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Un voyage aux mines du Cornouailles/03

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III

DE TAVISTOCK À PENZANCE.


Le travail des mines partout répandu. — Il date des premiers Bretons. — Les Phéniciens et les Cassitérides. — Les Romains. — Les Juifs. Le droit royalty. — L’âge du bronze et de l’étain. — L’âge du fer. — Penzance. — Le mont Saint-Michel. — Le cornish language et les Cornishmen. — La pêche du pilchard. — Mary Kalynack et Dolly Pentreath.

De Tavistock nous retournâmes à Plymouth, contents d’échapper à la pluie qui ne nous avait pas laissé un seul instant de répit. John et la chanson avaient bien raison : il pleut toute l’année à Tavistock. Quelle prison ce dut être pour les pauvres soldats nos compatriotes que celle de Dartmoor, où, pendant plusieurs années, au milieu de ces landes stériles et tourbeuses, ils ne virent jamais le soleil, mais un ciel toujours brumeux et triste avec une pluie incessante !

Vue de Tavistock. — Dessin de Durand-Brager.

À Plymouth nous prîmes le chemin de fer du Cornouailles. À peine entrés dans le comté des mines, dont le beau viaduc de Saltash, jeté par Brunel sur le Tamar, forme comme la porte triomphale, les travaux se présentèrent à nous par groupes nombreux. À Saint-Austell, à Truro, à Redruth (la ville des Druides), à Camborne, à Marazion, à Penzance, le cuivre et l’étain sont surtout exploités. On extrait aussi des granits décomposés de Saint-Austell le kaolin ou terre à porcelaine que l’on envoie dans les grandes fabriques du Staffordshire.

Toutes ces exploitations réunies donnent lieu à une activité considérable, et le comté tout entier tire ses principales ressources du travail des mines, auquel il faut joindre cependant celui de la pêche et de la navigation. À côté des villes des mineurs sont celles des marins. On salue en passant, à peu de distance de la voie ferrée, Fowey, port aujourd’hui déchu, mais qui s’est distingué autrefois dans les attaques des Anglais contre la France, et Falmouth, célèbre par ses quakers et son poisson salé, s’il faut en croire lord Byron. Enfin l’agriculture occupe aussi les bras dans le Cornouailles, et l’on a pu dire avec raison que dans ce riche comté il y a trois récoltes : celle qui mûrit à la surface du sol, la moisson ; celle qui provient du sein des eaux, la pêche, et surtout la pêche du hareng ou pilchard ; enfin celle qu’on retire des entrailles du sol par le travail des mines, et ce n’est pas la moins fructueuse des trois.

Cette pointe du Cornouailles, pays de roches granitiques, porphyriques et serpentineuses, de schistes talqueux et micacés passant quelquefois à l’ardoise et traversée par de nombreux filons métalliques, a été fouillée du mineur dès la plus haute antiquité. Les Bretons, qui paraissent autochtones sur cette partie de la Grande-Bretagne, et qui semblent avoir détaché un de leurs rameaux sur l’Armorique, notre Bretagne actuelle, tandis que d’autres prétendent que c’est de l’Armorique qu’est parti l’essaim qui a civilisé la Grande-Bretagne, les Bretons du Cornouailles ont de toute antiquité exploité les mines de cuivre et d’étain de cette inépuisable région. Au temps d’Homère, les Phéniciens venaient charger ces métaux jusqu’en ces lieux éloignés, où ils faisaient escale, tandis qu’ils allaient chercher l’ambre sur les rivages de la Baltique. Les fameuses Cassitérides, ou îles d’étain, sont, dit-on, les îles Schilly, celles que nous appelons en français, on ne sait trop pourquoi, les Sorlingues, et qui sont situées en face du cap Cornouailles ; mais d’autres prétendent que ces Cassitérides des anciens gisaient dans l’Atlantique, vis-à-vis les côtes d’Espagne, au nord, près des rivages ou s’étend aujourd’hui la Galice. On dispute encore et la question est loin d’être vidée, adhuc sub judice lis est ; aussi n’ai-je pas la prétention de la trancher.

Vue de Truro. — Dessin de Durand-Brager.

Mais si l’on est en doute sur la véritable position des Cassitérides, on ne l’est pas sur l’ancienneté des exploitations bretonnes. Les vieux travaux existent toujours, et ils datent de l’époque celtique. Nous savons d’ailleurs par l’histoire que les Carthaginois, les Grecs, les Phocéens de Massilie suivirent les traces des Phéniciens, et se présentaient avec leurs barques dans les ports du Cornouailles pour s’y livrer au commerce des métaux. Serait-ce en souvenir de ces anciennes relations avec les Phéniciens et les Carthaginois que les habitants du Cornouailles reçoivent encore au baptême des noms comme ceux d’Annibal et de Zénobie fort peu employés ailleurs ?

