Un songe de La Bruyère

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Extrait des Songes perdus
1929

M. de la Bruyère, parfaitement inconnu encore, fut conduit par un ami chez M. Despréaux. Il y éprouva une lourde déception. Ce Boileau, qu'il avait appris à admirer, ne disait que paroles étroites et superficielles. Il connaissait, certes, une vérité précieuse, qu'il exposait d'ailleurs platement et dont La Bruyère venait en souriant de trouver l'expression, à savoir que c'est un métier de faire une montre comme de faire un livre. Mais rien ne l'intéressait en dehors de cela. Et cela même, il le savait mal, ignorant que la beauté porte des visages multiples. Il parlait, interminable et massif, de la nécessité et de la merveilleuse difficulté des transitions.

Trop discret pour faire tout haut une objection à un homme célèbre, le timide inconnu songeait à son cher Théophraste qui, sans se préoccuper de la vaine convention louée si fort par M. Despréaux, a composé un beau livre. Composé, oui, vraiment, puisque chaque détail est si bien en place que l'auteur n'a pas besoin de nous le faire remarquer.

L'illustre M. Racine était là. Malheureusement, il gardait le silence. Mais, chaque fois que Boileau disait comme une grande découverte quelque banalité, chaque fois aussi qu'il affirmait une de ces vérités branlantes dont le contraire peut être soutenu avec autant de raison : La Bruyère croyait voir une malice dans le regard du grand poète.

Les assistants étaient nombreux. Quand M. Despréaux eut épuisé sa provision de lieux-communs passionnés, plusieurs groupes se formèrent et plusieurs conversations.

La Bruyère eut la joie et la confusion de voir M. Racine venir à lui. On avait averti l'auteur de « Phèdre » que cet inconnu lisait le grec couramment, ce qui le lui avait rendu, comme on dira plus tard, sympathique.

Lorsque la compagnie se sépara, l'illustre M. Racine permit à M. de La Bruyère de l'accompagner. En marchant ils devisaient de choses diverses.

Le glorieux poète et le timide inconnu découvraient entre eux d'autres points communs que leur hellénisme. Ils parlèrent beaucoup, ou plutôt M. Racine parla beaucoup, de Port-Royal et des solitaires. Il avait une profonde admiration pour les « Pensées » de feu M. Pascal. Il apprit à son compagnon que, par scrupule de conscience et aussi pour que le privilège ne fût pas refusé, il avait fallu opérer dans ce recueil bien des remaniements et des retranchements.

M. Racine, dont la mémoire était excellente, avait retenu quelques-uns des passages supprimés et il les récitait à demi-voix. Il récitait :

« La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d'officiers et de toutes les choses qui plient la machine vers le respect et la terreur fait que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ses accompagnements, imprime dans leurs sujets le respect et la terreur, parce qu'on ne sépare pas dans la pensée leur personne d'avec leur suite, qu'on y voit d'ordinaire jointe. Et le monde, qui ne sait pas que cet effet a son origine dans cette coutume, croit qu'il vient d'une force naturelle ; et de là ces mots : Le caractère de la divinité est empreint sur son visage ».

M. Racine s'apprêtait à dire, avec un grand rire secret, le mal qu'un sujet de Louis XIV doit penser d'une maxime aussi odieuse. Un regard sur le visage extasié de l'auditeur lui apprit l'inutilité de la précaution. Heureux de parler devant un homme sûr, il récita d'autres morceaux. Sur les magistrats, par exemple, qui « s'ils avaient la véritable justice... n'auraient que faire de bonnets carrés ». Mais « n'ayant que des sciences imaginaires... ils s'établissent... par grimaces ». En vérité, « leurs robes rouges, leurs hermines, dont ils s'emmaillottent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lys, tout cet appareil auguste était fort nécessaire » pour frapper l'imagination des hommes, puisqu'on ne pouvait rien offrir de solide à leur raison.

Mais le passage qui frappait plus particulièrement M. de La Bruyère, c'est celui sur nos rois et leur redoutable accompagnement de « trognes armées ».

Malgré le ravissement de l'auditeur, M. Racine crut prudent de blâmer feu M. Pascal.

— Il est plein de telles pensées, qui font trembler pour lui. Où fût tombé ce grand homme s'il n'avait été chrétien ?... Lui qui méprisait les jésuites parce qu'ils trouvent plus facilement des moines que des raisons, n'en serait-il pas arrivé à mépriser séditieusement princes et magistrats sous prétexte qu'ils trouvent des « trognes armées » ou des fourrures plus facilement que la justice ?...

Cependant, M. de La Bruyère ne pouvait contenir une exclamation :

— Ainsi ces Messieurs de Port-Royal ont dû supprimer les plus belles et les plus solides pensées...

M. Racine répondait par un geste évasif. Et l'enthousiaste disait en secouant la tête :

— Je le vois trop, les grands sujets sont interdits à un homme né chrétien et français.

Quand La Bruyère se retrouva seul, il portait en lui l'ivresse joyeuse de pensées nouvelles et l'amertume de ne pouvoir les dire.

