Un nouveau Dictionnaire de la langue française/02

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UN NOUVEAU DICTIONNAIRE
DE LA
LANGUE FRANÇAISE[1]

DERNIÈRE PARTIE[2]


I

Après le dictionnaire de Littré, il semblait que pour longtemps il n’y eût plus qu’à en faire des abrégés ou des adaptations, à moins qu’on ne voulût entreprendre un vaste répertoire des mots français actuellement vivans, en y comprenant les patois, ou un dictionnaire vraiment historique, embrassant aussi bien les mots qui ont disparu de l’usage que ceux qui ont survécu, englobant tous les mots transmis dans les documens écrits en France au nord d’une ligne plus ou moins flottante. L’une ou l’autre de ces entreprises représente un immense labeur, rien que pour la réunion des mots. Il s’est trouvé cependant un homme qui n’a pas reculé devant l’idée de les exécuter toutes deux, de les fondre ensemble en une compilation colossale. Pendant plus de trente ans, Frédéric Godefroy entassa des matériaux, lisant la plume à la main les textes imprimés, fouillant, pour les textes inédits, les bibliothèques et les archives, compulsant les lexiques spéciaux, le tout un peu au hasard, sans contrôle et sans système. Une partie de ses fiches fut détruite lors de la Commune : il ne se découragea pas, continua ou recommença le travail. Quand enfin il s’arrêta pour embrasser ses richesses d’un coup d’œil, il en fut surpris, presque effrayé. Il comprit qu’il était temps de songer à mettre en œuvre ce qu’il avait accumulé. Mais comment publier un tel amas de matériaux disparates, qui auraient rempli un nombre formidable de volumes ? Godefroy se résolut à faire trois parts de son butin. Il mit dans la première les mots propres au moyen âge, ou qui avaient eu au moyen âge des formes ou des sens perdus depuis ; dans la seconde, les mots du français littéraire moderne avec leurs exemples du moyen âge ; dans la troisième, ce qu’on aurait appelé autrefois les « extravagans, » tous les mots qu’il avait pris dans l’usage populaire, dans les vocabulaires de métiers, dans l’argot, dans les patois (voire dans les patois créoles), qui n’étaient pas attestés au moyen âge et ne figuraient dans aucun dictionnaire français. Il obtint, — grâce à l’appui de Littré et de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, — une souscription ministérielle qui lui permit d’imprimer la première partie (1880-1896). Il avait compté qu’elle remplirait dix forts volumes in-4o à trois colonnes : elle ne suffit que pour sept volumes et demi ; Godefroy combla le vide avec sa seconde partie, qu’il intitula : Complément, en n’y comprenant que les exemples antérieurs au XVIIe siècle. La division entre ces deux parties était peu heureuse : il n’est pas scientifique d’éliminer de la langue d’une période des mots qu’elle possédait, parce qu’ils ont continué à vivre après cette période ; et en outre on peut dire qu’il n’est pas en français moderne un seul mot ancien qui n’ait eu autrefois des formes ou des sens qu’il n’a plus, en sorte que la limite théorique posée par Godefroy ne pouvait être, en pratique, tracée que d’une façon arbitraire et incertaine. L’annexion du Complément a réparé en partie le défaut initial du plan ; il subsiste toutefois et rend assez incommode l’usage des deux parties ; d’ailleurs le Complément en lui-même est beaucoup moins riche que le Dictionnaire proprement dit, bien qu’il étonne par l’abondance de ce qu’il apporte de nouveau ; trop souvent l’auteur s’est borné à transcrire tout au long les exemples donnés par Du Gange, Sainte-Palaye ou Littré, auxquels, dans un ouvrage de ce genre, il suffisait de renvoyer. Godefroy mourut ayant commencé l’impression du Complément d’après un plan assez défectueux, que n’ont pu changer ses deux collaborateurs, MM. Bonnard et Salmon, chargés de terminer la publication[3]. Quant à la troisième partie et à la série purement moderne de la seconde, elles sont encore inédites, et je ne crois pas qu’elles soient en état d’être mises au jour. Il est à souhaiter qu’elles soient déposées dans quelque établissement public : elles apporteraient certainement une très utile contribution aux études sur la langue française.

L’œuvre vraiment importante de Godefroy est son Dictionnaire de l’ancien français, ou, comme il dit, de la langue d’oïl et de tous ses dialectes. Je n’ai pas à l’apprécier ici ; je dirai seulement que, malgré ses lacunes (qui sont peu de chose auprès de sa merveilleuse richesse) et ses défauts (qui sont graves et dans la méthode et dans l’exécution), elle apporte un précieux secours à la lexicographie française en général et, pour la lexicographie du moyen âge, marque vraiment une ère nouvelle. On cite le plus souvent Godefroy pour le compléter ou le corriger ; mais tous ceux qui s’occupent du moyen âge français lui doivent et lui devront une bonne partie de leur science, et il est juste d’en témoigner quelque reconnaissance à la mémoire de ce grand travailleur, qui n’avait reçu aucune préparation philologique, — et, dans sa jeunesse, il lui aurait été difficile d’en recevoir une en France, — et qui a poursuivi avec un zèle infatigable une tâche qui sans doute n’eût jamais été entreprise par un homme plus initié qu’il ne l’était aux sévères méthodes scientifiques et comprenant mieux, par conséquent, les difficultés que cette tâche présentait[4].


II

Le plan que M. Ad. Hatzfeld avait conçu, et qui a servi de base au Dictionnaire général de la langue française, était bien différent de celui de Godefroy, beaucoup moins vaste même que celui de Littré. Hatzfeld était éminemment un logicien. Son goût et ses aptitudes l’avaient, à l’Ecole Normale, porté vers la philosophie. Il fut détourné, au moins professionnellement, de cette voie par un dissentiment avec Cousin, qui gouvernait alors la philosophie officielle et qui ne lui pardonna pas d’avoir voulu se soustraire, en une occasion pourtant de peu d’importance, à son impérieuse domination. Hatzfeld devint professeur de rhétorique. Il le fut longtemps à Louis-le-Grand, où ses leçons ont laissé un durable souvenir à tous ceux qui l’ont eu pour maître. Bien qu’il eût toutes les qualités et qu’il eût acquis toute l’instruction spéciale que comporte la fonction qu’il exerçait, son enseignement se ressentait de sa vocation première : apprendre à écrire et à composer, c’était surtout, pour lui, apprendre à contrôler sévèrement ses idées et à les disposer en bon ordre. Taine, qui fut son élève, lui écrivit, quand il eut obtenu au grand concours (13 avril 1847) le prix d’honneur de philosophie, ainsi que tous les premiers prix du lycée, une lettre qu’Hatzfeld avait soigneusement conservée et dont je détache ce passage :


Tous ces heureux succès, je vous les dois et je vous en remercie. Sans vous, je n’aurais jamais eu ni ordre, ni clarté, ni méthode. On me disait au collège : « Soyez clair, régulier, méthodique ; » vous seul, vous ne vous en êtes point tenu aux paroles ; vous m’avez donné les moyens. Si je réussis plus tard, ce sera grâce à vos leçons ; car vous m’avez appris à travailler, et à conduire mon esprit, et vous me serez utile dans l’avenir autant que dans le présent.


L’impression de cette discipline était restée profonde dans l’esprit de Taine ; je lui ai plus d’une fois entendu dire qu’Ad. Hatzfeld était un des plus remarquables logiciens qu’il eût connus.

C’est la précision naturelle et la tendance logique de son esprit, combinées avec son goût de lettré classique, qui lui firent concevoir l’idée, je dirais volontiers qui lui tirent sentir le besoin d’un nouveau dictionnaire français. D’une part, lisant assidûment, comme il était naturel à un professeur de rhétorique, le Dictionnaire de l’Académie, il avait été frappé du manque trop fréquent de précision, et même d’exactitude, qu’on y peut remarquer dans les définitions, et surtout choqué de ce qu’il y a de superficiel et de fortuit dans l’ordre où y sont rangés les divers sens, souvent si éloignés l’un de l’autre, que présentent les mots. Il se plaisait à refaire les définitions, et n’était content que quand il en avait trouvé de parfaitement exactes. Surtout il s’étudiait à ranger les sens dans un ordre logique : partant de celui qu’il jugeait primordial, il en déduisait tous les autres par un procédé d’imagination raisonnée qui lui donnait le plus souvent des résultats qui le charmaient et lui semblaient, comme ils l’étaient, en effet, intéressans à plusieurs points de vue. D’autre part, lecteur encore plus assidu de nos meilleurs auteurs, appréciateur délicat de toutes les finesses de leur art, il regrettait qu’on n’eût pas donné suite au projet de Voltaire et illustré le dictionnaire par des citations empruntées à leurs écrits qui, à la fois, auraient aidé à mieux comprendre ces écrits et auraient jeté une lumière précieuse sur les emplois les plus heureux et les plus variés de ces mots. Il roulait ces idées dans sa tête et se demandait s’il pourrait les mettre à exécution, quand le dictionnaire de Littré commença à paraître.

