Un pari de milliardaires, et autres nouvelles/La Chicago allemande

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Traduction par François de Gaïl.
Société du Mercure de France (p. 65-90).

LA CHICAGO ALLEMANDE

Je me sens perdu à Berlin. Cette ville ne ressemble en rien à la conception que je m’en étais faite. Le Berlin d’autrefois, je l’aurais reconnu aux descriptions des livres, le Berlin du siècle dernier et du commencement du nôtre : une ville sale, bâtie sur des marais, aux rues étroites et boueuses, éclairées par des lanternes sur lesquelles s’alignaient des vieilles et vilaines maisons toutes pareilles les unes aux autres ; les maisons formaient des rectangulaires aussi droits et monotones que les rayons d’un magasin de nouveautés. Mais ce Berlin-là a cessé de vivre ; il semble avoir disparu sans laisser aucune trace. Les dimensions du Berlin actuel ne donnent aucune idée de la ville qui l’a précédé.

Sa situation géographique a des traditions et une histoire, mais la cité elle-même ne représente plus rien de tout cela. C’est une ville neuve, la plus neuve que j’aie jamais vue. Chicago paraîtrait antique à côté d’elle, car on voit encore des vieux quartiers à Chicago, tandis qu’il n’en existe pour ainsi dire plus à Berlin.

La partie principale de la ville semble avoir été bâtie la semaine dernière, le reste avec beaucoup de bonne volonté pourrait remonter à six ou huit mois d’existence, au plus.

Un autre trait qui frappe le voyageur, c’est la grandeur de la ville. Il n’existe pas d’autre ville, en aucun pays, qui possède de si larges rues.

Berlin n’est pas UNE ville, mais LA ville aux grandes artères ; et pas une autre au monde ne peut lui être comparée sous ce rapport.

« Unter den Linden » représente en largeur la valeur de trois rues. « Postdamerstrasse » est bordée de chaque côté par des contre-allées qui offrent elles-mêmes plus de largeur que les rues principalement connues des vieilles capitales de l’Europe ; il n’y a ni rues étroites ni passages, pas de raccourcis ; de loin en loin, si quelques grandes artères aboutissent au même carrefour, le périmètre de ce carrefour est tel qu’il évoque un sentiment de grandeur majestueuse. Le parc au centre de la ville est si vaste qu’il donne la même impression.

Un second trait caractéristique : les rues sont tirées au cordeau. Les plus courtes n’ont pas la moindre courbe ; les plus longues s’étendent droites à l’infini ; si elles s’infléchissent légèrement à droite ou à gauche, elles reprennent ensuite leur rectitude à perte de vue. Le résultat de cette configuration fait qu’à la nuit Berlin offre un coup d’œil magnifique. Le gaz et l’électricité sont dépensés largement, de sorte que, de quelque côté qu’on se tourne, on a partout devant soi une double rangée de reverbères puissants, avec çà et là une magnifique gerbe lumineuse qui éclaire les « Platzen » ; entre ces interminables rangées de lumières, on voit aussi les innombrables lanternes des fiacres, qui ajoutent gaiement leur note claire à ce beau spectacle ; elles donnent l’idée d’une invasion de vers luisants.

Une chose encore vous frappe à Berlin : c’est la situation absolument plane de la ville.

En résumé, la ville est plus neuve à l’œil qu’aucune autre, plus éclairée et plus ordonnée ; pas une autre cité n’a l’air aussi spacieux, et n’est mieux à l’abri des encombrements ; pas une n’offre autant de rues droites, et Berlin peut facilement disputer à Chicago la platitude de son aspect comme aussi la prodigieuse rapidité de son développement.

Berlin est le Chicago européen. Les deux villes ont à peu près la même population — environ quinze cent mille habitants. Je ne puis donner des chiffres plus précis, car je sais seulement la population que possédait Chicago l’avant-dernière semaine ; et, à ce moment, elle était d’un million et demi. Il y a quinze ans, Berlin et Chicago passaient certainement pour deux grandes villes, mais aucune d’elles n’était la ville géante actuelle.

