Un pari de milliardaires, et autres nouvelles/La télégraphie mentale

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Traduction par François de Gaïl.
Société du Mercure de France (p. 93-126).

LA TÉLÉGRAPHIE MENTALE

Mai, 78. Il vient de m’arriver un de ces événements insignifiants qui étonnent et vous laissent rêveur au moins pendant quelques heures, une de ces coïncidences que notre esprit ne peut définir et qui restent sans explication. En voici un exemple : je suis obligé de reconnaître que le fait est d’importance médiocre.

Il y a quelques jours je pensais en moi-même : « Frank Millet ignore certainement que nous sommes en Allemagne, sans cela il nous aurait écrit depuis longtemps. Voilà six semaines que je suis chaque jour sur le point de lui envoyer un mot, et je remets toujours au lendemain, pour voir si je ne recevrai rien de lui. Mais maintenant je suis décidé à lui écrire. » Ainsi dit ainsi fait, et j’adressai ma lettre à Paris, en faisant cette réflexion : « Certainement nous aurons de ses nouvelles avant que cette lettre ne soit à cinquante milles d’Heidelberg ; le contraire m’étonnerait beaucoup. » Voici précisément le « hic ».

Pourquoi les faits se passent-ils ainsi ? C’est là l’énigme ! Nous parlons toujours de lettres qui, « se croisent », et nous considérons ce fait comme un accident ordinaire de la vie ; mais en l’appelant « accident » nous faisons une erreur grossière. Certainement, nous avons douze fois par an le pressentiment que la lettre que nous écrivons « croisera » la réponse que nous destine la même personne ; et si le lecteur veut bien fouiller dans sa mémoire, il reconnaîtra que cette intuition a eu souvent assez de force pour l’amener à n’écrire qu’un simple billet laconique parce qu’il préférait ne pas perdre son temps à rédiger une épître qui devait se croiser avec la réponse attendue.

Je crois que, pour ma part, cette intuition m’est venue lorsque dans certains cas j’avais remis une lettre au lendemain avec l’espoir que mon correspondant m’écrirait.

Pour en revenir à ma première histoire : j’avais attendu cinq ou six semaines ; puis j’écrivis trois lignes à Millet, pressentant qu’une lettre de lui croiserait la mienne. C’est ce qui advint. Il écrivit le même jour que moi, et nos lettres se croisèrent. La sienne alla à Berlin, adressée au ministre d’Amérique qui me la fit parvenir. Millet me disait que depuis six semaines il avait vainement cherché quelqu’un qui connût mon adressa en Allemagne, et finalement il s’était dit qu’une lettre adressée à l’ambassade à Berlin me serait peut-être renvoyée.

Peut-être faut-il attribuer à une simple « coïncidence » qu’il se soit décidé à m’écrire au moment où j’allais en faire autant de mon côté ; cependant je ne le crois pas.

Ce qui m’a le plus exaspéré à cette occasion a été certainement de perdre un temps précieux en attendant que Millet m’écrive, puis de penser que j’allais me mettre à mon bureau au moment précis où mon correspondant s’asseyait devant le sien pour m’adresser une lettre qui devait se croiser avec la mienne. Et pourtant, il faut écrire tout de même ; car, si vous quittez votre bureau et remettez au lendemain, l’autre en fait autant de son côté. Il semble que vous soyez solidaires l’un de l’autre comme l’étaient les frères Siamois dans leurs mouvements combinés.

Quelques mois avant mon départ, un fournisseur de New-York fit chez moi une installation qui ne me parut pas réussie. Lorsque vint la note, j’écrivis que je payerais lorsque le travail serait complètement terminé. On me répondit que pour le moment on était débordé, mais que, dès que ce serait possible, on m’enverrait un ouvrier habile pour tout mettre au point. J’attendis plus de deux mois, supportant avec patience des sonnettes qui carillonnaient souvent sans qu’on y touchât, et qui à d’autres moments restaient muettes, malgré mes appels désespérés. Plusieurs fois je voulus écrire, et chaque fois je remis ; mais un beau jour je me décidai et déversai ma bile sous forme d’une lettre bien sentie ; puis je m’arrêtai subitement, convaincu qu’au magasin on commençait à penser à moi. Lorsque le lendemain matin je descendis déjeuner, le facteur n’avait pas emporté ma lettre, mais l’électricien était venu, avait fait son travail et disparu ! Il avait reçu des ordres la veille au soir, et était venu par un train de nuit.

Si c’est une « coïncidence », il a en tout cas fallu trois mois pour lui permettre de se réaliser.

L’année dernière, arrivé à Washington un soir, je descendis à Arlington-Hôtel et gagnai ma chambre. Je lus et fumai jusqu’à dix heures puis, n’éprouvant aucune envie de dormir, j’eus l’idée de prendre l’air. Je sortis malgré la pluie, et j’errai à travers les rues, en goûtant tout le plaisir de l’inconnu. Je savais que mon ami M. O… habitait la ville, et j’avais le désir de le rencontrer ; mais je ne pouvais songer à le trouver à cette heure avancée, d’autant plus que j’ignorais son adresse. Vers minuit les rues étaient si désertes que j’eus l’impression de la solitude ; j’entrai alors dans un bureau de tabac assez loin dans l’Avenue, et j’y restai environ un quart d’heure à écouter quelques énergumènes qui parlaient politique.