Le soir, il s'endormit dans cette inquiétude, dans ce mélange aussi de joies actives et de meurtrissures heurtées à des barrières. Or, son sommeil fut visité d'un songe :

*
*    *

Dans un vaste atelier de peintre, M. Le Brun recouvrait une vaste toile immense avec on ne sait quelle escarmouche sans gloire. Derrière la toile, on entendait une voix emphatique et ronronnante. On distinguait rarement un mot : « Alexandre, Louis, gloire, lauriers, victoire ». Le dormeur s'imaginait, sans trop savoir pourquoi, que la voix fanfaronne était celle de Louis Guez de Balzac, illustre pour l'enflure hors de mode, fraisée et comme à l'espagnole, de ses écritures.

M. Despréaux était là. Même, sans que le songeur s'en étonnât, on le voyait double. En deux points éloignés de la grande salle, un Boileau était assis, livre en main, qui lisait avec science et ardeur. Là, à droite, son emphase rieuse débitait une page héroïque du « Lutrin » ; ici, à gauche, son enthousiasme grave faisait valoir sa description du passage du Rhin.

La Bruyère s'attristait de la pauvreté du « Lutrin » et d'un si long exercice sur un sujet aussi maigre et indifférent. Une voix, qu'il faisait taire, s'efforçait de dire en lui : Ce Boileau n'est-il pas l'égal du Scarron qu'il méprise ?

Il connaissait, par le prince de Condé, la facilité presque ridicule de la petite opération militaire que célébrait magnifiquement le Boileau de gauche. De sorte qu'il riait intérieurement des deux M. Despréaux.

Cependant, derrière la toile, la troisième voix, monotonement déclamatoire et sans art, ronronnait toujours.

Etonnement ! la voix mystérieuse, derrière la toile, se transforme. La voici la plus douce et la plus habile de toutes les voix, celle, soudain reconnue, de M. Racine lui-même. Elle dit des conseils que La Bruyère écoute avidemment :

— Laisse les autres délayer de petits sujets en des toiles immenses ou en des vers ambitieux. Enferme les grands sujets en de petits tableaux et en de petites phrases. La modestie des dimensions te protégera contre ce que tes contemporains osent appeler, peut-être, leur intelligence et leur perspicacité. Ton tourment cependant et ton besoin de dire ton âme seront soulagés. Les roseaux pousseront sur ton secret confié à la terre et l'avenir t'entendra. Dans le présent même, la plénitude resserrée de chacune de tes phrases lui donnera un galbe et une beauté que plusieurs admireront sans soupçonner de quoi ils sont faits.

*
*    *

La Bruyère s'éveilla et se leva. Il débordait d'une agitation confuse et qui voulait prendre forme. Pressé, comme bousculé par ce besoin, il ne se préoccupa point de rechercher le rêve étrange qu'il savait vaguement avoir rêvé. Avant même de faire ses ablutions et sans se vêtir qu'à demi, il se précipita vers sa plume toujours soigneusement hollandée. Il écrivit :

« L'or éclate, dites-vous, sur les habits de Philémon : il éclate de même chez les marchands... Tu te trompes, Philémon, si avec ce carrosse brillant, ce grand nombre de coquins qui te suivent et ces six bêtes qui te traînent, tu penses que l'on t'en estime davantage ; l'on écarte tout cet attirail qui t'est étranger pour pénétrer jusqu'à toi qui n'es qu'un sot ».

Il haussa légèrement les épaules, songeant qu'ils ne sont pas nombreux ceux qui savent écarter l'attirail et pénétrer jusqu'à l'homme. Ce qu'il exprima par cette parole murmurée dans une demi-conscience :

— Je suis bien généreux pour monsieur « On ».

Puis, longuement, il resta pensif et flottant, jouet d'une demi-ivresse, comme toutes les fois qu'on dit plus qu'on ne croit dire. La partie éclairée de son esprit ignorait que quelqu'un d'obscur, comme de souterrain, pensait en lui aux rois et aux magistrats. Il ne savait pas que Philémon et son « attirail » étaient, en des profondeurs siennes mais inabordables à sa lumière, le symbole de toute la « grimace » sociale.

Il se relut avec quelque complaisance. Il se croyait heureux uniquement de la forme parfaite et piquante du morceau. Pourtant, il dit à demi-voix :

— Philémon ne se trompe pas quand « On » s'appelle Boileau ou Le Brun. Philémon se trompe seulement quand « On » se nomme Pascal.

De nouveau, il avait parlé sans penser consciemment. Il avait dit son secret, secret pour lui-même. Et il ne savait plus ce qu'il venait de dire. Il chercha un instant, d'un effort inutile, ce qui avait passé sur ses lèvres machinales. Jamais, ce jour ni plus tard, sa lumière ne pénétra assez profond pour qu'il vît nettement, aux obscurités de la riche caverne, quel trésor mouvant et indistinct sa parole tâtonnante avait ouvert.