Là s’arrête le parallèle.

Quelques quartiers de Chicago seuls sont grands et bien percés, tandis que Berlin paraît partout imposant et grandiose ; la ville est uniformément belle. À Chicago il existe des monuments plus remarquables par leur architecture que ceux de Berlin, mais, malgré cela, ce que j’ai dit plus haut est encore exact.

Ces deux villes plates seraient les premières pour leur salubrité surprenante, s’il ne fallait compter avec Londres. À l’heure actuelle, Londres a le premier rang.

La mortalité de Berlin représente seulement dix neuf pour cent ; il y a quatorze ans, elle était d’un tiers plus élevée.

Berlin est une ville à surprises sous bien des rapports. C’est la ville la « plus » gouvernée du monde, mais il faut admettre aussi qu’elle est la « mieux » gouvernée. On peut y admirer l’ordre et la méthode qui règnent partout, dans les grandes comme dans les petites lignes, dans les détails même les plus minimes.

Il ne s’agit pas d’un ordre et d’une méthode théoriques existant seulement sur le papier, mais bien dans la réalité et dans toute l’acception du terme. Il y a une règle pour tout, et cette règle s’applique invariablement aux riches comme aux pauvres, sans préjugés ni faveurs. Elle agit avec une égalité parfaite dans les grandes circonstances comme dans les petites, avec une diligence clairvoyante et soutenue, jointe à une persévérance très digne d’admiration.

Il existe plusieurs impôts qui sont recueillis trimestriellement ; « recueillis » est bien le mot, plutôt que « levés », car ils sont « recueillis » chaque fois. Les impôts ne sont d’ailleurs pas exorbitants, excepté dans les villes et les contrées où les habitants font des difficultés pour les payer ; dans ce cas on les majore et la police se charge, par des visites calmes et fréquentes, de vous faire acquitter la taxe. Elle vous demande vingt ou quarante pfennigs par visite après le premier avis.

Au bout d’un certain temps, vous vous apercevez qu’elle a fini par percevoir la somme en question.

Sous un certain rapport, les quinze cent mille habitants de Berlin forment une grande famille ; la tête connaît les noms des différents membres, leur demeure, leur lieu de naissance, leurs moyens d’existence et leur religion. Toute personne qui arrive à Berlin est tenue de fournir immédiatement tous ces détails à la police ; et de plus, si elle sait combien de temps elle doit y séjourner, elle doit l’en prévenir également. Si elle loue une maison, elle sera imposée d’après le loyer et d’après ses revenus.

On ne lui demandera pas de déclarer son revenu, de sorte qu’elle pourra réserver ses mensonges pour une meilleure occasion ; la police l’estimera d’après le loyer qu’elle paye, et prendra ce chiffre pour base de son imposition.

Les droits sur les articles importés sont acquittés avec une exactitude inflexible, que la somme soit grande ou petite ; mais le procédé employé pour y arriver est plein de douceur, et d’esprit de tolérance. Le facteur fait toutes les démarches pour vous, si le colis arrive par le courrier, et vous n’avez ni difficultés ni ennuis. Dernièrement un de mes amis apprit qu’il était arrivé à la poste, à son adresse, un colis contenant une ceinture de soie avec une boucle d’or, pour dame, une chaîne d’or également pour y accrocher des clefs. Dans le premier moment de son agitation, il voulut suborner le facteur pour esquiver les droits, mais il se décida à laisser l’affaire suivre son cours régulier. Un instant après, le facteur apporte le colis, avec la liste des droits à percevoir : droit sur la ceinture de soie  : trente pfennigs ; droit sur la chaîne d’or : quarante pfennigs ; droit pour la commission : vingt pfennigs.

Ces impôts exorbitants sont levés pour la protection des industries locales allemandes.