Tout d’un coup, sous l’effet d’une inspiration subite je me dis : « Je vais sortir d’ici, tourner à gauche et, après avoir fait dix pas, je rencontrerai mon ami O…

— Ce que j’avais présumé arriva ! Je ne vis pas son visage, caché par son parapluie, et dissimulé par l’obscurité, mais je reconnus sa voix lorsqu’il interrompit son compagnon de promenade, et je l’arrêtai net.

Ma sortie et ma rencontre avec M. O… pourraient paraître chose naturelle mais, avoir pressenti cette rencontre, voilà certes le plus curieux. En y réfléchissant, le fait est singulier. J’étais au fond du bureau de tabac lorsque je formulai ma prophétie : je sortis, et fis cinq pas derrière la porte ; je l’ouvris, la fermai derrière moi ; je descendis trois marches, tournai à gauche, refis quatre ou cinq pas et me trouvai nez à nez avec mon individu. Je répète que la chose en elle-même n’a rien de surprenant ; le seul côté bizarre est d’avoir pressenti cette rencontre.

J’ai si souvent cassé du sucre sur le dos des absents et découvert ensuite, à ma grande confusion, que je parlais devant leurs parents, que je suis devenu superstitieux à ce sujet, et que maintenant je tiens ma langue. On se sent si bête après une gaffe de cette espèce !

Constamment, nous parlons de gens qui au même instant surgissent devant nous. Nous rions en disant : « Lorsqu’on parle du loup, etc. » ; nous n’y faisons plus attention, et ne voyons là qu’une simple coïncidence. C’est une manière commode de donner une solution à un problème grave et complexe, et de mettre cette particularité sur le compte d’une coïncidence banale.

J’arrive maintenant à la chose la plus singulière qui me soit arrivée. Il y a deux ou trois ans, j’étais couché paresseusement un matin. C’était le deux mars — lorsque, subitement, une idée me traversa l’esprit et s’y implanta avec une telle insistance que toutes mes autres pensées s’évanouirent devant elle. Cette idée, accapareuse de mon cerveau, semblait simple au premier abord : je pensais tout uniment qu’il était temps de préparer un livre à mettre en vente, un livre sensationnel qui offrirait un intérêt particulier pour le public. Il s’agissait d’un livre sur les mines d’argent du Névada.

Le « Great Bonanza » était la grande merveille actuelle, et tout le monde en parlait. Il me semblait que nul ne serait plus autorisé à traiter ce sujet que Mr William H. Wright, journaliste de Virginia (Névada) sous la direction de qui j’avais écrit pendant de longs mois comme reporter, il y a dix ou douze ans. Était-il mort ou vivant ? Je l’ignorais, mais à tout hasard je lui écrirais. Je commençai par lui suggérer timidement l’idée d’écrire un livre, puis je m’enhardis, et me hasardai à lui indiquer ce qui, à mon avis, devrait être le plan de l’ouvrage ; enfin, je lui demandai d’excuser mon outrecuidance, en le priant de n’y voir que de très bonnes intentions d’un ami. Je lui fournis force détails, lui indiquant même l’ordre dans lequel il pourrait les relater. J’étais sur le point de mettre mon élaboration sous enveloppe, lorsque je réfléchis que si aucun éditeur ne voulait publier ce livre suggéré par moi, je serais fort contrarié ; et je me décidai à garder ma lettre jusqu’à ce que j’aie l’acceptation d’un éditeur. Je serrai donc mon document dans mon bureau, et j’adressai un mot à mon éditeur lui demandant de m’indiquer un jour pour un rendez-vous d’affaires. Comme il était en voyage, mon mot demeura sans réponse, et au bout de trois ou quatre jours je perdis mon affaire de vue. Le neuf mars, le facteur m’apporta plusieurs lettres ; parmi elles, j’en trouvai une plus lourde que les autres et dont l’écriture m’était à peine connue. Je ne découvris pas tout d’abord d’où elle venait, mais j’eus comme un pressentiment, et je dis à un parent qui se trouvait là :

— Vous allez assister à un miracle. Je vais vous exposer tout le contenu de cette lettre, date, signature, tout en un mot — et cela sans briser le cachet. Elle est d’un Mr. Wright de Virginia (Névada) et datée du deux mars, c’est-à-dire qu’elle remonte à sept jours. Mr. Wright me propose d’écrire un livre sur les mines d’argent du Bonanza, et me demande mon opinion, en vrai ami. Il expose son sujet, l’ordre et la suite de ses détails, et annonce qu’il finira par un historique sur l’avenir de Great Bonanza. C’est même le sujet principal du livre.

Je décachetai la lettre, et montrai l’exactitude de ce que j’avais annoncé. La lettre de Mr. Wright contenait tout ce que contenait la mienne, écrite le même jour ; seulement cette dernière était restée dans mon bureau, depuis une semaine, depuis le deux mars.

Il n’y a aucune « extralucidité » là-dedans si nous voulons bien donner à ce mot la vraie signification qui lui appartient.

En effet le « voyant » se flatte de percevoir réellement l’écriture cachée et de la lire mot pour mot ; ce n’est pas mon cas. Je savais seulement le contenu de la lettre, j’en connaissais tous les détails ainsi que l’ordre dans lequel ces détails étaient présentés, mais il me fallait encore les exposer moi-même, les traduire, pour ainsi dire, du langage de Wright dans le mien.

