Un voyageur des pays d’en-haut/Chapitre II

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Beauchemin & fils (p. 23-46).

CHAPITRE II


Un mot sur les engagements des voyageurs. — Préférence des compagnies pour des serviteurs canadiens. — Départ de Lachine. — Voyage. — Arrivée au Nord-Ouest.


C’était au printemps de l’année 1815, époque où les deux compagnies de traite, celle du Nord-Ouest et celle de la baie d’Hudson, rivalisaient de ruse pour accaparer le commerce des fourrures.

Depuis longtemps ces marchands avaient compris l’avantage qui résultait pour leur commerce, à s’entourer de serviteurs canadiens, parce que ceux-ci supportaient mieux les fatigues que les Européens, et parce qu’ils savaient, surtout, s’attirer l’affection des sauvages.

Tous nos trappeurs canadiens étaient bien vus des tribus indiennes. De tout temps, depuis l’établissement du Canada, les indigènes recherchèrent l’amitié des Canadiens et des Français. Chez eux le nom de Français signifiait ami.

Les tribus ennemies, entre elles, tenaient beaucoup à se faire les alliées des Français ; ces pauvres sauvages n’attendaient en retour ni argent ni présents ; ils se trouvaient assez honorés de cette amitié.

Une des causes des rapides succès de la compagnie du Nord-Ouest, fut le personnel dont elle sut s’entourer ; la presque totalité de ses serviteurs était des Canadiens-Français et des Métis français.

Il est resté, jusqu’à aujourd’hui, chez les sauvages, une espèce d’antipathie pour le nom anglais. C’est tellement le cas, que, lorsqu’un sauvage veut insulter quelqu’un, il l’appelle Anglais (Saganâche en indien).[1]

Chaque printemps, à Lachine et dans la banlieue de Montréal, quelques semaines avant le départ des voyageurs pour la Rivière-Rouge, il y avait des embaucheurs qui recrutaient des jeunes gens pour les compagnies de traite.

Au village de Lachine, où se trouvaient les grands dépôts de marchandises et de pelleteries, les vieux trappeurs qui avaient déjà vu le Nord-Ouest, se réunissaient pour préparer les provisions et le chargement des canots. Pendant quinze jours, c’était, pour ces vieux loups du Nord, une suite de fêtes et de divertissements ; ils invitaient tous leurs amis, et faisaient bombance ; on aurait dit qu’ils tenaient à dépenser jusqu’à leur dernier sou, et à partir le gousset complètement vide.

La boisson coulait à flots ; le soir il y avait bal. Pendant ces moments-là, chacun racontait une histoire, fausse ou vraie, d’un fait passé dans les pays sauvages. C’était presque toujours du merveilleux. Selon un dicton populaire, les voyageurs n’avaient jamais vu de petits loups, pour dire qu’ils n’avaient vu que des choses extraordinaires.

D’après le tableau qu’ils traçaient, tout le voyage, depuis Lachine jusqu’à la Rivière-Rouge, ne devait être qu’une partie de plaisir, un vrai pique-nique.

La navigation sur les lacs et les rivières, les campements à la belle étoile sur les grèves, les paysages sans cesse renouvelés qui se déroulaient aux regards étonnés du voyageur ; la chasse dans les prairies, cette chasse si abondante qu’un homme tant soit peu adroit se procurait, en moins d’une demi-heure, avec son fusil, de quoi vivre dans l’abondance durant six mois ; enfin la liberté, ce rêve de tout jeune homme impatient du joug de l’autorité ; tout cela était représenté de façon à éblouir la jeunesse, et à lui donner le vertige. Toutes ces narrations poétiques étaient préparées d’avance, pour entraîner ceux qui consentaient à y prêter l’oreille.

Ordinairement, c’était pendant ces jours de fête que les engagements se signaient. Les pauvres jeunes gens de la campagne, qui n’avaient jamais dépassé les limites de leur paroisse, regardaient avec admiration leurs anciens camarades, devenus voyageurs, portant ceinture à flèche et mocassins brodés, fêtés comme des princes, et jouant avec l’argent.