La ténacité calme, paisible et polie de la police est la chose la plus admirable que j’aie jamais vue dans cet ordre d’idées. On imagina de me demander le passe-port d’une camériste suisse que nous avions amenée, et après six semaines de visites réitérées avec une patience angélique, la police arriva à ses fins. Je n’avais nulle intention de lui causer des ennuis, mais je comptais que la police se lasserait. Elle en pensait autant sur moi de son côté, et bien lui en prit.

À Berlin, il est interdit de construire des maisons mal assises, dangereuses, déplaisantes à l’œil ; ceci vous explique pourquoi cette ville est remarquablement belle et imposante, pourquoi elle se défend mieux que d’autres contre les incendies et les éboulements ; l’architecture qu’on y préfère est celle de Gibraltar.

Les inspecteurs des bâtiments surveillent les constructions. Le système paraît préférable pour éviter les effondrements. Ce peuple allemand est vraiment pétri de manies !

Il est défendu de parquer les pauvres dans des maisons étroites et malsaines. Chaque individu doit avoir un nombre calculé de mètres cubes d’air, et les inspections sanitaires obligatoires s’en assurent.

Tout est prévu. Le corps des pompiers, très discipliné, a un uniforme curieux, et leur tenue austère les fait ressembler à l’armée du salut. On m’a raconté que, lorsque le tocsin sonne, les pompiers se réunissent en bon ordre ; ils répondent à l’appel, puis vont au feu. Là, ils sont alignés militairement, forment des détachements désignés par leur chef, qui assigne à chacun des groupes le travail qu’il devra faire pour éteindre l’incendie. Tous les ordres sont donnés à voix basse, de sorte que les spectateurs pourraient s’imaginer qu’ils assistent à un enterrement. En général, dans ces grandes constructions en briques et en pierres on localise l’incendie à un seul étage ; cela permet aux autres habitants de l’immeuble de voir venir les événements sans s’affoler.

Il y a abondance de journaux à Berlin ; il existait aussi un vendeur de journaux, mais il est mort. On trouve des kiosques environ à chaque demi-kilomètre, dans toutes les rues principales, et c’est là qu’on peut acheter ses journaux.

Les théâtres foisonnent, mais ils ne font pas une réclame tapageuse ; pas d’affiches sur les murs ; pas d’annonces à gros caractères ; pas de photographies d’acteurs et de scènes présentées dans des cadres sensationnels et reproduites sous des couleurs suggestives ; cet étalage est chose inconnue à Berlin. Si les grandes affiches existaient, on ne saurait où les apposer. Car il n’existe pas de salles de pas perdus et on défend formellement de placarder les murs de la ville. Tout ce qui choque l’œil est prohibé : Berlin est un repos pour l’œil.

Et pourtant, le flâneur peut savoir sans peine ce qui se passe aux théâtres. Partout, et très rapprochés les uns des autres, on rencontre des piliers ronds, d’environ dix-huit pieds de haut et gros comme un muid, sur lesquels sont affichés les programmes et autres notices théâtrales. On trouve habituellement autour de ces piliers un groupe de badauds qui lisent avidement les affiches. Il y a décidément à Berlin une masse de choses qui mériteraient d’être importées en Amérique ; je les ai d’ailleurs notées avec beaucoup de soin.

Lorsque Buffalo Bill faisait sa tournée en Allemagne, son affiche principale n’était sans doute pas plus grande qu’une étiquette à apposer sur une malle. Il y a une forte quantité d’omnibus à chevaux, très propres et confortables. Mais si vous vous imaginez savoir où va une de ces voitures publiques, vous vous trompez étrangement ; vous feriez bien mieux d’en descendre, car elle ne va certainement pas dans la direction que vous supposez. Ces routes carrossables sont très compliquées à connaître, et souvent, lorsque les conducteurs s’y perdent, on n’entend plus parler d’eux pendant des années.