La lettre de Wright et celle que j’avais écrite sans l’envoyer étaient bien identiques quant à la substance.

Sans aucun doute nous n’étions pas en présence d’un simple accident, et je prétends que des coïncidences aussi complètes ne peuvent se produire. Le hasard aurait pu expliquer un ou deux faits isolés, mais pas une continuité de faits aussi soutenue.

À n’en pas douter, l’esprit de Mr. Wright avait été en communication immédiate et directe avec le mien, à travers trois mille lieues de montagnes et de désert, dans la matinée du deux mars. Je n’en conclus pas que nos deux esprits engendrèrent en même temps cette succession d’idées, mais que l’un d’eux conçut et la télégraphia tout simplement à l’autre. Curieux de savoir quoi cerveau avait influencé l’autre, j’écrivis pour tirer l’affaire au clair. La réponse de Mr Wright démontra qu’il avait conçu le plan, que mon cerveau n’avait été que l’appareil récepteur. Partant de cette constatation vous comprendrez aisément combien d’idées géniales ont pu être volées inconsciemment à des distances de trois mille lieues et plus !

Si l’on admet cette hypothèse, il suffit d’étudier l’encyclopédie pour rencontrer une fois de plus dans l’histoire des inventions ces coïncidences bizarres qui ont toujours frappé les esprits clairvoyants : on sera frappé de la fréquence avec laquelle une machine ou une invention quelconque a été imaginée simultanément par plusieurs personnes sur différents points du globe.

Le télégraphe électrique a été méconnu pendant plusieurs milliers d’années ; puis il a été découvert en même temps, par un Américain, le Professeur Henry, par l’Anglais Wheatstone, par Morse sur mer, et par un Allemand à Munich.

La manière d’utiliser la vapeur a été trouvée la même année dans deux ou trois pays. N’est-il pas admissible, alors, que les inventeurs se volent constamment et inconsciemment leurs idées quoique séparés par des milliers de lieues ?

Au printemps dernier, un littérateur de mes amis, Mr D. Howells, qui demeurait à cent lieues de moi, vint me voir et, au cours de la conversation, il me raconta qu’il venait de faire une découverte, d’arrêter son esprit sur une idée nouvelle qui n’avait certainement jamais été exploitée en littérature. Il me l’expliqua. Je lui tendis alors un manuscrit, et lui dis qu’il y trouverait en substance la même idée : j’avais écrit le manuscrit huit jours avant. L’idée m’était venue à l’esprit à l’automne précédent, tandis que mon ami ne l’avait conçue qu’au moment où je la transcrivais, il y a de cela 8 jours. Il n’avait pas encore commencé son travail, de sorte qu’il abandonna son projet et me laissa très gracieusement la paternité de ladite idée.

L’exemple suivant, que j’ai trouvé dans un journal, est véridique. Je tiens le fait de la bouche de Mr Howells au moment où l’épisode a eu lieu :

— On relate un fait étonnant de coïncidence littéraire dans la revue Atlantic Monthly de Mr Howells : Une dame de Rochester (New-York), soumit à la revue qui publiait la nouvelle Dr Breen Practice, un manuscrit qui ressemblait tellement à celui de Mr Howells que celui-ci crut nécessaire d’aller la trouver pour lui expliquer qu’il ne s’agissait nullement d’un cas de plagiat. Il lui montra les brouillons de sa nouvelle, et lui prouva que la similitude entre leurs écrits était due à une de ces coïncidences étranges qui se rencontrent de temps à autre dans le monde littéraire.

J’avais lu moi-même des extraits de la nouvelle de Mr Howells dans son manuscrit avant que la dame n’ait remis le sien à la revue. Voici un autre exemple tiré d’un journal.

La réédition de la nouvelle de Miss Alcott : Moods, rappelle à un collaborateur de la Poste de Boston, une singulière coïncidence qui fut mise en lumière avant que le livre ne parût pour la première fois : Miss Anna Crane, de Baltimore, publia un roman intitulé Emily Chester, qui offrait au lecteur des particularités frappantes et caractéristiques. La comparaison entre cet ouvrage et Moods montra que les deux auteurs, complètement étrangers l’un à l’autre, vivant à des centaines de lieues de distance, avaient tous les deux choisi le même sujet, et développé les mêmes idées jusqu’à un certain point, puis, le parallèle cessant, les conclusions divergeaient. Et, détail plus curieux encore, les principaux héros portaient les mêmes noms dans les deux romans, de sorte que Miss Alcott dut changer les noms de ses personnages. Après cela, le livre fut publié par Loring.

À ma souvenance, j’ai vu ici quatre ou cinq conflits violents éclater dans un journal littéraire à propos de poèmes dont la paternité était revendiquée par deux ou trois personnes à la fois. Il y a eu discussion au sujet de Nothing to Wear, Beautiful Snow, Rock me to Sleep, Mother, et d’une des premières ballades de Mr Will Carleton, je crois. Ces conflits étaient tout bonnement attribuables à des cas de télégraphie mentale involontaire et inconnue.

