Un vieux bougre/05

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Bibliothèque Charpentier (p. 66-81).


V


Mme Naton, la logeuse, avait prêté une table, des chaises, quelque vaisselle, à la demande de Gaspard qui savait commander ; et l’on festoya, dans la chambre des amants. Le grand-père avait choisi la place voisine du lit, à cause de son trésor mal défendu, en somme, par l’oreiller dont il l’avait recouvert hâtivement.

Michel répétait de temps en temps, admiratif.

— Vous v’là donc ici, l’grand-père !… Ah ! j’en r’viens pas !…

L’aïeul frottait ses lèvres râpeuses, à pleine main, en signe de contentement ; et il buvait à grands coups, mangeait en ogre, pour montrer sa verdeur. La bouche remplie, il parlait encore, et les deux sœurs le questionnaient, afin d’apprendre ses aventures. Mlle Rubis se rapprochait de Michel, quand les exploits du forban la frappaient d’étonnement ou de crainte.

Mlle Youyou subissait le prestige mauvais du conteur et, de n’avoir personne à qui dédier son émoi, elle subissait l’influence de l’ancien dans une passivité presque heureuse. Celui-ci la tenait sous son regard fixe, comme un épervier la hase guettée, le temps qu’il fond, vertical, les serres prêtes, lorsque, de cercle en cercle moindre, son vol de chasse l’a conduit juste au-dessus de la bête terrifiée.

S’il eût contrôlé sa soif, Gaspard aurait séduit la fille rousse et nerveuse. Ivre de vin, d’alcool et du passé qu’il évoquait, sa superbe l’abandonna au moment qu’elle lui eût livré à merci cette femme. Au lieu de vouloir, d’exiger, titubant, l’haleine chaude, il menaçait, priait, suppliait tour à tour, aussi puéril et faible que ses histoires l’avaient révélé dominateur et robuste.

Mlle Rubis en riait, à l’abri d’un coin de nappe. Michel, sournoisement, débarrassa la table des couteaux et des bouteilles ; car, pour lui, le vieillard demeurait le maître capable de châtier sans mesure. Cette précaution rendit la femme au sérieux, et elle irrita chez Mlle Youyou, le sentiment de sa jeunesse puissante et d’une timidité bien sotte devant le spectacle d’une telle décrépitude.

Or, Gaspard lui offrant ce qu’il pouvait d’amour, elle refusait le don misérable et tragique avec dégoût. L’homme, sa frénésie augmentait et il éprouvait, à s’humilier, un plaisir aigu.

Mlle Youyou s’était levée pourtant. Les doigts au dossier d’une chaise, elle en faisait une barrière contre les tentatives possibles du paysan qu’elle raillait en termes orduriers, grise de sa propre audace.

— J’t’aurai quand même, Youyou… Y en a un’, dans l’temps… J’l’ai ratée… et c’est la seule !… à cause qu’elle m’a passé dans les mains, à fair’la mauvaise… C’était à… à… ah ! j’sais p’us… en Amérique ou en Bohême… à coup sûr dan’une mine… Pareil’que toi… elle voulait point d’moi, la garce… Y avait qu’nous deusse aussi !…

— Penses-tu, bébé, qu’moi, Youyou, et tes négress’s, on est des pêches du même panier !

Il s’avança, l’échine courbe, terrible, et son souffle la brûlait :

— Celle-là, j’l’ai cassée su’mon genou… quasi du bois mort… que j’te dis, ma p’tite…

Les mains aux hanches, elle répliqua, le bravant :

— Y a quarante ans d’ça, père Gaspard !… Fallait v’nir à Paris plus tôt…

Mais il hurla :

— Paris ! ton Paris !!… On m’y a vu à l’ouvrage, tonnerre de Dieu ! J’irais ben la nuit où qu’t’irais encore pas, bougresse !… On m’connaissait, rue des Anglais !… Oui… rue des Anglais !… et ça n’te dit rien, c’t endroit-là !…

La nargue faubourienne de Mlle Youyou abattit le lyrisme de Gaspard. Lançant l’oreiller contre le mur, il découvrit son trésor sur les draps. Une seconde, il regretta son acte et, fouillant de ses phalangettes crispées le tas de louis et de pièces blanches, il grelottait, l’âme indécise, farouche, entre la passion ancienne et la nouvelle, droit maintenant et vainqueur de la vieillesse.

