Une âme à la mer/02

La bibliothèque libre.
Les Gémeaux (p. 61-144).


« Goëlette Ailée »



Ce livre,

Pour ma Maman chérie qui m’aide dans la tâche ardue et belle que je me suis assignée :

Développer notre yachting, défendre notre construction, Porter haut l’honneur du pavillon de france.

V. HÉRIOT.


PRÉFACE


Vous, qui lirez ces contes de la Mer, obéissez auparavant au souvenir. Laissez venir à vous les rêves.

Évoquez le dialogue des eaux lamées d’argent et de la lune dans le firmament. Rappelez-vous les chemins parcourus, guidés par les étoiles, vers les terres inconnues. Soulevez le voile du passé.

Silence. Tout est harmonie. Les astres qui miroitent, cette nuit voilée par l’éclat d’Astarté, ces ondes, qui dansent une farandole sans fin, ces chants de l’Océan, ces espoirs des êtres qui voguent, passant du sanglot au sourire vers des destins nouveaux. Quelle ardente symphonie ! Silence. Communions avec les Déesses.

Tout ici a les accents de l’Amour. Voilà qui hurle de douleur. Voici qui brûle de passion.

Au loin les terriens et leurs médiocres intrigues !

Honnis soient les cités, leurs mensonges, leurs haines, leurs vanités ! Mais devant nous les fantômes d’une épopée forgée par la France : Pirates normands, Barons francs, Capitaines d’Honfleur et de Marseille, Corsaires de Dunkerque, Connétables, Aventuriers des Indes et du Nouveau-Monde, Routiers et Maréchaux, Coloniaux d’Afrique et d’Asie, au regard et au corps d’acier, les tempes tendues, les traits barrés au couteau, volonté, énergie, audace à fleur de visage. Vous voilà nos vrais ancêtres. Élevés à votre école, votre exemple nous hante : Je veux, je veux, je veux, disiez-vous, et le grand souffle du large avant l’ingratitude, avant les ricanements de la Fortune, vous a donné la Victoire. Votre verbe est haut, votre voix est rude, vous avez asservi les hommes et les choses.

Mais vous, Ma Dame, n’êtes-vous pas, dans ce siècle, un échappé de cette magnifique phalange ? Vous êtes la fée des flots, des vaisseaux et de leurs équipages. D’un coup de magie tout ce monde vous suit et vous aime. Êtes-vous un Capitaine, un Pirate, un Conquérant ? N’êtes-vous pas aussi un descendant de la lignée romantique ? Sous votre joug, nous sommes grisés toujours d’un parfum de la plus douce poésie.

Vous qui lirez ces contes de la Mer, laissez venir à vous les rêves de votre âme.

Pierre LYAUTEY.

La mer ! la mer !



La mer tragique et incertaine,
Où j’ai traîné toutes mes peines !



Depuis des ans, elle m’est celle,
Par qui je vis et je respire,
Si bellement qu’elle ensorcelle
Toute mon âme, avec son rire
Et ma colère et ses sanglots de flots ;
Dîtes, pourrais-je un jour,
En ce port calme, au fond d’un bourg,
Quoique dispos et clair,
Me passer d’elle ?



La mer ! la mer !

Elle est le rêve et le frisson
Dont j’ai senti vivre mon front.
Elle est l’orgueil qui fit ma tête
Ferme et haute, dans la tempête.
Ma peau, mes mains et mes cheveux
Sentent la mer
Et sa couleur est dans mes yeux ;
Et c’est le flux et le jusant
Qui sont le rythme de mon sang !



Au cassement de soufre et d’or
D’un ciel d’ébène et de portor,
J’ai regardé s’ouvrir la nuit
Si loin vers l’immense inconnu,
Que mon désir n’est point encor
Jusqu’aujourd’hui,
Du bout du monde, revenu.

(Émile Verhaeren).

À LA VOILE


Marin ! en avoir l’âme et le cœur.

Arriver première en régate, cacher sa joie et son sourire sous un visage impénétrable.

Arriver dernière en régate, cacher sa déception sous un sourire.

Savoir gagner.

Savoir perdre.

Marin ! en avoir l’âme et le cœur.

Ne pas oser sourire ; ne pas devoir pleurer, être calme, sous peau tannée et traits tendus, enrayer les tendresses, chasser les élans,

Encore très jeune, et déjà vieux, le cœur lumineux, le visage sans reflets, seulement des yeux remplis de mirages, tournés toujours vers le large.

Ne plus souffrir en n’essayant pas d’être heureux.

Marin ! en avoir l’âme et le cœur.

MON VOILIER À UNE ÂME !


Je connais son langage, sa manière de protester, sa façon de demander ! Je comprends tout ce qu’il dit et je sens lorsqu’il est pleinement satisfait de la façon dont on le fait naviguer.

Il m’est devenu inutile de voir ! dans ma cabine, la nuit, seulement par le murmure, le bruissement, le clapotis le long de la coque, je sais s’il fait 2, 3, 4, 6 nœuds.

Dans l’immobilité morte, sans brise ni mer, je l’écoute vivre sans pouvoir y parvenir. Que de protestations, de grincements, de lamentations lorsque, accalminé dans une houle énorme, il s’effondre inutilement dans les creux monstrueux pour en sortir et recommencer.

Dans la tempête il est déchaîné, tout craque jusqu’aux boiseries, tout crie de désespoir, hurle de douleur et fatigue.

Je reconnais lorsqu’il fait 7 nœuds au près, léger, souple, vivant et joyeux il va serrant le vent, s’amusant de faire son travail !

Je sais, lorsque les ridoirs m’envoient un concert de harpe, qu’il file ses 11 nœuds au large, longuement soulevé, paresseusement bercé.

Lorsque vent arrière, sans résistance, il est poussé là-bas, la mer déferle en coup sourd et gronde comme le tonnerre en ébranlant la voûte arrière.

Je sais tout ce que me chuchote mon voilier et à tant naviguer nous sommes devenus un.

Je vais vous confier le secret qu’il m’a avoué l’autre jour.

Lorsque je ne suis plus à bord, il m’a dit qu’il ressemblait à tous les autres vaisseaux.

Oh ! pouvoir décrire ou peindre un voilier avec toutes ses voiles ouvertes, naviguant sous un ciel lourd d’étoiles !

Dessiner avec un crayon le gréement, les mouvements, traduire en mots le silence, la pesanteur de ce ciel au-dessus de tout cela.

Voir la bordée de quart coucher au vent en travers du pont. L’officier veille avec le timonier. S’il a besoin d’elle aux manœuvres, le sifflet la réveillera, et titubant de sommeil, ils monteront, les matelots, comme des automates, faire ce qu’il y a à faire ! Border, filer, changer d’amure, diminuer ou augmenter la voilure…

Quelle angoisse de ne pouvoir crier la beauté de ce que je vois !

Je m’abîme dans la contemplation de ce ciel, de cette mer, de ce vaisseau fleuri d’étoffe gonflée qui, silencieusement, sûrement, glisse dans la nuit noire. Chacun parle bas et même ceux habitués comme moi à voir et à ne plus rien dire, parce que c’est trop grand et que les mots diminueraient, même ceux-là, ce soir, partent pour un pays de rêverie où ils savent cependant qu’ils n’aborderont jamais !

Mais, devant un spectacle infini, chaque être retrouve en lui un coin de terre ou de mer où il voudrait que les choses se passassent selon son cœur ! Alors, sous les étoiles, dans la marche interminable du quart, s’arrêtant dans les cordages pour repartir vers la lisse la mer ruisselle voluptueuse et bleue, celui qui rêve fait descendre les étoiles et marche au milieu d’elles !

Oh ! les songeries de ces nuits magiciennes, entre ciel et eau.

On tue, on étrangle le laid, l’égoïsme, la jalousie, car de toutes parts il n’y a plus que douceur, loyauté, silence.

Le jour succède à la nuit et tout reste en beauté à sa place.

