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Un philosophe sous les toits/Chapitre 6

La bibliothèque libre.
Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 93-114).

CHAPITRE VI.
L’ONCLE MAURICE.
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7 juin. — Quatre heures du matin. Je ne m’étonne pas d’entendre, lorsque je me réveille, les oiseaux chanter si joyeusement autour de ma fenêtre ; il faut habiter comme eux et moi le dernier étage pour savoir jusqu’à quel point le matin est gai sous les toits ! C’est là que le soleil envoie ses premiers rayons, que la brise arrive avec la senteur des jardins et des bois, là qu’un papillon égaré s’aventure parfois à travers les fleurs de la mansarde, et que les refrains de l’ouvrière diligente saluent le lever du jour. Les étages inférieurs sont encore plongés dans le sommeil, le silence et l’ombre, qu’ici règnent déjà le travail, la lumière et les chants !

Quelle vie autour de moi ! voilà l’hirondelle qui revient de la provision, le bec plein d’insectes pour ses petits ; les moineaux secouent leurs ailes humides de rosée en se poursuivant dans les rayons de soleil ; mes voisines entrouvrent leurs fenêtres, et leurs frais visages saluent l’aurore ! Heure charmante de réveil où tout se reprend à la sensation et au mouvement, où la première lueur frappe la création pour la faire revivre comme la baguette magique frappait le palais de la Belle au bois dormant. Il y a un moment de repos pour toutes les angoisses ; les souffrances du malade s’apaisent, et un souffle d’espoir se glisse dons les cœurs abattus. Mais ce n’est, hélas ! qu’un court répit ! tout reprendra bientôt sa marche ! la grande machine humaine va se remettre en mouvement avec ses longs efforts, ses sourds gémissements, ses froissements et ses ruines !

Le calme de cette première heure me rappelle celui des premières années. Alors aussi le soleil brille gaiement, la brise parfume, toutes les illusions, ces oiseaux du matin de la vie, gazouillent autour de nous ! Pourquoi s’envolent-elles plus tard ? D’où vient cette tristesse et cette solitude qui nous envahissent insensiblement ? La marche semble la même pour l’individu et pour les sociétés : on part d’un bonheur facile, d’enchantements naïfs, pour arriver aux désillusions et aux amertumes ! La route commencée parmi les aubépines et les primevères aboutit rapidement aux déserts ou aux précipices ! Pourquoi tant de confiance d’abord, puis tant de doute ? La science de la vie n’est-elle donc destinée qu’à rendre impropre au bonheur ? Faut-il se condamner à l’ignorance pour conserver l’espoir ? Le monde et l’individu ne doivent-ils enfin trouver de repos que dans une éternelle enfance ?

Combien de fois déjà je me suis adressé ces questions ! La solitude a cet avantage, ou ce danger, de faire creuser toujours plus avant les mêmes idées. Sans autre interlocuteur que soi-même, on donne toujours à la conversation les mêmes tendances ; on ne se laisse détourner, ni par les préoccupations d’un autre esprit, ni par les caprices d’une sensation différente ; on revient sans cesse, par une pente involontaire, frapper aux mêmes portes !…

J’ai interrompu mes réflexions pour ranger ma mansarde. Je hais l’aspect du désordre, parce qu’il constate ou le mépris pour les détails, ou l’inaptitude à la vie intérieure. Classer les objets au milieu desquels nous devons vivre, c’est établir entre eux et nous des liens d’appropriation et de convenance ; c’est préparer les habitudes sans lesquelles l’homme tend à l’état sauvage. Qu’est-ce, en effet, que l’organisation sociale, sinon une série d’habitudes convenues d’après des penchants naturels !

Je me défie de l’esprit et de la moralité des gens à qui le désordre ne coûte aucun souci, qui vivent à l’aise dans les écuries d’Augias. Notre entourage reflète toujours plus ou moins notre nature intérieure. L’âme ressemble à ces lampes voilées qui, malgré tout, jettent au dehors une lueur adoucie. Si les goûts ne trahissaient point le caractère, ce ne seraient plus des goûts, mais des instincts.