Après les Bretons, les Romains, si habiles à profiter de leurs conquêtes et les plus grands administrateurs qui aient jamais existé, se gardèrent bien de laisser inactifs les travaux des mines de cuivre et d’étain. Une nouvelle époque de prospérité marqua cette exploitation qui se continua pendant toute la durée de l’Empire, jusqu’à l’invasion des Barbares.

Au moyen âge, ce furent les Juifs qui se chargèrent de ces travaux comme en tant d’autres pays de l’Europe. On prétend même qu’attirés sur ce point, comme sur tous ceux où il y a un commerce lucratif à tenter, ils y étaient venus en foule bien avant l’époque de leur dispersion, ou de la prise de Jérusalem par Titus.

L’exploitation des mines, suivant les idées de ces temps, fut déclarée de droit régalien, c’est-à-dire appartenant à la couronne, qui seule pouvait battre monnaie ; mais les particuliers avaient permission d’exploiter le cuivre et l’étain en payant au souverain le droit de royalty.

Cette redevance existe encore aujourd’hui en Angleterre, d’où les vieilles lois et coutumes n’ont jamais tout à fait disparu, et elle est toujours payée, notamment pour l’exploitation des mines de charbon, aux propriétaires du sol, qui occupent dans la possession de la terre, surface et tréfonds, le lieu et place du souverain. Les mines de métaux du Cornouailles sont restées la propriété de la couronne, du moins sur les terrains vagues, et sont données en apanage à l’héritier présomptif, qui perçoit sur les exploitants le droit de royalty. Les propriétaires de la surface se réservent de même une part dans l’exploitation, quand la mine existe sous le sol qui leur appartient.

Ce fut Édouard III qui, en 1333, fit cadeau des mines et du duché de Cornouailles à son fils aîné le Prince Noir, le futur vainqueur du roi Jean, et à ses héritiers les fils aînés des rois et des reines d’Angleterre à perpétuité. C’est en vertu de cet acte que les mines et le duché de Cornouailles sont encore aujourd’hui la propriété du prince de Galles, qui en tire ses plus beaux revenus.

On vient de voir que ce furent les Juifs qui pendant tout le moyen âge donnèrent le plus grand développement aux mines d’étain du Cornouailles. Ils étaient disséminés autour de Marazion, dans lequel certains étymologistes voient les deux racines amara Sion. D’autres font venir Marazion de Marziou ou market jew, le marché des Juifs, et ce lieu aurait été alors au moyen âge le grand marché de l’étain. Enfin, des ruines de tours et des restes d’exploitations souterraines qui remontent à cette époque portent dans le pays le nom de Jew’s houses, ou maisons des Juifs.

L’étain s’employait au moyen âge dans la confection d’une foule d’ustensiles qui depuis se sont fabriqués autrement ; tandis que dans l’antiquité, allié au cuivre, il servait surtout à la confection du bronze. Le bronze ou airain, le χαλκός des Grecs, l’æs des Latins, a été le grand métal des anciens, qui avaient même appris à le tremper et à lui communiquer la dureté que nous donnons à l’acier. Le bronze servait alors à fabriquer tous les objets d’un usage journalier, les armes, les ustensiles de la vie domestique ; en même temps il était employé, comme aujourd’hui encore, dans la fabrication de la monnaie commune, et dans la fonte des objets d’art, médailles ou statues. À notre époque, le bronze, l’étain, le cuivre, ont presque entièrement disparu des usages ordinaires ; mais le fer est venu, et avec lui la fonte et l’acier. Que d’emplois divers ces trois derniers métaux ont reçus, et combien ils ont aidé, d’une manière directe ou détournée, au progrès de la civilisation ! Admirons sans l’étudier davantage cette curieuse évolution des métaux, et nous, les fils de l’âge de fer, soyons fiers du temps présent, et reconnaissons que notre siècle ne sera pas le plus mal partagé dans l’histoire des âges.

Presque tous les historiens de l’antiquité, Strabon, Pline, Diodore de Sicile, Timée, ont parlé des travaux métallurgiques du Cornouailles, et ils y font souvent allusion dans leurs écrits.

Diodore de Sicile, dans un des livres qui ont été conservés de sa Bibliothèque historique, dit que les anciens Bretons chargeaient d’étain sur des bateaux d’osier recouverts de cuir, et le portaient vers l’île d’Ictis. Il faut avouer que les Bretons d’alors étaient plutôt mineurs et fondeurs que marins, et que rien ne faisait présager en eux les hardis navigateurs de la moderne Angleterre.