« Voilà ce que c’est, se disaient-ils, que d’avoir vu du pays : on roule gros, et l’on connaît beaucoup de choses. Voyez comme on est considéré ! Moi aussi je veux faire un voyage au Nord, et quand je reviendrai au pays, j’aurai, comme mes amis, des histoires à raconter ; on viendra me fêter, et j’émerveillerai par mes récits garçons et fillettes. »

Si la plupart de ceux qui s’engagèrent pour le Nord furent trompés sur le sort qui les attendaient, il faut dire aussi que tous ne se déterminèrent pas à partir, poussés par le même motif.

Pour les uns, c’était le désir de jouir de la liberté illimitée qu’ils croyaient entrevoir dans les déserts de l’Ouest. La vie sauvage leur souriait ; il leur semblait que là-bas, débarrassés de tout frein, vêtus comme l’Indien, couchant avec lui sous la tente, et chassant comme lui pour vivre, ils n’auraient plus rien à désirer ; pour les autres, c’était l’envie de faire figure quand ils reviendraient au Canada.

Lorsque les jours de fête étaient finis, et que le temps de songer au départ était venu, les recrues commençaient à réfléchir et à regretter leur folie. Dans la chaleur du vin, ils s’étaient liés sans trop songer aux tristes conséquences qui s’en suivraient. Maintenant, revenus à eux, ces pauvres jeunes gens versaient des larmes et demandaient aux agents des compagnies de vouloir bien leur rendre la liberté, offrant de remettre l’argent avancé sur le salaire promis.

Vains regrets ! les bourgeois n’étaient pas hommes à se laisser attendrir par des lamentations. Ceux qui ont connu les vieux traiteurs de pelleteries, savent qu’une peau de castor seule avait la vertu de toucher leur cœur ; aussi jamais ils ne consentaient à résilier un contrat fait avec un serviteur. Le service d’un bon Canadien dans toute la force de l’âge, était pour eux un fonds trop riche à exploiter pour y renoncer par un simple sentiment de pitié. Le jour du départ arrivé, le nouveau voyageur devait, bon gré mal gré, monter en canot, et refouler son chagrin au fond du cœur.

Jean-Baptiste Charbonneau, qui avait été soldat, et qui ne quittait pas le nid pour la première fois, partit assez gaiement ; il savait, d’ailleurs, qu’un homme de sa condition ne devait pas s’attendre à avoir toutes ses aises, et il voulait partir, coûte que coûte, comme il le disait, quitte à réfléchir plus tard sur les inconvénients.

L’avant-veille de son départ seulement, il annonça à sa famille son engagement pour une durée de trois années.

Le cinq mai 1815, il fit ses adieux au Canada, qu’il ne devait plus revoir. Il faisait partie de la fameuse brigade dirigée par Collin Robertson. Celui-ci, l’hiver précédent, avait été chargé par lord Selkirk d’aller établir, au delà du grand lac Athabaska, des postes de traite pour faire opposition au commerce de la compagnie du Nord-Ouest. Charbonneau montait à la Rivière-Rouge avec Robertson, mais il n’était pas destiné pour se rendre au fond du Nord avec le reste de l’expédition.[2]

Le jour du départ, une foule de personnes se rendaient à Lachine pour être témoins du spectacle. Les voyageurs avaient soin de refouler leur chagrin au fond du cœur par de copieuses libations.

Quand les canots étaient chargés et que la flottille était prête, un hourra solennel, poussé par toutes les poitrines, faisait retentir les échos d’alentour, puis, au chant cadencé d’une chanson canadienne, les bras vigoureux des rameurs lançaient les embarcations sur le fleuve.

Le travail le plus rude était le partage des novices ; là comme à la guerre, il fallait gagner ses épaulettes. Toutes les nouvelles recrues étaient décorées pour la première année du nom peu poétique de mangeurs de lard. L’origine de ce sobriquet venait, paraît-il, des plaintes exprimées par les conscrits, quand ils se voyaient réduits à n’avoir pour toute nourriture, le long de la route, qu’une maigre ration de maïs (blé-d’Inde lessivé).