En rangeant tout dans ma mansarde, mes yeux se sont arrêtés sur l’almanach de cabinet suspendu à ma cheminée. Je voulais m’assurer de la date, j’ai lu ces mots écrits en grosses lettres : Fête-Dieu !

C’est aujourd’hui ! Rien ne le rappelle dans notre grande cité où la religion n’a plus de solennités publiques ; mais c’est bien l’époque si heureusement choisie par la primitive Église, « La fête du Créateur, dit Chateaubriand, arrive au moment où la terre et le ciel déclarent sa puissance, où les bois et les champs fourmillent de générations nouvelles ; tout est uni par les plus doux liens ; il n’y a pas une seule plante veuve dans les campagnes. »

Que de souvenirs ces mots viennent d’éveiller en moi ! Je laisse là ce qui m’occupait ; je viens m’accouder à la fenêtre, et, la tête appuyée sur mes deux mains, je retourne, en idée, vers la petite ville où s’est écoulée ma première enfance.

La Fête-Dieu était alors un des grands événements de ma vie ! Pour mériter d’y prendre part, il fallait longtemps d’avance se montrer laborieux et soumis. Je me rappelle encore avec quels ravissements d’espérance je me levais ce jour-là! Une sainte allégresse était dans l’air. Les voisins, éveillés plutôt que de coutume, tendaient, le long de la rue, des draps parsemés de bouquets ou des tapisseries à personnages. J’allais de l’une à l’autre, admirant, tour à tour, les scènes de sainteté du moyen âge, les compositions mythologiques de la renaissance, les batailles antiques arrangées à la Louis XIV, et les bergeries de madame de Pompadour. Tout ce monde de fantômes semblait sortir de la poussière du passé pour venir assister, immobile et silencieux, à la sainte cérémonie. Je regardais, avec des alternatives d’effroi et d’émerveillement, ces terribles guerriers aux cimeterres toujours levés, ces belles chasseresses lançant une flèche qui ne partait jamais, et ces gardeurs de moutons en culottes de satin, toujours occupés à jouer de la flûte aux pieds de bergères éternellement souriantes. Parfois, lorsque le vent courait derrière ces tableaux mobiles, il me semblait que les personnages s’agitaient, et je m’attendais à les voir se détacher de la muraille pour prendre leur rang dans le cortége ! Mais ces impressions étaient vagues et fugitives. Ce qui dominait tout le reste était une joie expansive et cependant tempérée. Au milieu de ces draperies flottantes, de ces fleurs effeuillées, de ces appels de jeunes filles, de cette gaieté qui s’exhalait de tout comme un parfum, on se sentait emporté malgré soi. Les bruits de la fête retentissaient dans le cœur en mille échos mélodieux. On était plus indulgent, plus dévoué, plus aimant ! Dieu ne se manifestait point seulement au dehors, mais en nous-mêmes.

Et que d’autels improvisés ! que de berceaux de fleurs ! que d’arcs de triomphe en feuillage ! quelle émulation entre les divers quartiers pour la construction de ces reposoirs où la procession devait faire halte ! C’était à qui fournirait ce qu’il avait de plus rare, de plus beau.

J’y ai trouvé l’occasion de mon premier sacrifice !

Les guirlandes étaient à leurs places, les cierges allumés, le tabernacle orné de roses ; mais il en manquait une qui pût lui servir de couronne ! Tous les parterres du voisinage avaient été moissonnés. Seul, je possédais la fleur digne d’une telle place. Elle ornait le rosier donné par ma mère à mon jour de naissance. Je l’avais attendue depuis plusieurs mois, et nul autre bouton ne devait s’épanouir sur l’arbuste. Elle était là, à demi-entr’ouverte, dans son nid de mousse, objet d’une longue espérance et d’un naïf orgueil ! J’hésitai quelques instants ! nul ne me l’avait demandée ; je pouvais facilement éviter sa perte ! Aucun reproche ne devait m’atteindre ; mais il s’en élevait un sourdement en moi-même. Quand tous les autres s’étaient dépouillés, devais-je seul garder mon trésor ? Fallait-il donc marchander à Dieu un des présents que je tenais de lui, comme tout le reste ? À cette dernière pensée, je détachai la fleur de sa tige et j’allai la placer au sommet du tabernacle.