Aucun écriteau sur l’omnibus n’indique son itinéraire : on ne mentionne que le point terminus ; puis, la route prise est celle qui convient le mieux au conducteur ; ce dernier cherche à faire le plus de chemin possible avant d’arriver au but.

Le conducteur vous fera payer votre place plusieurs fois toutes les deux ou trois lieues, et chaque fois il vous donne un ticket dont il n’a évidemment pas gardé le talon ; vous le conservez jusqu’à ce qu’un inspecteur passe et en déchire un coin (qu’il ne garde pas), puis vous jetez votre ticket et vous pouvez vous préparer à en payer un autre. Inutile d’avoir de l’intelligence lorsque vous essayez de circuler dans Berlin en omnibus. Lors de sa venue à Berlin, un des éditeurs les plus malins de Brooklyn prit un omnibus de très bon matin et essaya en vain d’arriver à un point central de la ville. Impossible ; il dépensa beaucoup de dollars en billets et ne put gagner l’endroit où il voulait aller. C’était certainement le meilleur moyen de connaître Berlin, mais assurément pas le plus économique.

Malgré ces inconvénients, le système d’organisation des omnibus a du bon.

La voiture ne s’arrête pas, pour vous laisser monter ou descendre, en dehors de certaines haltes ; là seulement un poteau vous indique que c’est une station d’arrêt. Le système évite d’ailleurs bien des fractures de jambes ! Il y a vingt places à l’intérieur ; aussitôt qu’elles sont occupées, personne ne peut plus entrer ; il reste quatre ou cinq places debout sur chaque plate-forme — un décret en fixe le nombre — et, lorsqu’elles sont prises, on n’accepte plus aucun voyageur.

Comme il n’y a jamais de cohue, et que le tapage est interdit, les femmes vont sur la plate-forme comme les hommes ; et bien souvent elles préfèrent ces places à celles de l’intérieur, parce qu’elles sont confortables et qu’on ne sent aucun cahot.

Un Berlinois me raconte que lorsque parut le premier omnibus, il y a trente ou quarante ans, le public l’avait tellement en grippe qu’il ne consentait à monter ni à l’intérieur, ni à l’extérieur et qu’il força la compagnie à poster à chaque croisement de rue un homme armé d’un drapeau rouge. Personne ne voulait circuler dans les voitures publiques, excepté les condamnés à la potence. Il résulte de cet état de choses que les omnibus étaient fréquentés dans une seule et unique direction et qu’on les voyait toujours vides au retour. Pour sauver la compagnie, le gouvernement transféra le cimetière des criminels à l’autre extrémité de la ligne ; on vit alors des voyageurs dans les deux directions ; ainsi la compagnie ne fit pas faillite.

Ce racontar ressemble à ceux qu’on fait aux étrangers en Amérique, et ne me dit rien qui vaille.

Le fiacre de première classe est propre et coquet, il y a des coussins de cuir et un bon cheval.

Le fiacre de deuxième classe est généralement laid et lourd, toujours vieux ; il semble curieux qu’on n’en ait jamais construit de neufs. Du reste, si pareil événement se produisait, tous les désœuvrés se précipiteraient pour jouir du spectacle, or la police interdit les attroupements et le désordre. S’il arrivait un tremblement de terre à Berlin, la police interviendrait immédiatement et organiserait tout avec une telle précision qu’on se figurerait assister à une cérémonie religieuse. C’est d’ailleurs ainsi que se terminent en général les tremblements de terre, mais, dans le cas qui nous occupe, tous les assistants prieraient avec calme et recueillement, et chacun pour des intentions particulières.

Pour une course d’un quart d’heure au moins, on donne un marc à un fiacre de première classe, et soixante pfennigs à un de deuxième classe. Le premier vous mènera plus vite que le second toujours attelé d’un vieux cheval — aussi vieux que la voiture, disent les autorités, — malade et mal nourri. Il fut de première classe ; puis il déchut au rang de seconde classe, par… reconnaissance pour ses longs et fidèles services !