Encore un mot sur Mr Wright. Il avait son livre en tête depuis quelque temps ; donc c’est lui, et non moi, qui en conçut l’idée. Le sujet m’était complètement étranger, car je préparais toute autre chose. Et cependant cet ami que je n’avais pas vu, et auquel j’avais à peine pensé depuis onze ans, avait le pouvoir de m’infiltrer ses idées à trois mille lieues de distance et d’exercer une sorte d’accaparement mental de mon cerveau. Il s’était mis à écrire après avoir terminé son travail de journaliste — un peu après trois heures, me dit-il. Or trois heures à Névada représentaient six heures à Hartford, et c’est à ce moment précis que je rêvassais dans mon lit, sans fixer autrement ma pensée. C’est à ce moment-là que l’idée d’écrire ce livre se présenta à mon esprit ; je me levai alors et me mis à écrire, croyant fermement que j’agissais sous la propre impulsion de ma volonté.

Je n’ai jamais assisté à aucune expérience mesmérienne ou de double vue ni à aucune séance de spiritisme qui fût pour mon esprit convaincante ; le fait est d’ailleurs sans importance, seulement je suis obligé de reconnaître qu’un esprit humain (incarné) peut communiquer avec un autre, quelle que soit la distance, et sans aucune préparation « artificielle » destinée à créer un état sympathique favorable à la transmission.

J’estime que lorsque l’état sympathique existe entre deux esprits, ils peuvent communiquer ; autrement ce doit être impossible ; et si la sympathie est entretenue par des relations suivies, les deux esprits peuvent continuer à correspondre pendant un temps illimité.

Je vous cite un autre phénomène que tout le monde a pu remarquer : tout d’un coup, une série de pensées ou de sensations nous envahit, et vous êtes obsédé par l’idée qu’autrefois, dans une existence antérieure, vous avez éprouvé ces mêmes sensations et conçu les mêmes idées.

L’hypothèse de l’existence antérieure est très vraisemblable, mais je reste persuadé qu’elle ne constitue pas la solution de ce mystère ardu ; je suis convaincu que dans ce cas un étranger très éloigné vous a télégraphié mentalement, et à votre insu, ses pensées et ses sensations ; cette transmission s’est arrêtée lorsqu’un courant contraire ou un obstacle quelconque est venu s’interposer et couper le fil de communication. Peut-être croyez-vous que ces idées et ces sensations sont une répétition ; dans ce cas, elles ne deviennent une répétition qu’au moment où elles vous sont communiquées. Il est possible que Mr Brown, le « voyant », lise dans le cerveau d’autrui. L’hypothèse contraire est également admissible ; en tout cas je sais de source certaine qu’il m’est arrivé de lire dans l’esprit d’autrui ; par conséquent, je ne vois pas pourquoi Mr Brown n’en ferait pas autant.

J’ai écrit ce qui précédé il y a trois ans, à Heidelberg, et j’ai mis de côté mon manuscrit en me proposant d’y intercaler des exemples de télégraphie mentale à mesure qu’ils se présenteraient à moi.

Pendant ce temps, le « croisement » des lettres est devenu si fréquent qu’il en est presque monotone.

Aussi ai-je mis à profit mes observations relatives à ces « coïncidences » ; maintenant, lorsque je suis las d’attendre des nouvelles de quelqu’un, je m’assois et le force à m’écrire, qu’il le veuille ou non ; c’est-à-dire que je lui écris, puis je déchire ma lettre sans la faire partir. Cela suffit amplement et les nouvelles de ce quelqu’un ne tardent pas à m’arriver.

Bien entendu, je suis devenu superstitieux au sujet de ces croisements de lettres. C’est du reste bien naturel ! Nous sommes restés un peu de temps à Venise après avoir quitté Heidelberg. Un jour, je descendais le grand canal en gondole, lorsque j’entendis un cri derrière moi ; je me retournai pour voir ce qui se passait et j’aperçus une gondole qui suivait la mienne en faisant force de rames. Le gondolier m’invita à m’arrêter. Je stoppai, et le petit bateau vint se ranger auprès du mien. Il y avait dedans une Américaine, fixée à Venise. D’un air très préoccupé, elle me dit :

— Il y a à l’hôtel Britannia, depuis huit jours, un Américain de New-York, et sa femme, qui sont désespérés de n’avoir pas reçu de nouvelles de leur fils dont ils ne savent rien depuis huit mois : la mère en est malade de chagrin, et le père ne peut ni manger ni dormir.

Le fils arrivé à San-Francisco, il y a huit mois, leur a écrit le jour même ; c’est tout ce qu’ils en savent. Ses parents sont en Europe depuis ce temps, mais leur voyage s’effectue dans des conditions très tristes, car ils ne font que changer de place, écrire de tous les côtés et à tout le monde pour demander des nouvelles de leur fils ; mais le mystère reste aussi obscur. Maintenant le père a renoncé à écrire et veut télégraphier. Il veut câbler à San-Francisco. Il ne l’a jamais fait parce qu’il a peur… il ne sait trop de quoi, — de la mort de son fils, sans doute. Mais il voudrait que quelqu’un lui conseillât de télégraphier ; il voudrait que je l’y engageasse. Je ne l’ose pas, car si aucune réponse ne venait, sa femme en mourrait certainement. Alors j’ai couru après vous pour vous prier de m’aider à l’exhorter à la patience et à attendre une semaine ou deux avant de télégraphier. Venez, ne perdons pas de temps. Il y va de la vie de cette pauvre femme. »