Les Canadiens de nos campagnes sont accoutumés à manger de la viande de porc bouillie dans la soupe, mets que les habitants, affamés par leurs rudes travaux des champs, trouvent délicieux. Aussi, dès que les nouveaux voyageurs se voyaient privés de ce bon plat de famille qu’ils avaient savouré autrefois avec délices, ils se lamentaient comme les Hébreux au souvenir des oignons d’Égypte, et répétaient tristement ce refrain : Ah ! si nous avions du lard !

Pendant les deux mois que durait le voyage de Montréal à la Rivière-Rouge, c’était toujours la même plainte qui revenait.

La pitance allouée pour chaque jour, consistait en une pinte de maïs lessivé et une once de graisse ; chacun pouvait y joindre de l’eau à discrétion. Avec cela le travail était rude, et les journées longues. La brigade ne s’arrêtait que pour le dîner. On comprend qu’un tel métier paraissait dur aux novices, et que le souvenir de la soupe et du lard leur faisait faire de sérieuses réflexions, quand arrivait l’heure des repas.

Les voyageurs attachés au service des compagnies se divisaient en plusieurs classes : les commis, les interprètes, les guides, les conducteurs de canots, enfin les rameurs, qui étaient ordinairement les mangeurs de lard, ou les novices.

Les conducteurs de canots étaient subdivisés en deux catégories : les pilotes ou timoniers formaient la première, les rameurs formaient la seconde.

Chaque canot, en partant de Lachine, portait, outre les hommes d’équipage, avec chacun son bagage pesant quatre-vingt-dix livres, six cents livres de biscuit, deux cents livres de petit-salé, trois boisseaux de fèves, deux toiles cirées pour protéger les marchandises contre la pluie, une voile, une haussière, une hache, une chaudière, une éponge pour ôter l’eau qui s’introduisait au fond de l’embarcation, une certaine quantité de brai, d’étoupe et d’écorce, pour les réparations en cas d’avarie.

Quand un Européen voyait pour la première fois ces frêles embarcations, tellement chargées que le plat-bord dépassait de six pouces à peine le niveau de l’eau, il ne croyait pas qu’il fût possible d’éviter un naufrage, surtout en songeant aux mille difficultés de la route ; mais les Canadiens savaient si bien manier l’aviron, et dirigeaient un canot avec tant d’adresse, que rarement il y avait un accident à déplorer.

En quittant Lachine, on se rendait d’abord à Sainte-Anne, à l’extrémité occidentale de l’Île de Montréal. Quoique la distance ne soit que de quinze milles, cependant c’était toujours en cet endroit que se faisait le premier campement, et les canotiers n’étaient censés commencer le voyage qu’en partant de Sainte-Anne. Avant de quitter cette place, ils allaient faire une prière à l’église, saluer la bonne sainte Anne et se mettre sous sa protection. À cette époque, ce sanctuaire était à peu près le dernier qu’ils rencontraient sur leur route.

Le lendemain on faisait vraiment les adieux au Canada : le voyage était commencé. La route offrait plus d’un danger. Pour éviter les chutes et les rapides, il y avait à faire de nombreux portages.[3] Les voyageurs de la dernière classe, c’est-à-dire les rameurs, étaient les seuls employés à cette besogne de portefaix.

Dès que le canot arrivait à la tête d’un rapide, on l’arrêtait à vingt ou trente pas de la grève, de peur de le heurter sur des cailloux qui l’auraient percé et coulé à fond.