L’historien grec Timée, qui mentionne également les exploitations minérales des anciens Bretons du Cornouailles, diffère un peu de Diodore de Sicile. Il dit que c’était sur des chariots qu’on transportait l’étain à marée basse vers les îles voisines de la Grande Bretagne.

Que ce fût sur des chariots ou dans des bateaux d’osier recouverts de cuir que les Bretons d’Albion aient conduit l’étain dans les îles limitrophes de leurs rivages, toujours est-il que c’est dans ces îles que les Phéniciens, les Carthaginois, les Grecs et plus tard les Romains venaient charger ce métal, pour le vendre ensuite dans tous les ports de la Méditerranée. L’étain portait alors le nom de plomb blanc, plumbum album, et c’est sous ce nom qu’il est décrit dans l’Histoire naturelle de Pline. L’auteur latin revient à plusieurs reprises sur les bateaux d’osier, et lui, qui d’ordinaire fait si bon accueil à tant de récits mensongers ou étranges, va jusqu’à dire cette fois que c’est là une fable imaginée par les Grecs pour cacher les véritables gisements de l’étain dans les îles de l’Atlantique.

De l’époque du moyen âge, il nous reste une foule de manuscrits et de lois spéciales qui ont trait aux mines du Cornouailles ; enfin l’époque contemporaine l’emporte encore sur toutes les autres par l’importance et l’immensité des exploitations.

C’est surtout autour de Penzance qu’on peut étudier ces curieux travaux ; mais il importe de donner au préalable un coup d’œil sur le pays, et de parler de l’extérieur avant de pénétrer dans les profondeurs du sol.

Vue de Penzance. — Dessin de Durand-Brager.

Penzance, ou nous étions descendus, est la dernière station du chemin de fer de Cornouailles, et la ville la plus occidentale de toute l’Angleterre. Bâtie sur un sol de granit, elle mire dans une vaste baie les clochers de ses églises et les blanches façades de ses maisons. Au milieu du golfe s’élève, à une grande hauteur, le mont Saint-Michel, qui fut jadis un château fort et un monastère comme le nôtre, et qui, plus heureux, n’a jamais servi de prison, surtout de prison politique.

À la marée haute, le mont Saint-Michel forme une île ; à marée basse, il communique avec la terre. Quelques archéologues voient dans cette île l’Ικτις de Diodore de Sicile, où les Bretons venaient entreposer l’étain. D’autres prétendent que l’Ικτις des Grecs, la Vectis des Latins, est l’île de Wight actuelle. Au pied du mont Saint-Michel est un village de pêcheurs qui, vu de la terre ferme, produit le plus gracieux effet.

Penzance a donné le jour à des hommes célèbres, entre autres au chimiste Humphrey Davy, le même qui a découvert la lampe à treillis mécanique qui porte son nom, et qui protége si heureusement la vie du mineur des houillères dans les chantiers à gaz explosible ou grisou. Le souvenir du savant est resté en vénération dans cette ville de marins et de mineurs ; elle a gardé le culte de la science, et pour une ville de dix mille âmes, elle offre au touriste et à l’ingénieur un muséum de géologie qui mérite d’être visité. Nous le parcourûmes avec plaisir, car nous y rencontrâmes une collection fort complète d’échantillons minéralogiques du Cornouailles, ainsi que des modèles des principaux dolmens, menhirs, cromlechs, etc., dont les ruines se retrouvent çà et là dans la contrée surtout au bord de la mer.

Ces ruines et le type des habitants sont tout ce qui reste de l’ancienne famille celtique qui peuplait jadis le pays. La langue primitive, le breton du Cornouailles, que les Anglais appellent cornish language, a entièrement disparu depuis environ un siècle. Elle ne revit plus que dans quelques noms de villes, de montagnes, de caps. Dans ces noms se retrouvent souvent les particules initiales Tre (tour, village, ville), comme dans Truro, Pol (étang, lac), comme dans Poljew, et Pen (colline, cap, capitale), comme dans Penzance. Il y a aussi le distique fameux : ›

« By Tre, Pol and Pen,
You may know the Cornishmen : »

« Par Tre, Pol et Pen, vous connaîtrez les hommes du Cornouailles. »

Ce n’est pas dans ces noms seuls qu’on les retrouve, et leur type les rattache directement à la race celtique ou bretonne. Ils ont les cheveux noirs, les yeux gris, la face ovale, le teint brun et mat, tandis que les Anglo-Saxons et les Anglo-Normands ont les cheveux blonds ou rouges, les yeux bleus, la face ronde, le teint blanc et coloré. Néanmoins l’assimilation s’est faite, et elle s’est faite complétement. Toute trace de nationalité distincte a disparu, et alors que nous retrouverons dans le pays de Galles les mœurs, le costume, la langue des ancêtres encore vivants, alors qu’en Irlande la même chose existe aussi et y est de plus cause d’une opposition tantôt sourde, tantôt ouverte, contre les institutions anglaises, dans le Cornouailles rien de pareil n’existe. Le pays le plus tôt et le plus entièrement soumis a été celui qui a perdu le plus tôt sa langue. Ce phénomène ethnologique est d’ailleurs général.