Ah ! pourquoi ce sacrifice, qui fut pour moi si difficile et si doux, m’a-t-il laissé un souvenir qui me fait sourire aujourd’hui ? Est-il bien sûr que le prix de ce que l’on donne soit dans le don lui-même, plutôt que dans l’intention ? Si le verre d’eau de l’Evangile doit être compté au pauvre, pourquoi la fleur ne serait-elle point comptée à l’enfant ? Ne dédaignons point les humbles générosités du premier âge ; ce sont elles qui accoutument l’âme à l’abnégation et à la sympathie. Cette rose mousseuse, je l’ai gardée longtemps comme un saint talisman ; j’aurais dû la garder toujours comme le souvenir de la première victoire remportée sur moi-même.

Depuis bien des années, je n’ai point revu les solennités de la Fête-Dieu ; mais y retrouverais-je mes heureuses sensations d’autrefois ? Je me rappelle encore, quand la procession avait passé, ces promenades à travers les carrefours jonchés de fleurs et ombragés de rameaux verts ! Enivré par les derniers parfums d’encens qui se mêlaient aux senteurs des seringats, des jasmins et des roses, je marchais, sans toucher la terre ; je souriais à tout ; le monde entier était à mes yeux le Paradis, et il me semblait que Dieu flottait dans l’air !

Du reste, cette sensation n’était point l’exaltation d’un moment ; plus intense à certains jours, elle persistait néanmoins dans l’ordinaire de la vie. Bien des années se sont écoulées ainsi au milieu d’un épanouissement de cœur et d’une confiance qui empêchait la douleur, sinon de venir, du moins de rester. Certain de ne pas être seul, je reprenais bientôt courage, comme l’enfant qui se rassure parce qu’il entend, à côté, la voix de sa mère. Pourquoi ai-je perdu cette assurance des premières années ? Ne sentirais-je plus aussi profondément que Dieu est là?

Etrange enchaînement de nos idées ! Une date vient de me rappeler mon enfance, et voilà que tous mes souvenirs fleurissent autour de moi ! D’où vient donc la plénitude de bonheur de ces commencements ? À bien regarder, rien n’est sensiblement changé dans ma condition. Je possède, comme alors, la santé et le pain de chaque jour ; j’ai seulement de plus la responsabilité! Enfant, je recevais la vie telle qu’elle m’était faite, un autre avait le souci de prévoir. En paix avec moi-même, pourvu que j’eusse accompli les devoirs présents, j’abandonnais l’avenir à la prudence de mon père ! Ma destinée était un vaisseau dont je n’avais point la direction, et sur lequel je me laissais emporter comme un simple passager. Là était tout le secret de ma joyeuse sécurité! Depuis, la sagesse humaine me l’a enlevée. Chargé seul de mon sort, j’ai voulu en devenir le maître au moyen d’une lointaine prévoyance ; j’ai tourmenté le présent par mes préoccupations d’avenir ; j’ai mis mon jugement à la place de la providence, et l’heureux enfant s’est transformé en homme soucieux !

Triste progrès et peut-être grande leçon ! Qui sait si plus d’abandon envers celui qui régit le monde ne m’eût point épargné toutes ces angoisses ? Peut-être le bonheur n’est-il possible ici-bas qu’à la condition de vivre, comme l’enfant, livré aux devoirs de chaque journée et confiant, pour le reste, en la bonté de notre Père divin.