Pourtant, pour soixante pfennigs, il doit vous mener aussi loin que le cheval de première classe à un marc. S’il ne peut pas effectuer sa course en un quart d’heure, il doit la faire malgré tout pour soixante pfennigs.

Le premier étranger venu peut vérifier les distances, au moyen de la carte la plus curieuse que je connaisse. Elle est publiée par le gouvernement, et s’achète à très bon marché dans tous les magasins. Chaque rue y est indiquée et divisée comme un chapelet de perles de couleur. Chaque perle longue représente un trajet d’une minute, et, lorsque vous avez dépassé quinze perles, vous en avez pour votre argent. La carte de Berlin est un labyrinthe aux couleurs les plus gaies ; elle ressemble à une planche de la circulation du sang.

Les rues sont très propres. Elles sont bien tenues, non à la manière fantaisiste des rues de New-York, mais au moyen de ratissoires et de balais qui fonctionnent à heure fixe ; et lorsqu’une rue a été scrupuleusement nettoyée après la pluie ou une légère couche de neige, on y jette du sable, ce qui évite les chutes des chevaux. En somme, Berlin est une capitale qui ne regarde à aucune dépense lorsqu’il s’agit des convenances des particuliers, de leur confort et de leur santé. Il faut cependant excepter un détail : celui des noms et des numéros des rues.

Quelquefois le nom d’une rue change au beau milieu d’une artère, entre les maisons d’un même pâté. Vous ne vous en apercevrez qu’en arrivant au coin suivant, en voyant une nouvelle plaque au mur, et bien entendu vous ne savez pas à quel endroit a eu lieu ce changement.

Les noms sont placardés lisiblement à tous les coins de rues, sans exception. Mais le numérotage des maisons constitue ce qu’on peut imaginer de plus original après le chaos du commencement du monde ! Et il semble impossible de croire qu’il ait été inventé par un gouvernement aussi pondéré. Au début, on s’imagine que ce numérotage est l’œuvre d’un idiot ; mais un idiot n’aurait jamais été capable de trouver autant de variétés dans la confusion et de provoquer autant de jurons d’impatience de la part du public. Les numéros montent dans un sens et descendent dans l’autre ; ceci serait encore admissible, mais ce qui suit ne l’est pas ! On emploie souvent le même numéro pour trois ou quatre maisons ; d’autres fois, une seule maison est numérotée ; pour les autres, devinez si vous pouvez.

Quelquefois on met un numéro sur une maison, le numéro 4 par exemple — puis vous trouvez le 4 a, le 4 b, le 4 c sur les maisons suivantes, et avant d’arriver au numéro 5, vous avez le temps de devenir vieux et décrépit.

Il résulte de ce système (qui n’en est pas un) que, lorsque vous partez du numéro un d’une rue, vous ne pouvez savoir même approximativement à quelle distance se trouve le numéro cent cinquante : il peut être à quelques pâtés de maisons ou à deux lieues plus loin.

La « Friedrichs Strasse » est longue et représente une des plus grandes voies ; il y a quelque temps, quelqu’un paria son porte-monnaie qu’on rencontrait dans cette rue plus de brasseries que de numéros — et il gagna son pari : il y avait deux cent cinquante-quatre numéros et deux cent cinquante-sept brasseries ; il ne faut pas oublier que la rue est longue !

Le pire de cette organisation défectueuse est que les numéros ne suivent pas toujours la même direction : ils vont par exemple du numéro un au numéro 50, ou 60, puis brusquement vous trouvez les centaines, le numéro 140 si vous voulez, ensuite viendra le 139. Alors vous vous apercevrez que les numéros prennent une autre direction ; cela durera un certain temps puis, brusquement, sans que vous y pensiez, ils changeront de sens.

Habituellement une flèche placée sous le numéro nous indique la direction ascendante.