Toujours distant, loin des humains, le vaisseau navigue et le règne de bonté se continue ; la simplicité, la compréhension se tiennent par la main, et chacun est heureux jusqu’au moment où, en débarquant, il retrouvera sa vie.

Ô la douceur de glisser sous les étoiles ! Grand largue mon voilier bien appuyé fait 10 nœuds. Il vente frais, il fait froid et la nuit est noire. La mer frappe la coque ; toute secouée elle s’agite en racontant des tas de choses.

Mon vaisseau se soulève docile, souple, tranquille et sûr ; je le sens vivre sous mes pieds.

Les scintillantes étoiles palpitent, ruissellent à travers la mâture. Dans la brise âpre je les regarde ainsi que les grands mâts qui se balancent et qui semblent épousseter le ciel !

Oh ! pouvoir décrire les manœuvres sur un voilier, raconter les hommes courant aux bastagues. Tous en ciré et en bottes sur un pont glissant balayé par la mer et sous pluie battante. Ils sont quinze, mais sont un, car ils tirent tous sur la même écoute avec mêmes gestes au cri de En sem ble ! En sem ble !

Le vent emporte les mots, le Maître hurle. Pour empanner par cette mer, ce n’est pas une petite affaire ; dans un grand fracas nous avons changé d’amure, pendant quelques secondes « Ailée » vient debout au vent ; sans appui elle se déséquilibre puis en grand, elle laisse arriver, toute gitée avec ses voiles bien pleines, mais en loffant elle se redresse, reprenant sa route avec son près.

Quel regret de n’être pas un peintre, un écrivain ou un musicien ! Avec ce que voient mes yeux, avec ce que mon esprit absorbe des choses de la mer et ce que contient mon cœur d’amour pour la navigation, que n’aurais-je fait !

Quelles toiles splendides j’aurais dessinées de la mer, du vaisseau, de l’équipage en action. Quels sonnets magnifiques j’aurais composé en décrivant la splendeur de la navigation nocturne. Quels chants j’aurais imaginés pour ressembler à cette rumeur, à ces soupirs de sirènes qui nous viennent du gréement. Oh ! que d’épouvante j’aurais transmise dans la tempête hurlante qui déferle sur les cailloux monstrueux entraînant un voilier désemparé, qui dans la nuit va s’écraser.


« AILÉE » ET « ARABE »


Ailée vient de donner sa position à l’Arabe. Il se rapproche de nous invisible.

Dans la mer du Nord, vent debout depuis deux jours, Ailée tire des bords. Arabe nous a donné sa route hier ; ce soir il doit sérieusement se rapprocher de nous.

Parti de Christianda vingt-quatre heures plus tard que Ailée, filant ses quatorze nœuds, il doit nous dépasser bientôt. La T. S. F. reste muette. Il doit être tout près maintenant. Il est minuit, la nuit est bouchée. Tiens, là-bas, deux petits feux brillent, avec l’Alphabet Scott, Ailée demande votre nom ?

Réponse : « Arabe ».

Ailée signale : « Bon voyage. Salut ».

Réponse Arabe : « Allons vers vous ». Il se rapproche rapidement, il arrive avec ses deux feux bâbord et tribord bien visibles. Rien n’est plus impressionnant que de sentir la présence de ce navire de guerre, qui vient à nous invisible dans les ténèbres. Le voici dans le grand silence. On l’entend respirer, vivre, palpiter de cette vie intense des bâtiments de guerre, sorte de bourdonnement qui s’échappe de tous les services des moteurs en action.

Tout à coup un énorme projecteur nous découvre, nous balaie, nous faisant sortir de la nuit.

Ailée s’illumine ; ses voiles blanchissent, les rayons traînent partout et nous inondent de clarté. Il nous voit splendidement. Je souris à cette lumière blafarde qui nous aveugle et je dis au Commandant Le Moaligou : « Bonsoir ». Comme Ailée doit être belle ! tout haut filant cinq petits nœuds au près par très petite brise. Longtemps Arabe nous pâlit de ses lumineux rayons, il nous dépasse à quelques longueurs.

Le Commandant me demande au porte-voix : « Avez-vous besoin de quelque chose ? » Je réponds : « Merci, tout bien ici ».

Le grand projecteur s’éteint, tout rentre dans la nuit noire, le silence nous enveloppe.

Arabe, Ailée, ont pris chacun leur route différente sur la même mer.

Après ces rayons lumineux, la nuit est encore plus impénétrable et nous sommes davantage solitaires.

Ainsi se croisent les navires dans la nuit, pareillement les êtres s’appellent sous l’éclatant soleil sur les chemins de la vie, aussi distants que les vaisseaux sur la mer.

Ailée est un grand songe qui navigue, si précieux que l’on ne peut détacher ses regards de sa coque bleu sombre, ni de ses voiles claires, de crainte de faire évanouir la vision.

Si je pouvais parler aux mères, aux épouses, aux sœurs qui haïssent l’Océan, je leur reprocherais doucement leur erreur.

La mer entretient la foi et l’amour, elle préserve ses fils de tous les maux qui traînent à terre.

Femmes, ce n’est pas la mer qui appelle les êtres que vous chérissez !

Ce n’est pas elle qui les éloigne de vous ! La vérité est plus simple et plus douloureuse, ce sont les autres êtres autour de vous, hommes et femmes ! c’est la vie qui les empoigne par le collet !

Lorsque vos maris ou vos fils reprennent la Mer, ils vivent si près de vous dans l’éloignement.

Les images qu’ils emportent sont embellies et si douces. Celle de la mère, celle de la femme qu’ils regardent avec attendrissement lorsqu’ils reviennent de leur quart titubants d’air et d’embrun.

Femmes ! ne craignez pas la Mer, ne soyez pas jalouses d’elle.

Les Marins lui apportent leurs peines et leurs désirs, qui ne peuvent appartenir qu’à elle !

Elle devient souvent un clair tombeau. Les noms n’y sont point inscrits, mais la honte ne le touche jamais.

Je dirai à ceux qui souffrent de partir pour un lointain voyage.

Dans l’isolement d’une ville inconnue, au milieu d’une foule qui vous ignore, il est bon de porter sa peine sans que personne s’en aperçoive.

On n’a plus à s’observer, à parler, à sourire, on n’a plus l’angoisse de piétiner ses souvenirs !

Votre douleur est moins poignante, elle est engourdie dans un cadre moins à elle.

Distraitement vos yeux errent sur des choses jamais vues, l’espace entre dans nos esprits, les pays passent avec leurs traditions. À mesure que le grand air balaie nos pensées nous voyons la petitesse des choses qui nous troublent.

L’âme s’épure au contact de la beauté, elle s’affine en devenant moins accessible et plus forte.

Les déceptions, les rancœurs s’éloignent.

Nul chagrin ne peut revenir d’un long voyage !

Il n’est plus en vous.

Vous l’avez laissé le long du chemin, sans savoir où !

Votre cœur tout grand est vide, il ne contient que reflets et douceurs.

L’indulgence est de retour, votre bonté est revenue pour embellir encore votre existence.

CHANTS PIRATES


The Tarry Buccaneer


I’m going to be a pirate with a bright brass pivot-gun,
On an Island the Spanish main beyond the setting sun,
And a silver flagon full of red wine to drink when work is done
Like a fine old salt-sea scavenger,
Like a Tarry Buccaneer




With a spy-glass tucked beneath my arm and a cocked hatcocke
[ed askew]
And a low rakish schooner a-cutting of the waves in two

And a flag of skull and cross-bones the wickedest that ever flew
Like a fine old salt-sea scavenger
Like a Tarry Buccaneer.

John Masefield

C’est la chanson des Pirates ! Pipes, embruns, cordages et chants ! Tous les refrains joyeux des Pirates !

Les Pirates s’instruisent en lisant les beaux récits de leurs frères d’antan. Mêlant le passé et le présent, l’action et le rêve, ils s’enivrent de beaux arrimages, quand, la journée terminée, les bras las, ils devisent !