Ceci me rappelle l’oncle Maurice ! Toutes les fois que j’ai besoin de me raffermir dans le bien, je retourne vers lui ma pensée ; je le revois avec sa douce expression demi-souriante, demi-attendrie ; j’entends sa voix toujours égale et caressante comme un souffle d’été! Son souvenir garde ma vie et l’éclaire. Lui aussi a été ici-bas un saint et un martyr. D’autres ont montré les chemins du ciel ; lui, il a fait voir les sentiers de la terre !

Mais, sauf les anges chargés de tenir compte des dévouements inconnus et des vertus cachées, qui a jamais entendu parler de mon oncle Maurice ? Seul, peut-être, j’ai retenu son nom, et je me rappelle encore son histoire !

Eh bien, je veux l’écrire, non pour les autres, mais pour moi-même ! On dit qu’à la vue de l’Apollon le corps se redresse et prend une plus digne attitude ; au souvenir d’une belle vie, l’âme doit se sentir, de même, relevée et ennoblie !

Un rayon de soleil levant éclaire la petite table sur laquelle j’écris ; la brise m’apporte l’odeur des résédas, et les hirondelles tournoient avec des cris joyeux au-dessus de ma fenêtre !… L’image de mon oncle Maurice sera ici à sa place parmi les chants, la lumière et les parfums…

Sept heures. Il en est des destinées comme des aurores : les unes se lèvent rayonnantes de mille lueurs, les autres noyées dans de sombres nuages. Celle de l’oncle Maurice fut de ces dernières. Il vint au monde si chétif qu’on le crut condamné à mourir ; mais, malgré ces prévisions, que l’on pouvait appeler des espérances, il continua à vivre souffrant et contrefait.

Son enfance, dépourvue de toutes les grâces, le fut également de toutes les joies. Opprimé à cause de sa faiblesse, raillé pour sa laideur, le petit bossu ouvrit en vain ses bras au monde, le monde passa en le montrant au doigt.

Cependant sa mère lui restait, et ce fut à elle que l’enfant reporta les élans d’un cœur repoussé. Heureux dans ce refuge, il atteignit l’âge où l’homme prend place dans la vie, et dut se contenter de celle qu’avaient dédaigné les autres. Son instruction eût pu lui ouvrir toutes les carrières ; il devint buraliste d’une des petites maisons d’octroi qui gardaient l’entrée de sa ville natale !

Renfermé dans cette habitation de quelques pieds, il n’avait d’autre distraction, entre ses écritures et ses calculs, que la lecture et les visites de sa mère. Aux beaux jours d’été, elle venait travailler à la porte de la cabane, sous l’ombre des vignes vierges plantées par Maurice. Alors même qu’elle gardait le silence, sa présence était une distraction pour le bossu, il entendait le cliquetis de ses longues aiguilles à tricoter, il apercevait ce profil doux et triste qui rappelait tant d’épreuves courageusement supportées ; il pouvait, de loin en loin, appuyer une main caressante sur ces épaules courbées et échanger un sourire !

Cette consolation devait bientôt lui être enlevée. La vieille mère tomba malade, et il fallut, au bout de quelques jours, renoncer à tout espoir. Maurice, éperdu à l’idée d’une séparation qui le laissait désormais seul sur la terre, s’abandonna à une douleur sans mesure. À genoux, près du lit de la mourante, il l’appelait des noms les plus tendres, il la serrait entre ses bras comme s’il eût voulu la retenir dans la vie. La mère s’efforçait de lui rendre ses caresses, de répondre ; mais ses mains étaient glacées, sa voix déjà éteinte. Elle ne put qu’approcher ses lèvres du front de son fils, pousser un soupir et fermer les yeux pour jamais !

On voulut emmener Maurice, mais il résista, en se penchant sur cette forme désormais immobile.

— Morte ! s’écria-t-il ; morte, celle qui ne m’avait jamais quitté, celle qui m’aimait seule au monde ! morte, vous, ma mère ! que me reste-t-il alors ici-bas ?

Une voit étouffée répondit :

— Dieu !

Maurice se redressa épouvanté! Était-ce un dernier soupir de la morte ou sa propre conscience qui avait répondu ? Il ne cherchât point à le savoir ; mais il avait compris la réponse, et l’accepta.

