Un vieux bougre/04

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Bibliothèque Charpentier (p. 49-65).


IV


Celui qu’éventa la mousson, qui a pu dormir dans les forêts hantées des félins et des crotales, qui a connu le sort plus terrible où l’homme et l’homme sont face à face pour disputer un enjeu supérieur à la vie même, celui-là, il lui est permis de dédaigner les badauds et leur verve excitée par son accoutrement.

Gaspard Michel frappait de son bâton le trottoir de Paris. Ses énormes souliers à clous ralentissaient sa marche et il balançait à son poing gauche un paquet grossier contenant son épargne en monnaie parmi des hardes. Les élégantes souriaient de le voir et des gavroches ricanaient derrière lui.

Dans sa blouse roide aux piqûres de fil écru, ample, et qui couvrait à peine ses reins, il por tait beau, l’allure d’un routier des âges où l’audace et la force étaient tout l’héroïsme. Rien ne l’étonnait de la ville, et son regard allait aux femmes sans perdre de son assurance ni de sa dureté.

Il se dirigeait avec certitude par les rues, depuis la gare Montparnasse, indifférent au transit des voitures, à la foule, à la rumeur citadine, comme s’il avait toujours vécu dans cette agitation, ce dédale et ce vacarme. Il restait en lui quelque chose du silence des champs propice à la rêverie, et il allait, réellement seul, avec ses idées et les tableaux secrets de sa carrière nomade.

Dans le wagon, il avait bu le rhum fort de la calebasse qui grossissait sa poche. Le gosier sec, il maudissait l’air poussiéreux et les vapeurs de pétrole que lâchent les automobiles. Il acheta des poires à une marchande ambulante, rue du Havre. La fraîcheur des fruits trompa sa soif. L’amusement d’assister au manège d’un couple de voyageurs sentimentaux prima son irritation, d’avoir dû reprendre le train. Il débarqua à Asnières dispos d’esprit, ingambe et le cœur léger. On lui indiqua sa route : devant la maison sordide qui abritait les amours de son petit-fils, une grande pitié le saisit.

Sur le seuil, Mme Naton tricotait, debout, adossée à l’écriteau annonçant les chambres et cabinets meublés qu’elle louait pour des prix modestes. Elle ne prêta point à Gaspard l’attention dont il était digne.

— L’gas Michel… qu’était soldat y a tantôt une quinzaine… avez-vous ça, ici ?

— Michel ? fit la logeuse, pour prendre le temps d’inspecter le paysan.

— Ouida !… Michel !… C’est ben sûr point l’pape qu’on vous d’mand’rait !… J’suis son grand-père, à c’Michel…

— Y n’y est pas… mais vous trouv’rez Mlle Rubis… au deuxième étage, la chamb’du mi’ieu…

Elle le laissa faire trois pas, et, se ravisant :

— Si vous apportez d’l’argent… ça f’ra pas mal dans l’tableau….

Il haussa les épaules et il répondit, prenant la rampe :

— J’apporte c’que j’apporte, la p’tite mère… et c’est aux culott’s de vot’mari qu’y vous faut voir si y a des trous…

Sur le palier, il s’arrêta : une voix de femme chantait éperdument. Gaspard attendit la fin du couplet pour frapper à la porte. La même voix répondit :

— T’as donc pas pris la clé, Michel ?…

Quand le vieillard lui apparut, Mlle Rubis cria, elle couvrit de ses bras sa gorge maigre, et, les genoux serrés, elle recula dans la chambre :

— Pardon, m’sieu… si j’suis-t-en pantalon !…

— Ça n’saurait m’offenser, ma belle… J’suis l’grand-père Gaspard… Ah ! si l’gamin t’avait pas parlé de moi… y n’mérit’rait ni d’mavoir… et ni d’t’avoir, toi !…

La madrigal plut beaucoup à Mlle Rubis. Elle oublia que sa poitrine était découverte :

— Entrez donc ! dit-elle, accueillante.

Elle décrocha des patères un jupon et sa chemisette grenat ; et, s’en vêtant, elle babillait avec une gentille étourderie :

— Y a pas beaucoup où s’asseoir… Deux chaises, c’est pas bézef !… Ah ! oui, qu’y m’a parlé d’vous, Michel !… Quand il a dit «  l’grand-père Gaspard », il a tout dit, ma parole !