Les rameurs, sans hésiter, se mettaient à l’eau ; deux d’entre eux saisissaient les pinces du canot pour le tenir immobile. S’il y avait dans l’embarcation un bourgeois ou un commis, il se faisait transporter à terre sur les épaules d’un vigoureux et solide voyageur ; les autres se hâtaient de porter à la grève toutes les pièces. Aussitôt que le canot était vidé, quatre, six, ou huit hommes le portaient sur leurs épaules à l’extrémité du portage. Là, ceux qui étaient désignés pour tenir l’embarcation en bon état, l’examinaient avant de la remettre à flot. Pour charger le canot, on usait des mêmes précautions que pour le décharger ; il était porté dans l’eau à quelques pas du rivage, deux hommes lui servaient d’ancre, et à mesure que les colis arrivaient, ils étaient replacés avec soin au fond de l’embarcation.

Au printemps, quand les glaçons flottent encore sur les rivières, quand la bise est froide, et que les rayons du soleil ne sont pas assez ardents pour attiédir l’atmosphère, un bain de cette nature, prolongé pendant quelques heures, et répété plusieurs fois le jour, doit faire éprouver de douloureuses sensations à celui qui le subit. Cependant c’était à cette cruelle nécessité qu’étaient soumis les canotiers pendant toute la durée du voyage. Quand l’opération du transbordement était finie, le rameur reprenait sa place dans l’embarcation, sans avoir un moment pour tordre ses habits ruisselants d’eau. Si les portages se succédaient rapidement, le pauvre malheureux était condamné à être trempé et grelottant jusqu’au soir.

Le transport des colis d’un bout du portage à l’autre avait heureusement, pour ces circonstances, le bon effet de raviver la chaleur du sang et de réchauffer les membres engourdis par l’eau glacée. Un de ces colis (nous l’avons dit plus haut) pesait de quatre-vingt-dix à cent livres. Un homme de moyenne force et peu accoutumé à soulever ces fardeaux, n’en portait que deux à la fois ; mais ceux dont les muscles étaient solides et qui voulaient faire étalage de leur force, en portaient jusqu’à cinq et six. D’anciens voyageurs assurent avoir vu de ces hommes qui en enlevaient huit sans se gêner. Au moyen d’une courroie de cuir suspendue sur leur tête, et rejetée en arrière, ils réussissaient à se placer cette charge sur le dos, et, au pas accéléré, ils la transportaient au bout du portage. Le nom d’un nommé José Paul a été longtemps célèbre dans le Nord pour des exploits de ce genre.[4] Les sentiers que suivaient les voyageurs étaient quelquefois à peine praticables pour des hommes libres de leurs mouvements. Tantôt on côtoyait le bord escarpé d’un rocher au pied duquel était un abîme ; tantôt on traversait un marécage où le pied s’enfonçait dans la vase ; ailleurs, c’était une côte abrupte qu’on avait à gravir avec la charge sur le dos.

De Montréal au lac Nipissing, c’était au moins trente-six portages qu’on avait à passer ; de là au lac Huron, il y en avait huit pour descendre la rivière des Français. Plus loin, du fort William au lac Winnipeg, ils étaient pour le moins aussi nombreux et quelquefois plus fatigants ; aussi celui qu’on appelait le Grand-Portage, à Kaministigouia, avait trois lieues de long.

Outre les fatigues causées par ce travail rude et continuel, les voyageurs avaient à supporter les piqûres de myriades de moustiques, qui les harcelaient nuit et jour ; souvent ils en étaient enveloppés comme d’un nuage.

Ordinairement c’est vers la fin de juin que ces insectes font leur apparition. Ceux qui n’ont jamais été dans les bois, et le long des lacs ou des rivières de ces contrées septentrionales, n’ont aucune idée des tourments que peut causer cette armée de petits ennemis ailés. Ils sont si nombreux quelquefois et si altérés de sang, qu’ils font périr, les animaux sauvages, tels que le chevreuil et l’orignal. Il est même arrivé que des chevaux ont succombé sous les dards de ces milliers de cousins, qui leur couvraient littéralement tout le corps. À la veille de la pluie, quand le temps est sombre, on voit des nuages de moustiques tellement épais qu’il devient impossible de garder une lampe ou une chandelle allumée ; c’est à peine alors si on parvient à les éloigner un peu, au moyen d’une forte fumée.