Il y a bon nombre de suicides à Berlin, quelquefois six dans une même journée ; pour en expliquer la cause, on ergote, on discute sur bien des chiffres. Si l’on se décidait à numéroter les maisons d’une manière rationnelle, peut-être trouverait-on une solution, ou tout au moins un remède à ces suicides.

Il y a environ un mois on se préparait à célébrer à Berlin le soixante-dixième anniversaire du Professeur Virchow. Lorsque arriva cette date, le quinze octobre, il me sembla que tout le monde scientifique s’était donné rendez-vous ; les députations se succédèrent, apportant au héros l’hommage et le respect de toutes les villes, de tous les centres savants ; pendant cette inoubliable journée, Virchow reçut l’encens offert à son mérite avec une pompe inconnue à tout homme des temps modernes comme de l’antiquité. Ces démonstrations se prolongèrent et finirent par se confondre avec celles qu’on destinait au jumeau scientifique de ce personnage, au Professeur Helmholtz, dont l’anniversaire n’était séparé que de trois semaines de celui du Professeur Virchow.

J’imagine que la clôture de ces fêtes fut particulièrement agréable à nos deux savants : mille étudiants leur offrirent un banquet somptueux qui eut lieu dans un grand « hall », long et spacieux, divisé dans le haut en cinq galeries où environ quatre à cinq cents dames prirent place.

La décoration magnifique consistait en faisceaux de drapeaux, en écussons aux devises variées ; et l’illumination fut des plus brillantes. Tout le long de la salle, étaient rangées des tables de vingt-quatre couverts peu éloignées les unes des autres.

Au centre et sur les côtés, on avait monté une estrade haute et richement décorée, de vingt-cinq ou trente pieds de long, que surmontait une grande table à laquelle prirent place les six principaux organisateurs du banquet ; ils portaient des costumes du moyen-âge représentant leurs différentes corporations.

Derrière ces jeunes gens une bande de musiciens étaient dissimulés. En bas, juste devant l’estrade, une demi-douzaine de tables ornées se distinguaient des autres qu’on avait laissées libres ; la plus centrale de ces dernières était réservée aux deux héros de la fête, et aux vingt professeurs les plus éminents de l’Université de Berlin ; les autres tables ornées étaient destinées à une centaine de professeurs plus modestes.

J’eus l’honneur d’être admis à la table des deux héros de la fête, quoique mon érudition ne me donnât aucun droit à cette insigne faveur. Certes, j’éprouvais un plaisir étrange à me trouver en pareille compagnie et à m’associer ainsi à vingt-trois savants qui peuvent se permettre d’oublier en un jour plus de choses que je n’en pourrais apprendre durant toute ma vie. Cependant je ne me trouvai nullement embarrassé, car un homme instruit et un ignorant se ressemblent terriblement ; je savais de plus qu’aux yeux de cette foule je passais pour un érudit. Il ne me fallut qu’un peu d’attention pour prendre et imiter les pauses et les attitudes de ces grands hommes, et je réussis sans peine à paraître aussi « professeur » que les professeurs qui m’entouraient.

Nous arrivâmes de bonne heure, de si bonne heure même que, seuls, les Professeurs Virchow et Helmholtz nous avaient devancés avec trois ou quatre cents étudiants. Mais les invités arrivèrent à flots et en un quart d’heure toutes les tables furent garnies, et la salle complètement bondée. On prétendit qu’il y avait là quatre mille personnes. La scène était certes très animée et donnait l’illusion d’une ruche immense. À chaque extrémité de chacune des tables siégeait un étudiant dans le costume de corporation. Ces costumes sont en soie et en velours ; la coiffure consiste en un chapeau à plume, ou un large béret écossais entouré d’une grande plume ; le plus souvent en un tout petit bonnet de soie posé sur le sommet de la tête, comme une soucoupe renversée. Quelquefois les culottes sont d’un blanc éblouissant, quelquefois elles sont d’autres couleurs ; mais, dans tous les cas, les bottes montent au-dessus du genou, et les gantelets blancs sont de rigueur ; en guise d’épée une rapière dont la garde arrondie comporte différentes couleurs.