Vue de Teignmouth. — Dessin de Durand-Brager.

J’ai dit que les habitants du Cornouailles n’étaient pas seulement mineurs, mais que la pêche occupait aussi une partie de la population. La pêche principale du pays est celle du pilchard, un poisson particulier à ces mers, et qui tient le milieu entre la sardine et le hareng. Elle a lieu de juillet à décembre, et c’est un grand jour que celui où elle s’ouvre. La baie de Penzance et celle de Saint-Yves, que nous visiterons plus tard sont les deux principaux théâtres de cette pêche qu’on pourrait à bon droit appeler miraculeuse, à cause de la quantité de poissons qu’on y prend. Les pilchards viennent par millions de l’Atlantique, disent les uns, des mers du Nord, disent les autres. Arrivés au cap Cornouailles, ils se divisent en deux bandes, une qui passe vers Saint-Yves, l’autre vers Penzance. C’est souvent par centaines de mille à la fois qu’ils se prennent dans les filets traîtreusement tendus sur leur passage.

La pêche se fait la nuit. Le matin les bateaux rentrent au port et le poisson est livré aux femmes qui le salent. Puis on l’entasse dans des barriques et on l’expédie dans tous les ports de la Méditerranée. À Naples, par exemple, il aide à passer le carême, et fait, avec le macaroni, la joie des gens du peuple, sinon des lazzaroni, puisqu’on dit qu’il n’y a plus de lazzarone, depuis le départ de François II. La Méditerranée reconnaissante envoie à son tour à l’Angleterre ses anchois, plus appréciés des Anglais que le pilchard. La chair de ce poisson est cependant de haut goût. Les pilchards qui n’ont pu entrer dans les barriques sont employés en agriculture comme fumier, et cet engrais est d’un fort bon usage. À Maurice, à l’île Bourbon, nous avons vu employer de même avec profit sur les plantations, et concurremment avec le guano, des morues gâtées venant de Terre-Neuve. (La morue forme avec le riz la base de la nourriture du coolie ou engagé indien.)

Les poissonnières attachées à la préparation du pilchard portaient naguère encore le costume national. Ce costume a disparu il y a une dizaine d’années avec la dernière femme qui l’ait porté, Mary Kalynack (un vrai nom du Cornouailles), la doyenne des fisherwomen. À quatre-vingt-quatre ans, en 1851, lors de la première grande exposition, cette vénérable femme entreprit à pied le voyage de Penzance à Londres et arriva heureusement. Elle fut présentée à la reine. Son buste fut sculpté par Burnard, un artiste du Cornouailles, et se trouve, dit-on, dans la cour de la Société polytechnique de Falmouth. La bonne vieille se refusa d’abord à laisser faire son portrait ; mais quand elle sut que l’artiste était Cornish : « Allons, dit-elle, je poserai ; car je n’ai rien à refuser aux enfants de mon beau pays. »

C’est aussi avec une poissonnière, Dolly Pentreath, morte centenaire, qu’a disparu, en 1788, le langage primitif du Cornouailles. Dolly fut la dernière personne qui parla le cornish language, et un poëte a pu dire d’elle :

« The old Doll Penthreath,
The last who jabbered Cornish : »

« La vieille Dolly Penthreath, la dernière qui baragouina le Cornish. » Le bas peuple est toujours le plus attaché aux coutumes et au langage national.

Vue de Dartmouth. — Dessin de Durand-Brager.

La récolte du pilchard varie de vingt à quarante mille barils suivant que les années sont bonnes ou mauvaises. Le baril renferme deux mille quatre cents poissons, et vaut de cinquante à soixante shillings (le shilling représente, on le sait, un franc vingt-cinq centimes de notre monnaie). C’est un total de quinze cent mille francs à trois millions versés annuellement dans le pays par le seul fait de cette industrie. Elle méritait bien une mention à cause même de son caractère particulier, sinon de son importance, car nous allons voir que l’industrie des mines est autrement fructueuse pour le Cornouailles que celle de la pêche, et compose, on peut le dire, l’industrie vitale du pays.

L. Simonin.

(La suite à la prochaine livraison.)