Ce dictionnaire semblait réaliser, et au-delà, les idées mêmes auxquelles Hatzfeld rêvait de donner un corps. Littré, en effet, attachait une grande importance à la rigueur des définitions. Il montrait ce qu’il y a de fâcheux à définir un mot par des synonymes dont chacun à son tour est défini par les autres, procédé dont la triade : antre, caverne, grotte ; caverne, antre, grotte ; grotte, antre, caverne, est un exemple connu. « La discussion des synonymes, ajoutait-il, m’a souvent averti de prendre garde aux nuances et de ne pas recevoir comme une véritable explication le renvoi d’un terme à l’autre. C’est entre tant d’objets qu’un dictionnaire doit avoir en vue un de ceux auxquels j’ai donné le plus d’attention. »

Pour ce qui concerne le classement des sens, il n’était pas moins explicite ; à la différence du Dictionnaire de l’Académie, qui range les sens en partant du plus usuel, — ce qui ne peut naturellement se poursuivre avec quelque certitude lorsqu’un mot a un grand nombre de sens, — il prétendait ranger les significations dans leur ordre naturel et même nécessaire. « Ce n’est point au hasard, dit-il, que s’engendrent, dans l’emploi d’un mot, des significations distinctes et quelquefois très éloignées les unes des autres. Cette filiation est naturelle, et, partant, assujettie à des conditions régulières tant dans l’origine que dans la descendance. » Il est possible, il est même « indispensable de soumettre la classification à un arrangement rationnel, sans désormais rien laisser à ce fait tout accidentel de la prééminence de tel ou tel sens dans l’usage commun, et de disposer les significations diverses d’un même mot en une telle série que l’on comprît, en les suivant, par quels degrés et par quelles vues l’esprit avait passé de l’un à l’autre… Etablir la filiation des sens est une opération difficile, mais nécessaire pour la connaissance du mot, pour l’enchaînement de son histoire, surtout pour la logique générale, qui, ennemie des incohérences, est déconcertée par les brusques sauts des acceptions et par leurs caprices inexpliqués. »

Enfin, pour ce qui est des exemples empruntés aux auteurs classiques, Littré les apportait en grande abondance, rangés sous chaque acception. Il donnait, par surcroît, des étymologies à peu près aussi sûres que le permettait la science d’alors, et un historique où, bien que les divers sens ne fussent pas séparés, on trouvait de précieux documens sur l’histoire des mots antérieurement à l’époque classique.

Cependant l’apparition du dictionnaire de Littré ne fit nullement renoncer Hatzfeld au dessein qu’il avait conçu ; elle l’y affermit au contraire. Pourquoi ? C’est qu’il lui sembla, en comparant l’œuvre de Littré à ce qu’il avait déjà esquissé pour son compte, que dans certaines parties, elle ne remplissait pas complètement le magnifique programme que l’auteur avait tracé. Les définitions ne lui parurent pas encore assez précises, ni les significations des mots assez bien classées. L’ordre adopté par Littré lui sembla surtout pécher par un défaut essentiel : partant du sens qu’il regarde comme le premier, Littré énumère tous les autres à la suite, en les numérotant, sans, le plus souvent, expliquer comment ils s’enchaînent et comment ils se rattachent respectivement au sens primitif. Les quinze ou vingt sens que présente tel ou tel mot semblent ainsi se déduire l’un de l’autre, tandis que là, — de même qu’en beaucoup d’autres domaines, — les faits se comportent entre eux, non comme les anneaux d’une chaîne, mais comme les branches d’un arbre. Hatzfeld avait perçu que, pour se rendre compte de l’épanouissement sémantique d’un mot, il est souvent nécessaire d’admettre un sens multiple déjà au point de départ, ou d’admettre que le sens primordial a de bonne heure engendré parallèlement plusieurs sens ou dérivés ou figurés, qui à leur tour se sont ramilles en des acceptions qu’il faut répartir entre les chefs de file respectifs. Cette vue juste et féconde, aux lumières de laquelle il avait déjà rédigé de nombreux articles, lui paraissait, et à bon droit, mériter qu’on essayât de lui soumettre tous les mots de la langue et justifier, à elle seule, l’exécution d’un nouveau dictionnaire.

Quant à la riche collection d’exemples réunie par Littré, Hatzfeld y vit surtout des matériaux entre lesquels il aurait à faire un choix, sans d’ailleurs renoncer à les accroître. Il ne prétendait pas donner, comme Littré, une sorte d’anthologie littéraire, et trouvait que les exemples ne devaient être allégués que pour des sens ou des emplois présentant quelque particularité intéressante, et qu’un exemple, mais bien topique, suffisait pour chaque cas. Dans l’étymologie, — pour la fixation de laquelle il s’en remettait à Littré, n’ayant pas sur ce point de préparation spéciale, — dans l’historique, — qu’il n’aurait pas établi directement, n’étant pas familier avec l’ancienne langue, — il vit de précieux secours qui lui permettraient d’étayer et certainement viendraient appuyer la construction toute rationnelle qu’il avait pensé édifier. Pour la nomenclature aussi, il comptait se borner à faire un choix dans celle de Littré. Il entendait, comme lui et comme l’Académie, se restreindre à la langue des trois derniers siècles, et trouvait plutôt excessif l’enrichissement que Littré avait apporté au vocabulaire académique en termes d’arts, de métiers, de sciences, de philosophie, en néologismes, en mots familiers, populaires, même dialectaux et exotiques.

En somme, ce qu’il voulait faire peut se définir comme un abrégé du dictionnaire de Littré, perfectionné sous le rapport des définitions et du classement des sens, muni de citations en petit nombre empruntées aux écrivains autorisés, une œuvre classique au double sens du mot, c’est-à-dire d’une part consacrée surtout à l’usage traditionnel et choisi de la langue, d’autre part destinée en première ligne à l’enseignement du français dans les hautes classes de nos lycées, ce qui impliquait pour le livre une dimension très réduite. Son travail était à peu près terminé en 1871, au moment où paraissait la dernière livraison de Littré. Il trouva en M. Ch. Delagrave un éditeur disposé à le seconder et songea dès lors à commencer l’impression.

Pour la révision de l’œuvre, il avait demandé le concours d’hommes éminens, dont le choix montre bien dans quel sens il prétendait améliorer la lexicographie du français moderne. M. Gréard devait apporter au nouveau dictionnaire son goût exquis et sa profonde connaissance de la littérature classique ; M. Marguerin, directeur de l’école Turgot, et M. Baudrillart, l’économiste bien connu, devaient assurer l’exactitude des définitions dans les deux domaines des sciences de la nature et des sciences de l’esprit. Ce petit comité tenait des séances hebdomadaires, dans lesquelles Hatzfeld soumettait au contrôle commun la rédaction qu’il avait seul faite.

En la revoyant, il rencontra bien vite des difficultés auxquelles il ne s’était pas attendu. Les étymologies de Littré lui paraissaient quelquefois douteuses, sans qu’il pût les contrôler, encore moins en proposer d’autres. L’historique, dans lequel il avait cru qu’il lui suffirait de jeter un regard pour y trouver la confirmation et comme la légitimation de ses raisonnemens, lui ménageait de plus sérieux embarras. Tantôt il avait peine à comprendre la valeur exacte des mots qui y figuraient ; tantôt, et plus souvent, ce qu’il y trouvait semblait contredire le résultat auquel il était arrivé par l’examen raisonné de la langue moderne : ou le sens qu’il avait considéré comme primordial n’apparaissait qu’assez longtemps après d’autres qu’il avait jugés en être issus, ou au contraire un sens qu’il avait rangé parmi les plus récens se présentait dès les plus anciens textes. Il comprit que, s’il voulait établir sa construction sur des fondations solides, il lui fallait un auxiliaire familier avec ces arcanes souterrains auxquels, à son âge et avec sa préparation spéciale, il ne pouvait plus songer à s’initier lui-même. Le hasard le servit à souhait.