Chaque corporation possède un uniforme spécial ; tous sont faits des plus belles étoffes, d’un coloris brillant et d’un pittoresque achevé ; ces costumes sont les derniers vestiges du moyen-âge, et ils caractérisent pour nous l’époque où les hommes étaient beaux à contempler. L’étudiant qui présidait au bout de notre table avait l’air grave et solennel ; sa haute silhouette ne manquait pas de grâce. Sans nul doute il ressemblait de très près à un de ses ancêtres ; il personnifiait dans tout son ensemble le type accompli du moyen-âge.

Comme je l’ai déjà dit, la salle était comble. Un des bas côtés était bondé d’étudiants qui, en se levant, formèrent une haie et nous empêchèrent de voir ce qui se passait derrière eux. Cependant, aussi loin que pouvait s’étendre la vue, on remarquait que tous les jeunes visages étaient tournés dans la même direction, que tous les yeux avides et impatients était braqués sur la place occupée par M. Helmholtz.

Tous ces jeunes gens paraissaient absorbés dans leur contemplation, ils ne quittaient pas des yeux les deux grands hommes, et cette sorte d’extase était pour eux un vrai régal. Cette auréole de gloire, avec son caractère paisible et sincère, était à mon avis mille fois plus enviable qu’une grande victoire achetée au prix de combats acharnés et d’une désolante effusion de sang.

Un verre de bière était passé devant chacun de nous, et on pouvait le faire emplir à discrétion. On distribuait aussi une petite brochure contenant les vers qui allaient être chantés. Et au-dessous des noms des dignitaires de la fête, on lisait ces mots imprimés en gros caractères :

Wæhrend des Kommerses herrscht allgemeiner Burgfriede.

Comme j’étais incapable de les traduire avec la poésie locale, un professeur me prêta son aide ; et voici ce qu’il m’expliqua :

Les étudiants appartiennent à différentes sociétés universitaires, mais, pour faire partie de leurs corporations, il faut aimer les exercices physiques et l’escrime. Ceux-ci organisent des duels au sabre toutes les semaines, et chaque corporation est tenue de fournir un certain nombre de duellistes pour la circonstance ; chose à noter : c’est seulement sur le terrain que les étudiants des différents corps se font des politesses. Dans la vie usuelle, ils ne se parlent jamais et ne boivent pas ensemble. Aussi la phrase en question signifie-t-elle :

— Il y a armistice pendant le banquet : trêve à la guerre et place à la camaraderie.

La fête commença. L’orchestre dissimulé joua une marche militaire : puis il y eut une pause. Les étudiants de l’estrade se levèrent, ceux du centre burent à l’Empereur, puis toute la salle se leva, les verres en main. Au commandement : Un, deux, trois ! ils furent tous vidés d’un seul trait, et posés bruyamment et en cadence sur les tables, en donnant l’illusion d’un grondement de tonnerre. À partir de ce moment, et pendant une heure, on chanta des chœurs à tue tête.

Après chacune des chansons, un petit nombre d’invités — les professeurs — arrivèrent par groupes. Comme s’ils étaient prévenus par un signal convenu, les étudiants de l’estrade saluèrent l’entrée du professeur ; ils se levèrent tous en même temps, dans une attitude militaire, les talons réunis, et dégainèrent leurs sabres.

Tous les étudiants de garde à chacune des innombrables tables en firent autant ; cette attitude martiale donnait à la fête un éclat inusité.

Un clairon fit entendre trois appels ; les sabres s’abaissèrent bruyamment par deux fois sur les tables, puis ils furent relevés. Aussi loin que l’œil s’étendait, on apercevait les uniformes aux couleurs voyantes et les sabres au clair de la garde d’honneur qui formaient la haie au passage de chaque invité.

