Un pari de milliardaires, et autres nouvelles/Un pari de milliardaires (v2)/Chapitre 9

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Traduction par François de Gaïl.
Société du Mercure de France (p. 26-29).
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Malgré tout, je n’avais pas complètement renoncé à mes vieux vêtements, et, de temps à autre, je sortais dans mon piteux accoutrement des premiers jours faire des emplettes et encourir les rebuffades des marchands. Je me payais alors le plaisir d’estomaquer mon monde avec mon billet d’un million.

Mais cela ne dura pas, car les journaux illustrés me croquèrent si fidèlement qu’il me fut impossible de sortir sans être reconnu et suivi par la foule ; dès que je tentais de faire le moindre achat, on m’offrait à crédit le magasin tout entier avant même que j’aie eu le temps d’exhiber mon billet.

Sur ces entrefaites, je trouvai convenable d’aller remplir mes devoirs de bon patriote en me présentant au ministre d’Amérique. Il me fit un accueil des plus chaleureux, me reprocha de n’être pas venu le voir plutôt, ajoutant très aimablement que la meilleure façon de réparer mon oubli était de venir dîner chez lui le soir même, il avait précisément une grande réunion et me pria avec instance de prendre la place d’un de ses invités indisposé au dernier moment. J’acceptai, et nous engageâmes la conversation ; je lui rappelai que mon père et lui avaient été camarades d’école dans leur enfance, qu’ils s’étaient ensuite retrouvés à l’Université de Jale et avaient conservé des relations intimes jusqu’à la mort de mon père.

En souvenir de cette amitié, il me dit que sa maison m’était grande ouverte et que je lui ferais plaisir en venant toutes les fois que je pourrais.

Au fond j’étais ravi de cette bonne hospitalité, car la protection du ministre pouvait m’être d’un grand secours le jour où le vent tournerait et où le « crac » se produirait contre moi.

Maintenant et au point où j’en étais, je ne pouvais pas décemment me déboutonner devant lui en le mettant au courant de ma situation ; je n’eus pas hésité à le faire il y a quelques jours, mais aujourd’hui je me sentais trop bien engagé, et puis, pourquoi hasarder une révélation aussi importante à un ami de la veille ?

En y réfléchissant, mon avenir ne me paraissait pourtant pas si assuré : jusqu’à présent mes emprunts étaient modérés et ne dépassaient pas mes appointements. Naturellement, je ne connaissais pas encore à combien s’élèveraient ces appointements, mais j’avais tout lieu de supposer que si je faisais gagner à mon bienfaiteur son pari, il m’assurerait une belle situation, pourvu, bien entendu, que je sois à la hauteur de ma tâche.

J’étais sûr de cette dernière condition et je pouvais répondre de ma compétence : je gagnerais certainement mon pari, car j’avais toujours été veinard.

J’estimais mes appointements à un chiffre variable de six cents à mille livres par an ; admettons six cents livres pour la première année avec augmentation progressive, proportionnée à mon mérite. Pour le moment j’étais endetté d’une somme équivalente à ma solde de première année, car, bien que tout le monde ait rivalisé d’empressement pour me prêter de l’argent, j’avais pu restreindre mes emprunts à trois cents livres ; les autres trois cents livres représentaient le montant de mes acquisitions et le fonds de réserve nécessaire à ma subsistance pour l’année. J’avais bien l’intention de ne pas dépenser plus que mes appointements de la deuxième année, pendant les dernières semaines du mois ; mais, pour cela, il me fallait ouvrir l’œil, me montrer prudent et économe.

À la fin du mois, mon bienfaiteur devait revenir de son voyage ; tout irait bien pour moi à ce moment-là : je répartirais entre mes créanciers le montant de ma solde de deux années et prendrais immédiatement possession de mes fonctions.