Je la suivis, mais j’avais mon idée bien arrêtée et, lorsque je fus introduit auprès du monsieur, je lui dis : Je suis très superstitieux, et je ne vois pas de mal à cela. Si vous voulez câbler à San-Francisco tout de suite, vous aurez des nouvelles de votre fils avant que vingt-quatre heures se soient écoulées. Je ne sais si elles viendront de San-Francisco ou d’ailleurs ; la seule chose urgente est de câbler, voilà tout. Les nouvelles arriveront immédiatement. Télégraphier à Pékin si vous voulez, là n’est pas la question : l’absence de nouvelles vient de ce que vous n’avez pas câblé dès que vous en avez eu l’idée.

Il semble absurde que ce monsieur ait été réconforté par ce raisonnement enfantin, mais il le fut réellement ; sa physionomie s’éclaira et il envoya son câblogramme ; le lendemain à midi, arrivait une longue lettre de son fils qu’il croyait perdu ; le pauvre père me témoigna autant de reconnaissance que si j’avais été pour quelque chose dans la venue de ce message. Son fils avait quitté San-Francisco par le premier bateau venu et sa lettre avait été écrite du premier port où il avait touché quelques mois après.

Cet incident ne signifie rien et n’a aucune valeur. Je ne le relate que pour prouver combien est invétérée en moi la superstition que m’inspire le « croisement des lettres ». J’étais si sûr que le télégramme adressé n’importe où irait au-devant de la lettre attendue que je n’ai pas hésité à consoler cet homme découragé, et à lui rendre l’espoir et la gaieté.

Voici encore deux ou trois incidents qui me viennent à l’esprit à propos de télégraphie mentale. Un lundi matin, il y a de cela un an, je pris une lettre au hasard dans le courrier, et je dis à un ami : « Sans ouvrir cette lettre, je vous raconterai ce qu’elle contient. Elle est de Mme de…, cette dernière me dit qu’elle était à New-York samedi dernier, qu’elle se proposait de venir ici par le train de l’après-midi pour nous faire une surprise, mais qu’au dernier moment elle a changé d’avis et est rentrée chez elle. »

J’avais raison ; mes prévisions étaient parfaitement exactes. Et cependant aucun indice ne pouvait me faire supposer que Mme X… venait à New-York ou qu’elle avait la moindre envie de nous faire une visite.

Je fume beaucoup, — c’est-à-dire tout le temps — et depuis sept ans j’ai essayé de cacher une boîte d’allumettes à ma portée, derrière un cadre sur la cheminée ; mais j’ai dû l’ôter de là, car Georges (le nègre), qui prépare les feux et allume le gaz, se sert toujours des allumettes, sans les remettre en place. Conseils et ordres, rien n’y fait, et cela dure depuis sept ans. Un jour de l’été dernier, tandis que toute ma famille s’était absentée pour plusieurs mois, je dis à une personne de la maison :

— Eh bien ! pendant ces longues vacances où rien ne viendra nous gêner…

— Je puis finir votre phrase, répondit-elle.

— Voyons, faites-le.

— Georges devrait bien prendre l’habitude de laisser ces allumettes en place.

C’était précisément ce que j’allais dire. Et cependant, jusqu’alors, ni Georges ni les allumettes ne m’étaient venus à l’esprit depuis trois mois ; d’autre part il est certain que cette partie de phrase que j’allais énoncer n’avait aucun rapport avec ce que je devais dire ensuite.

Ma mère (elle vivait encore lorsque ces lignes furent écrites) descend du plus jeune des frères Lambton qui se sont établis ici voilà bien des années. La tradition raconte que l’aîné hérita d’une grande propriété anglaise (érigée depuis en comté) et qu’il mourut. C’est ce qui est toujours arrivé dans ma famille. Ils meurent tous tandis qu’ils pourraient faire quelque chose d’utile sans être obligés de travailler. Les deux Lambtons laissèrent beaucoup de petits Lambtons derrière eux ; et lorsque enfin, il y a une cinquantaine d’années, la propriété anglaise fut érigée en comté, la nombreuse tribu des Lambtons américains (c’est-à-dire les descendants de l’aîné) commença à s’agiter. Depuis cette époque ces descendants se démènent inutilement pour arriver à faire valoir leurs droits. Le véritable comte actuel — je veux dire l’Américain — m’écrivait de temps en temps et essayait de m’intéresser à cette question brûlante de titres et de propriété, en m’offrant une part de son futur butin ; mais j’ai toujours agi de manière à éviter les tentations.

Eh bien ! un jour de l’été dernier, j’étais couché sous un arbre, ne pensant pas à grand’chose, lorsqu’une idée me vint à l’esprit. Je dis à quelqu’un de la maison :

— Supposez que je vive jusqu’à quatre-vingt-deux ans, que je devienne sourd, aveugle, édenté, et qu’au moment de rendre le dernier soupir sur mon lit de mort…

— Attendez, laissez-moi finir votre phrase, — interrompit l’autre.

— Allez, lui dis-je.