Pendant le jour, les voyageurs novices, occupés à manier l’aviron, subissaient de copieuses saignées, et malheur à eux s’ils osaient se plaindre, l’épithète de mangeur de lard, unique emplâtre pour calmer leurs douleurs, leur était immédiatement appliquée. Le plus sage était de tout endurer sans se plaindre et de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Le soir, les voyageurs campaient sur la grève, et dormaient comme ils pouvaient, exposés durant la nuit à la pluie, au vent, et aux maringouins ; cependant, il fallait se hâter de profiter de la nuit telle qu’elle était, car elle n’était pas longue. La brigade campait très tard et repartait de grand matin. Le guide donnait le signal du réveil dès la pointe du jour ; or au mois de juin, sous ces latitudes, l’aurore suit de très près le crépuscule.[5]

Ce n’était pas par le cri du Benedicamus Domino que le guide réveillait ses hommes. Le signal était celui-ci : Lève, lève, nos gens ! Alors les voyageurs se hâtaient de ployer les tentes des bourgeois et des commis, remettaient les canots à l’eau, et après les avoir chargés, reprenaient l’aviron pour ne le déposer qu’à l’heure du déjeuner, ou au premier portage, s’il s’en rencontrait un. Le portage amenait un peu de variété, mais ne donnait pas de repos.

Dans les canots, les chefs avaient continuellement les yeux sur les rameurs, pour les stimuler s’ils les voyaient se relâcher un moment.[6]

La vitesse de la marche était calculée d’avance, et les campements étaient fixés tout comme les stations sur une ligne de chemin de fer. En partant à telle heure de tel endroit, on devait arriver à telle autre heure dans un autre, et, à moins d’accidents, on savait au juste le nombre de jours que durerait le voyage de Montréal à la Rivière-Rouge.

Charbonneau racontait encore, dans sa vieillesse, combien il avait trouvé les journées longues et le métier rude durant les premières semaines, et combien de fois il avait regretté amèrement les joies du foyer, le bon pain de famille et son lit sous le toit paternel.