Quand le pavillon pirate monte sur la hampe, les pirates heureux, reconnaissant leurs couleurs qui se lèvent sur la Mer, comprennent que leurs têtes et leurs mains sont faites pour rêver et travailler et laisser tout cela au fond des eaux !

La pipe aux dents, les trois pirates réunis, accroupis au fond du bateau causent à mi-voix.

Ils préparent un beau coup pour le lendemain.

Ils se sentent forts, la victoire brille et rêve au fond de leurs yeux.

Ils vont entreprendre les choses plus grandes qu’eux.

Vaillamment ils iront à l’abordage car Dieu est avec eux…

Dieu protège les trois pirates qui sont réunis, accroupis au fond du bateau, qui devisent la pipe aux dents, qui sortent de l’action pour entrer dans le rêve, et qui préparent un beau coup pour le lendemain.

Ils font des choses merveilleuses, ils font des choses inouïes, fantastiques, comme celles que faisaient leurs grands frères d’antan. Ils savent qu’ils ne se noieront qu’une fois. Sans cela ils recommenceraient. Ils vivent l’heure qui passe, le temps est à eux, car ils veulent dans leurs bras vaillants saisir les êtres et les choses qui passent.

Rien n’est impossible avec leur volonté et leur cœur !

Si les grands pirates d’antan s’embarquaient encore sur un navire sans gouvernail avec leurs âmes naviguant dans les étoiles, ils se pencheraient pour reconnaître leurs frères.

Les êtres qui habitent les cases serrées sur la terre ferme, les regardent et, ne comprenant pas, haussent les épaules et tournent leurs yeux ailleurs !

Mais les yeux des pirates ne les ont jamais regardés.

C’est leur orgueil de garder les merveilleuses trouvailles qui les enrichissent en regardant et en pillant la mer.

Nous sommes des pirates, les yeux droits, le cœur haut !

La peur ne nous a jamais frôlés, nous ne sommes heureux que sur la Mer.

Notre cri de guerre ressemble à un grand appel rauque qui contient tous les désespoirs du monde, mais, à l’apogée du son, il vacille, s’égrène sur les eaux dans un grand éclat de rire.

Nous sommes des pirates ! Dieu est avec nous !

Dans la barque frêle, les trois pirates sont assis.

Leurs yeux sur leurs voiles, dans le sillage de la lune ils rêvent tous trois. L’action, leur grande compagne de route, se repose, c’est l’heure unique pour eux, où sans détours, sans luttes ils peuvent, unis, se laisser vivre sans danger.

Ils ne sont plus traqués dans la nuit, les trois pirates, ils s’allongent dans leur frêle barque et peuvent rêver.

La nuit complice et la mer indulgente se font plus belles et plus douces, pour les bercer, les consoler :

Les trois pirates dans la nuit sont à l’abri, ils rêvent sur la Mer, au milieu du clair de lune.

C’est la chanson des Pirates ! Embruns et pipes, chants et cordages, tous les refrains des joyeux frères pirates

Mes yeux sont des écumeurs de mer.

À regarder claquer dans la brise mon pavillon de pirate (d’où les yeux sont partis), je pense à tous les regards, à tous les beaux yeux qui se sont fermés.

Avant de ne plus les avoir, il faut tout regarder, admirer, absorber.

Oh ! la joie de voir sous le soleil ! Nous, les pirates, nous savons ces choses, et nos yeux ne cessent sruter l’horizon d’eau qui nous attire.

Aussi lorsque nos yeux comme ceux de notre pavillon s’en seront allés, on pourra dire que nous avons su voir et nous servir de nos yeux !

Mes yeux sont des écumeurs de mer…

Le soleil rouge tombe à l’horizon dans un grand crépuscule violet.

La mer est mauve puis rose.

Mon âme de pirate se fleurit et s’enveloppe de cette éclatante richesse qui s’éparpille sur la mer.

Je reconnais cette lumière pure du Nord, ces couchers de soleil transparents, la limpidité de l’air froid et léger.

La Norvège est proche, je la retrouve sur cette mer et dans cet immense coucher de soleil las.

Mes yeux absorbent le long du jour tous les mouvements de la mer et ses reflets.

Mes yeux sont des écumeurs de Mer. Tous les jours ils vont au pillage de tout.

La nuit venue, lourds de richesses, ils se ferment au chuchotement berceur qui glisse le long de la coque de mon vaisseau Ailée.

Mes yeux sont des écumeurs de Mer !
Le Chef des pirates du Perrey,
V. H.

MÉTÉOR IV EST À MOI


Je pars fin Décembre pour Rotterdam, pour chercher ma goëlette Ailée et la conduire au Havre.

J’emmène avec moi mon capitaine Breton, pour ne pas me trouver seule au milieu de ces étrangers.

J’arrive un soir tard, par la neige et un froid intense.

Le lendemain matin, je quittai l’hôtel pour m’installer à mon bord. J’avais emporté bien ferlés dans mes poches deux petits pavillons, un français et l’autre mon pavillon personnel, pour dire en arrivant chez moi : Envoyez ces pavillons. (L’équipage se composait de l’ancien capitaine du Kaiser, d’un second, d’un charpentier, de quatre matelots Allemands et de onze Hollandais).

Nous prenions la mer le lendemain. Au bout du quai, j’aperçus ma chère goëlette !

De bonheur mon cœur se mit à battre rapide, j’avançai en ne la quittant plus des yeux.

Arrivée à l’échelle de coupée, je vis l’équipage bien rangé et au moment où je montais à bord un coup de sifflet retentit tandis que tous ces hommes se découvraient et que oh ! joie ! à l’arrière on envoyait un grand pavillon français. Mes yeux se remplirent de larmes… Nos trois couleurs ici ! ! ! D’émotion, je ne pouvais détacher mes yeux des plis de l’étamine. Puis je vis au mât de misaine mon pavillon bleu et blanc flotter gaiement.

Délicate attention de l’ancien propriétaire Hollandais ! Au carré m’attendaient mes premières fleurs.

Notre traversée fut fertile en incidents. Grosse tempête heureusement largue avec rafales de neige et deux degrés au-dessous de zéro dans le carré !

L’équipage de fortune ramassé sur le quai n’avait jamais vu de semblable chose.

Ailée largue fuyait avec la tempête à seize nœuds !

La mer s’envolait en écume et la neige nous aveuglait. Près de la descente, je vis un grand blondin pâle tout ruisselant qui claquait des dents. Je hurlai à Loussot : « Donnez-lui mon ciré de rechange pour son quart ! Pourvu, mon Dieu ! que ce soit un Hollandais ! »

Le gréement usé s’en allait en morceaux. Nous fîmes malgré cela un record en mettant 21 heures de Rotterdam au Havre !

À l’arrivée un Marin Allemand et un Marin Hollandais vinrent au nom de l’équipage me féliciter pour le bel exemple que je leur avais donné pendant la traversée.

J’avais travaillé comme eux ! Je reçus la jolie dépêche que voici de l’Amiral Commandant la Flotte Hollandaise : — Les tempêtes favorisent ceux qui les bravent.


UNE JOLIE HISTOIRE MARITIME


Sur Firecrest nous discutions Gerbault et moi, celui qui de nous deux aimait le mieux la mer !

Comme nous ne pouvions nous mettre d’accord, il me raconta la délicieuse histoire d’un vieux marin anglais, qui aurait mérité d’embarquer sur Firecrest, de naviguer sur Ailée, de s’asseoir avec nous pour discuter. La voici :

Un capitaine, très vieux, très vieux, continuait à naviguer, il ne pouvait se résoudre malgré les misères de son grand âge à quitter son navire (c’était naturellement un voilier).

Lorsqu’il quittait la mer des yeux, il était pris d’un tel malaise qu’il regagnait bien vite son bord, là, son angoisse le quittait. Il partit un jour — ce devait être son dernier voyage.

Après des semaines et des semaines de brume, de calme, de tempête, il se sentit très mal.

S’étendant à même le pont, il réunit l’équipage et lui donna avec grand calme et précision les dernières recommandations : le point exact où ils se trouvaient, le nombre de milles qui restaient à faire, où en étaient les provisions d’eau et de poudre.

