Un remords (RDDM)/01

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Un remords (RDDM)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 25 (p. 800-833).
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UN REMORDS

PREMIERE PARTIE.

I.

— Oui, en vérité, mon ami, disait Mme de Clairac, renversée dans un fauteuil au coin du feu, c’est un sujet de roman, un sujet pour vous. Restez donc quelques minutes encore…

— Très volontiers, mais je crains d’être importun, répondit de l’autre côté de la cheminée une voix d’homme perdue dans l’obscurité. — On était à la fm d’une de ces courtes journées d’hiver où commence de bonne heure le genre de crépuscule nommé entre chien et loup. — Ne vais-je pas gêner vos premiers épanchemens, après une si longue séparation ?

— Eh, mon Dieu ! une séparation de toute la vie ! Voilà justement pourquoi vous ne nous gênerez pas. S’il s’agissait de se revoir ! mais nous allons faire connaissance, ma nièce et moi, comprenez-vous ? Les souvenirs que nous avons en commun ne seraient que pénibles à évoquer au premier moment, très pénibles même. Moins il y aura d’émotion, mieux cela vaudra pour nous deux. La présence d’un tiers ne pourra que nous rendre service.

— En ce cas, je reste. — Et une forme masculine que venait d’éclairer un jet de flamme s’élevant du foyer, une forme élégante et svelte, debout devant la cheminée, se plongea dans les profondeurs d’une causeuse.

— Je vous l’avouerai même, poursuivit Mme de Clairac, c’est la crainte de trop m’attendrir, tout autant qu’un de ces malaises que m’apporte régulièrement la mauvaise saison, qui m’a empêchée d’aller à la rencontre de notre voyageuse. J’ai esquivé les Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/805 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/806 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/807 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/808 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/809 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/810 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/811 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/812 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/813 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/814 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/815 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/816 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/817 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/818 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/819 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/820 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/821 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/822 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/823 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/824 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/825 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/826 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/827 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/828 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/829 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/830 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/831 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/832 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/833 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/834 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/835 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/836 échelons de la société, vous vous appropriez si hardiment ce qui ne vous appartient pas !

Ayant lancé cette allusion, elle raconta, sans lui laisser le temps de répondre, une aventure du même genre : celle du gant dérobé naguère par un passager de l’avant sur le bateau qui l’amenait de la Havane.

Manuela avait préparé d’avance son petit récit, qu’elle fît avec beaucoup de verve.

— À propos de quoi me racontez-vous cela ? interrompit Maurice secrètement irrité. Est-ce une menace ? allez-vous me traiter comme ce pauvre diable ?

Il fut persuadé une minute qu’elle comptait lui réclamer le mouchoir et ne sut s’il devait en être content ou fâché. Ce n’était, après tout, qu’un chiffon sentimental destiné vraisemblablement à dormir dans ses tiroirs en assez mauvaise compagnie ; mais d’autre part il lui semblait que ce gage, qu’on l’avait laissé ravir avec un trouble si visible, était repris avec une bien froide préméditation. Elle le vit pâlir et s’y trompa :

— Que diriez-vous, fit-elle, riant toujours, mais de bonheur cette fois, que diriez-vous si je vous redemandais mon mouchoir et toutes les larmes dont il était trempé ?

Il y avait sur ses traits une expression charmante de confusion, de tendresse et d’effroi, qui soudain rendit Maurice jaloux de l’emporter dans ce petit combat où une coquetterie novice osait défier son expérience.

— Vous me le laissez, vous me le donnez volontairement ?… dit-il tout bas avec une vivacité qu’elle put interpréter à sa guise. Vous me le donnez ? répéta-t-il en se penchant vers elle.

Il semblait que son cœur fut suspendu à la réponse qu’elle allait faire : s’il ne s’agissait pas du cœur, l’amour-propre du moins était enjeu, et cet amour-là est impitoyable.

Elle fit un signe de tête affirmatif très lent, presque solennel. Une gravité soudaine s’était répandue sur son visage. Maurice avait demandé sa vie, et sans arrière-pensée elle la lui donnait pour toujours.

Th. Bentzon.

(La seconde partie au prochain numéro.)