— C’est que j’l’aime bien, mon p’tit gas… Tout morveux, y s’y trompait d’jà pas…

Un peu grave, elle confessa :

— On s’aime bien, nous deux…

Après avoir essayé la résistance du siège, l’ancien s’assit et il déposa son paquet entre ses pieds. Il examinait Mlle Rubis et la pièce. Ses narines s’ouvraient aux senteurs de toilette. Il se frottait les cuisses, de ses lourdes mains agacées.

— Comment qu’tu t’appelles, déjà ? demanda-t-il, simplement afin de l’entendre et de moins réfléchir au passé.

— Pour Michel, c’est Marie… rapport qu’c’est un nom qu’y a beaucoup dans son pays… Autrement, c’est Rubis qu’on m’appelle…

Comme elle se taisait, occupée à se coiffer, il reprit :

— Où qu’il est, le p’tit ?

— Il a été voir pour du travail… à cause que la braise, ici, on n’en a pas des flottes…

Elle le regarda, curieuse d’apprécier l’effet de cette déclaration. Impassible. Gaspard se rappelait les femmes qu’il avait connues, depuis celle qu’il avait suivie pour ses yeux noirs, son teint de cuivre, sa bouche rouge et lippue, ses flancs larges.

C’était une fille errante au rire sonore. Elle disait la bonne aventure aux villageois et le lendemain lui importait aussi peu que la vérité. Elle entraîna Gaspard Michel, par caprice, et un peu pour châtier les commères de l’endroit, dans l’une d’elles, de leur manque de charité. Tel un oiseau à la glu, il se prit à la luxure, et le baiser de cette bohémienne commença ses turpitudes. Il eut sa place, entre les vieux et la marmaille, dans la tribu qu’emportait une mauvaise roulotte attelée d’un cheval osseux.

Les nuits, on allait piller les basses-cours ; mais Gaspard râlait de plaisir contre une amante démoniaque ; et, pour la mériter, rien ne lui était défendu par les lois, la religion ni sa chétive conscience.

Cependant, Mlle Rubis s’était poudré le visage, si ses ongles demeuraient impurs. Elle mit un ruban de velours à son cou. Désœuvrée, elle s’en fut voir, à la fenêtre ; puis, elle déclara :

— Michel n’va pas tarder, j’pense…

L’aïeul remua la tête, tout à ses souvenirs. Elle comprit qu’il attendrait patiemment son petit-fils. À court de politesses, elle entama la narration de sa vie, car elle ne savait rien mieux et se désintéressait du reste. Son histoire nulle dispersa, à force de persévérance, les visions de Gaspard. Lui qui était plein de jours et dont le mauvais droit avait souvent triomphé du bon droit d’autrui, il s’émerveillait du récit médiocre, parce que la conteuse avait la jeunesse.

Elle en arrivait, après de menus épisodes rappelés avec gaminerie et dont elle avait souffert, à dire son roman d’amour. Une pudeur délicate tempérait sa joie. Elle rêvait, une seconde, entre deux phrases. Le vieillard, d’un sourire, l’encourageait à poursuivre. Elle ne se plaignait point d’avoir perdu trop tôt ses illusions d’amante dans des essais conseillés par la misère, puisque Michel les lui avait rendues.

Sa voix dolente imprégnait les mots d’une poésie qui en étendait le sens et, la maladresse de leur choix la blessant, elle s’arrêtait pour s’excuser ou se recueillir.

— Ah ! faut bien le r’connaît’… j’allais avec n’importe qui… à cause qu’on gagne pas assez dans mon métier… et j’pensais guère aux suites, quand j’ai écouté Michel… Mais j’suis pas plus mauvais’qu’une aut’… et j’ai pas manqué d’travailler d’mon état, j’peux l’dire ! D’abord, Michel, y n’est pas bien beau… et puis, avec un soldat, on s’prend, on s’lâche, ça dure une nuit !… Nous, on s’était disputés… Par malice, j’y avais caché sa baïonnette… Il avait bu… Ses yeux, j’ai vu qu’y voyaient rouge… et y m’a serré l’cou… J’croyais qu’ j’allais mourir… et c’était bon… bon… ah ! j’peux pas vous dire !… J’m’enfonçais dans du rien… ma tête s’perdait… tout r’culait… j’sentais qu’j’aurais plus jamais d’embêt’ments… Y m’rendait service, allez !… J’avais eu peur… et je m’disais : « C’est pas difficile de mourir… » Quand j’m’ai réveillée, des heures aprés… j’m’en voulais d’avoir raté l’coche encor’un’fois… et c’est pas l’million que j’demandais, bon Dieu !… Quand j’lai eu vu qui pleurait pour moi… ça m’a r’tournée… et j’était contente d’pas êt’morte !…