Lorsqu’il eut dit tout ce qu’il avait à dire, il se tut. Il contempla avec mélancolie ses voiles, ses manœuvres, le grand gouvernail, son poste de commandement, enfin tout son navire, longuement, avec amour. L’équipage muet, tout alentour, contemplait et suivait dans ses yeux le désespoir d’avoir à quitter son navire.

Respectueusement, ils s’agenouillèrent et lui prirent les mains, silencieusement tous pleuraient. Alors lui, encore leur commandant s’occupa d’eux, il avait dit adieu à son vaisseau.

« Mes compagnons » dit-il « mes chers compagnons, que de belles choses nous avons faites ensemble ! » L’émotion cassa sa voix, puis il reprit plus faiblement : « J’ai bien du chagrin de vous quitter, mais il y a autre chose ! Je n’ai fait le bien que dans ma vie maritime. Dieu me pardonnera les faiblesses que j’ai pu avoir à terre. »

« La mer a déjà lavé mes fautes, je suis sûr de vous retrouver, vous entendez, mais il y a autre chose, mes chers compagnons ». Et il pleura, il pleura, vous entendez, les larmes qu’il n’avait pas encore versées. « Pourvu, dit-il qu’il y ait là-haut une autre mer et d’autres vaisseaux ! » Et il expira.

TEMPÊTE DU 22 SEPTEMBRE 1923


Soudain, un bruit effrayant, jamais entendu, une sorte d’ébranlement venu de très haut.

Le capitaine traverse le carré et me crie :

« Le mât de flèche de misaine est parti avec le flying-gib, la T. S. F. s’est écroulée ». Je regarde ma montre. Il est une heure. Je m’habille en hâte. Je ne devais plus quitter le pont qu’à vingt heures.

Au petit jour, sous une aurore blafarde, je vois à mes pieds, puis en l’air, partout des morceaux de bois brisés.

5 heures. — Mer démontée. L’écoute de foc casse. Le foc se déchire. Mise en cape à 5 heures, nous décidons de relâcher à Santander. Viré de bord, vent devant. Aussitôt viré, le mât de flèche du grand mât, n’étant plus tenu à l’avant, tombe à son tour. Faisons vent arrière.

Le loch est arraché par la grande écoute. Amenons le foc et fixons les débris des mâts pour les empêcher de s’abattre sur le pont.

Nous continuons notre route sur Santander.

Nous sommes à vingt milles dans le N. 42 E. du Cap Pénès, vent arrière, tribord amuré. À 8 heures, nous constatons que l’écartement galvanisé haubans, bâbord bout dehors est cassé. Impossible de mettre le foc. Mer démontée.

3 heures — Notre grand’voile se déchire par la moitié. Le gui tombe sur le plat bord bâbord et l’abîme. Avec de grandes difficultés, saisissons le gui avec des palans. Amené la grand’voile ; travail surhumain. Hissé la voile de cape triangulaire ; à 16 heures, la brise calmit, mais la mer devient plus grosse. Elle balaie tout l’arrière. Le gui souffre beaucoup. Nous nous trouvons à douze Milles dans le N. 60 O. du Cap Nayor. Le temps se bouche. Nous hissons le signal Y. P. « demande un remorqueur ». Longue attente. Enfin, le pavillon tricolore.

Un chalutier nous prend en remorque. Il est 7 h. 25. Aussitôt, notre misaine part en morceaux, en dessous du ris. Puis un ris dans la misaine est rehissé.

Nous entrons dans les passés à 18 h. 40.

Mouillons dans le port de Santander à 19 h. 25. Mouillé tribord, un maillon.

L’horreur d’assister, minute par minute, à l’agonie de son bateau. Voir ses hommes en danger, trembler pour ceux qui risquent leur vie dans la mâture écroulée pour sauver la goëlette.

Heures terrifiantes, mais splendides. On est conscient d’avoir fait quelque chose de bien, de beau. On est fier d’avoir vaillamment contribué à sortir vainqueur de la tourmente.

Je suis écrasée par la beauté et la grandeur des heures que je viens de vivre. Je ne sais pas encore les raconter.

Il vous est impossible de répondre à toutes les questions qu’on vous pose. « Ils ne le savent pas, ils ne sauront jamais comprendre, car il faut avoir vu » et la Mer est encore dans mes yeux.

J’étais désespérée de voir mon Ailée s’en aller par petits morceaux et devenir une épave.

J’admirais mon équipage héroïque.

« Restez donc pas là, Madame »… « Pas ici »… « Attention, pas là ». Le capitaine cria « Tout le monde sur le pont ». Le chef de cuisine passa près de moi, livide.

« J’ai failli être tué à l’instant » me dit-il ! Je hausse les épaules et réponds : « Nous tous ».

En suivant toutes les manœuvres, l’équipage considérant que la place n’est pas bonne, me renvoie. « Autant moi qu’un autre », et je reste avec eux dans la lutte.

« Madame, nous sommes perdus », me dit le capitaine. « Je le sais, Beuzit ».

Plus de voilure, plus de gouvernail, plus de loch. Tout est brisé sauf les deux bas-mâts qui vont venir aussi. La bôme menace de crever la coque. La côte terrifiant c’est là, nous sommes drossés dessus. On hisse le pavillon de détresse.

Pendant une heure aucune visibilité.

« Madame », dit mon capitaine, « il n’y a plus rien à faire ; si ce temps persiste, la mer nous mange ».

« Je sais, Beuzit, je sais ».

La côte est là — choisir — y aller, ou empanner.

Si on empanne, la bôme peut crever la coque ; après discussion, nous allons essayer d’empanner.

Mais Ailée ne gouverne plus. L’équipage est là au complet. Dans un grand silence l’ordre est donné, Tous les regards sont tendus vers la manœuvre. Nous avons empanné.

Sous le choc, les épaules se voûtent en attente rien de plus, et nous naviguons encore.

Sous un choc effroyable, la grand’voile se déchire. La bôme qui pèse cinq tonnes et qui a vingt-quatre mètres de long s’engage dans la mer, menaçant à chaque instant de défoncer le rouf et d’enlever le gouvernail.

Beuzit commande : « Toi… vite ! » Sa main s’est abattue sur une épaule et la secoue. La parole lui manque, puis il crie :

« Va, coupe tout ! » Le brave Mescam, une haussière sous les bras, son couteau dans la bouche, se prépare à monter au bas-mât qui vacille. À ce moment, le mât de flèche vient s’écraser dessus. « N’y va pas… » hurle Beuzit. Mescam monte quand même, puisque ce travail doit être fait !

Mes mains compriment mon cœur.

La misaine est arrachée en lambeaux. Nous dérivons. Il faut envoyer une drisse supplémentaire au grand mât pour installer un foc de fortune.

Postic, Corre, Cazoulat s’apprêtent à monter, mais la manœuvre sur ce bas-mât qui vacille et manque à chaque instant de tomber sur nos têtes est terrifiante. Et les voilà, héroïques, qui s’engagent en haut pour sauver Ailée.

3 heures ! J’ai faim.

« Dites en bas que j’ai l’intention de déjeûner… » Oui, en effet, j’ai faim. Sur la ration de l’équipage, j’ai pris du café et du cognac, je claquais des dents de froid.

Je remonte sur le pont. La situation a empiré, je redescends dans le carré pour ne plus voir ce qui se passe là-haut, pour ne plus assister sans avoir la force d’aider à la manœuvre infernale qui consiste à arrimer cette bôme.

Dans chaque houle elle se soulève au loin, pour revenir en grand enlever le gouvernail et défoncer la descente. L’équipage entier est là. Quand elle revient dans la houle, les hommes s’agrippent, puis sont obligés de fuir pour ne pas être écrasés par elle. Quand elle s’éloigne, ils se précipitent pour passer l’aussière.

J’adresse à Notre-Dame-des-Flots une rapide prière.