L’un des membres du comité de lecture, M. Marguerin, qui était au courant des préoccupations d’Hatzfeld, se trouvant un jour sur l’impériale d’un omnibus, remarqua un jeune homme qui lisait et marquait de notes au crayon le Dictionnaire étymologique de Brachet. Il lia conversation avec lui, et lui demanda si ce livre était bon. « Il est utile et commode, répondit le jeune homme, mais il y a bien des assertions téméraires et bien des erreurs ; l’auteur a plus d’esprit que de méthode, et la philologie a d’ailleurs fait de grands progrès en ces dernières années. » Et voyant qu’il intéressait son interlocuteur, il s’anima et lui montra quelques exemples des fautes contre la phonétique historique que contenait le livre de Brachot. « J’ai trouvé l’homme qu’il nous faut, » se dit M. Marguerin ; il demanda à son voisin s’il ne serait pas disposé à prendre part à la révision, au point de vue étymologique, du nouveau dictionnaire ; le voisin ne se montra pas éloigné d’accepter l’offre, et M. Marguerin lui donna rendez-vous chez M. Hatzfeld. C’était Arsène Darmesteter, alors âgé de vingt-cinq ans.

M. Marguerin avait eu la main singulièrement heureuse. Darmesteter n’était pas seulement au courant du dernier état de la philologie romane, en mesure par conséquent de soumettre à un contrôle méthodique les étymologies proposées jusque-là : il était de ceux qui ne se contentent pas de s’assimiler une science, qui la font avancer : il devait bientôt découvrir une loi importante de l’évolution des voyelles latines en gallo-roman, loi qui avait échappé à ses prédécesseurs et qui a gardé son nom. Mais en outre il s’intéressait tout particulièrement à la lexicologie française : il avait fait ses premières études philologiques, à mes conférences, en vue de publier et de commenter un recueil de mots français du plus haut moyen âge, conservés dans des gloses hébraïques ; il préparait sa thèse sur la formation des mots nouveaux en français et son beau livre sur les mots composés. Et, par surcroît, c’était, lui aussi, un logicien pénétrant, dressé, par l’éducation talmudique qu’il avait reçue, à démêler par le raisonnement toutes les finesses, les nuances, les subtilités même que l’on peut discerner ou imaginer dans un texte ; il avait mis cette gymnastique intellectuelle au service d’un esprit vraiment philosophique, et il y joignait cette faculté d’imagination qui est la condition nécessaire du don d’invention. Il avait d’ailleurs le goût fin et une culture littéraire très complète. Il comprit tout de suite ce qu’il y avait de neuf et de fécond dans la conception d’Hatzfeld ; il la fit sienne, — car c’est bien elle, enrichie de sa science et de ses idées ingénieuses, qu’il a développée dans ce petit livre, devenu classique, de la Vie des mots ; — il se réjouit de pouvoir aider à la mettre en œuvre. En même temps il convainquit Hatzfeld qu’il fallait joindre au dictionnaire une partie étymologique propre, ainsi qu’un historique réduit, et il put bientôt lui proposer un plan pour ces deux parties. Il lui montra aussi qu’il était bon d’étendre la nomenclature plus qu’il n’avait pensé le faire. Hatzfeld apprécia tout de suite à sa valeur le secours qui lui arrivait : du simple auxiliaire il fit un collaborateur à droits égaux, et le Dictionnaire général, — tel est le titre qu’on avait choisi, — dut paraître sous le nom des deux associés. Peu après l’accession de Darmesteter, le comité de lecture cessa de se réunir, ses membres étant distraits par d’autres occupations et trouvant désormais leur collaboration moins utile.

L’idée de Darmesteter, en ce qui concerne l’étymologie, dépassait singulièrement en profondeur et en portée celle de Littré. Chaque étymologie, chez celui-ci, reste isolée : il ne renvoie qu’accidentellement à un autre mot pouvant fournir un exemple pareil de permutation phonétique. Darmesteter voulut non seulement donner l’analyse de tous les phonèmes de tous les mots dans leurs transformations successives, mais, dans une synthèse de toutes les observations faites sur chaque mot, constituer une histoire phonétique générale du français. Pour cela, il munit chaque mot d’une série de numéros renvoyant à un paragraphe d’un Traité de la formation de la langue française, où seraient données les lois de tous les changemens phonétiques. Ce qu’il faisait pour la phonétique, il le faisait pour les autres élémens de l’évolution lexicographique : l’analogie, qui fait si souvent dévier les mots de leur droite voie phonétique, la dérivation, la composition. Cet ingénieux procédé[5] charme par son élégance, en même temps qu’il apporte pour les étymologies un moyen de contrôle toujours présent.

Ce contrôle perpétuel amène naturellement une bien plus grande rigueur, et surtout il amène à pousser beaucoup plus loin que ne l’avait fait Littré la distinction entre les mots héréditaires et les mots empruntés non seulement aux diverses langues étrangères, mais au latin. Dans le Dictionnaire général, la distinction est indiquée, avec autant de concision que de clarté, par la simple addition de « emprunté » avant le « de » qui marque la provenance[6] : ainsi à l’article plantain, on lit : « Du latin plantaginem ; » mais à l’article image : « Emprunté du latin imaginem. » Et, par ce simple procédé, tout le lexique du latin parlé qui s’est transmis oralement jusqu’à nous est séparé de ce qui est venu s’y adjoindre depuis quinze siècles, et pourrait être dégagé comme formant l’estoc essentiel de notre langue et en même temps l’unissant en un groupe harmonieux aux autres variétés vivantes du latin parlé[7]. Les mots empruntés aux langues anciennes et modernes, depuis le grec et l’hébreu jusqu’aux idiomes de l’Afrique, de l’Extrême-Orient et de l’Amérique, et surtout au latin lui-même, soit classique, soit médiéval, les mots pris dans les autres langues romanes, dans les patois, dans l’argot, les mots fabriqués de toutes pièces avec des élémens grecs et latins, les mots faits par onomatopée, tous, à leur place alphabétique, assignés à leur origine respective, peuvent être réunis, — et le sont en effet dans le Traité, — en groupes qui montrent ce que la langue, la religion, la pensée, la science, l’art, l’industrie, la vie sociale de la nation, doivent d’enrichissemens à son commerce, oral ou littéraire, avec les peuples voisins ou lointains. C’est un tableau qui n’intéresse pas seulement le philologue, que l’historien des idées et de la civilisation devra souvent consulter, et qui, esquissé jadis par Brachet, n’a été tracé avec l’ampleur et l’exactitude voulues que dans le Dictionnaire général.

Tel fut donc le plan qui sortit de la collaboration réfléchie d’Adolphe Hatzfeld et d’Arsène Darmesteter. Ce plan, — sans parler de l’exactitude plus grande des définitions et des étymologies, — présente essentiellement, — avec d’autres innovations moins importantes dont je parlerai plus loin, — deux idées nouvelles et maîtresses, l’une qui est due à Hatzfeld : le classement généalogique des sens ; l’autre qui vient de Darmesteter : le renvoi perpétuel, pour l’étymologie et la formation des mots, à un Traité annexe.

Ils travaillèrent pendant dix-sept ans, avec une ardeur soutenue, à l’exécuter. Enfin, en 1888, l’œuvre si longtemps couvée allait éclore, la préface était faite et le premier fascicule était presque entièrement imprimé, quand, le 16 novembre, Arsène Darmesteter fut emporté, après une courte maladie, mais à la suite d’une affection du cœur dont il souffrait depuis longtemps et qu’il avait aggravée par un excès de travail. Nommé successivement répétiteur à l’Ecole des Hautes Études (1872-1883), puis professeur à l’Ecole de Sèvres, enfin professeur de littérature française du moyen âge et d’histoire de la langue française à la Sorbonne (chaire créée pour lui), il avait rempli ses fonctions non seulement avec conscience, mais avec un zèle ardent, sans abandonner pour cela ses études personnelles et le labeur que lui imposaient la rédaction, partagée avec Hatzfeld, du dictionnaire et la composition du Traité. Il avait trop demandé à ses forces, il n’avait pas voulu croire à l’imminence du danger qui le menaçait : il mourut victime de la science et du devoir, laissant de profonds regrets à tous ceux qui l’avaient connu… Quelques années plus tard disparaissait aussi son frère James, frêle organisme qu’animait une âme géniale. Nés en Lorraine d’une humble famille Israélite, ils ont été deux des plus belles fleurs qu’ait données à la France cette greffe judaïque qui, lorsqu’elle s’est, comme c’était ici le cas, intimement incorporée à la vieille souche nationale, lui a fait pousser plus d’un précieux rejeton.