Elle était silencieuse. Gaspard murmura :

— Ça, c’est des moments… faut y avoir passé…

Elle reprit :

— Quand y n’pouvait pas v’nir, j’allais à la caserne… On s’embrassait à travers la grille… comme on pouvait… Un’fois qu’y montait la garde, j’ai été le r’trouver dans sa guérite… Son temps fini, y n’a pas pu r’tourner au pays… on s’aimait trop… C’est là qu’on s’a mis ensemb’… J’travaille… Y bricole comme y peut… y fait tout c’qu’y trouve… Ah ! j’n’aurai plus qu’lui !… On crèv’rait plutôt d’faim tous les deux, j’vous l’jure !… Et pour commencer, on bouff’pas tous les jours son comptant… On s’aime… on peut pas tout avoir !…

Son corps nerveux était parcouru d’ondes et l’élargissement des pupilles noircissait son regard fixe. Le paysan soupira :

— L’amour, c’est l’meilleur… va, ma fill’, t’y trompe point !

— Comm’vous avez dit ça ! s’exclama-t-elle.

Il s’efforça de plaisanter :

— Aut’fois, j’causais mieux d’ces chos’s-là…

Elle s’enhardit à lui toucher les épaules, du bout de ses doigts, les bras tendus. Les yeux caressants, elle en interrogea les yeux durs, et son expression désenchantée la reprit :

— Vous v’nez pas pour m’lemm’ner, mon Michel ?

— À sotte demande, on répond pas, affirma l’aïeul ; et, s’essuyant la bouche au poignet de sa blouse, il embrassa Mlle Rubis avec force.

— Ah ! c’que ça pique, vot’barbe ! lui cria-t-elle, gaie soudain.

— C’est point jeune de pousse, ma fille… et l’cœur itou, comm’le reste !…

Michel venait d’entrer. Au bruit, ils avaient tourné la tête. Le jeune homme demeurait stupide.

— Ben quoi !… fit Gaspard.

— Vous !… Vous, l’grand-père ?…

Mlle Rubis le rassura :

— M’sieu ton grand-père est dans nos idées… Embrasse-le, Mimiche !

Après l’étreinte et quelques explications, le vieillard, d’une tape, poussa Michel vers la fenêtre :

— Va au jour, que j t’avise un peu !… Eh ! t’as fondu, l’gas !… C’est sans r’proche de’ma part : poulette fraîche n’engraisse jamais le coq !…

Après un moment, Michel s’enquit de ses parents :

— Quoi qu’y dis’nt, l’père et la mère ?

Il regretta sa question, tant Gaspard usa d’un langage vert pour abominer leur nature timorée. Le vieux en imitait les attitudes humbles, le ton doux ; puis, sa diatribe tonnant, il montrait par des gestes brutaux quelle vigueur servait encore sa volonté.

Or, il choqua du pied le ballot de ses hardes, et les pièces de monnaie tintèrent à l’intérieur. Pour un coup d’œil surpris entre les amants, sa face se figea, méfiante, hostile, sombre, et la balafre cireuse dont elle était illustrée en accusait l’expression âpre. Instinctivement, Mlle Rubis se rapprocha de Michel ; et elle riait, de ce rire saccadé que provoque la peur. L’ancien quitta sa chaise. S’étant courbé pour ramasser le paquet, il l’éleva au niveau de son oreille, il parut écouter, et il le lança sur le lit :

— Oui, y a d’l’argent d’dans… le mien, à moi, entendez-vous !… Et j’voudrais voir qu’on y touche ! menaça-t-il.

Michel, à voix basse, recommandait le silence à Mlle Rubis. Elle protesta cependant :

— On n’est pas des voleurs et on vous d’mande rien !…

L’aïeul souleva sa blouse et il tira de sa ceinture de cuir quatre pièces de cinq francs :

— T’as pas froid aux yeux… j’aime ça, moi !… Prends… Faudrait voir à souper… La faim m’troue et j’ai soif…

Elle accepta la somme sans merci, comme un dû, et, cognant à la cloison, elle appela :

— Youyou !… t’es là ?