Ce fut alors que je commençai à le connaître. J’allais souvent le voir à la petite maison d’octroi ; il se prêtait à mes jeux d’enfant, me racontait ses plus belles histoires, et me laissait cueillir des fleurs. Déshérité de toutes les grâces qui attirent, il se montrait indulgent pour ceux qui venaient à lui. Sans s’offrir jamais, il était toujours prêt à accueillir. Abandon, dédain, il subissait tout avec une patiente douceur, et sur cette croix de la vie où l’insultaient ses bourreaux, il répétait, comme le Christ : « Pardonnez-leur, mon père ; ils ne savent ce qu’ils font. »

Aucun autre employé ne montrait autant de probité, de zèle et d’intelligence ; mais ceux qui auraient pu faire valoir ses services se sentaient repoussés par sa difformité. Privé de protecteurs, il vit toujours ses droits méconnus. On lui préférait ceux qui avaient su plaire, et, en lui laissant l’humble emploi qui le faisait vivre, on semblait lui faire grâce. L’oncle Maurice supporta l’injustice comme il avait supporté le dédain ; méconnu par les hommes, il levait les yeux plus haut et se confiait au jugement de Celui qu’on ne peut tromper.

Il habitait dans le faubourg une vieille maison où logeaient des ouvriers aussi pauvres que lui, mais moins abandonnés. Une seule de ses voisines vivait sans famille, dans une petite mansarde où pénétraient la pluie et le vent. C’était une jeune fille pâle, silencieuse, sans beauté, et que recommandait seulement sa misère résignée. On ne la voyait jamais adresser la parole à une autre femme ; aucun chant n’égayait sa mansarde. Enveloppée dans un morne abattement comme dans une sorte de linceul, elle travaillait sans ardeur et sans distraction. Sa langueur avait touché Maurice ; il essaya de lui parler ; elle répondit avec douceur, mais brièvement. Il était aisé de voir que son silence et sa solitude lui étaient plus chers que la bienveillance du petit bossu ; il se le tint pour dit et redevint muet.

Mais l’aiguille de Toinette la nourrissait à grand’peine ; bientôt le travail s’arrêta ! Maurice apprit que la jeune fille manquait de tout et que les fournisseurs refusaient de lui faire crédit. Il courut aussitôt chez ces derniers et s’engagea à leur payer secrètement ce qu’ils donneraient à Toinette.

Les choses allèrent ainsi pendant plusieurs mois. Le chômage continuait pour la jeune couturière qui finit par s’effrayer des obligations qu’elle contractait envers les marchands. Elle voulut s’en expliquer avec eux, et, dans cette explication, tout se découvrit.

Son premier mouvement fut de courir chez l’oncle Maurice pour le remercier à genoux. Sa froideur habituelle avait fait place à un inexprimable attendrissement ; il semblait que la reconnaissance eût fondu toutes les glaces de ce cœur engourdi.

Délivré dès lors de l’embarras du secret, le petit bossu put donner plus d’efficacité à ses bienfaits. Toinette devint pour lui une sœur aux besoins de laquelle il eut droit de veiller. Depuis la mort de sa mère, c’était la première fois qu’il pouvait mêler quelqu’un à sa vie. La jeune fille recevait ses soins avec une sensibilité réservée. Tous les efforts de Maurice ne pouvaient dissiper son fond de tristesse : elle paraissait touchée de sa bonté; elle le lui exprimait parfois avec effusion ; mais là s’arrêtaient ses confidences. Penché sur ce cœur fermé, le petit bossu ne pouvait y lire. À la vérité, il s’y appliquait peu : tout entier au bonheur de n’être plus seul, il acceptait Toinette telle que ses longues épreuves l’avaient faite ; il l’aimait ainsi et ne souhaitait autre chose que de conserver sa compagnie.