La fortune, qui venait de frapper si cruellement une belle entreprise, lui devait une compensation et la lui donna. La Sorbonne eut l’heureuse idée, pour combler en partie le vide laissé par Darmesteter, d’appeler à Paris, en le chargeant d’un cours de « philologie romane, » — ce titre apparaissait pour la première fois dans notre haut enseignement parisien, — un jeune professeur de la Faculté des lettres de Toulouse, M. Antoine Thomas, qui, après être sorti le premier de l’Ecole des Chartes, avait pris part aux conférences de Darmesteter et aux miennes à l’Ecole des Hautes Etudes, avait été membre de l’Ecole de Rome, et s’était déjà fait connaître par d’excellens travaux[8]. Hatzfeld, sur la suggestion de James Darmesteter, lui proposa de l’aider à terminer le dictionnaire. Il y consentit, et toute la publication, qui allait seulement commencer, fut poursuivie avec son active participation.

Il ne prit pas toutefois entièrement la place de Darmesteter. La part de celui-ci, dans le dictionnaire, ne se restreignait pas à l’étymologie : il a travaillé comme Hatzfeld à tous les articles, et si l’idée et le plan, pour la partie moderne, viennent de celui-ci, Darmesteter a droit de revendiquer dans l’exécution une part à peu près égale. M. Thomas, au contraire, n’a eu pour le corps des articles que le rôle d’un « lecteur » attentif. Il n’était substitué à Darmesteter que pour ce qui concernait l’étymologie et l’ancienne langue. Mais le domaine qui lui était réservé n’avait avec l’autre qu’une frontière indécise, et il a dû souvent la franchir. Le plan du dictionnaire comportait que l’histoire des sens fût rattachée au sens le plus ancien : or, souvent ce sens ne se trouve que dans la langue antérieure au XVIIe siècle. Il était dès lors nécessaire, après l’avoir indiqué dans le paragraphe étymologique, — qui précède chaque article au lieu de le suivre, — de le faire entrer dans le corps de l’article, et ici Darmesteter d’abord, puis son successeur, sont intervenus de la façon la plus heureuse.

Au travail propre qui lui était confié, — la rédaction de la partie historique du dictionnaire, — M. Thomas apportait une préparation qui, en certains points, complétait celle de Darmesteter. Il la devait d’abord à l’enseignement de l’Ecole des Chartes, puis à ses propres études, qui avaient porté sur les aspects les plus divers de l’histoire, de l’histoire littéraire et de la philologie médiévales. Il avait écrit un savant livre sur les États provinciaux sous Charles VII ; retracé, grâce à un curieux livre inédit de Francesco da Barberino, l’influence profonde exercée sur la culture italienne par la littérature provençale ; fait d’intéressantes découvertes au sujet de la singulière poésie épique, composée en français par des Italiens, au XIVe siècle, en Vénétie et dans les provinces voisines, qui prépara Pulci, Bojardo et Arioste ; recherché, en revanche, les origines italiennes de l’humanisme français ; donné une excellente édition du célèbre troubadour Bertran de Born. Les mots de la vieille langue lui étaient non seulement connus, mais familiers : il les comprenait dans toute la portée de leur application, dans toutes les nuances de leurs sens ; ils évoquaient pour lui le milieu dans lequel ils ont vécu, les idées et les sentimens à l’expression desquels ils ont servi. D’autre part, accoutumé aux méthodes de plus en plus sûres et pénétrantes de la philologie, et surtout de la phonétique historique, il était plus exigeant encore que ne l’avait été Darmesteter pour l’application sévère des lois qui régissent, depuis bientôt deux mille ans, l’évolution des phonèmes latins en Gaule. Il connaissait à fond le gallo-roman méridional, si nécessaire pour bien comprendre le gallo-roman septentrional : non seulement il s’était montré, pour l’étude de la langue et de la littérature des troubadours, le meilleur disciple de M. Paul Meyer ; mais, originaire de la Marche, il avait fait de son parler natal l’objet d’intéressantes recherches dialectologiques, qu’il avait étendues à toutes les variétés anciennes et nouvelles de la « langue d’oc. » Enfin, c’était un esprit souple et fin, très avisé et très alerte, à la fois exact et ouvert, qui était habitué à regarder les faits sous toutes leurs faces, et savait discerner les conséquences multiples et lointaines d’un petit détail qui, pour d’autres, aurait passé inaperçu.

Ces riches connaissances et ces rares qualités profitèrent singulièrement au Dictionnaire général, Darmesteter avait admirablement conçu le plan de la partie étymologique ; mais il ne l’avait achevée que pour les mots qui devaient figurer dans les toutes premières livraisons ; par la suite, il l’avait, au moins dans beaucoup de cas, seulement ébauchée, se promettant d’y revenir à loisir pendant que l’ouvrage s’imprimerait. M. Thomas revit soigneusement — c’est trop peu dire : — il repensa tous les articles étymologiques ; aussi en est-il, à vrai dire, seul responsable, bien que Darmesteter, dont il a recueilli tant de découvertes ou d’heureuses suggestions, en doive partager avec lui le mérite et l’honneur. Ce mérite et cet honneur ne sont pas minces ; car la partie étymologique du Dictionnaire général marque sur celle de Littré un progrès considérable, dont j’ai indiqué les principaux caractères. Il est vrai que le Dictionnaire général, en raison de la dimension restreinte qui lui était imposée, a dû se priver de plusieurs élémens très intéressans des notices étymologiques de Littré : il ne poursuit pas l’histoire des mots au-delà du latin pour les mots héréditaires, du latin ou de toute autre langue pour les mots empruntés ; il ne donne les formes correspondantes à la forme française, tant dans les patois française que dans les autres parlers romans, que si elles sont absolument nécessaires à l’explication ; il s’abstient de toute dissertation ; il ne cite pas les auteurs des étymologies qu’il adopte, encore moins discute-t-il celles qu’il n’adopte pas. Cela cause un certain désappointement au lecteur, surtout pour les mots désignés comme « d’origine inconnue, » dont on aimerait à savoir si on n’a pas essayé de leur en trouver une. Les articles, brefs et dogmatiques, avec leurs renvois chiffrés, ont une sorte d’apparence algébrique, et manquent du charme qu’offrent souvent ceux de Littré. En revanche, beaucoup de mots y sont accompagnés d’exemples, — chacun, en général, d’un seul, — dont le choix, dirigé par une vue simple et précise, est un des traits les plus intéressans du nouveau dictionnaire.

Le dictionnaire, en effet, n’a pas d’ « historique. » Pour les mots héréditaires, à moins de raisons particulières, il ne rapporte pas d’exemples anciens. Mais pour les mots d’emprunt et pour les composés ou dérivés formés en français, il indique, autant que faire se peut, la date de leur première apparition. Pour l’ancien français, il le fait ou simplement par l’indication du siècle où on les trouve pour la première fois, ou par un renvoi à Godefroy, ou par un exemple, souvent inconnu à celui-ci ; pour le français moderne, il marque, ce qui est fort précieux, le dictionnaire qui les a enregistrés le premier, notant avec un soin particulier leur présence ou leur absence dans les éditions successives du Dictionnaire de l’Académie. Il signale aussi, avec preuves à l’appui, les variations dans la flexion des substantifs et des verbes. Ainsi cet historique réduit a sur celui de Littré l’avantage de ne pas se restreindre à l’époque ancienne et de nous faire assister à l’entrée ininterrompue dans la langue, depuis quinze siècles, des mots nouveaux qu’elle ne cesse d’accueillir ou de former.