« Non, non ce n’est pas possible, je ne verrai pas mon équipage disparaître sous mes yeux ! Notre-Dame je vous en supplie ! »

Ma Demoiselle de Compagnie, assise sur les marches de la descente, pieusement dit un chapelet après un autre.

Nous faisons tous notre devoir. On a envoyé le signal par le mât de pavillon arrière qui signifie : « remorqueur et pilote ». Mais la mer nous enserre, nous étouffe, et j’ai l’impression d’être au fond d’un gouffre d’eau.

Personne ne peut nous apercevoir, la mer est trop haute. Je garde le sourire aux lèvres, mais mon capitaine est écrasé par sa responsabilité.

Il commande : « Guéguen, envoie le pavillon tricolore ». C’est le pavillon de détresse, celui que l’on envoie quand soi-même on ne peut plus rien, quand on demande au destin, à ceux qui passeront de vous secourir !

Et je revoyais un très beau tableau que j’avais admiré en Juillet au club des officiers à Horten en Norvège, c’était justement un pavillon Français et un grand voilier qui sombrait.

Dans la voix de Guéguen une détresse passe :

« J’peux pas, il n’y a plus rien ici pour ! »

Le magasin a été pillé, plus une drisse à la traîne. Alors je dis :

« Tu voudrais, peut-être, Guéguen, que j’aille te chercher des rubans et des épingles anglaises ? » Il rit, les autres aussi.

Guéguen se reprenant :

« Quel pavillon, Madame ? Le vieux ou le neuf ? »

« Garde le neuf pour un jour meilleur », répondis-je.

Deux longues heures d’attente, si longues, nous avons l’espoir et nous attendons. Une fumée ! là-bas. Un paquebot nous a aperçus et fait route sur nous ; c’est le crépuscule. Un chalutier voyant sa manœuvre bat la mer et nous trouve entre deux montagnes d’eau.

Voir la détente et le sourire sur toutes ces bonnes figures.

Je serre toutes les mains.

En remorque nous voici à l’abri à l’entrée de Santander. La houle nous accompagne, énorme. Je vois mes braves Bretons exténués en grappe à l’avant. Je fais hisser, Dieu sait comment, les trois couleurs à l’arrière sur le mât de pavillon qui seul dépasse et n’a plus l’air catastrophé.

Puis mon pavillon un peu en berne, puisqu’il ne reste plus de drisse pour l’envoyer. Les voiles qui ne sont pas parties (comme des mouchoirs s’envolent des haies) traînent en longs murmures le long de la coque. Si j’avais pu voir mon Ailée ainsi désaillée, j’en aurais pleuré !

À ce moment, un paquebot énorme sort. Beuzit hausse les épaules. C’est un boche, je me redresse, et regarde où il devrait y avoir des mâts et des voiles et n’aperçois plus que mes pavillons.

Le mien flotte doucement grand ouvert, mais, à l’arrière, le nôtre, le Français a deux tours.

Sur le pont balayé où rien ne tient plus, en pataugeant et en glissant, je vais dérouler dans la houle les deux tours d’étamine, pour envoyer nos gaies couleurs sous les yeux curieux des boches qui nous regardent.

La tempête augmente encore pendant la nuit.

Le lendemain, en recevant les félicitations du pilote Espagnol, je regardais le monstre mouillé près de nous, vaincu par la même tempête.


DÉVOUEMENT SUR « AILÉE »


Le 25 Juin, HAVRE 1925.

Pour récompenser la belle conduite de mon équipage lors de la tempête du 22 Septembre 1924, le Yacht Club de France remit à Postic, Cazoulat, Mescam et Corre des témoignages de satisfaction avec médailles où il est gravé « Dévouement sur Ailée ».

Voici un passage du bulletin officiel du Y. C. F. et de la remise de ses distinctions :


Mesdames, Messieurs,

« Dans la nuit du 22 au 23 Septembre dernier, Ailée, ce magnifique Yacht sur lequel Madame Hériot nous reçoit aujourd’hui avec sa bonne grâce habituelle, et qui se rendait alors en Méditerranée, était assailli par une violente tempête et subissait des avaries importantes. À 1 heure du matin, son mât de flèche de misaine se brisait détruisant l’appareil de T. S. F. À 5 heures du matin, c’était le tour du mât de flèche du grand mât. À 13 heures, la grand’voile se déchirait, le gui tombait sur le plat-bord de bâbord, l’écrasant et menaçant d’arracher la chambre de veille et la roue du gouvernail.

« Tout l’équipage fut à la hauteur des circonstances et se conduisit d’une façon digne des plus grands éloges, et 4 des marins le composant se signalèrent d’une façon particulière. Ce furent : le maître d’équipage Postic, les matelots Cazoulat, Mescam et Corre.

« Il ne pouvait en être autrement car ils étaient encouragés par la présence sur le pont de la propriétaire qui bravait le danger.

« Vous avez pu lire du reste, dans le dernier bulletin officiel du Yacht Club de France, les extraits du livre de bord de l’Ailée qui a valu à son auteur Madame Hériot, le prix décerné par le Conseil du Yacht Club au meilleur récit de croisière.

« À la lecture de ce livre de bord, le conseil a spontanément voté des médailles aux marins dont j’ai les noms plus haut.

« Notre Président, le Docteur Charcot, aurait été particulièrement heureux de les leur remettre en personne ; mais retenu par les derniers préparatifs de sa croisière annuelle d’océanographie, il n’a pu, à son vif regret, se rendre au Havre ; et ses vice-présidents étant eux-mêmes partis en croisière, il m’a fait le grand honneur de me demander de le représenter. Le Yacht Club ne se contente pas d’encourager la navigation de plaisir en subventionnant les sociétés de Régates ; mais se préoccupe également tout particulièrement du sort des marins qui montent notre flottille de yachts.

« C’est ainsi que dernièrement, sur l’initiative, et grâce au bon cœur et à la générosité de Madame Hériot, Yacht Club de France a créé une œuvre sociale qui sous le nom de « Caisse des Équipages » a été reconnue par les Pouvoirs Publics. Caisse destinée à l’attribution, aux seuls marins ayant servi à bord des yachts battant pavillon du Yacht Club de France et à leurs familles, d’avantages spéciaux tels que :
Primes pour 5, 10 et 15 années de service ;
Primes à la naissance à partir du 3e enfant ;
Primes pour actes de dévouement ou blessures éprouvées en service ;
Primes pour ancienneté de service, soit aux marins eux-mêmes, à leurs veuves ou à leurs orphelins.

« Le réglement de cette caisse est actuellement à l’étude, mais dès à présent les marins pourront, je l’espère, apprécier à sa juste valeur, toute la sollicitude dont ils sont l’objet de la part du Yachting de France.

« J’ai pensé que j’avais le droit de faire remplir une partie de la mission dont je suis chargé, par celle qui est l’objet de tant d’affection et de dévouement de la part des marins qui sont à son service, ce qui n’est que justice, car les bons maîtres font toujours les bons serviteurs.

« Je prie donc Madame Hériot, en vertu des pouvoirs qui me sont conférés, de bien vouloir remettre elle-même aux titulaires les médailles qui leur ont été décernées par le « Yacht Club » ; et lui souhaitant tout le succès qu’elle mérite dans sa nouvelle tentative pour reconquérir la Coupe de France, je la prie d’agréer l’assurance des sentiments affectueux et reconnaissants que tous les Membres du Yacht Club professent pour elle. »

J’étais très émue.

Ailée resplendissait sous sa belle robe neuve (sa peinture bleu foncé venait d’être faite) sur les ponts bien blanc, les cuivres, les vernis étincelaient, sous les tentes, l’équipage en grande tenue, était rangé, les pavillons neufs ondulaient orgueilleusement dans jolie brise ! Qu’il était loin ce jour de tempête, où, lamentables nous rentrions au port.

Pendant la cérémonie et le discours de Monsieur Billard des larmes me montèrent aux yeux, car j’étais de nouveau dans la tempête qui faisait rage, je revoyais mes hommes en danger, et je comprenais mieux alors la lutte que nous avions soutenue.


