Un vieux bougre/18

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Bibliothèque Charpentier (p. 255-268).


XVIII


Roubeau qui attendait, caché, laissa passer Mlle Youyou ; puis il la suivit. Ayant tourné la tête, elle le reconnut, et son visage exprimait la désolation.

— Y a pas d’ ma faute… Oh ! j’aurais pas laissé qu’on vous fasse du mal… À preuve que j’attendais…

Il montrait la maison, derrière eux. Mlle Youyou le gêna, de son regard brouillé de larmes et tendre. Elle eut une moue plus triste que le pire des reproches. Le jeune homme comprenait la vilenie de sa conduite. Il balbutiait des excuses maladroites basées sur la violence de Gaspard.

— J’ vois ben qu’ vous m’en voulez… dit-il. Gauche, alourdi de honte, ses grosses mains rouges accrochées à l’échancrure de sa blouse, il sollicitait un mot, le moindre signe d’indulgence.

La plaine baisée du soleil, l’azur déjà plus pâle où flottaient des nues sombres, l’herbe grise de poussière, tout empruntait à la mélancolie de Mlle Youyou. Elle se comparait aux choses et elle les enviait passionnément.

Roubeau parlait avec une sorte de fièvre. Pour elle, c’était un bruit dans la paix champêtre, et rien que cela. Il se défendait d’avoir craint le vieux Michel, il confessait un amour immense, il offrait d’accomplir ce qu’elle voudrait pour racheter son incertitude coupable. Le vent dissipait ces paroles vaines et Mlle Youyou écoutait une ronde de feuilles emportées où tournoyait aussi un lambeau de journal. Parce qu’une locomotive siffla, au loin, elle tressaillit. La fumée se déroulait en coques blanches, là-bas, presque à l’horizon, et elle avançait vers la flèche de Chartres. À la pensée de Paris, la jeune femme oublia son affliction présente et un espoir nouveau la transfigura.

— Alors, c’est fini… vous m’en voulez plus ? s’écria le paysan.

Il l’avait prise par la taille et il lui serrait une main.

— Brute !… tu m’ fais mal, voyons ! fit Mlle Youyou.

Roubeau l’ayant lâchée, elle lui montra ses poignets…

— C’est les marques du vieux, ces machins-là !… Ah ! tu peux r’garder à ton aise… ça m’ guérira pas…

— Ma’m’sell’Youyou, j’ vous jure…

— Jure rien… c’est pas la peine… Va-t’en !…

Comme il protestait, humble, pressant, elle le dédaigna :

— Mais non, pauv’ gosse… j’ veux pas d’ toi… ni personne d’ici… Quitte à viv’ malheureuse, j’aime autant qu’ ça soye à Paris… Là, du moins, y a des bons moments… Un Parisien, à ta place… et moins gros qu’ toi… et l’ plus flemme de tous… mais il y aurait sauté d’ ssus, à Gaspard, quand il aurait dû s’ faire manger !… J’ sens qu’ j’ai rien à fiche ici… et j’aurais mieux fait d’ pas y v’ nir… Tu m’as dégoûté d’ la campagne… et c’est beaucoup que j’ te dois… Y t’ faut des fill’s d’ici… et à moi, un amant d’ Paris… qu’ait pas froid aux yeux ni les mains dans les poches, si on touche à sa femme… Ah ! va-t’en… Tu m’ comprends pas… je l’ vois à tes yeux ronds !… J’ n’ai même plus envie d’ te dire des sottises… Va-t’en… vrai, t’es pas mon type… on a mieux qu’ça chez nous… à Paris !…

Il la salua du seul mot héroïque dont il fût capable et elle le répéta comme un écho. Une petite qui menait des vaches les entendit. Elle portait à l’aisselle gauche un morceau de pain et une pelote de laine. Sans s’interrompre de tricoter, elle leva sur Mlle Youyou de grands yeux candides et loucheurs bordés de cils incolores ainsi que sa chevelure roide.

— Ça t’épate ! lui dit la Parisienne.

La vachère obliqua un peu et, fixant Mlle Youyou, elle frappa l’une de ses bêtes à la croupe :

— Avance, la Rouge ! fit-elle, et elle éclata de rire, encouragée par Roubeau qui s’en allait, protestant que la femme et la vache étaient semblables de poil.

Ce trait blessa Mlle Youyou profondément. L’effrontée marchait à reculons pour la voir, et elle riait, heureuse de plaire au fils Roubeau. Même, il revint sur ses pas pour lui donner une bourrade, en témoignage de la plus galante camaraderie. La gamine suffoquait d’amour et d’orgueil :

— Ah ! m’sieu’ Jean, on a-t-il du jeu à c’t heure ! soupira-t-elle.

Il n’osa point l’embrasser, à cause de Mlle Youyou qui pouvait le narguer ; mais il la saisit au coude et, la poussant :

— T’es d’ chez Menu… d’ Jupelle ? demanda-t-il.