Insensiblement cette idée s’empara de son esprit jusqu’à y effacer tout le reste. La jeune fille était sans famille ainsi que lui ; l’habitude avait adouci à ses yeux la laideur du bossu ; elle semblait le voir avec une affection compatissante ! Que pouvait-il attendre de plus ? Jusqu’alors l’espoir de se faire accepter d’une compagne avait été repoussé par Maurice comme un rêve ; mais le hasard semblait avoir travaillé à en faire une réalité. Après bien des hésitations, il s’enhardit et se décida à lui parler.

C’était un soir : le petit bossu très-ému se dirigea vers la mansarde de l’ouvrière. Au moment d’entrer, il lui sembla entendre une voix étrangère qui prononçait le nom de la jeune fille. Il poussa vivement la porte entrouverte et aperçut Toinette qui pleurait appuyée sur l’épaule d’un jeune homme portant le costume de matelot.

À la vue de mon oncle, elle se dégagea vivement, courut à lui et s’écria :

— Ah ! venez, venez, c’est lui que je croyais mort, c’est Julien, c’est mon fiancé!

Maurice recula en chancelant. Il venait de tout comprendre d’un seul mot !

Il lui sembla que la terre fléchissait et que son cœur allait se briser ; mais la même voix qu’il avait entendu près du lit de mort de sa mère retentit de nouveau à son oreille, et il se redressa ranimé. Dieu lui restait toujours.

Lui-même accompagna les nouveaux mariés sur la route lorsqu’ils partirent, et, après leur avoir souhaité tout le bonheur qui lui était refusé, il revint résigné à la vieille maison du faubourg.

Ce fut là qu’il acheva sa vie, abandonné des hommes, mais non comme il le disait, du Père qui est aux cieux. Partout il sentait sa présence ; elle lui tenait lieu du reste. Lorsqu’il mourut, ce fut en souriant, et comme un exilé qui s’embarque pour sa patrie. Celui qui l’avait consolé de l’indigence et des infirmités, de l’injustice et de l’isolement, avait su lui faire un bienfait de la mort !

Huit heures. — Tout ce que je viens d’écrire m’a troublé! Jusqu’à présent, j’ai cherché des enseignements pour la vie dans la vie ! Serait-il donc vrai que les principes humains ne pussent toujours suffire ? qu’au-dessus de la bonté, de la prudence, de la modération, de l’humilité, du dévoûment lui-même, il y eût une grande idée qui pût seule faire face aux grandes infortunes, et que si l’homme a besoin de sa vertu pour les autres, il a besoin du sentiment religieux pour lui-même ?

Quand, selon l’expression de l’Écriture, le vin de la jeunesse enivre, on espère se suffire ; fort, heureux et aimé, on croit, comme Ajax, pouvoir échapper à toutes les tempêtes malgré les dieux ; mais, plus tard, les épaules se courbent, le bonheur s’effeuille, les affections s’éteignent, et alors, effrayé du vide et de l’obscurité, on étend les bras, comme l’enfant surpris par les ténèbres, et on appelle au secours Celui qui est partout.

Je demandais ce matin pourquoi tout devient confus pour la société et pour les individus. La raison humaine allume en vain, d’heure en heure, quelque nouveau flambeau sur les bornes du chemin, la nuit devient toujours plus sombre ! N’est-ce point parce qu’on laisse s’éloigner, de plus en plus, le soleil des âmes, Dieu ?

Mais qu’importent au monde ces rêveries d’un solitaire ? Pour la plupart des hommes, les tumultes du dehors étouffent les tumultes du dedans, la vie ne leur laisse point le loisir de s’interroger. Ont-ils le temps de savoir ce qu’ils sont et ce qu’ils devraient être, eux que préoccupe le prochain bail ou le dernier cours de la rente ? Le ciel est trop haut, et les sages ne regardent que la terre.

Mais moi, pauvre sauvage de la civilisation, qui ne cherche ni pouvoir, ni richesse, et qui ai abrité ma vie à l’idéal, je puis retourner impunément à ces souvenirs de l’enfance, et si Dieu n’a plus de fête dans notre grande cité, je tâcherai de lui en conserver une dans mon cœur.