JOURNAL DE BORD


Lundi 30 Août. — À 8 heures, travers Fécamp petite brise arrière de 6 nœuds. Au large du Havre à 10 heures 1/2. Je reçois un sans-fil de bienvenue de l’École Navale qui me croise au large. Mis le moteur en marche à 5 heures ; stoppé 2 heures après, reconnu désormais inutilisable. Par le travers de Cherbourg, à 7 heures ; calme avec bouchons de brume. Toute la nuit fonctionne la corne à brume.

Mardi 31 Août. — Impossible de relever notre position ; complètement accalminés ; très gêné par la houle, le gréement souffre. Nous dérivons et culons même à certains moments. Pour combien de temps en avons-nous dans cette brume « à couper au couteau » ?

Le capitaine estime que nous devons être par le travers de Guernesey. Craignant de ne pouvoir remplir mes engagements pour la Coupe d’Or et aussi avec une sorte de pressentiment sur les épaules, je demandai assistance à Monsieur Leygues, le priant de m’envoyer, si possible, un remorqueur. Je ne devais pas le regretter, car la journée du lendemain confirma mes prévisions.

À 6 heures, j’ai un sans-fil de Cherbourg m’annonçant que le remorqueur « Mammouth » est parti à ma recherche, de lui indiquer notre position. Nous serions bien embarrassés de le faire, car nous sommes complètement égarés, et le pire est que dans cette brume opaque, s’établit une petite brise qui nous force à naviguer nous ne savons où…

À 8 heures, nous entrons en communication avec « Mammouth » essayant de nous donner approximativement nos mutuelles positions.

Nous recevons du « Mammouth » son dernier appel à minuit.

Mercredi 1er Septembre. — À 4 heures, nous entrons à nouveau en communication. Nous sommes accalminés et dans une brume si épaisse qu’il nous est impossible de lui dire où nous sommes. Quand au « Mammouth », il est égaré aussi et ne peut indiquer sa position.

Nous correspondons ainsi demi-heure par demi-heure jusqu’à midi. « Ailée » par le courant, dérive beaucoup ; je crains, en voyant ces gros remous, que nous soyons très près de Ouessant, peut-être même en danger.

Le Capitaine attaque Ouessant pour lui demander notre position par rapport à notre sans fil.

Nous sommes très près et je vais passer de vilaines heures avec la crainte continuelle d’un danger. Le « Mammouth », en se rapprochant, communique avec Ouessant qui lui indique aussi approximativement sa position.

Nous pouvons alors communiquer tous deux et « Ailée » donner à « Mammouth » un degré sur lequel il pourra gouverner.

De 2 heures à 4 heures, c’est tous les quarts d’heure que nous nous joignons par sans-fil. Enfin, étouffés dans la brume nous croyons entendre un sifflet… Est-ce un bateau ? Est-ce le « Mammouth » ? Il n’entend pas notre corne à brume plus faible ; enfin nous pouvons entendre et reconnaître les trois coups prolongés de son sifflet qui est le signal convenu par T. S. F.

Le « Mammouth » s’approchant perçoit notre appel.

Après une demi-heure encore de difficultés nous pouvons enfin joindre, c’est-à-dire échanger nos noms par porte-voix, être prêts à nous toucher avant de pouvoir nous voir.

Secondes fantastiques que je n’oublierai jamais. L’énorme avant-droit du « Mammouth » sortant de l’ombre, c’est un impressionnant sauvetage, lorsqu’il nous passe la remorque, et, disparaissant à nouveau, nous emmène pour nous sauver d’un plateau de roches qui est à quelques cents mètres. Puis il stoppe en attente d’une éclaircie. Elle se produit et le bon « Mammouth » nous remorque à Brest où nous mouillons à 2 heures du matin.


L’AILE III DANS UN GROS ORAGE


Le jour se rétrécit puis s’éteint : c’est la nuit.

Dans la tourmente, tonnerre, éclairs, rafales et grains.

L’Aile traîne sa voilure sur la Mer, — elle ressemble à un papillon noyé. — Pendant quelques secondes, nous sommes dans l’attente d’un démâtage. C’est la fuite éperdue à une vitesse vertigineuse ne sachant où nous sommes, où nous allons ! L’équipage et moi, nous vivons du fantastique ; à force de manœuvres, de volonté et de vêtements mouillés, nous arriverons à amener la voilure, elle tombera sur le pont pêle-mêle ; le petit foc même serait de trop.

Nous voilà poussés quand même, emportés en tourbillon dans les vagues énormes qui déferlent sur nous.

La mer est noire dans l’orage de nuit, mais il traîne dans les vagues du vert et du blanc. Nous passons près d’une bouée à éclat qui nous envoie son regard rouge, lugubre vision, à trois heures de l’après-midi.

La rumeur couvre nos voix, nous hurlons pour nous entendre mais la tempête fait rage enlevant de nos bouches les mots que la brise arrache.

La bourrasque tournoyante emporte les vagues mêmes !

Nous n’apercevons plus l’avant de l’Aile qui se perd dans l’écume !…

Les vagues à l’assaut nous envahissent d’embruns salés, tandis que la pluie torrentielle et la grêle s’abattent sur nous.

On ne sait plus d’où ça tombe, d’où ça arrive, on étouffe d’eau !

L’Aile sans toile, avec son grand mât dépouillé, fait le balancier désespérément, elle monte, plonge, roule au creux des lames puis se redresse sur les crêtes pour se renverser à nouveau dans les vagues monstrueuses qui nous engloutissent.

Elle endure en craquant, en geignant sous les chocs, qui résonnent en coup de canon !

Elle vibre toute, s’arrête en agonie puis recommence !

Mais la brave petite Aile courageusement tient bon, harmonieuse et blanche comme une mouette blessée.

Nous vivons des heures magnifiques !

Il me semble que je suis au milieu d’une de ces gravures simples, coloriées, où la mer terrifiante engloutit un brave petit voilier ; les cadres sont généralement dorés ou noirs, ils sont posés à même le trottoir à la devanture de ces petits bric à brac…

Une étiquette collée à la place de la signature vous explique :

Navire sombrant dans la tempête, et comme tout est en papier, le prix de 3 fr. 75 est griffonné en bleu dans un coin.


L’AILE II, L’AILE III EN REMORQUE
DU CHASSEUR « LA BIDASSOA »
D’ARCAHON À SANTANDER
ET RETOUR


1923.

1re journée. — J’ai pris l’engagement de me rendre aux régates de Santander et de Bilbao et de courir avec l’Aile III et Namouça la coupe d’or de S. M. Alphonse XIII, que perdirent l’an dernier « L’Aile II » et « Gallia ». « Finlandia » désarmé est à Marseille, invendu encore.

Météor IV m’attend à Rotterdam. J’en ferai l’acquisition en Octobre ! N’ayant pas de bateau pour envoyer mes Ailes, j’écris au Ministère de la Marine. Par l’Amiral Grasset, j’ai l’assurance que la Marine me prêtera assistance. L’Aile II et l’Aile III seront remorquées d’Arcachon à Santander et retour, L. L. M. M. le Roi et la Reine d’Espagne m’ayant invitée à participer à toutes leurs régates. Le chasseur de la Bidassoa arrive à 5 heures à Arcachon, je m’entends avec son commandant, le Lieutenant de vaisseau Glotin et décidons de faire trois étapes.

Nous appareillons à 6 heures du matin pour Saint-Jean-de-Luz. Je suis à bord de l’Aile III.

Il nous remorque doucement et le voyage par beau temps s’accomplit sans incidents. Je rêve, je dors, je chante, je mange et je fume, je barre la plus grande partie du temps. Quel soulagement d’avoir quitté la terre, quel bien-être d’être à la Mer ! Mouillé à 5 heures à Saint-Jean, je débarque avec ma femme de chambre et ma valise pour aller dormir à l’Hôtel.