Les grands avaient de ces façons sur leurs terres, jadis. La fillette murmura :

— Oui, m’sieu’ Jean… et on m’appelle Martine…

Elle courut sus à la Rouge, qu’elle excita d’une tape sur le flanc, et elle mordit dans son pain parce que le péché la tourmentait. Mlle Youyou s’éloigna, et, tandis qu’elle allait gonflée de colère, défiant les champs vides, gras et bruns, étendus jusqu’à l’horizon, elle cria : — Deux sous d’ frites à la fête d’Asnières, la v’la ma campagne à moi !

Quand elle arriva sur la place, entre la mairie et l’église, la marche l’avait calmée et elle n’éprouvait plus que de l’ennui. Sa sœur la plaisanta pour sa mine de carême :

— Ben quoi, Youyou, c’est l’effet qu’ ça t’ produit ?

— Laisse donc, ah !

— Il a fait l’ Joseph, ton béguin ?

— Penses-tu qu’ ça peut m’occuper, un type comm’ ça !

questions précises de Mlle Rubis, et elle conclut :

— L’ vieux m’a flanquée dehors… Y comptait d’ l’argent… des louis, ma vieille… et ça l’embêtait que j’ soye là, tu conçois ?… J’en ai des bleus au bras, d’ la manière qu’y m’a s’couée, le birbe… Tiens ! pige-moi ces marques ?… J’ veux cal’ter, tu comprends !…

— Mon chou, c’est qu’moi…

— Ah ! Paris, vivement ! Not’ Paris !… Ici, j’ crév’rais… je m’ronge… j’ broie du noir !… — J’aurais tant voulu les embêter ! exhala Mlle Rubis.

Elle observait Mlle Youyou qui, les doigts entre-croisés sur les fesses, travaillait, de la pointe de son soulier, à déterrer un caillou.

— Y a justement Loriot, maréchal ferrant… d’ vant sa rotonde de femme, y m’ poussait du boniment, ma chère !…

— Rubis, j’ te promets que j’ veux partir de c’ trou-là…

L’accent désolé de Mlle Youyou l’émut. Elle en caressa le visage si plaintif, d’un regard protecteur ; et, elle-même, son masque la quitta :

— Moi aussi, va, j’en ai soupé du grand air… J’ voulais pas qu’ ça paraisse… C’est bête, c’ que j’vas t’ dire… mais m’ faut des maisons à cinq étages, des vraies rues, les tramways, même l’atelier, j’ te jure !

Elles s’étreignirent, car toute leur enfance dans la pauvreté rude faisait palpiter leurs âmes dépaysées. Mlle Rubis s’aperçut la première que des gens arrivaient des quatre coins pour les voir. Un vaurien ramassa une pierre.

— Jette donc, un peu ! menaça-t-elle.

Maternelle, la bouche pincée, refoulant les larmes prêtes à jaillir qui l’eussent guérie de toute son amertume, elle entraîna sa cadette en pleurs ; et elle lui recommanda, tres bas :

— Pleure pas d’ vant ces croquants, ma pauv’ gosseline…

L’autre sanglota :

— Ça m’ fait tant d’ bien, si tu savais !…

Et les femmes, les hommes, ne ricanaient plus. Le garnement laissa tomber contre sa jambe la pierre qu’il gardait par bravade. Le curé qui sortait de l’église y rentra, maintenant ouverte la porte pour assister, de l’ombre encensée, à ce spectacle d’où rayonnait un silence auguste, mystérieux et doux. Lorsque les deux filles eurent disparu ; les langues se délièrent afin de médire. De nouveau, leur caquetage s’arrêta, Mme Loriot-Moquin ayant observé :

— Faut qu’ ça soye un tour à Gaspard… qu’ell’s fassent des jérémies à présent !…

Un nuage noir obscurcit le soleil à ce moment. Les souvenirs de chacune et de chacun par rapport à l’aïeul les influencèrent assez pour qu’ils imaginassent un lien secret entre ce phénomène ordinaire et l’ascendant du vieux. Ils étaient aussi naïfs ; toutefois, chez les matrones, la chair tressaillait d’une rancune agréable encore.

À quelque distance, Mlle Youyou interrogea Mlle Rubis :

— Où qu’ tu m’emmènes, chérie ?

— J’ vais demander d’ l’argent à Michel pour nous en r’tourner… c’ pas qu’ j’ai raison ?

— Tu as toujours raison, ma grande, avoua la rousse ; et, pour affirmer sa faiblesse en ce monde, elle s’abandonna au bras dont Mlle Rubis la soutenait.


Elles surprirent les Michel au logis. La mère mettait du bois sous la marmite. Le père fourbissait son fusil rongé de rouille et il regardait, droite sur le culot, la cartouche qu’il en avait extraite à grand’ peine. Assis près de l’âtre, Michel se tenait la tête dans les mains.

Mlle Rubis crut que sa sœur allait défaillir en deçà du seuil. Elle la porta presque, criant :

— Une chaise ! Youyou s’ trouv’ mal !