La partie étymologique du Dictionnaire général est intimement liée, je l’ai déjà dit, à la partie moderne. L’histoire des sens des mots actuels ne peut se faire que si on la poursuit dans le passé. Aussi les rédacteurs du dictionnaire) ont-ils relevé dans l’ancienne langue les sens anciens qui aident à comprendre les sens modernes. Ils l’ont fait parfois aussi pour le latin, mais on peut regretter qu’ils ne l’aient pas fait plus systématiquement. Le latin a fourni à notre langue et le fonds essentiel de ses mots héréditaires et le plus grand nombre de ses mots d’emprunt. Il est par trop laconique d’inscrire simplement les deux initiales m. s. (même sens) après l’indication d’un mot du latin parlé qui a subsisté en français et qui dans les deux langues présente des sens multiples ; il en est de même des mots empruntés au latin littéraire : a-t-on pris, avec le mot lui-même, toutes les acceptions qu’il avait ? ou ne l’a-t-on adopté que dans telle ou telle de ses acceptions ? Le terrible m. s. nous laisse dans l’ignorance. Ainsi sommairement, ou même, parfois, plus explicitement indiqué, le sens donné au mot latin coïncide d’ordinaire avec le premier sens assigné au mot français, d’où l’on conclura naturellement que les autres sens sont des développemens propres au français, ce qui n’est pas toujours le cas, puisqu’il arrive que les autres sens se retrouvent en latin ou dans les langues romanes. Un mot héréditaire peut, parmi ses significations, en avoir d’empruntées au latin des livres, qui ne doivent pas être attribuées à l’évolution sémantique du français[9]. Enfin l’étude des sens d’un mot latin permet souvent de dire si le mot français a été pris du latin directement ou par l’intermédiaire d’une autre langue romane. Qu’on me permette de donner ici des exemples de ces divers cas, pour montrer que la partie latine de l’étymologie, — et je pourrais en dire autant de la partie germanique, — aurait gagné à être traitée avec plus de détail, et, si elle l’avait été, aurait parfois modifié la partie proprement française.

Au mot sein, nous lisons à l’étymologie : « Du lat. sinum, m. s. ; » puis, comme sens : « Vieilli. Courbure, d’où I. (Marine). Partie de la voile arrondie par le vent qui la gonfle ; 2. (Géogr.). Sinuosité du rivage. II. 1° Partie du corps humain qui est entre les deux bras et porte les mamelles ; 2° Mamelle de la femme ; 3° Partie du corps où la femme porte l’enfant. » Le sens I, qui se retrouve en latin, semble être seul héréditaire en français et avoir engendré le sens II avec ses trois subdivisions. Or, il n’en va pas ainsi. Le sens I, tout « vieilli » qu’il soit, n’est en français qu’un latinisme : les géographes qui ont dit « le sein Persique » ont simplement calqué le sinus Persicus du latin, et le « sein » d’une voile n’est également que la reproduction du latin sinus. Le mot n’est vraiment héréditaire en français qu’au sens II, 1° ; les sens 2° et 3° sont des euphémismes qui se sont développés, en français même, à une époque relativement récente.

Au mot tourner, on lit : « Du latin tornare, façonner au tour. » Et de là sortent les divers sens français, divisés en deux séries, suivant que le verbe est transitif comme en latin, ou est devenu intransitif. Cette dernière évolution et l’extension si frappante qu’a subie le sens général du mot semblent donc s’être opérées en français. Mais, si nous comparons les autres langues romanes, nous voyons que toutes, comme le français, emploient le verbe d’une façon absolue et lui donnent le même sens. Il suit de là que ces deux changemens dans l’emploi de tornare, si restreint en latin classique, s’étaient produits dans le latin parlé déjà sous l’Empire. Il y a une sémantique, comme il y a un vocabulaire, du latin vulgaire ; des rapprochemens de ce genre, — que le dictionnaire fait d’ailleurs souvent lui-même, — permettront de la constituer.

En voici un cas, dont l’observation aurait dû modifier assez profondément l’article où je le relève. Le mot brume est défini : « brouillard épais, spécialement brouillard de mer. » À l’étymologie, on lit : « Emprunté du latin bruma, m. s. » Mais bruma n’a pas du tout ce sens en latin : il signifie proprement le solstice d’hiver (bruma est pour brevuma dies, le jour le plus court), puis l’hiver (sens qu’il a gardé en italien). En latin vulgaire, bruma avait pris le sens de « frimas, gelée blanche, » qui survit en roumain ; en Provence et en Espagne, il a passé à celui de « brouillard, spécialement brouillard de mer ; » il est entré avec ce sens dans la langue courante des navigateurs méditerranéens, et c’est là que le français l’a recueilli au XIIIe ou au XIVe siècle.

On voit par ces exemples, dont il serait facile d’augmenter le nombre, que la partie étymologique du Dictionnaire général pourrait quelquefois être plus complète et plus intimement soudée avec l’article qu’elle précède. Mais ces légères réserves n’empochent pas qu’elle soit en elle-même excellente ; on peut la recommander, comme donnant le dernier état de la science, à tous ceux, — et ils sont nombreux, — qui s’intéressent à l’histoire des mots français. M. Thomas s’est astreint à ne laisser aucun mot sans remarque étymologique, ce que n’avait pas fait Littré. Il est vrai que pour bien des mots il se borne à dire : « Origine inconnue. » Cela prouve sa circonspection et inspire confiance pour le reste, en même temps que cela doit exciter les étymologistes à chercher un père à ces orphelins, encore trop nombreux dans notre langue[10].

L’étymologie n’est, dans l’œuvre d’Hatzfeld et Darmesteter, qu’accessoire et préliminaire. L’essentiel pour eux, ç’a été la définition des mots dans tous leurs sens et le classement de ces sens. L’attention intense qu’ils ont apportée à ce travail leur a permis, presque toujours, de l’exécuter avec un plein succès. Ils ont rendu par là et au bon usage et à la connaissance du français un double et inappréciable service.

« Une définition exacte, dit la Préface, doit s’appliquer au mot défini, à l’exclusion de tous les autres, et rendre raison de toutes les acceptions. » Une conception aussi rigoureuse, je dirais volontiers aussi idéale, de la définition est difficile à réaliser. On peut dire que les auteurs l’ont à peu près réalisée. Du moins j’ai trouvé toutes les définitions que j’ai examinées supérieures à celles qu’on avait données jusque-là, et, pour la plupart, si parfaites qu’il ne sera guère possible de les améliorer et que les lexicographes futurs les emprunteront nécessairement au Dictionnaire général.

Les auteurs ont eu une telle confiance dans le soin qu’ils apportaient à leurs définitions qu’ils n’ont pas craint de se dispenser de toute remarque sur la synonymie. « Du rapprochement de définitions exactes, disent-ils, doit sortir sans effort la distinction des termes synonymes. » Si l’on considère en effet beaucoup des articles consacrés à des mots considérés comme synonymes, on voit que le Dictionnaire général a rempli ce hardi programme. Il existe cependant dans toutes les langues des mots qui ont exactement le même sens, et qui ne doivent leur coexistence qu’à ce qu’ils sont de provenance diverse et s’emploient dans des conditions et des milieux différens. Il semble qu’il eût fallu consacrer à ces cas particuliers une remarque spéciale, car la définition de chacun d’eux ne peut suffire à les distinguer. Nous avons par exemple en français quatre mots pour désigner le point de l’horizon où le soleil disparaît, le premier de formation française, le second germanique, le troisième repris au latin, le quatrième emprunté au provençal : couchant, ouest, occident, ponant. La définition en est à peu près identique dans le dictionnaire et ne saurait ne pas l’être ; mais il aurait été intéressant de dire dans quelles conditions s’emploient ces quatre mots dont le sens ne présente pas de nuances. Airain est défini : « Métal dur et sonore, alliage de cuivre et d’étain, également désigné, surtout dans l’industrie, sous le nom de bronze ; » bronze : « Métal dur et sonore, de couleur foncée, formé d’un alliage de cuivre et d’étain. » Ici, il y a un commencement de distinction dans la remarque sur l’emploi de bronze « surtout dans l’industrie ; » mais cette remarque, à vrai dire, n’est pas à sa place dans une définition. D’ailleurs, n’eût-il pas fallu dire explicitement que le mot airain est aujourd’hui un mot purement littéraire, qui ne s’emploie jamais, dans la langue parlée, pour désigner le bronze ? En d’autres cas encore, de petites remarques sur la synonymie n’auraient été ni sans intérêt ni sans utilité. Si les auteurs s’en sont complètement abstenus, c’est en partie pour ne pas augmenter la dimension de l’ouvrage ; c’est surtout, peut-être, pour démontrer la justesse de leur principe et éprouver l’application qu’ils en faisaient. Ils ont brûlé leurs vaisseaux pour s’obliger à remporter la difficile victoire qu’ils avaient annoncée. Et certainement la nécessité où ils s’étaient mis de donner aux mots très nombreux qu’on présente d’ordinaire comme synonymes une définition absolument individuelle a aiguisé leur pénétration, rendu leur méthode plus stricte et leurs formules plus rigoureuses[11].