  1. En 1870, lorsque les volontaires arrivèrent à la Rivière-Rouge, ils se campèrent sur le bord de l’Assiniboine. Le soir, quand les ténèbres étaient venues, des Sauteux, qui étaient campés sur le côté opposé de la rivière, criaient à tue-tête aux volontaires : Saganâche ! Saganâche ! Ceux-ci ne comprenaient pas, mais les Métis qui entendaient les sauvages, riaient bien.
  2. Cette expédition de Robertson eut le plus funeste résultat. Elle était exclusivement composée de Canadiens. Les canots sur lesquels ils étaient n’arrivèrent à leur destination que vers la fin de l’automne, et, malheureusement, aucunes provisions n’avaient été amassées d’avance dans ces contrées, pour nourrir les voyageurs pendant l’hiver ; jamais plan ne pouvait être plus mal calculé.
    La compagnie du Nord-Ouest, qui avait devancé de plusieurs années la compagnie de la baie d’Hudson au lac Athabaska, se trouvait maîtresse du pays et commandait aux sauvages. Rendu à la Rivière-Rouge, Collin Robertson avait chargé un nommé Clark de conduire l’expédition, et celui-ci comptait sur les Indiens pour se procurer des vivres. Mais quand ils arrivèrent au lac Athabaska, les sauvages étaient déjà retirés dans l’intérieur des terres, et ils se trouvèrent dépourvus de tout, sans aucun espoir de trouver de quoi vivre. Ils étaient au nombre de cent. Espérant se procurer quelque moyen de subsister par la chasse, ils se séparèrent par petits détachements, et se dirigèrent vers la rivière aux Anglais, la rivière la Paix, le fort Chipeweyan, le lac des Esclaves. À mesure que la saison avançait, ils étaient de plus en plus menacés de mourir de faim.
    Dix-huit de ces malheureux ayant été détachés par leur chef pour aller chercher en raquettes les quartiers d’hivernement des sauvages, s’égarèrent en route et se virent réduits à manquer de tout. Environ trois semaines après leur départ, ils étaient tous morts de faim, à l’exception d’un seul, qui réussit à atteindre un fort de la compagnie du Nord-Ouest. Ceux qui avaient lutté le plus longtemps contre la mort s’étaient vus dans l’horrible nécessité d’assouvir leur faim sur les cadavres de leurs camarades. Les quatre-vingts autres trouvèrent moyen de gagner les postes du Nord-Ouest, et de se mettre au service de cette compagnie.
  3. Le portage est un endroit où la navigation se trouve interrompue par une chute ou un rapide ; on est forcé alors de transporter par terre les marchandises et les canots.
  4. José Paul était un Canadien né à Sorel. Il était d’une force si prodigieuse, que tous ses compagnons en avaient peur comme du diable. On raconte de lui une foule d’anecdotes fort intéressantes.
    Un jour, au fort William, sur les bords du lac Supérieur, José avait bu outre mesure et faisait un vacarme affreux au milieu de ses camarades. Il voulait se battre avec tout le monde, et comme personne ne se souciait de se mesurer avec lui, il appelait les diables de l’enfer à venir faire le coup de poing. Monsieur le grand vicaire Crevier, alors missionnaire au Nord-Ouest, se trouvait dans le fort William ; lui aussi avait le bras raide et solide. Il était en ce moment occupé à se raser dans sa chambre. Les cris et les imprécations de José l’impatientaient ; il résolut de mettre fin à tout ce tapage. Sans attendre la fin de l’opération, il dépose son rasoir sur la table, s’essuie un peu la figure et sort dans la cour du fort, où tous les gens étaient assemblés. José, en l’apercevant, fut un peu interloqué ; il le fut bien davantage quand il le vit se diriger droit à lui. M. Crevier, sans lui donner le temps de se reconnaître, lui saisit le bras comme avec un étau, et lui enfonce ses doigts dans la chair en lui disant : « José, apaisez-vous. S’il m’était permis à moi de me battre, vous ne jacasseriez pas tant. » Ce fut fini : José, le bras pendant, alla s’asseoir bien tranquillement dans un coin, et le calme fut rétabli.
    Un bon vieux bourgeois du Nord, en racontant plus tard ce fait à Mgr Taché, ajoutait : Bigre ! il était fort M. Crevier.
    Une autre fois, dans un magasin de la compagnie de la baie d’Hudson, un commis voulut essayer les forces de José Paul. Il avait entassé dans un coin un certain nombre de barils de sucre du poids de cent livres, et en avait rempli un de balles de plomb. Le commis pria José de vouloir bien lui passer les barils de sucre sur le comptoir, se promettant bien de rire quand arriverait le tour du baril de balles. Il y avait du monde dans le magasin. Un baril de sucre ne pesait pas au bras de José ; aussi les passait-il lestement au commis. Tout à coup il s’aperçoit du tour qu’on a voulu lui jouer : il vient de saisir les balles. Alors, comme Samson arrachant les portes de la ville de Gaza, il fait un effort suprême, lève cet énorme fardeau au bout de ses bras, puis le rabat de toutes ses forces sur le comptoir. Le commis ne riait plus : le comptoir écrasé sous un tel poids se brise en morceaux ; le plancher même est enfoncé, et les balles roulent au fond de la cave. « Tiens, dit José, quand vous voudrez rire de moi, vous vous y prendrez autrement. »
  5. À Saint-Boniface, le 24 juin, on lit très facilement à neuf heures et demie du soir sans le secours d’une lampe et on peut dire qu’il y a à peine quatre heures de nuit.
  6. On rapporte une réponse assez goguenarde donnée un jour par un rameur qui ménageait ses forces en plongeant son aviron dans l’eau tout près du canot. « Paresseux, lui cria le guide, va donc chercher l’eau plus loin. — Pourquoi, répondit le rameur, l’aller chercher loin, tandis que j’en ai si proche ? »