2e journée. — Réveillée à 4 heures, appareillé à 6 heures. Mer très calme, beau temps, remorque très facile en suivant la belle côte. Passages, San Sébastian, Larans, Guétaria. Mouillons à Las Arrenas à 5 heures, à l’entrée de la rivière de Bilbao devant le Club.

Le chasseur fait très bien mouiller en rade, il a l’air comme de protéger, aider sûrement, ses deux petits poussins blancs.


3e journée. — Appareillé à 6 heures, temps très calme avec longue houle habituelle à ces parages. Arrivée à Santander à 6 heures. Merveilleux séjour dont je garde le meilleur souvenir. L. L. M. M. ne cessent de nous gâter.

L’Aile II et l’Aile III prennent part à toutes les régates et remportent de nombreux prix.

Nous appareillons, à 3 heures pour Bilbao. Le chasseur ayant en remorque les deux Ailes. Salué le Palais de la Magdalena et le croiseur, qui non seulement nous rend notre salut, mais me rend les honneurs du piquet d’Honneur, du clairon et du pavillon. Délicate attention de S. M. Alphonse XIII, dont je suis extrêmement touchée. Mais une fois à la mer, le temps se brouille et une bonne tempête se lève. À 6 heures, nous avions cassé 6 remorques. L’Aile II quatre. L’Aile III deux. Pour nous redonner la dernière aussière, l’Aile II faillit avoir des avaries graves ; le chasseur dans la houle l’ayant abordée lui arracha son bout dehors.

La nuit venant, le Commandant me cria par le porte-voix qu’il allait relâcher à Santander, ne jugeant pas prudent de nous remorquer la nuit par cette mer, en effet, par instants, il ne nous voit plus dans la houle monstrueuse. Il a peur de perdre ses poussins dans la nuit.

Dommage : nous étions à moitié chemin. Retour très dur, très froid ; très secoués, nous mouillons à 1 heure du matin. Obligés d’attendre 3 jours que la tempête se calme et nous appareillerons à nouveau pour Bilbao à 7 heures du matin. Le croiseur nous rend encore les honneurs ; minute solennelle et émouvante. Par très beau temps, mouillons à 1 heure à Las Arrenas.

Très belle semaine de régates. La coupe d’or de S. M. est gagnée par l’Espagne. Mais quand même adjugée à la France, les bateaux d’ancienne formule n’ayant pas été bien transformés selon la nouvelle jauge. Après les épreuves, le chasseur prenait en remorque un 3e poussin Namouça.

Appareillons à 6 heures de Bilbao. La brise se lève, largué les remorques, arrivés par nos propres moyens à Saint-Jean à 6 heures.

Le chasseur va faire son mazout à Bayonne, repos.

Le lendemain à 6 heures, le chasseur appareillait avec les 3, 8 Mètres. Traversée terriblement dure, sommes complètement noyés. Le capot de l’Aile II est arraché.

Les pompes sont continuellement en marche et ne suffisent pas.

C’est effrayant de nous voir disparaître dans les creux, précipités sur les crêtes par la remorque implacable qui nous tire sans nous laisser le temps de respirer. À 5 h., j’ai un moment d’angoisse. Le chasseur a stoppé et le Commandant se demande s’il va oser s’engager dans les passes avec cette levée ! Nous sommes trempés, plus de rechange, ma valise nage dans l’eau. S’il faut passer la nuit ici à bourlinguer et à claquer des dents ! J’ai les mains gercées, les yeux me brûlent.

C’est le métier ! mais vrai, c’est dur. Dieu merci ! Le chasseur repart se dirigeant vers les passes.

À 9 h., mouillé devant Arcachon. J’ai gardé un excellent souvenir de ces heures en remorque et de la grande obligeance du brave petit chasseur de sous-marins.


L’AILE II, L’AILE III DE MENTON À GÊNES
EN REMORQUE DE LA « DILIGENTE »


Février 1924.

Ailée est retenue à Barcelone par une terrible tempête. Je ne puis l’attendre. La saison des régates de Gênes approche et il me faut partir.

Pour la première fois, je vais courir en Italie. L’Aile II et l’Aile III sont à Menton.

J’écris à Toulon à l’amiral en lui exposant l’embarras dans lequel je me trouvais ainsi que la flottille de courses françaises à nous rendre à Gênes sans le concours de l’Ailée. On nous envoie de suite la canonnière « la Diligente » à Menton.

Je vais m’entendre aussitôt avec le commandant de la Haye pour l’appareillage fixé au lendemain. Il fait vilain temps et c’est sous une pluie battante que j’arrive sur le quai.

Mes deux barreurs qui m’accompagnent sont d’Arcachon ; c’est vous dire que par ce temps ils ont le cache-nez, les galoches et chacun le parapluie ; mais je suis en ciré, et lorsque je saute à bord de la Diligente par l’échelle de cordes, car la passerelle n’a pas été mise encore, je recueille tous les sourires amusés des Bretons, car les deux arcachonnais ont dû éteindre leurs parapluies pour embarquer.

Le 14 février, à 7 h. 1/2 du matin la canonnière prenait l’Aile II et l’Aile III en remorque.

Beau temps, mer plate. Je suis à bord de l’Aile II.

À 11 h. la Diligente mouille à San Remo. Je vais déjeuner à bord de la Diligente, invité par le Commandant et son second, en emportant mon petit déjeuner froid.

Repartis à 1 h. en remorque ; cette fois la Diligente a, en plus des deux Ailes, 1 autre 8 Mètres, un 6 Mètres, deux 8 m. 50 et trois 6 m. 50.

Le temps se bouche, la houle se fait. À 6 h., très secoués, nous entrons dans le joli port de Onéglia. J’étais trempée, le salut aux couleurs me trouve debout à l’arrière.

Gaiement, je rentre le pavillon national et sous les yeux des pompons rouges je travaille comme un simple matelot.

Les jolies cloches s’égrenaient dans un crépuscule jaune et bleu bien froid.

Mes deux barreurs s’en vont avec mes valises sur les épaules en quête d’un gîte pour la nuit.

Promenade nocturne sous un beau ciel étoilé par un froid noir.

Diner charmant à bord de « La Diligente ».

15 Février. — Réveillée à mon petit Hôtel à 4 heures par mes marins, à 6 heures suis à bord de « La Diligente ».

Il a venté fort toute la nuit, la mer est très grosse. Le Commandant de la « Diligente » discute et me consulte sur la remorque, oui, c’est possible mais cela sera très dur. Je l’accepte pour mes Ailes et donne l’ordre à mes barreurs de préparer les remorques.

Mais ils sont d’Arcachon et n’ont jamais vu une mer semblable !

« On ne sort pas chez nous par des temps pareils ! n’est pas une mer maniable ! on est mieux à la maison ! »

Je fais cesser toutes remarques en leur proposant de prendre le train et de me retrouver ce soir à Gênes.

Le Commandant attend 8 heures pour voir si cela va forcir ou calmir. Le temps s’établit.

L’autre 8 Mètres et la flottille refusent de prendre la remorque.

Chacun est libre : à Dieu Vat ! Nous appareillons. Ma femme de chambre embarque sur l’Aile III, je suis à bord de l’Aile II.

Le Commandant m’a remis un code de route ainsi que deux petits pavillons ; si la remorque fatigue trop mes bateaux, je pourrai faire signe et l’on diminuera de vitesse. Traversée très dure. Mer démontée.

Tantôt à la barre, tantôt aux signaux je travaille pour me réchauffer.

Plus rien n’est sec à bord, il fait un froid glacial. Mangé sur le pouce à 1 heure. « La Diligente » suit la terre pour nous abriter le plus possible.

Devant Savone elle diminue beaucoup de vitesse et son second Commandant vient sur l’arrière et me demande ce que je désire ; rentrer au port ou continuer sur Gênes.

Les bateaux fatiguent beaucoup, mais si l’on s’arrêtait il faudrait recommencer demain !

Je fais signe de continuer. Arrivée à Gênes, à 6 heures, trempée, gelée sous la tramontane, les montagnes sont couvertes de neige. « La Diligente » nous laisse entre les jetées du grand port après m’avoir longuement saluée.

