Aller au contenu

Un pari de milliardaires, et autres nouvelles/Un sentiment disparu

La bibliothèque libre.
Traduction par François de Gaïl.
Société du Mercure de France (p. 223-229).

un sentiment disparu


Une chose a passé, qui ne reviendra plus : la poésie de la mer. La sentimentalité suave que la mer évoquait a disparu devant l’activité de la vie actuelle, et ne comptent plus que comme un souvenir, déjà lointain et bien atténué, mais chaque individu de notre génération avait cette sentimentalité au fond de l’âme ; plus il vivait loin de l’eau salée, et plus il en faisait provision. Elle était aussi pénétrante, aussi ambiante que l’atmosphère elle-même. Devant ce seul mot : la mer, « la mer romanesque », vous voyiez, dans n’importe quelle réunion, tout le monde prendre des airs penchés et tomber dans la sensiblerie. La grande majorité avaient pour motif l’insaisissable mélancolie, et pour refrain des fioritures sur la mer. Dans les pique-nique en canot, en barbotant dans quelque petite crique, il était très bien porté de chanter, aux approches du crépuscule :

Cinglant vers sa patrie,
D’un rivage étranger, etc.

Cette chanson était d’ailleurs très populaire dans l’Ouest à bord des petits bateaux à roues. Il y en avait une autre :

Mon navire est près de terre,
Et ma barque est à la mer,
Mais avant de lever l’ancre, Tom Moore,
Buvons deux fois à ta santé !

Et encore celle-ci :

Pilote, en cette unit terrible,
L’Océan dangereux…

Ou bien :

Je vis sur les flots de la mer,
J’habite un abîme mouvant,
Où gémit l’onde et où le vent
Roule en ses jeux le flot amer.

Ou celle-ci :

Mouillons l’écoute en sein des flots.
Un joli vent nous court après.

Ou encore !

Sous mes pieds, mon vaillant navire !…
Le corsaire est bien libre encor.

Et la chanson « Au quart ! Bâbord ! », où le héros est grimpé à la pomme du mât, ou quelque part très haut dans ces environs :

Oh ! qui dira sa Joie immense
Quand, le vaisseau roulant sur l’écume,
Il sent ses paupières lourdes de sommeil,
« Au quart ! Bâbord !… Oh ! oh ! »

Et cette réplique invariable était braillée par quelque jeune gars :

Bercé par l’abime
Je dors en paix !

D’autres chansons très en vogue portaient dés titres suggestifs : « la Tempête », « l’Oiseau de mer », « le Rêve du mousse », « les Pleurs du prisonnier du Pirate », « Loin du pays, sur l’océan furieux », etc… etc… la liste n’en finirait plus. — Dans chaque ferme, tout le monde vivait en pleins dangers de l’océan… en imagination. Ah ! le bon temps.

Mais tout cela est loin. Il n’en reste plus trace. Le cuirassé, avec son aspect peu sentimental et le positivisme de sa mission, a banni la romance de la marine de guerre ; le steamer pratique en a fait autant pour la manne de commerce. Les dangers et les incertitudes qui rendaient si romanesque la vie des gens de mer ont disparu en emportant avec eux tout élément de poésie. De nos jours, les passagers ne chantent plus à bord de chansons de mer, et l’orchestre n’en joue pas davantage. Les chansons pathétiques sur les navigateurs qui errent en d’étranges pays loin de leur patrie, chansons jadis si populaires qui empruntaient à l’imagination tout leur feu et leur couleur locale, les chansons ont perdu tout leur charme et sont réduites au silence de l’oubli ; car tout le monde aujourd’hui est un errant des lointains pays ; cette carrière est devenue banale. — Personne ne s’inquiète plus de cet errant : il n’a plus ni périls de mer, ni imprévus à craindre. Il est à bord, probablement, aussi en sûreté que chez lui, où il pourrait bien lui arriver d’avoir un ami à enterrer, et de poser, tête nue, par un bon petit grésil, devant la tombe de cet ami, — ce qui lui vaudrait une pneumonie, d’ailleurs bien méritée. — Dans sa traversée, au contraire, que risque-t-il ? D’arriver au jour dit, dans l’après-midi, ou bien d’avoir à attendre jusqu’au lendemain matin.