Le classement des sens, dans l’ordre de leur évolution logique, avait été l’idée dominante d’Hatzfeld, celle qui l’avait surtout engagé à entreprendre un nouveau dictionnaire. Darmesteter la compléta par l’idée de l’évolution historique. Entre les deux idées il y eut bien quelques conflits ; mais à force d’examiner les faits sous tous leurs aspects, les deux collaborateurs finirent toujours par arriver à une conciliation. Les articles qu’ils ont consacrés à des mots d’un riche développement sémantique sont souvent de petits chefs-d’œuvre à la fois de science et de pénétration. La préface en expose le principe et explique le système dans lequel ils sont rédigés : « Enumérer les divers sens l’un après l’autre, même dans l’ordre historique et logique, au moyen d’une série uniforme composée d’autant de numéros qu’il y a de sens distincts, c’est confondre les genres, les espèces et les variétés ; c’est supprimer la subordination qui relie les variétés aux espèces et les espèces aux genres, c’est-à-dire méconnaître la loi fondamentale qui régit toute classification[12]… Nous distinguons les différens groupes de sens en traçant dans chaque article, au lieu d’une série de subdivisions de même degré, de grandes divisions, séparées les unes des autres par un alinéa et marquées par des chiffres romains (I, II, III, etc.) ; chacune de ces grandes divisions contient à son tour des divisions secondaires, précédées d’un double trait (II) et marquées par des numéros (1°, 2°, 3°, etc.), et chacune de ces divisions contient, s’il y a lieu, des subdivisions précédées d’un seul trait (I) et marquées par de simples chiffres (1, 2, 3, etc.). »

Cette simple et ingénieuse disposition fait la grande originalité du nouveau dictionnaire. L’application qu’il en a fallu faire à chaque mot a demandé, sans parler de l’érudition, des efforts constans d’intelligence, et aussi d’imagination, car il faut une sorte de divination poétique, en même temps que du savoir et de la logique, à qui veut retrouver les voies, parfois bien détournées, suivies par l’esprit au cours des âges pour tirer d’un mot donné une richesse souvent merveilleuse de nouveaux moyens d’expression. L’emploi figuré peut s’attacher aux aspects les plus divers du sens fondamental d’un mot, et il arrive qu’un mot ayant pris un sens figuré qui se rattache à un de ses aspects développe un nouveau sens figuré qui se rattache à un des aspects de son second sens, tout à fait étranger au premier. Telle est l’histoire du mot timbre, que je choisis parce que Darmesteter aimait à le citer en exemple. Ce mot a été emprunté du grec byzantin, à l’époque des Croisades, pour désigner l’objet dont on empruntait en même temps l’usage, un petit tambour de forme hémisphérique ; il a pris d’une part, à cause de la façon dont on frappait ce tambour, le sens de « petite cloche qu’on frappe du dehors avec un marteau, » d’où celui de « son d’une cloche[13], » d’où celui de « qualité spéciale de la sonorité, » et finalement celui d’ « air connu servant de modèle ; » d’autre part, à cause de la forme du petit tambour, le sens de « bassin, » et parallèlement celui de « calotte du heaume, » d’où celui d’ « insigne placé sur cette calotte, » d’où celui d’ « insigne, marque personnelle figurée en dessin ou en peinture, » qui a engendré celui de « marque royale, » lequel a abouti aux divers sens actuels, si étrangement éloignés du sens primitif. Pour démêler les branches principales et les branches secondaires de cette ramification touffue, que d’attention il a fallu, que de recherches, que de réflexions, que de tâtonnemens, que d’essais infructueux vingt fois recommencés ! Le résultat de tant de travail est mis à la portée d’un coup d’œil par la disposition dont les auteurs du Dictionnaire nous ont tout à l’heure donné la formule. Elle instruit par elle-même et sans avoir besoin de commentaire ; elle charme l’esprit autant qu’elle le satisfait ; elle est si claire et paraît si naturelle que le lecteur en jouit sans se rendre compte de la peine qu’elle a coûté : il est juste qu’il s’en fasse au moins une idée.

J’ai dit qu’elle instruisait par elle-même sans avoir besoin de commentaire. Mais un commentaire historique et logique en serait un merveilleux complément. Le passage d’un sens à un autre, la création de sens figurés, reposent souvent sur des aperceptions de l’esprit qu’il serait intéressant non seulement de constater, mais d’expliquer[14]. Surtout il importerait de savoir dans quelle mesure l’ordre historique est d’accord avec l’ordre logique, et pour cela de fixer autant que possible l’époque où apparaît chaque acception nouvelle. Une telle détermination permettrait certainement en plus d’un cas de rectifier le classement qui a paru le plus probable ; elle serait en outre très précieuse par l’histoire du développement des idées et du changement des mœurs. Mais c’eût été pour le Dictionnaire général une entreprise trop vaste : elle est réservée aux futurs auteurs d’un dictionnaire historique complet. Ceux du Dictionnaire général ont excellemment rempli la tâche plus restreinte qu’ils s’étaient donnée.

Est-ce à dire qu’il n’y ait rien à reprendre dans leur œuvre au point de vue, qui les a préoccupés par-dessus tout, du classement des sens ? Ils ne l’ont pas cru eux-mêmes. Ils n’avaient pas, comme pour la partie étymologique, la ressource d’avouer, en certains cas, leur hésitation ou leur ignorance. « Le plan que nous nous étions imposé, disent-ils, nous a forcés plus d’une fois à prendre parti dans des cas douteux, à établir des classemens incertains… Chaque mot est un problème à résoudre : il fallait apporter une solution ; quels qu’aient été nos scrupules, on trouvera parfois que nous avons été téméraires… Le progrès de la science amènera à corriger sans cesse ce travail incomplet ; telle de nos assertions sera contredite par la découverte de nouveaux faits. » Il n’est même pas besoin, en science, de faits nouveaux pour réviser une sentence : les faits connus peuvent être interprétés d’une façon nouvelle. Dans le domaine, encore si peu exploré, de la sémantique historique, comme dans tous ceux qui relèvent de la psychologie, il faut le plus souvent se contenter de probabilités ou même de possibilités : le monde de la pensée attend encore son Newton et l’attendra peut-être toujours. Il n’est donc pas surprenant que sur plus d’un point la réflexion plus approfondie ou plus heureuse d’autres linguistes ait déjà modifié ou doive modifier les cadres tracés par Hatzfeld et Darmesteter à l’évolution sémantique des mots français ; mais ceux qui rectifieront leur œuvre ne le feront que s’ils commencent par se mettre à leur école et s’ils emploient, pour grouper et interpréter les faits, la méthode sévère et délicate dont ils ont donné l’exemple.