— Bien sûr ! J’croyais qu’t’avais du monde ! répondit Mlle Youyou, de sa chambre.

— Viens quand même… C’est pour ach’ter l’diner !…

Michel expliqua au grand-père :

— Youyou, c’est sa sœur, à la p’tite…

Il venait de reprendre son paquet et il en resserrait les nœuds.

Au pas léger de Mlle Youyou, il se détourna.

La gaieté rayonnait d’elle.

Ses cheveux roux mirent de la clarté dans l’air.

— Si c’est comme ça qu’les visites vous rendent gais, j’me trotte ! déclara-t-elle.

Les Michel, le vieux et le jeune, s’amusèrent de sa mine ébouriffée. Mlle Rubis répliqua, avec mélancolie :

— Des visit’s pareill’s, mince alors !… C’est l’grand-père à Michel… On croyait qu’on s’rait amis… et y s’figure tout à coup qu’on veut lui rafler sa galette… Alors, tu parles, si j’en ai mare !…

Gaspard épia les autres. Il alla vers elle enfin, disant, la main offerte :

— J’ai la caboche en pierre… Faut pas m’en vouloir…

Sa haute taille redressée, il paraissait absoudre au lieu de s’humilier. Mlle Rubis accepta la paix, non sans maudire les avares, et Michel l’admirait d’avoir réduit l’orgueil du terrible homme.

— Et ces boustifailles, qu’es-c’que ça s’ra ? fit Mlle Youyou.

— J’vas aux provisions… J’sais les goûts du grand-père : d’abord, du vin et du rhum ! s’écria Michel.

— Moi aussi, j’descends : à trois, on ira plus vite ! annonça Mlle Rubis.

Elle s’excusa aussitôt :

— Ça vous fait rien, l’grand-père, qu’on vous laisse ?

— M’faut du fromage de chèvre aussi… l’rest’, j m’en fous, ma fille ! déclara le patriarche.


Aux écoutes, il attendit qu’ils se fussent éloignés suffisamment. Ensuite, accroupi, il dénoua son précieux bagage, et le trésor lui apparut. Avérée en cercles nets qui tendaient le chiffon pourri d’humidité, la forme des pièces sollicitait le toucher de Gaspard. Ses doigts crochus happèrent, ainsi que d’avides mâchoires, le bloc froid ; et il le palpait avec délices. Il y devinait des écus, les espèces en or, il le soupesait, et debout, frissonnant, il en aspirait l’odeur de chose déterrée, pour accroître son plaisir.

Fou, il se jeta sur le lit, et, l’égal de la bête couchée sur une proie chaude, de ses dents il déchira l’enveloppe de toile. Les pièces se répandirent. Sa bouche les baisa et ses mains convulsives les serraient par poignées. Le métal s’animait de la jouissance qu’on achète par lui, et, surtout, il était les luttes engagées naguère. L’aïeul l’injuriait pour le glorifier, le nommant des mots vils et terribles qu’il avait donnés aux femmes dans ses violentes amours qui, sous toutes les latitudes, avaient emporté après elles la mort, inséparable de ses passions comme l’ombre de son corps gigantesque contre les parois des galeries de mines, sur l’herbe claire des pampas ou sur le plancher des navires.

Crachant le blasphème, la menace, la haine, il devenait le même homme furieux de luxure qu’une fille de Bohême avait déraciné des champs beaucerons et déchaîné par le monde. Un sang jeune soudain parcourait ses artères et il se sentait viril, capable de cette énergie qui le faisait un dominateur, en sa maturité fougueuse.

Michel et les deux femmes attendirent, glacés d’angoisse par la voix mâle dont résonnait l’escalier noir. Le bruit cessant, ils montèrent. À la porte, une inquiétude nouvelle les immobilisa.

Gaspard les flairant, il jeta un oreiller sur les pièces éparses, et il demeura droit à côté du lit, farouche, le visage en sueur, une écume aux commissures des lèvres.

Nul ne le questionna. De son couteau, il trancha le goulot d’un litre de rhum que Michel venait de poser sur la table de nuit et il but à longues gorgées.

— Ça va mieux, les enfants ! dit-il.

Mlle Youyou le débarrassa de la bouteille vidée à demi et elle le contemplait naïvement, déjà soumise à la volonté puissante qu’exprimaient les yeux du septuagénaire dirigés sur elle, éclatants et durs.