— Quelqu’un se précipite avec un papier, s’écrie : « Tous les autres héritiers sont morts, vous êtes comte de Durham ! »

C’était juste ce que j’allais dire. Et pourtant jusqu’à ce moment, jamais cette idée ne m’était venue à l’esprit. — Il y a quelques années, j’aurais été stupéfait d’une chose pareille, mais je n’en étais plus à m’étonner de particularités qui m’arrivaient couramment chaque semaine, et je suis bien convaincu maintenant qu’un cerveau peut communiquer clairement avec un autre, sans l’aide du véhicule lourd et lent de la parole.

Ce siècle paraît avoir épuisé presque toutes les inventions ; cependant il en reste une encore à exploiter, c’est la « phrénophonie ». Elle consisterait à trouver une méthode permettant à deux esprits d’établir une communication mentale entre eux à l’aide de la volonté ; cette communication serait en quelque sorte codifiée comme le télégraphe électrique. Le télégraphe et le téléphone vont devenir trop lents et trop verbeux pour nos besoins. Il faut que notre pensée puisse franchir les distances, quitte à la transformer en paroles si cela devient nécessaire ; en tout cas, nous réserverions cette besogne ennuyeuse pour nos moments perdus. Il est évident que la force qui transmet notre pensée d’un cerveau à un autre revêt une forme plus fine et plus subtile que l’électricité ; nous devons tout d’abord chercher à nous rendre maître de cette force, et essayer de la capter comme nous avons dû le faire pour les courants électriques. Avant l’invention du télégraphe, pas un de ces phénomènes ne semblait plus facile à expliquer que la transmission de la pensée.

Pendant que j’écris ceci, il y a certainement quelqu’un sur un autre point du globe qui en fait autant ; la question se résume à ceci : lequel des deux inspire cette pensée à l’autre ? À cela je ne puis répondre, mais je reste persuadé que toutes les idées ont traversé un autre cerveau pendant tout le temps qu’elles m’ont absorbé.

Je terminerai par une observation que j’ai trouvée il y a quelque temps dans le Johnson de Boswell.

— Le Candide de Voltaire est absolument identique, comme plan et conception, à Rasselas de Johnson ; il l’est à tel point que j’ai entendu dire à Johnson que si les deux ouvrages n’avaient pas paru à quelques jours d’intervalle (la possibilité du plagiat étant de ce fait écartée, faute de temps matériel), il aurait été impossible de nier que le second paru avait été copié sur le premier.

Les deux hommes étaient éloignés d’une distance énorme, et la mer les séparait.

Post-scriptum.

Dans le no de Atlantic de juin 1882, Mr John Fiske fait allusion à la « coïncidence » Darwin-et-Wallace, coïncidence souvent citée, et s’exprime ainsi : « Je veux parler de la « circonstance imprévue » qui décida Mr Darwin en 1859 à rompre le silence et à composer les Origines des espèces. Le succès extraordinaire de son livre, en même temps que cette circonstance particulière, servit à démontrer combien l’esprit humain était mûr pour entendre traiter les grandes questions soulevées par Mr Darwin. En 1858, Mr Wallace, qui était plongé dans l’étude de l’archipel Malais, envoya à Mr Darwin (comme à l’homme le plus à même de le comprendre) l’esquisse d’une théorie identiquement pareille à celle que préparait Mr Darwin depuis si longtemps.

» La même suite d’observations et de conclusions qui avait amené Mr Darwin à la découverte de la « Sélection naturelle » et de ses grandes conséquences venait également de conduire Mr Wallace au seuil de la même découverte ; seulement, dans l’esprit de Mr Wallace, la théorie n’était pas poussée aussi loin que dans l’esprit de Mr Darwin. Et au cours de la préface de son charmant livre sur la Sélection naturelle, Mr Wallace reconnaît, avec une rare modestie et une grande franchise, que sa propre découverte, bien qu’elle ait une valeur incontestable, est largement surpassée en intérêt et en force par celle de Mr Darwin. C’est parfaitement vrai, et Mr Wallace a si bien travaillé à l’illustration future de leur théorie qu’il peut être très satisfait d’avoir la seconde place dans la propagation de cette thèse.

» La coïncidence, cependant, n’en reste pas moins remarquable quand on compare les conclusions de Mr Wallace et celles de Mr Darwin. Mais quand on y réfléchit, des coïncidences de ce genre ne sont pas surprenantes dans l’histoire des découvertes scientifiques, Et il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elles se produisent de temps à autre ; il suffit de se rappeler en effet qu’une découverte notoire se rapporte toujours à une question dont l’étude absorbe les grands esprits du monde entier. C’est ce qui arriva au moment de la découverte du calcul différentiel et de la planète Neptune. Il en fut ainsi lors de la lecture des hiéroglyphes égyptiens et de la théorie ondulatoire de la lumière. Le même fait eut lieu jusqu’à un certain point, au moment de l’introduction de nouveaux principes de physique, de la découverte de l’équivalent mécanique, de la chaleur et de la corrélation des forces. De même, pour l’invention du télégraphe électrique et la découverte du spectre de l’analyse. Il n’y a donc rien d’extraordinaire à ce que le fait se soit reproduit pour la doctrine de l’origine des espèces par la sélection naturelle. »

On attribue ces « coïncidences » au fait que ces graves questions, par leur origine et leur nature, ont préoccupé à cette époque tous les grands esprits du monde entier. Je crois plutôt que dans chacune de ces découvertes un seul homme télégraphie mentalement aux autres savants de l’univers. Et maintenant j’arrive à une énigme : Comment se fait-il que des objets inanimés puissent impressionner un esprit ?