Je me suis trop étendu sur ce qui fait la vraie nouveauté du Dictionnaire général pour parler longuement des parties moins originales, la nomenclature et les exemples[15]. La nomenclature est fondée sur la même base que celle de Littré, c’est-à-dire qu’elle est restreinte aux trois derniers siècles. Elle promettait, d’après la préface, d’être plus riche qu’elle ne l’est en effet. Darmesteter était plus disposé qu’Hatzfeld à étendre libéralement la liste des mots enregistrés : quand il eut disparu, Hatzfeld raya beaucoup de mots, que M. Thomas essaya souvent en vain de défendre. Au rebours de ce que nous avons constaté pour le dictionnaire de Littré, le vocabulaire, dans le Dictionnaire général, devient de plus en plus « choisi » à mesure qu’on approche de la fin : les proportions originairement adoptées menaçaient d’être notablement dépassées, et l’éditeur insistait pour qu’elles le fussent le moins possible, si bien que les dernières lettres se virent assez sensiblement élaguées. Néanmoins, on trouve dans le Dictionnaire général un nombre encore considérable de mots qui ne figuraient dans aucun dictionnaire antérieur ; on doit surtout être reconnaissant aux auteurs de ceux qu’ils ont relevés dans des livres du XVIIe et du XVIIIe siècle non dépouillés par leurs prédécesseurs[16]. Les exemples ne sont pas, comme chez Littré, destinés à l’agrément du lecteur autant qu’à l’éclaircissement du sens des mots : ils ont exclusivement ce dernier objet. Ils ont été demandés aux classiques, d’après le plan primitif d’Hatzfeld, surtout pour attester des sens ou des emplois particuliers, difficiles, ou tombés en désuétude, et en même temps pour servir à la plus complète intelligence des classiques eux-mêmes. La majorité de ces exemples a été prise dans Littré, et il ne pouvait en être autrement ; mais il en est beaucoup qui proviennent de dépouillemens personnels ; d’autres sont dus aux lexiques qu’on a joints, depuis trente ans, aux éditions de nos grands écrivains. Une autre série d’exemples, et la plus intéressante au point de vue historique, est celle où ils sont cités, soit à l’Etymologie, soit dans l’article même, pour attester la plus ancienne apparition des mots étrangers au fonds héréditaire de la langue. Cette série extrêmement précieuse doit faire l’objet de l’attention de tous les amis studieux de notre langue : il y a naturellement beaucoup à faire pour la compléter ; mais il est très heureux que le Dictionnaire général ait donné, là comme ailleurs, une base aux recherches[17].

Il me reste à dire un mot du Traité de la formation de la langue française. Darmesteter, quand il mourut, n’en avait rédigé qu’une partie ; pour une autre, il avait réuni des notes ; pour une autre enfin, il n’avait pas commencé le travail. M. Thomas, qui devait l’achever, ne put s’en occuper avec assez de suite pendant la révision du Dictionnaire : il demanda de le suppléer à M. Léopold Sudre, professeur au Collège Stanislas, philologue déjà éprouvé, qui avait revu la Grammaire historique de Darmesteter et connaissait parfaitement sa méthode. M. Thomas ne s’est réservé que quelques chapitres d’un caractère plus spécialement lexicographique.

Ce n’est pas une tâche aisée qu’avait acceptée M. Sudre. On a vu que, d’après le plan des auteurs, chaque mot est accompagné, dans la partie étymologique de l’article, d’une série de chiffres renvoyant aux paragraphes du Traité, où doivent être expliqués l’évolution phonétique du mot, son mode de formation et quelques autres particularités. Pour que ce plan excellent fût parfaitement exécuté, il aurait fallu que le Traité fût fait quand le Dictionnaire aurait été terminé en manuscrit, et que le Dictionnaire ne commençât à s’imprimer qu’une fois le Traité achevé, au moins dans les deux parties auxquelles se réfèrent les renvois, le « Matériel des mots » et l’ « Histoire de la prononciation. » Mais, — et cela se comprend facilement, — Darmesteter n’avait pas procédé ainsi. Il avait tracé les grandes lignes de ces deux parties du Traité, et, par un travail considérable, en avait numéroté tous les paragraphes, mais très souvent sans les rédiger ; puis il avait muni les mots de numéros renvoyant pour chacun de leurs élémens à ces cases toutes préparées, mais en partie vides, et il ne les en avait pas tous, à beaucoup près, munis. Quand on rédigea définitivement le dictionnaire, il fallut revoir et compléter ces renvois : il est facile d’imaginer quelles incertitudes et quelles inconséquences devaient résulter d’un pareil mode de travail. M. Sudre s’est tiré à merveille de la plupart des difficultés ; l’accord entre la partie étymologique du dictionnaire et les deux premiers livres du Traité est, grâce à lui, aussi complet qu’il pouvait l’être, et forme un ensemble des plus précieux où le contrôle mutuel des cas isolés et des règles générales, tel que l’avait conçu Darmesteter, est à peu près réalisé. En eux-mêmes, ces deux livres présentent un tableau clair et, en général, tout à fait satisfaisant de la phonétique historique du français et de la façon dont il a formé et forme encore des mots nouveaux.

Les deux derniers livres du Traité, les « Formes grammaticales » et les « Notes de Syntaxe, » n’ont pas avec le corps du dictionnaire un lien aussi étroit que les deux premiers : les articles n’y renvoient pas. M. Sudre était donc ici plus à l’aise : il n’avait qu’à donner, pour ces parties, une forme nouvelle et plus scientifique à la Grammaire historique qu’il avait revue. C’est ce qu’il a parfaitement exécuté. L’ensemble de l’ouvrage fait honneur à celui qui l’a révisé et terminé, comme à celui qui l’a conçu. Mais cette œuvre s’éloigne trop du travail proprement lexicographique pour que je l’examine ici.

En résumé, le Dictionnaire général, flanqué du Traité de la formation de la langue française qui le complète, le contrôle et l’explique, est un manuel lexicographique auquel il ne manque rien d’essentiel, un inappréciable instrument de travail pour les philologues, un guide sûr pour ceux qui veulent écrire et parler le « beau français, » comme on disait déjà au XIIIe siècle. L’Académie des Inscriptions lui a décerné, l’an dernier, le grand prix fondé par Jean Reynaud pour « le travail le plus méritant » qui se produise en France au cours d’une période de cinq années, prix dont l’attribution est confiée tour à tour à chacune des cinq Académies. L’Académie française aurait pu le lui décerner aussi bien ; car, si c’est une œuvre scientifique de premier ordre, c’est également, dans la conception et dans l’exécution, une œuvre éminemment littéraire.


III

Et maintenant la lexicographie française a-t-elle dit son dernier mot ? Ne reste-t-il plus qu’à compléter, à améliorer, à tenir au courant de la science et de la vie toujours renouvelée de la langue les deux dictionnaires de Littré et d’Hatzfeld-Darmesteter-Thomas ? Je ne le pense pas. Deux grandes entreprises peuvent encore être conçues et seront, je n’en doute pas, exécutées quelque jour.

La première serait un vaste inventaire qui comprendrait tous les mots français qu’on pourrait recueillir, sans distinguer entre ceux qui ont disparu et ceux qui sont encore en usage, entre ceux qui sont « franciens » et ceux qui n’ont existé ou n’existent que dans les provinces, ni, bien entendu, entre ceux qui sont du « bon usage » et ceux qui sont familiers, vulgaires ou même argotiques. Comme le filet que Pierre vit en songe, il enserrerait tous les oiseaux du ciel, — epea pteroenta, grands et petits, purs et impurs. C’est le projet qu’avait formé Godefroy : il mériterait d’être repris. Peut-être même pourrait-on aller plus loin, — car la limite entre la « langue d’oui » et la « langue d’oc » est factice, — et englober tout le gallo-roman, tous les mots qui ont été ou sont encore en usage dans l’ancienne Gaule en tant qu’elle est latinisée. Le travail que demanderait un tel inventaire serait assez énorme pour ne pas laisser à celui qui l’entreprendrait le temps de se livrer à de profondes recherches philologiques. On lui demanderait surtout d’être complet et exact : il devrait particulièrement s’attacher à établir le sens des mots qu’il puiserait dans la langue des paysans, des marins, des artisans de toute sorte ; il pourrait, pour faire connaître nettement les objets que ces mots désignent, les accompagner de figures, comme on a commencé à le faire dans plusieurs dictionnaires patois. Les prononciations diverses, les formes grammaticales, les emplois syntaxiques des mots devraient être notés avec soin, ainsi que les locutions toutes faites et les proverbes. On aurait là une sorte d’archives où seraient déposés tous les matériaux de la lexicographie ancienne et moderne de la France entière.

