Un remords (RDDM)/02

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Un remords (RDDM)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 26 (p. 77-98).
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UN REMORDS

SECONDE PARTIE[1]


VII.


Pour comprendre l’état d’illusion et de rêve dans lequel vécut Mlle de Chelles pendant plus de six mois, après le malentendu qui avait surgi entre elle et Maurice Morton, rappelons-nous que l’amour, quand il prend possession d’une âme jeune et ardente, s’y nourrit longtemps de lui-même, sans avoir besoin d’aucun autre aliment : il est dupe de ses propres prestiges, ce qu’il éprouve, il croit l’inspirer ; son reflet colore toutes choses autour de lui d’une apparence de chaleur et de vie. Moins jeune, moins confiante, moins éprise surtout, Manuela se fût inquiétée de l’espèce de retraite qui suivit le premier pas fait avec elle par Maurice sur la pente rapide de la passion ; mais elle était décidée à ne pas ouvrir les yeux. — S’il ne revenait point dans leurs entretiens sur un moment auquel pour sa part elle pensait sans cesse, c’était par respect : il ne voulait plus lui parler d’amour avant le jour où il pourrait lui demander d’être sa femme ; sa femme… la femme de Maurice Morton ! Un bonheur si orgueilleux était invraisemblable assurément ; mais entre un homme d’honneur et une honnête fille, l’amour ne pouvait avoir pour fin que le mariage… Manuela ne fit pas un seul instant à Maurice l’injure de douter de la pureté de ses intentions.

— Si j’avais une mère, si ma situation dans le monde était plus franche et meilleure, il aurait moins de scrupule, se disait-elle ; c’est la plus louable, la plus touchante délicatesse qui l’arrête dans Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/84 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/85 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/86 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/87 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/88 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/89 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/90 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/91 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/92 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/93 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/94 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/95 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/96 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/97 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/98 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/99 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/100 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/101 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/102 Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/103

Une voiture attendait devant la gare, une bonne grande calèche, traînée par deux chevaux plus vigoureux qu’élégans.

— On va bien à la maison, Quentin ? reprit M. Walrey, s’adressant au cocher. Ma mère ?…

— Madame est encore levée pour recevoir monsieur et la jeune dame, répondit le gros Flamand interpellé.

Que madame fût debout à minuit, c’était évidemment un fait insolite. Mme Walrey la mère, vieille et infirme, n’avait pu faire le voyage de Paris pour assister au mariage de son fils. Elle avait écrit à Manuela une lettre empreinte de bonté certainement, mais qui révélait une instruction médiocre ; à cette lettre étaient joints de vieux bijoux d’argent d’une forme curieuse et toute primitive : — les seuls, expliquait-elle, qu’elle eût jamais possédés. Elle les tenait de sa grand’mère. Peut-être n’en trouverait-on pas de pareils à Paris.

— Quand je quitte ma mère, ne fût-ce qu’un jour, je suis toujours inquiet, dit M. Walrey en s’asseyant dans la voiture auprès de sa femme. Elle est si maladive ! — Vous l’aimerez, reprit-il au bout d’un instant. D’abord sa simplicité vous étonnera peut-être, quoique je vous aie avertie. Ma mère n’était plus jeune quand la position de son mari a changé tout à coup. Pour son compte, elle est restée la même, et c’était ce qu’elle pouvait faire de mieux.

La voiture, roulant toujours dans la boue, passa devant un double pont-levis d’aspect sinistre, puis le long des fortifications ; elle suivit enfin ce qui paraissait être le bord d’un canal. Au bout de vingt minutes environ, elle atteignit une grille grande ouverte, et entra dans une vaste cour symétriquement encadrée d’arbres verts. Sur le perron de la maison, qui ne présentait aucun caractère architectural, n’étant ni château ni villa, mais dont toutes les fenêtres, presque aussi nombreuses que celles d’une fabrique, étaient éclairées en signe d’accueil, une petite femme, très simplement vêtue de laine noire, se tenait appuyée à l’épaule d’une servante. Elle fit quelques pas vers la nouvelle arrivée en boitant tout bas, et lui dit d’une voix lente et douce, avec un accent local très prononcé : — Vous êtes la bienvenue chez vous, ma fille.

Th. Bentzon.

{La troisième partis au prochain n°.)

  1. Voyez la Revue du 13 février.