— D’l’argent ?… Qu’est-c’que ça prouve ? dit la femme.

Michel avait dû contraindre Mlle Rubis à se rasseoir. Ils se disputaient à voix basse, par phrases hachées, regardant l’or qui les attirait également et Gaspard dont la haute stature les intimidait.

— L’vieux f’rait un malheur…

— T’es qu’un’chiffe, Michel !…

— R’garde ses yeux… si j’ai pas raison ?…

— Moule !… Croquant !… tes qu’ça… et encore !…

Pour eux, Mlle Youyou n’existait plus. Elle aussi contemplait le pécule. Les centaines de francs qu’il y avait représentaient bien davantage à ses yeux émerveillés de n’en avoir vu jamais autant qu’aux vitrines des boutiques de change. Et elle se sentait fière, ayant refusé cette fortune.

Gaspard ne la lui avait pas offerte toute. D’abord il en préleva une poignée, de sa droite rapace :

— Pour tout ça… veux-tu ? murmura-t-il.

Elle le toisa sans répondre, et on le vit lutter contre lui-même :

— Ça encore avec… M’veux-tu ? dit-il ; et, sa gauche serrant d’autres pièces, il ne tendait ses mains qu’à demi, de peur d’un marché trop vite conclu.

Elle prit à témoin sa sœur et Michel :

— J’ai p’us qu’à m’aller coucher… pas vrai ?…

Profitant de ce qu’il mettait les monnaies dans son chapeau, elle s’en était allée, quoiqu’il la suppliât :

— Attends-moi… t’auras tout mon argent…

Il la suivit, geignant, lourd, très humble ou furieux par intermittence. Chez elle, la scène continua. Soudain, le feutre échappant d’un côté du bord, les espèces tombèrent, roulant de toutes parts, sous les meubles, vers les angles obscurs de la chambre éclairée, de l’extérieur et en contre-bas, par un bec de gaz municipal. Le son et la fuite symbolique des pièces transformèrent l’amoureux en avare, ressuscitant la formidable passion qui le gouvernait depuis des années et se vengeait du désir intrus :

— Fous-moi l’camp… vermine de vermine ! … ordonna-t-il.

Elle se sauva, épouvantée. Dans le corridor, elle rencontra sa sœur et Michel qui accouraient. Ils attendirent, ensemble. La clef grinça, fermant la serrure, et un juron tonna. Nul autre bruit, ensuite, ne troubla celui de leur respiration qui haletait ; et ils demeuraient aux écoutes, dans l’ombre, immobiles.

À quatre pattes, dans la position d’une bête, l’ancien tâtait le plancher. Chaque pièce rencontrée, il la portait, à sa bouche pour éviter une perte de temps. La sensation froide du métal lui était rafraîchissante, et il poursuivait sa recherche avec hâte. La fatigue l’assomma bientôt. Cependant, il parvint à se traîner jusqu’à la porte. Il s’endormit là, étendu en travers du seuil, en chien de bonne garde.

Les autres s’éloignèrent quand il ronfla ; mais ils n’osèrent railler leur angoisse que dans la clarté de la chambre voisine où ils étaient revenus.

— Tu vas coucher ici, Youyou ? proposa Mlle Rubis.

— J’sais pas…

Elle tremblait, le regard vague, écoutant Michel qui parlait encore du père de son père, disant comme tous au village le redoutaient pour ce qu’on supposait de son passé, pour sa force et sa volonté tenace.

— Assez… avec ces histoir’s de rev’nants…

— Quoi ! c’est un vieux pas grand’chose, un point, c’est tout !

Michel hocha la tête, et son air grave démentait l’observation légère de sa maîtresse.

— Toi aussi, Youyou, tu t’frappes ! s’écria-t-elle. Ah ! y a guère de quoi !…

Mlle Youyou éprouvait une tension très mystérieuse de sa chair :

— J’vais d’mander une chamb’à la mère Naton, pour la nuit…

— Ici, on t’aurait mis un mat’las par terre, proposa Mlle Rubis.

— Ah ! non… j’veux m’changer d’endroit… Je m’sens si drôle !…

Elle les quitta, sans meilleur adieu, et, de marche en marche, ses jambes fléchissaient.