L’autre dictionnaire que je rêve serait un dictionnaire vraiment historique du français moderne. Il ne comprendrait que les mots encore vivans du français commun ; il en ferait l’histoire détaillée, avec exemples à l’appui, depuis les plus anciens textes où ils figurent jusqu’à nos jours, sans la scinder artificiellement en deux périodes. Cette histoire ne s’arrêterait pas au latin pour les mots héréditaires, au latin ou à d’autres langues pour les mots empruntés : elle chercherait à remonter plus haut encore, à atteindre les mots dans leur forme la plus ancienne, à en mettre au jour les racines mêmes. On comparerait naturellement chaque mot français à ses correspondans dans les différens parlers romans, et on noterait les différences de sens qu’ils présentent. Les sens français seraient, autant que faire se pourrait, rangés dans l’ordre logique de leur succession, mais ils seraient aussi traités historiquement, c’est-à-dire qu’on essaierait d’assigner à chacun d’eux, comme aux mots eux-mêmes, la date de son apparition. Les exemples seraient donnés non à titre d’autorités, mais pour faire connaître et comprendre tous les emplois des mots, même ceux qui semblent impropres et abusifs ; aussi seraient-ils pris dans tous les auteurs, illustres ou obscurs, bons ou mauvais, et le parler familier serait mis à contribution aussi bien que le style le plus choisi : On reproduirait tous les articles de dictionnaires antérieurs qui offriraient quelque intérêt ; on recueillerait les remarques grammaticales et autres auxquelles les mots ont donné lieu. Les changemens opérés dans la prononciation seraient indiqués, et les variations de la graphie seraient relevées depuis l’origine. Chaque mot aurait ainsi son histoire documentée, complétée par un aperçu de ce qu’il a été avant d’être français, de ce qu’il est, là où il existe, en dehors du français.

L’œuvre est immense, mais elle n’est pas irréalisable. En Angleterre, M. Murray est en train d’en accomplir une semblable, pour laquelle on peut dire que la nation entière lui a prêté son concours. Chargé par l’université d’Oxford de la confection du New English Dictionary, il a pu se procurer un outillage approprié à sa vaste tâche ; puis il a fait appel, pour l’aider, à des bonnes volontés qui se sont présentées en grand nombre. Des fiches uniformes, accompagnées d’instructions sommaires, ont été envoyées à tous ceux qui en demandaient, et toute la littérature anglaise, ou peu s’en faut, a été ainsi dépouillée. On peut espérer qu’en France, où tant de gens aimeraient employer utilement leurs loisirs, un semblable appel aurait un semblable succès. Mais il faudrait trouver un directeur du travail et lui assurer, avec une existence honorable, le moyen de rétribuer quelques collaborateurs choisis par lui. Cela ne suffirait pas. La préparation du travail, qui demanderait à elle seule une assez longue suite d’années, puis l’impression, exigeraient de fortes dépenses. L’Etat, les universités, les corps savans, pourraient y contribuer ; le mieux serait qu’il y fût pourvu par des contributions volontaires. Les généreux donateurs qui accablent l’Institut de prix dont l’utilité n’est pas toujours bien évidente trouveraient un meilleur emploi de leurs libéralités en constituant ou en accroissant un fonds consacré à une œuvre aussi nationale et en même temps aussi scientifique, au monument le plus digne d’elle que la France puisse s’élever à elle-même. C’est ainsi qu’aux temps de foi les peuples venaient en masse, non seulement apporter l’argent, mais charrier les pierres pour l’édification des cathédrales.

Le « maître de l’œuvre » devrait être, cela va sans dire, pourvu du savoir nécessaire, imbu des méthodes philologiques les plus sévères, et, surtout, enthousiaste de l’entreprise et disposé à lui consacrer son existence. Il faudrait qu’il fût jeune. Si je l’étais, je regarderais un tel emploi de ma vie comme le plus bel usage que j’en pusse faire. Du moins serai-je heureux si, avant de mourir, je vois un autre se dévouer à cette grande mission avec les moyens de l’accomplir, et Dieu sait que je ne lui marchanderai ni mes encouragemens, ni les secours qu’il sera en mon pouvoir de lui fournir !


GASTON PARIS.

  1. Dictionnaire général de la langue française du commencement du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours, précédé d’un traité de la formation de la langue, par MM. Adolphe Hatzfeld et Arsène Darmesteter, avec le concours de M. Antoine Thomas. Paris, Ch. Delagrave, non daté (1892-1900), 2 vol. grand in-8o.
  2. Voyez la Revue du 15 août.
  3. MM. Bonnard et Salmon doivent également publier un Supplément, qui remplira un onzième volume, et contiendra de nombreuses additions et rectifications.
  4. Il y a plus de quarante ans qu’un philologue doué de tout ce qui manquait à Godefroy, M. A. Tobler, professeur à Berlin et correspondant de notre Institut, travaille à un dictionnaire de l’ancien français qui aurait été plus restreint, — car l’auteur ne prétendait pas dépouiller les textes inédits et les documens d’archives, — mais qui aurait été exécuté avec tout le soin et la méthode désirables. M. Tobler allait imprimer son ouvrage quand parut celui de Godefroy, qui lui en fit suspendre la publication. Espérons qu’il n’y a pas renoncé.
  5. Brachet avait déjà prétendu rendre compte de chaque transformation phonétique, et il faut lui reporter l’honneur de cette idée ; mais il renvoie pour chaque phénomène à des mots où il se retrouve, et non à des règles générales, ce qui donne lieu à beaucoup d’inexactitudes et de confusions.
  6. A vrai dire, comme je l’ai indiqué, dans les mots héréditaires ce « de » lui-même est de trop : plantain ne « vient » pas « de » plantaginem ; plantaginem vit dans la France du Nord sous la forme plantain.
  7. Darmesteter voulait donner ce lexique dans le Traité, mais il l’avait seulement ébauché pour les lettres A et B ; sa liste n’a pas été complétée. — Une innovation très heureuse du Dictionnaire a été de marquer l’accent et la quantité des mots du latin parlé.
  8. M. Petit de Julleville héritait de la chaire de « littérature française du moyen âge et histoire de la langue française. » À la mort de celui-ci, l’an dernier, la chaire, avec le titre de « littérature française du moyen âge et philologie romane », a été donnée à M. Thomas, et une chaire d’« histoire de la langue française » a été créée pour M. Brunot.
  9. Les auteurs en ont bien eu le sentiment : voyez ce que dit la préface sur les sens latins et français du mot gratia-grâce (qui est d’ailleurs emprunte et non héréditaire) ; mais ils n’ont que bien rarement poussé aussi loin l’analyse.
  10. M. Thomas y travaille lui-même sans relâche : il a déjà donné un volume, — et il va en donner un autre, — de recherches étymologiques, où il a retrouvé avec un rare bonheur les titres méconnus d’un grand nombre des mots en question, et rectifié aussi quelques-unes des étymologies du dictionnaire.
  11. Il faut louer particulièrement, parmi les définitions du Dictionnaire général, celles qui concernent les termes techniques. On ne s’imagine pas ce qu’il y avait de petites inexactitudes et même d’erreurs grossières qui se transmettaient dans les dictionnaires antérieurs et dont Littré lui-même avait accueilli quelques-unes. La préface en donne des exemples divertissans. Toute cette partie du vocabulaire, si intéressante et si difficile à explorer, a été revue avec un soin extrême.
  12. Cette critique s’adresse, — comme beaucoup d’autres remarques de la Préface, — à Littré. Il est juste, cependant, de dire que Littré, dans l’étymologie, indique d’habitude en quelques mots la division et la subordination des sens. Voyez par exemple la note de l’article Timbre, qui, dans le Dictionnaire général, est un de ceux qui mettent le mieux en lumière le principe suivi par Hatzfeld et Darmesteter.
  13. Je rejette en note le sens figure qu’a produit celui-ci. Une cloche fêlée sonne faux, d’où la métaphore plaisante : « Son tintement fêlé, » pour dire : « Il déraisonne. » Timbré, au sens de « à moitié fou », est pour mal timbré. Le verbe timbrer, créé dès le XIIe siècle, a suivi le substantif dans une partie de son évolution.
  14. C’est ce que Darmesteter a essayé, souvent avec le plus heureux succès dans son petit livre de la Vie des mots.
  15. Je remarque en passant que, comme Littré, Hatzfeld et Darmesteter donnent la prononciation figurée : on peut se fier à leur notation, et il est intéressant de comparer la prononciation qu’ils marquent avec celle qu’indique Littré.
  16. Comme les sens, les mots en eux-mêmes ont été soumis à une attentive révision : des fautes d’impression, transmises de dictionnaire en dictionnaire, avaient introduit dans notre vocabulaire un certain nombre de mots qui n’ont jamais existé. Les auteurs du Dictionnaire général ont fait là un travail d’épuration très utile et très méritoire.
  17. Il faut rappeler ici que beaucoup des exemples inconnus à Littré et à Godefroy, surtout pour le XVIe siècle, ont été libéralement fournis aux auteurs du Dictionnaire général par M. A. Delboulle, ancien professeur au lycée du Havre, qui réunit depuis trente ans un grand recueil de Matériaux pour servir à l’historique du français.