Les chants étaient très poignants ; l’exubérance de ces jeunes poitrines, le bruit des sabres, le choc des verres à bière impressionnaient fortement l’assistance. Je croyais pourtant que le délire de cette assemblée avait atteint son maximum, mais j’eus une nouvelle surprise lorsque le dernier invité de haute marque eut pris possession de sa place ; de nouveau les trois appels du clairon se firent entendre et les sabres furent tirés de leurs fourreaux.

Qui pouvait bien être ce dernier arrivant ?

Les yeux des assistants se tournèrent instinctivement vers l’entrée : à ce moment la garde d’honneur, dans son uniforme brillant et le sabre au clair, se fraya un chemin à travers la foule. Puis, nous vîmes au fond de la salle tous les étudiants se lever comme un seul homme, comme un flot puissant de la marée, à mesure que la garde avançait. Jamais pareil honneur n’avait été rendu à personne.

Un murmure parcourut notre table : — C’est Mommsen ! — et toute la salle se leva, criant, piétinant, applaudissant, entrechoquant les verres : c’était un véritable ouragan. Le petit homme au visage « Emersonien » et aux cheveux flottants passa près de nous en gagnant sa place. J’aurais presque pu le toucher, cet homme célèbre ! — Mommsen ! —

Quelle prodigieuse surprise !

Son apparition causa une de ces émotions inattendues, qui se produisent rarement dans une vie.

J’étais bien loin de songer à lui ; il m’apparut comme un mythe gigantesque, un spectre immense qui couvre le monde de son ombre, et non comme une réalité. Mon étonnement peut seul être comparé à celui qu’éprouve le voyageur lorsqu’il approche du Mont-Blanc et voit subitement son sommet se dresser vers le ciel, sans se douter qu’il en était si près.

J’aurais parcouru bien des lieues pour voir ce grand homme ; au lieu de cela, il était venu à moi et je le contemplais aujourd’hui sans le moindre effort.

C’était bien lui, vêtu avec une simplicité étonnante qui ne le distinguait pas des autres hommes. Il était là, englobant dans son cerveau le monde romain et tous les césars de l’empire, avec la même facilité que la voûte céleste porte la voie lactée et les constellations.

Un des professeurs raconta qu’autrefois une jeune Américaine présentée à Mommsen se trouva devant lui effarée et muette. Elle était terrorisée à la pensée que ses lèvres allaient s’entr’ouvrir pour aborder un sujet qu’elle ignorait totalement et qui dépassait sa compréhension ; elle ne pouvait supposer qu’un tel génie fût capable de s’abaisser jusqu’au terre à terre du commun des mortels ; mais lorsqu’elle entendit ses paroles simples : « Eh ! bien, comment allez-vous ? avez-vous lu le dernier livre de Howell ? Il me paraît très bon », ses préjugés disparurent.

Les solennités de la soirée se terminèrent par des discours de bienvenue prononcés par deux étudiants, auxquels répondirent les professeurs Virchow et Helmholtz.

Virchow a fait partie pendant longtemps du gouvernement municipal de Berlin. Il travaille autant que tout autre échevin de la ville et reçoit le même salaire : c’est-à-dire : rien. Je ne sais si nous pourrions nous risquer à demander, en Amérique, à nos plus illustres citoyens de faire partie du conseil municipal ; en admettant qu’ils acceptent, nous ne serions pas sûrs de pouvoir les élire !

Mais ici l’organisation municipale est telle que les gens les mieux posés de la ville considèrent comme un honneur de remplir sans rémunération les fonctions d’échevin ; les électeurs ont d’ailleurs le bon goût de les nommer d’année en année.

Il en résulte que Berlin est admirablement administré. C’est une ville libre dont les intérêts ne se confondent pas avec ceux de l’État ; ils sont régis par les citoyens eux-mêmes et d’après des systèmes de leur choix.