Mme Naton dégustait une tasse de camomille, dans le bureau de la maison meublée. Un matou ronronnait, en boule sur son giron, et elle le caressait entre les oreilles. Son ouvrage de tricot, les aiguilles plantées dans la laine, ne la tentait plus. Remontées sur la ruche de sa « coiffure » noire, ses lunettes miroitaient.

— Tiens ! c’est vous, mademoiselle Youyou ? s’exclama la logeuse ; et elle rabattit ses bésicles.

Sans se déranger, le chat entr’ouvrit ses paupières, et elles éteignirent aussitôt la lueur verte des prunelles.

— J’voudrais un’chamb’pour la nuit… là-haut… c’est-y possib’?…

— Vous avez l’air tout à l’envers, ma p’tite !… Qu’est-c’qu’y a donc ?… T’t’à l’heur’ vous f’siez un raffut, à vous quat’… et on vous croirait des ennuis, à présent !…

Mlle Youyou, lasse et tourmentée par les nerfs, se souciait peu de converser :

— C’est un’chamb’que j’voudrais, m’ame Naton… Vrai, j’en peux plus !

— Vous m’devez pas mal déjà… Faut en conv’nir…

— Soyez gentil’, quoi !… J’suis malad’…

— J’ai b’soin d’mon argent… J’suis pas riche, moi… y s’en faut !…

— Vous savez ben que l’vieux pay’ra…

— C’vieux-là… qu’est-c’qu’il est, au juste… hein ?

La vieille buvant sa tisane à gorgées brèves, Mlle Youyou parla de Gaspard, à contre-cœur.

— Asseyez-vous donc, ma p’tite !

Elle accepta, et elle dit une part des choses étranges qu’elle avait apprises du héros déplorable. Mme Naton l’encourageait de petits soupirs émus, et on l’eût supposée très calme, n’était la course de ses mains tordues de goutte, alternant sur le pelage soyeux du félin.

— Y a-t-y du drôle de monde sur terre ! observa-t-elle, comme Mlle Youyou se taisait.

Celle-ci réclama, doucement :

— Alors, vous m’donnez un’chamb’?

La voix de Mme Naton changea, aussi sèche soudain qu’elle venait d’être mielleuse :

— Passe pour cett’fois… mais faudra m’payer… J’vous donn’l’cabinet 22, cont’la chamb’à m’sieu Gotte… Vous l’connaissez, m’sieu Gotte ?…

— Ah ! c’que vous voudrez… pourvu qu’je m’couche !…

— Prenez la clef au tableau… mais pas d’bougie… c’est autant d’économisé, quand on n’a pas d’quoi…

— Rien pour moi, m’ame Naton ? fit un joli homme blond, bouclé, en saluant.

— Si !… Un’jolie d’moiselle… à qui vous seriez bien aimab’de montrer l’chemin… Elle prend l’22 pour c’te nuit…

M. Gotte s’inclina devant Mlle Youyou dont la moue s’acheva en sourire, parce qu’elle le jugeait élégant de taille, de costume, et fin de visage.

— M. Gotte est artiste… musicien, même… ponctua Mme Naton.

Elle avait beaucoup aimé, et ses cheveux gardaient un éclat artificiel en mémoire des concessions qu’elle avait faites aux hommes. Ils ne lui en demandaient plus de la même sorte ; aussi, pour honorer l’amour, malgré leur discrétion, elle facilitait par un dilettantisme charmant les rapports entre ses locataires. De voir Mlle Youyou et M. Gotte monter ensemble, elle eut l’âme bouleversée d’altruisme. N’y tenant plus, elle baisa son chat sur le museau, au risque d’en troubler le sommeil confiant.

À l’étage supérieur, M. Gotte supportait le poids de la légère Mlle Youyou. Elle s’abandonnait, ayant assez averti son cavalier qu’elle était rompue de fatigue, et déjà elle se sentait beaucoup mieux.

— Entrez chez moi, mademoiselle…

— Oh ! monsieur !…

— En tout bien tout honneur… le temps que j’fasse de la lumière…

Le cabinet no 22 n’était ni luxueux, ni propre, et une odeur de moisissure le parfumait.