Le fait se produit ; j’ajoute entre parenthèse qu’il se produit constamment. Je vous cite l’exemple d’une réponse claire et détaillée à un télégramme qui n’est pas encore arrivé à destination. Ceci se produit lorsque votre dépêche a été envoyée mentalement d’un esprit à l’autre avant de passer par la voix lente du fil électrique ; vous avez dû constater ce fait souvent dans votre existence.

Mais revenons aux objets inanimés. Dans les expériences d’extralucidité non professionnelle pratiquées par la Société psychique, on bande les yeux du médium, puis on met dans sa main un objet ayant touché la personne ou ayant été porté par elle : immédiatement le médium dépeint la personne, et finit par le récit de quelque événement ou détail auquel l’objet en question a été mêlé. Si une chose inanimée peut impressionner et instruire l’esprit du médium, rien n’empêche qu’elle ait la même vertu dans un domaine de télégraphie mentale. Un jour, une dame de l’Ouest m’écrivit que son fils venait à New-York pour trois semaines, qu’il me ferait une visite, et elle me donna son adresse. J’égarai la lettre, et les trois semaines s’écoulèrent sans que j’y pensasse. Puis, un remords subit m’envahit et je me hâtai d’écrire à la dame pour lui demander l’adresse perdue. Mais, après mûre réflexion, je compris que l’irruption subite de ce souvenir dans mon cerveau n’était pas un pur accident, et j’ajoutai un post-scriptum à ma lettre, annonçant que sûrement j’aurais une lettre de son fils dans la soirée. Effectivement je la reçus ; la lettre était arrivée au bureau de poste, mais ne m’avait pas encore été distribuée ; et cependant j’avais subi son influence. J’ai fait tellement d’expériences de ce genre, une douzaine au moins, que j’ai actuellement acquis la conviction que les objets n’agissent pas seulement sur les « voyants » pour les guider, mais qu’ils prêtent encore leur énergie à la télégraphie mentale. — Je ne sais trop à quelle catégorie appartient le fait auquel j’arrive maintenant. Je l’ai extrait d’un journal local, il y a six ou huit ans, et je garantis l’authenticité des détails qui s’y rapportent, car l’histoire m’a été racontée dans les mêmes termes par une des deux personnes intéressées (un pasteur de Hartford), au moment même où cette chose étrange se passait.

« UNE COÏNCIDENCE REMARQUABLE

» Les coïncidences bizarres servent de thème aux histoires les plus intéressantes et aux études les plus curieuses. Personne ne peut les expliquer, mais chacun les constate lorsqu’elles se sont produites. Celle que je vais relater constitue une des plus frappantes et des plus véridiques qui se soient produites dans cette ville :

» Au moment de la construction d’une des plus belles résidences de Hartford, un peintre de la ville fournit la tapisserie de certaines pièces, et s’engagea en même temps à la poser. On calcula mal les dimensions d’une des pièces, et au dernier moment on se trouva à court d’un rouleau de papier. Le peintre demanda un sursis pour le faire venir de la fabrique ; celle-ci répondit qu’il ne lui en restait plus et qu’on avait détruit les planches originales ; elle possédait cependant une liste des marchands auxquels elle avait fourni ce papier ; en leur écrivant à tous, on finirait par se procurer un rouleau. Cela demanderait une quinzaine de jours, mais on trouverait certainement ce qu’on désirait.

» Au bout de ce temps, arriva une lettre disant qu’à leur grand étonnement il n’existait plus un rouleau de papier. On demanda à la fabrique un nouveau sursis, disant qu’on allait écrire aux clients particuliers de la maison, et que certainement l’un d’eux céderait le rouleau désiré. Mais nouvelle surprise, il fut impossible de se procurer le moindre bout de ce papier. Un grand laps de temps s’était écoulé, et il devenait inutile d’attendre davantage. Le fournisseur s’était engagé à tapisser cette pièce ; pour lui, la seule façon de s’en tirer était d’arracher le papier déjà posé et d’en coller un autre. À cet effet, un ouvrier fut envoyé pour ôter le papier ; ses outils étaient prêts et il allait se mettre à l’œuvre sous la direction du propriétaire, lorsque celui-ci fut appelé par un domestique. Quelqu’un demandait l’autorisation de visiter la maison et, avant de répondre, le domestique avait cru bon de consulter son maître.

» Cette visite inopinée avait pendant quelques instants interrompu les préparatifs de l’ouvrier peintre. Le propriétaire alla recevoir l’étranger, et consentit à lui faire visiter la maison. Mais il lui demanda la permission de s’arrêter pour donner des ordres à l’ouvrier ; chemin faisant, il raconta la singulière aventure du papier. Ils entrèrent ensemble dans la pièce ; le premier mot de l’étranger, en apercevant le papier, fut : « Mais, j’ai identiquement le même papier dans une des chambres de ma maison, et il m’en reste un rouleau que je mets bien volontiers à votre disposition. »

» Quelques jours après le mur était tapissé du papier choisi dès le début. Si le propriétaire n’avait pas été chez lui, l’étranger n’aurait pas visité la maison ; en tous cas, s’il était venu vingt-quatre heures plus tard, et si on ne lui avait pas raconté l’aventure par le plus grand des hasards, c’en était fait du fameux papier. L’enchaînement de toutes les circonstances est très remarquable, et je puis affirmer sans trop m’avancer que cette histoire ne résulte pas d’un pur hasard. »

Un incident qui m’est arrivé l’autre jour vient de me revenir à l’esprit ; je le relate aujourd’hui et le repêche à cette occasion des profondeurs poussiéreuses de mon bureau.