La Michel accourut avec une chaise, le boiteux avança son banc, ses jambes inégales écartées en arche au-dessus, et le fils offrit son propre siège. Quand Mlle Youyou fut assise, ils demeurèrent bouche bée de leur apitoiement. Mlle Rubis la réconfortait de son mieux et elle s’efforçait de sourire, disant :

— Ça passe… ça va, à présent…

Michel essuya d’un revers de main son front moite. Ses parents correspondaient par une mimique très expressive. Leur embarras augmentait le sien et il se décida à parler :

— Pourquoi qu’ vous êt’s entrées ici, d’abord ?

Sa voix démentait l’arrogance du propos et il recula devant Mlle Rubis. S’étant dressée soudain, elle abandonnait derrière soi le bras auquel Mlle Youyou se retenait, molle et suppliante :

— Non ! mais penses-tu qu’on est chez l’ pape, peut-êtr’ !… On n’est pas des chiens, non plus !

— J’ai pas dit ça, Rubis, répliqua Michel.

Ils s’étaient bien aimés, pourtant. Tout à coup, ils ne furent plus ennemis l’un de l’autre, en mémoire de cela. Un regard échangé, et leurs cœurs se rappelèrent les temps de fougue amoureuse qu’ils avaient vécus. La vieille pouvait maugréer, le boiteux se mouvoir sans besoin pour faire paraître son mécontentement, ils ne voyaient qu’eux-mêmes et ils n’entendaient rien, sauf le chant indéfinissable des bons souvenirs dont ils avaient l’âme bruissante.

Chez Mlle Rubis, l’orgueil résistait à leur charme alanguissant. Ils abattaient la volonté de Michel et, dans son être simple, il y avait la douleur d’avoir méconnu la préexcellence de cet amour que nulle force humaine ne pourrait jamais plus ranimer. Il lança ces éclairs suprêmes, ainsi qu’une flambée à sa fin : et, où il avait lui, brûlé, l’ombre s’insinua, celle même qui couvre la mort d’une majesté nonpareille et oblige les faibles à espérer une suite éternelle et meilleure à la vie.

— Alors, qu’est-c’ qui vous amène ? questionna doucement Michel.

— Y a, Michel, qu’on voudrait r’tourner à Paris…

Elle se pencha vers Mlle Youyou, pour cacher combien elle était émue. Et l’homme hochait la tête, silencieux. À l’instigation, de son mari, la Michel passa près de son fils et, le frôlant :

— J’ veux pas d’ ces traînées ici, dit-elle, vite et à voix basse.

Il eut un sursaut d’impatience, Mlle Rubis en fut touchée : aux pas de la vieille, elle s’était redressée pour voir. Elle reprit :

— Tu comprends… après tout ça… on n’a plus qu’à partir…

— Oui…

— Si on était restés à Asnières, on s’aimerait encore…

— P’t-êt’ ben ! répliqua tristement Michel.

— Tu voudras bien prend’ nos affair’s chez Gaspard ?

— J’ vas y aller…

— Y nous faudrait aussi d’ l’argent pour l’ voyage… et pour avoir le temps d’ nous r’tourner en arrivant…

— Combien qu’ tu voudrais ?

— Avec cinquante francs, ça irait… Ah ! on aurait d’ quoi, j’ t’aurais pas d’ mandé un sou…

Les parents s’agitaient, scandalisés. Michel hésita avant de s’adresser à eux :

— Les avez-vous, ces cinquante francs-là ?

— Et quoi encore avec ! hurla le père.

— Avez-vous cinquante francs, que j’ vous dis ?… M’ les faut, quoi !…

La Michel répliqua :

— Comme tu nous parl’s, mon p’tit !… Ça t’ port’ra pas chance… On n’est pas des riches, pour avoir des cinquante francs à gaspiller… tu l’ sais ben…

— Tant pis pour c’ qui arriv’ra !… J’ vas les d’mander au grand-père… et faudra qu’y m’ les donne… coûte que coûte…

Michel attendit l’effet de cette menace. Les vieux se consultaient. Mlle Youyou se reprit à pleurer et l’aînée serrait les dents, de dégoût et de rage. Le boiteux, enfin, déclara :

— D’mande à ta mère… on n’a pas dix francs, ici !…

— Alors, c’est bon… j’vas chez l’ancien… Et on verra !…

Mlle Rubis se jeta à son cou, s’écriant :

— Ah ! Michel !…

Il lui restitua le nom dont il l’avait appelée, la première nuit de leur liaison, pour mêler à son amour un souvenir de son village :

— Ma Marie !…

Après ce baiser, il partit en courant. Mlle Rubis était songeuse. Elle regardait sans haine le couple qui se méfiait, et elle demanda :

— Madame… vous permettez qu’on attende ici ?… Ma sœur est bien fatiguée…

Les Michel semblaient ne l’avoir pas entendue. Leur face parcheminée étaient sévère, parce qu’ils calculaient. Du soleil jouait dans les cheveux fauves et dans les cheveux châtains des deux filles ; et, mieux que tous les fards, la lumière libre exaltait leur jeunesse.