Un pari de milliardaires, et autres nouvelles/Un pari de milliardaires (v2)/Chapitre 13

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Traduction par François de Gaïl.
Société du Mercure de France (p. 37-39).

— Portia, ma chère Portia, consentiriez-vous à m’accompagner le jour où je dois avoir un entretien avec mes deux bienfaiteurs ?

Elle hésita un instant, puis me répondit :

— Pourquoi pas, si ma présence doit vous encourager ou vous servir en quoi que ce soit. Cependant, ce ne serait peut-être pas très convenable, qu’en dites-vous ?

— C’est bien mon avis, au fond : mais voyez-vous, cette entrevue doit avoir une telle importance pour notre avenir, que…

— Entendu, j’irai avec vous ; tant pis pour le « qu’en dira-t-on ? », me répondit-elle, dans un élan sublime d’enthousiasme. Je serais si heureuse de vous rendre service !

— Me rendre service, ma chérie ? Mais c’est vous qui jouerez le rôle principal dans cette entrevue. Vous êtes si jolie, si délicieuse, si captivante, que votre seule présence va faire doubler mes appointements ; devant vous, mes deux vieux milliardaires n’oseront pas marchander mes services.

Ah ! si vous aviez vu son joli teint s’illuminer et ses yeux briller de joie, quand elle me répondit :

— Vilain flatteur ; dans tout ce que vous venez de dire, il n’y a pas un mot de vrai ! J’irai quand même avec vous, ne fût-ce que pour vous prouver que tout le monde ne me voit pas avec les mêmes yeux que vous.

Ces paroles me réconfortèrent si bien et dissipèrent si complètement mes doutes que, dans mon for intérieur j’estimai mes appointements de la première année à un minimum de douze mille livres. Je ne fis pas part à Portia de mes espérances bien fondées, préférant lui ménager cette bonne surprise.

En rentrant chez moi, tout le long du chemin, j’étais passablement dans les nuages ; Hastings parlait, mais bien en pure perte, car je ne lui répondis pas un traître mot. Quand nous entrâmes dans mon petit salon, il s’extasia sur le confort et le luxe de mon installation :

— Oh, mon cher, laissez-moi m’arrêter pour admirer à mon aise votre palais, car c’en est un véritable ! Rien n’y manque, depuis le foyer, gai et hospitalier, jusqu’à la table engageante et copieusement servie. — La vue de cet intérieur somptueux ne me révèle pas seulement l’étendue de vos richesses ; elle me pénètre jusqu’à la moelle des os, jusqu’au plus intime de mon être, en me convainquant de ma pauvreté, de mon intime et trop réelle misère.

Que le diable l’emporte avec son compliment ! Il me tira de ma torpeur et me rappela soudain que tout cet édifice somptueux était bâti sur terrain creux, sur une couche de sol à peine épaisse d’un centimètre, et minée par un cratère.

Je ne m’aperçus que trop que je rêvais, complètement perdu dans les nues.

Oui, voilà bien la triste réalité de ma situation : des dettes, rien que des dettes ; pas un sou vaillant devant moi ; une délicieuse jeune fille m’offre son cœur, trésor incomparable, moi, de mon côté, je ne puis mettre en ligne que des appointements plus que problématiques ! C’est bien fini ; je suis ruiné, perdu à tout jamais !