Une dame me posa à brûle pourpoint cette question : « Avez-vous jamais eu une vision à l’état de veille ? » J’allais répondre sans hésiter, lorsque les derniers mots de cette question me firent réfléchir en éveillant un doute dans mon esprit. Cette dame ne pouvait pas deviner la portée de ces paroles, qui m’ont peu à peu amené à éclaircir un mystère qui m’avait beaucoup intrigué. Vous allez en juger par vous-même dans quelques instants :

Depuis que la Société anglaise des Recherches psychiques a commencé à s’occuper d’histoires de revenants, de maisons hantées, d’apparitions de vivants et de morts, j’ai lu ces articles avec avidité et une grande régularité. La question que vous pose le plus fréquemment un voyant à l’état de veille est celle-ci : « Pouvez-vous affirmer que vous étiez éveillé à tel moment ? » Si la personne interrogée ne peut pas répondre avec assurance, cela suffit pour jeter un doute sur la véracité de son récit. Mais si elle affirme avoir été éveillée, et donne des preuves palpables à l’appui, on accorde généralement une certaine foi à son histoire. Le commun des mortels n’agit pas autrement et c’est d’ailleurs ainsi que je procédais jusqu’au moment où, l’autre jour, cette dame m’a posé la question que je viens de vous soumettre.

Ce point d’interrogation me donna à penser et m’amena à conclure qu’on peut être endormi, ou tout au moins inconscient, pendant un certain temps, sans s’en apercevoir, et sans avoir perçu nettement ce qui s’est passé à ce moment. Un cas mémorable me revient à l’esprit. Il y a un an, je me tenais un matin sous le porche, lorsque je vis un homme s’avancer dans ma direction. C’était un étranger ; je comptais bien qu’il sonnerait et entrerait dans la maison sans s’arrêter pour me parler ; il lui fallait pour cela passer devant moi par la grande porte ; pour éviter qu’il m’adresse la parole je pris moi-même l’air d’un étranger. Cela réussit quelquefois.

Je vis cet homme très nettement au moment où il était à dix pas de la porte et à vingt-cinq de moi, puis subitement il disparut. Je demeurai aussi médusé que si j’avais vu une église s’éclipser en un clin d’œil pour faire place à un terrain vague. J’étais ravi de ce phénomène, car à n’en pas douter, je venais d’assister à une apparition ; je l’avais vue de mes propres yeux, vue, et au grand jour. Je me promis d’en rendre compte à la Société. Je courus à l’endroit où j’avais d’abord vu le spectre, puis à l’autre bout du porche et regardai tout autour de moi. J’acquis la certitude absolue que je me trouvais bien en présence d’une apparition. Il ne me restait plus qu’à consigner le fait pendant qu’il était encore frais à ma mémoire. Ravi de ma découverte, je me dirigeai vers la maison. Lorsque je pénétrai dans le vestibule, mon cœur cessa de battre et ma respiration s’arrêta. Je vis l’homme qui m’était apparu, assis sur une chaise, seul, aussi calme et aussi paisible que s’il s’était installé là pour un temps indéfini. L’ébahissement m’empêcha de parler ; je me ravisai et lui demandai ;

— Êtes-vous entré par cette porte ?

— Oui.

— Avez-vous ouvert la porte vous-même ou avez-vous sonné ?

— J’ai sonné, et le nègre est venu m’ouvrir !

Je pensai en moi-même : — C’est bien étonnant. Il faut à Georges deux minutes pour répondre à la porte lorsqu’il se presse, et je ne l’ai jamais vu se dépêcher. Comment cet homme est-il resté deux minutes à la porte, à sept pas de moi, sans que je l’aperçoive ?

Sans la question de la dame : — Avez-vous eu une vision — à l’état de veille ? j’aurais cherché jusqu’à ma mort la solution de cette énigme. Tout s’explique maintenant. Évidemment, ce jour-là, j’ai été endormi soixante secondes, ou du moins inconscient sans m’en douter. Dans cet intervalle, l’homme a passé près de moi, sonné, attendu là, puis il est entré et a fermé la porte ; je ne l’ai pas vu, pas plus que je n’ai entendu la porte se fermer.

Si, pendant cette minute d’absence mentale, il s’était caché dans la cave (il avait largement le temps de le faire) — j’aurais fait part de cette aventure à la Société des Recherches et, en l’amplifiant, j’aurais crié au miracle ; la force déployée par trente bœufs réunis ne m’aurait pas ôté de la tête que j’étais « un privilégié » de ce monde, et que je venais d’avoir ma vision — à l’état de veille.

Et maintenant, comment prouver que j’étais conscient ou non ? La chose me paraît impossible et personne n’a encore résolu ce problème.

Je compte sur un rêve pour trouver la clef de ce mystère.