Le premier navire sur lequel je montai était un voilier. — Il avait mis vingt-huit jours pour aller de San-Francisco aux Îles Sandwich. La principale cause de cette lenteur est qu’il avait rencontré le calme plat, et fait le bouchon sur place pendant quatorze jours au beau milieu du Pacifique, à deux milles de la terre. Aujourd’hui, sur « le Havel », je n’entends pas de chansons de mer ; mais sur mon voilier j’en avais les oreilles cassées. — Sur ce bateau se trouvaient une douzaine de jeunes gens — qui doivent être, hélas ! passablement vieux aujourd’hui — et qui avaient la douce habitude de se réunir à l’arrière, chaque soir, au clair de la lune ou des étoiles, pour chanter ces fameuses complaintes ; ils miaulaient jusqu’après minuit, au milieu de ce calme étouffant et morne. Le sentiment de l’à-propos leur manquait totalement, à tel point qu’ils chantaient en chœur : « Au quart ! Bâbord ! » sans s’apercevoir combien ce chant était ridicule et déplacé pendant que nous restions là sans pouvoir avancer dans aucune direction. — Pour comble de grotesque, ils terminaient généralement par cette stance : « Sommes-nous presque arrivés, sommes-nous presque arrivés ? disait la jeune fille en approchant de sa patrie. »

C’étaient de plaisants compagnons que ces jeunes gens, et je me demande ce qu’ils sont devenus. Qui pourrait me le dire ? Et l’éclat, la grâce et la beauté de leur jeunesse, où tout cela a-t-il passé ? Parmi eux se trouvait un incorrigible menteur que personne n’était arrivé à guérir de son défaut. Aussi l’avait-on laissé complètement à l’écart et personne ne voulait-il lui tenir compagnie. Depuis, j’ai souvent revu en imagination sa silhouette dans sa pose abandonnée, appuyé au bastingage de l’arrière ; et je me suis demandé si, en nous montrant plus persévérants dans nos efforts, nous ne serions pas arrivés à le guérir de son défaut par persuasion. Malheureusement, ce garçon était tellement vicieux qu’il nous paraissait à tous incorrigible.

— Pour ma part, j’ai conscience d’avoir fait tout mon possible pour le remettre dans le droit chemin.

Notre histoire eut un singulier épilogue. Le navire, immobilisé par le calme plat, n’avait pas bougé depuis quinze jours, quand se leva une belle brise qui éventa toute la mer. Aussitôt nous déployâmes nos blanches ailes pour prendre notre vol, mais le bateau ne bougea pas. Les voiles étaient gonflées à plein ventre, les cordages tendus à craquer et le navire n’avançait pas de l’épaisseur d’un cheveu. Le capitaine n’en revenait pas. Il nous fallut plusieurs heures pour découvrir la cause de ce phénomène que nous finîmes par attribuer aux anatifes. Ces animaux abondent dans cette région du Pacifique et, en bons mollusques, ils s’étaient cramponnés aux flancs du navire ; à la première grappe formée, d’autres anatifes étaient venus s’ajouter pour en former une seconde, et ainsi de suite, en descendant toujours, jusqu’au fond de la mer où la dernière grappe s’était collée, fixant solidement toute cette colonne de mollusques sur une hauteur de cinq milles ! Et ainsi le bateau n’était plus que la poignée d’une gigantesque canne de cinq milles ; malgré le vent qui gonflait ses voiles, il était devenu aussi inébranlable que la terre ferme.

On s’accorde pour trouver ce fait peu ordinaire.

Ce qui n’empêche que, la semaine prochaine, Sandy Hook sera en vue….