— Vous n’allez pas coucher là ! s’écria généreusement M. Gotte.

Elle en remarqua les grands yeux tendres, la bouche sanguine, et elle se laissa entraîner chez lui, protestant qu’elle n’irait point.

— Ce n’est pas la splendeur… mais c’est logeable… au lieu que ce taudis !… Vous, là-dedans ? … Ah ! permettez-moi de vous l’dire, mad’moiselle, je n’vous y vois pas !…

— J’irai pourtant, dit-elle.

— J’irais plutôt, moi ! s’exclama M. Gotte.

Elle se prit à rire franchement. Un coup d’œil lui suffit pour voir le mobilier : une commode tout de guingois, un fauteuil qui rendait la laine, le lavabo de fer peint pour imiter le jonc, un cache-pot décoré d’orgueilleuses pivoines et navré d’une brèche en V. Aucune de ces choses qui ne lui parût intacte et presque neuve, tant elles empruntaient au charme personnel de M. Gotte. Il y avait, en outre, le lit, une table à pupitre encombrée de paperasses et une contrebasse debout contre le mur.

— Alors, comm’ça, vous êtes artiss’ ? dit Mlle Youyou.

— C’est-à-dire que j’port’les ch’veux longs… et la mère Naton n’en d’mande pas plus pour renseigner les gens… L’vrai, c’est que j’gratte un peu de c’gros outil… Mais, j’gagne ma vie à copier d’la musique…

— Faut êt’savant ! admira-t-elle.

— Si vous voulez !… consentit poliment M. Gotte.

Cent détours les ramenèrent au point d’origine de leur causerie :

— Maint’nant, j’vais m’coucher, annonça Mlle Youyou.

Il répondit avec la vivacité gaie qui l’avait amusée déjà. Ils échangèrent des propos sur la bonne Mme Naton et sur eux-mêmes, enfin.

Ils avaient eu la même enfance pénible, une égale misère avait mûri leur adolescence, et ils n’attendaient pas grand bien de l’avenir.

— C’est rigolo qu’on ne s’est jamais rencontrés… quand on habite la même maison, dit Mlle Youyou.

Il partagea sa surprise, comme il en épousait toutes les idées, et il la complimenta d’être rousse, mince, d’avoir les yeux sombres et longs, les joues duveteuses, la peau d’une rare blancheur. Alors, animée d’une envie de sensations fortes, elle lui parla de Gaspard :

— Si vous l’aviez vu !… J’n’en m’nais pas large… après ses contes… Il était comme un fou… Et ça m’amusait d’fair’la rosse avec lui… quoique j’avais un trac de ses grosses pattes crochues… Encore maint’nant que j’vous cause… y m’fait peur…

M. Gotte l’étreignit pour la rassurer. Elle avait besoin de n’être pas seule au monde, cette nuit-là. C’est pourquoi, se dégageant avec mollesse, elle répéta qu’elle voulait partir.

— Vous n’y pensez pas !… et l’vieux grigou, si y vous r’trouv’rait ?

— Comment voulez-vous qu’y sache ?

— N’importe… sait-on jamais ?… Ici, vous ne craignez rien, déclara M. Gotte.

Elle résista quelque temps, pour prolonger son état heureux d’inquiétude et pour savourer les hardiesses, les tentatives, l’humiliation, les reculs maladroits du joli homme ; — et elle lui céda, ainsi qu’elle eût commis à tout autre le soin d’éteindre les ardeurs allumées en elle par des récits de volupté, de rapines, de meurtres, et le spectacle du vieillard qui les avait vécus.

La sage Mme Naton s’était montrée clairvoyante en son entremise. M. Gotte attribua la conquête de Mlle Youyou à ses propres séductions, et celle-ci lui fut reconnaissante des éclairs de joie qui la ravirent, parce que nul ne se connaît soi-même.


Gaspard, quand il s’éveilla, ne se rappelait rien. La vue de son trésor disséminé le frappa d’hébétude. Pièce à pièce, il ramassa l’or et les écus dont il gonfla sa ceinture de cuir. Le surplus, il en fit deux parts égales. S’étant déchaussé, il versa l’une et l’autre dans ses brodequins ; puis, tranquillement, il y enfonça ses pieds nus habitués aux silex des routes.