contente trop facilement d’explications qui n’en sont pas ou qui n’en sont qu’à la surface.

Ces réserves s’appliquent surtout à la partie historique et étymologique du livre. Celles qu’on pourrait faire sur la partie moderne et dogmatique ne sont valables que si on admet une autre conception du dictionnaire, d’après laquelle il ne serait que l’enregistrement impartial et indifférent de tout ce qui a été dit ou du moins écrit par des Français dans les trois derniers siècles. Or, tel n’a pas été l’objet que s’est proposé Littré : comme l’Académie, tout en élargissant beaucoup le cercle tracé par elle, il a fait un choix dans les mots, dans les sens, dans les emplois. C’est pour cela qu’il a restreint, bien plus que ne l’ont fait ses émules allemand et anglais, le nombre des auteurs auxquels il a emprunté des citations. Il a toujours eu l’idée que son livre servît de guide à l’usage correct et conforme à la meilleure tradition. C’est cette idée qui lui a inspiré d’entreprendre son œuvre et qui l’a tout le temps soutenu, intéressé et charmé dans son immense labeur. Elle était en parfait accord avec le besoin d’ordre qui lui était inné, avec le goût des questions grammaticales qu’il tenait de sa formation intellectuelle, opérée sous l’influence de la philosophie condillacienne, et avec l’une des meilleures tendances du positivisme, qui s’est toujours efforcé de rattacher le présent au passé et de montrer en tout la continuité de la tradition. Elle répondait d’ailleurs au sentiment comme aux besoins de la grande majorité du public lettré en France. Elle a évidemment quelque peu rétréci le cadre et l’horizon du livre ; mais elle était en somme très acceptable, et la mise en œuvre qu’elle a reçue dans le dictionnaire de Littré a rendu et rendra encore de très grands services pratiques.

En somme, l’œuvre de Littré est doublement imposante par la masse des matériaux qu’il a réunis et par la façon toute personnelle dont ils les a disposés, ordonnés, interprétés, et soumis à une pensée directrice. Elle ne sera pas de longtemps remplacée, et même quand elle l’aura été, — c’est le sort commun de toutes les œuvres de science, — elle restera ce qu’il aura fait de plus utile, ce qui lui fera le plus d’honneur et ce qui conservera le plus sûrement son nom à la postérité.


GASTON PARIS.

  1. Dictionnaire général de la langue française du commencement du XVIIe siècle jusqu’à nos jours, précédé d’un Traité de la formation de la langue, par MM. Adolphe Hatzfeld et Arsène Darmesteter, avec le concours de M. Antoine Thomas. Paris, Ch. Delagrave, non daté (1892-1900), deux volumes gr. in-8o.
  2. F. Brunot, dans l’Histoire de la littérature et de la langue françaises, publiée sous la direction de Petit de Julleville, t. V, p. 762.
  3. Ils avaient cependant pour les stimuler un puissant mobile, s’il faut en croire une phrase de Racine qui mérite d’être citée : « Ce travail qui nous est commun, ce dictionnaire qui de soi-même semble une occupation si sèche et si épineuse, nous y travaillons avec plaisir : tous les mots de la langue, toutes les syllabes nous paraissent précieuses, parce que nous les regardons comme autant d’instrumens qui doivent servir à la gloire de notre auguste protecteur. » Et dire qu’un tel courtisan a pu se faire disgracier !
  4. Cette tolérance souleva naturellement des protestations : on alla jusqu’à publier un Dictionnaire des Halles, « tiré du Dictionnaire de l’Académie. » Mézeray au contraire, Furetière et d’autres reprochaient à l’Académie sa timidité.
  5. On sait que l’Académie, un siècle après, sous l’inspiration de Patin, a essayé de la réaliser, sur un plan d’ailleurs plus vaste, et qu’elle y a bientôt renoncé.
  6. Citons seulement parmi ces dernières, — qu’il fait remonter aux Grecs de Marseille, — affreux d’afronos, blesser de « l’aoriste de blapto », coin de gonia, fier de fiaros, orgueil d’orgè.
  7. Une autre idée intéressante de Voltaire, plus facile à réaliser et aujourd’hui réalisée en partie, était de noter « ce que nos voisins ont pris de nous, ce que nous avons pris d’eux. »
  8. Il faut toutefois mentionner l’Encyclopédie, qui n’est pas un dictionnaire complet, mais qui, notamment pour les sciences et les arts et métiers, a enregistré beaucoup de mots pour la première fois et en a défini beaucoup avec un soin qui la rend encore extrêmement utile. — Il faut aussi noter le grand recueil de mots du vieux français qu’avait compilé Sainte-Palaye, et qui n’a été imprimé que longtemps après sa mort.
  9. Pour notre siècle aussi, il est juste de mentionner les dictionnaires encyclopédiques, le Larousse et le Nouveau Larousse, le Dictionnaire des Dictionnaires, qui est encore plus nettement lexicographique, et la Grande Encyclopédie : dans tous, on trouve des mots et des sens nouveaux.
  10. Il est curieux que Littré semble s’être systématiquement abstenu, sans doute par une méfiance excessive, de consulter, ce qui paraissait si indiqué, les dictionnaires antérieurs autres que celui de l’Académie (sauf les dictionnaires techniques). Il y aurait cependant trouvé plus d’un mot digne d’être accueilli et plus d’une bonne définition. Ainsi le mot moison, « part de grain que le fermier doit à son maître, » mot bien français, anciennement attesté et encore usité, manque dans Littré, bien qu’il soit dans Nicot, Oudin, Richelet, Furetière, Trévoux et autres.
  11. On constate, en étudiant le dictionnaire de Littré, que les mots nouveaux se multiplient à mesure qu’on avance dans l’alphabet : cela tient en partie aux lectures plus nombreuses de l’auteur, en partie à sa tolérance de plus en plus grande.
  12. Il est impossible de ne pas remarquer que les idées de Littré sur la prononciation de l’ancien français sont complètement erronées. Il est resté, chose singulière, fidèle aux théories de Génin, par lequel il avait été initié à ces études, et il soutient avec lui que la prononciation ancienne, — dont il ne distingue même pas les époques, — ne différait pas sensiblement de la moderne, tandis que, naturellement, la prononciation s’est modifiée incessamment au cours des siècles et se rapproche d’autant plus du latin qu’on remonte ce cours.
  13. Il est juste de signaler l’essai du modeste et laborieux Dochez, qui avait déjà donné beaucoup de citations anciennes et modernes, mais sans renvois.
  14. Dans le petit écrit intitulé Comment j’ai fait mon dictionnaire, fragment vraiment délicieux de l’autobiographie d’un grand travailleur.
  15. Littré a exclu de parti pris le roumain, qu’il trouvait trop lointain (ce qui ne le rendait pas moins intéressant, au contraire) ; il a à peu près ignoré le réto-roman, le sarde et d’autres dialectes importans.
  16. Je rappelle pour mémoire que Littré a souvent poussé l’investigation étymologique jusqu’à l’étymologie « primaire, » et essayé de remonter aux racines primitives des mots. La tentative était prématurée et, pour beaucoup de mots, le serait encore ; mais, à vrai dire, elle est aussi logique qu’elle est intéressante : un dictionnaire vraiment étymologique doit suivre l’histoire d’un mot jusqu’à sa plus ancienne forme comme et même supposable.