Un vieux soldat (Verhaeren)

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Les Ailes rouges de la guerreMercure de France (p. 183-189).
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UN VIEUX SOLDAT


Son grand cœur orageux tonnait en ses paroles
Et ceux qui l’écoutaient se taisaient devant lui.

Il n’importait que l’hyperbole
Enflât parfois de son vain bruit
Ce qu’il disait, les soirs des automnes grisâtres,
Au bord des âtres.

« Dites ! si l’on cognait, du moins, comme autrefois !
Mais aujourd’hui

Tout se passe durant la nuit,
Et nul ne sait d’où se portent les coups sans nombre.
Un projecteur lointain illumine les bois,
Un canon plus lointain s’épuise en longs abois,
Et blocs par blocs les hommes choient
Et rejoignent la mort dans la boue et dans l’ombre. »

Il s’arrêtait.
Sa moustache comme en bataille
Attaquait de son ombre immense la muraille.
Il s’arrêtait, toussait et soudain s’emportait :

« Où est la charge rouge aux fulgurances d’or,
Quand les sabres au clair illuminaient les têtes
Et que mille escadrons étaient mille tempêtes
Accoutumant la terre aux foudres de la mort ?
J’étais à Reichshoffen — voici cinquante années.
Ce fut atroce et prompt. Mais du moins le soleil
Sautait de casque en casque au galop des armées.
On y sauva l’honneur en un instant vermeil.


Je me battis encor dans les plaines d’Alsace.
J’y tenais le drapeau et ne le lâchais pas.
Les boulets allemands m’eussent coupé les bras
Que je l’aurais serré entre mes dents tenaces
Et rapporté, le corps saignant, les pas hagards,
Mais le cœur haut et clair, chez nous, dans la patrie.
Ses trois couleurs mettaient l’orgueil dans mes regards
Et je baisais sa frange usée et appauvrie
Dans l’ombre, au soir tombant, quand nul ne me voyait. »

D’un coup, une nouvelle fois, il s’arrêtait,
Bourrant avec ses doigts calleux son humble pipe.
Il tirait posément de sa poche un briquet,
Et son tabac tassé peu à peu s’allumait
Dans le bruit régulier et mouillé de sa lippe.

« Je me trouvai avec Chanzy, à Saint-Quentin ;
Je m’employais avec fureur, soir et matin,
Au bruit d’un vieux clairon dont l’âme était encore,
Après cent ans d’assaut, trépidante et sonore.


Les plus anciens du bataillon nous avaient dit
Qu’il avait retenti à Marengo, jadis,
Et vous comprenez tous que nous fîmes merveille
Quand il chantait, matin et soir, à notre oreille.
J’ai tué pour ma part dix Prussiens à la fois,
Autant qu’à mes deux mains j’ai d’ongles et de doigts.
J’étais alerte à les frapper en plein visage.
Le plus jeunet était un homme de mon âge
Et le plus vieux, dont le front mort était béant,
Couvrait la terre avec un geste de géant. »

Et tapotant soudain sa pipe presque éteinte
À petits coups, pour la vider contre la plinthe,
Les jeux mouillés par le rappel des souvenirs :

« Nous seuls, en ce temps-là, savions vraiment mourir !
Ne pouvant ni ployer, ni dompter la victoire,
Nous voulions que la mort nous trompât sur la gloire
Nous nous battions plus exaltés que des héros.
Certes, sans nul profit, mais fiers que notre peau

Trouée et lamentable attestât notre rage.
Jamais, à tel degré, n’est monté le courage.
À Sedan, on chargea pour rien, — pour le plaisir.
Le ciel tombant n’était point fait pour nous transir.
À Saint-Privat, le soir venu, sous l’hécatombe
Des vingt corps entassés qui lui servaient de tombe,
Le torse à moitié pris dans cet étau de chair,
Le visage couvert et de sang et de glaise,
Un petit gars têtu, né à Belle-Isle-en-Mer,
Agonisait en se chantant la Marseillaise. »

Le vieux troupier nous regarda l’autre après l’un,
Et comme il nous savait revenus de Verdun :
« Et vous, qu’avez-vous fait de merveilleux, en somme ? »

Alors, l’un d’entre nous s’en vint vers le vieil homme
Et très simple, et sans qu’un trouble se laissât voir :
« Je crois que, nous aussi, fîmes notre devoir ! »