Elle repartait de suite pour Onéglia où le lendemain par un temps presque plus dur elle amenait de force les froussards.

Un petit remorqueur nous prit et nous amena devant le club.

Les pompes en marche et vidant les seaux d’eau nous mettions un peu d’ordre à bord. Nous étions trempés, lamentables.

J’avais l’onglée de tenir la barre et ne pouvais respirer sous les rafales glacées de tramontane !

Enfin, nous mouillâmes au quai. Un élégant Yachtman m’interpella : « Est-ce que Madame Hériot va bientôt arriver ? » Je me retournai en ciré et en bottes et je répondis : « Mais c’est moi » !

C’était le commandeur Giovanelli.

Il me montre alors l’autre Dame en ciré sur l’Aile III. Je lui réponds « Ma femme de chambre ».

« Oh ! » me dit-il, « je viens de faire la connaissance d’un grand marin. »



La mer, ce soir, est un grand miroir.

Tout se pose sur elle avec une grande douceur.

Le crépuscule est violet et elle est mauve avant de venir grise.

Un feu blanc se mire, le croissant roux de la lune se reflète, le phare tournant lui verse à intervalles réguliers son regard rouge, une étoile lui envoie son reflet tremblant qui s’allonge, une barque de pêche posée devient double sur ce miroir en lui donnant son image.

Ce soir la mer reflète le monde et tout lui donne tout.

Mon âme solitaire est aussi reflétée sur le calme miroir que mes rêves ont choisi.



Ailée penchée s’épaule ; elle montre au soleil sa ligne de flottaison, ruban blanc passé à sa taille bleu foncée comme une ceinture !

Elle brille, autre miroir sur la mer qui miroite.

Si penchée elle va, que sa coque renversée ose allonger la jolie ligne de sa quille.

Les vagues sur son passage s’ouvrent, se renversent, en révérences souples.

Mais comme une Princesse hautaine elle n’entend pas ce chuchotement admiratif, elle passe en s’enivrant de son propre chant !

Elle s’écoute vivre, elle est belle, elle aime évoluer sous les regards admirateurs.

Mais elle est bonne ! elle ne fait de mal qu’aux autres goëlettes qui vont moins vite qu’elle ; en leur donnant le regret de ne pas être elle !

Son passage de beauté est discret ; en fendant les flots elle ne laisse pas même un sillage.


Entendre le clapotis le long de la coque, être balancée et comme posée dans un grand berceau où l’eau vous entoure et glisse en chuchotant à votre oreille tout bas, une belle histoire fraîche et rieuse.

Se sentir distante et lointaine parce que posée sur la mer vous n’avez plus rien à faire avec la terre cependant proche.

L’eau mouvante vous entoure et vous protège, vous êtes à l’abri des êtres et des chagrins.

Ne plus entendre de voix humaine, — ne plus voir de larmes dans les yeux, ne plus entendre jamais rire.

Ne plus voir, ne plus sentir les vies et leurs misères. Ne plus vouloir la vie trépidante des rues, trop de bruit, trop de lâchetés, et fuir sur la Mer.

Appareiller et commencer un long voyage, avec le désir qu’il ne se terminera pas. J’ai fui, je suis à bord, je navigue…

Les heures s’écoulent, les jours passent les uns après les autres.

Oh ! continuer, ne plus toucher terre !

Mais la terre est en vue et il faut des vivres pour l’équipage.

Je reviens de la Mer !

Qu’avez-vous tous à scruter mon visage tanné ?

J’ai navigué, vu des choses que vous n’avez pas vues, des reflets que vous ne soupçonnez pas.

Ce que vous avez fait ne m’intéresse pas ; je ne vous pose pas une question. Laissez-moi partir vite, prendre mon envol.

Je suis lourde de pensées, de reflets, de souvenirs. Que viens-je faire ici parmi vous, mes amies, je n’ai plus rien à me mettre et plus rien à vous dire.



C’est la tourmente. La pluie tombe pressée, elle rebondit sur la mer comme sur un miroir. Le bruit est insensé de l’eau sur l’eau.

Tout est gris, vert pâle.

La brise se lève poussée par l’orage, la mer se ride, se plisse de petites vagues vertes qui ne peuvent se former, se mouvoir sous la pression de la tourmente qui s’abat.

Les rides très vertes courent avec le vent vers l’horizon rétréci par la pluie.

La mer ressemble au désert lorsque le vent s’amuse à dessiner des vagues sur le sable fin.

Le grand voilier avance prodigieusement, doucement, dans le silence profond.

Il est tout épanoui, fleuri comme un buisson d’églantines. Il n’y a plus de place pour d’autres pétales !

Toutes gonflées elles portent la brise dans leur rondeur. Comme en silence elles font leur grand travail !

On pique le quart !

Dans cette voix de bronze une heure devient réelle.

Sortant de ma rêverie, mon cher métier est devant eux et je monte prendre mon quart.



Seule par les nuits noires j’étais en nostalgie de ma froide compagne des nuits marines.

Ô lune blanche, douce, triste. Tu sembles privée de vie. Stabilité dans l’immobilité des champs.

L’on dit même, à terre, que tu es morte déjà.

Lune tombant sur les flots, tu es dominatrice et compatissante, les navigateurs aux yeux levés vers les étoiles, aux âmes perdues dans l’espace boivent à longs traits et les distances et les rêves, car tu leur verses l’espoir !

À ce moment ta beauté est saisissante car tu souris, et ta pâleur verse des rayons de lait.

NOSTALGIE


Mon Ailée est sans moi à la mer, elle navigue et je ne sais rien, mon esprit est cependant embarqué et veille inlassablement sur elle.

Je me sens désaxée, comme perdue d’être de nouveau à terre.

Comme je suis détachée, comme je reste lointaine !

Je fais un effort constant pour m’intéresser à ce qui m’entoure et ressembler un peu plus aux autres, mais je n’y arrive plus.

Pardonnez-moi si je reste si peu de temps, mais il me faut mon horizon et je me sens en prison chez vous à terre.

Puis toutes vos bontés, vos attentions qui me comblent, m’attendrissent, me diminuent, je ne me sens plus moi-même.

J’éprouve la crainte de m’habituer à toutes ces douceurs.

Je veux pouvoir supporter la souffrance ou la joie avec le même sourire.

Je veux supporter le froid et le chaud sous le même manteau, je veux rester le marin que je suis devenue.

Pour cela il me faut vivre à la Mer !


Mon Ailée, je te retrouve après une longue absence.

Tu es bien mon abri, mon refuge après de mauvais jours à terre ; qu’il est doux, qu’il est bon de te retrouver !

Tu es pure, tu es claire et calme. Tu me gardes davantage que les plus hauts murs et les plus lourdes portes. Je respire ici mieux que dans un couvent. Je suis devenue inaccessible.

Rien n’arrive plus complètement, les calomnies se noient avant de t’atteindre

Rien de mauvais ne peut embarquer, rien de laid ne peut exister !

Tu es mon couvent et mon refuge et plus j’avance dans la vie, plus je remercie le ciel d’avoir imaginé la mer pouvant compenser la terre !

Les navires ont été créés pour servir, mais aussi pour vivre et rêver loin des Humains !



Le bateau immobile devient froid, silencieux, il est triste sans son âme.

Le bateau qui appareille est joyeux ! les sonneries et les voix, les poulies grincent, les voiles se hissent. Il va partir, quitter la terre ! pour l’horizon.

Une plénitude s’appesantit sur les épaules ! La délivrance dégage les cœurs ! et viendra le détachement béni ! et l’apaisement merveilleux descendra en vous !



Dans le carré d’Ailée mes yeux errent.

Coupes, médailles, photographies, rubans !

Souvenirs d’heures rudes, souvenirs d’heures triste et gaies, souvenirs d’heures magnifiques sur l’immensité des mers.

Elles sont ici ces heures abolies ; elles restent prisonnières.

Elles sont bien à moi !

La claire-voie est trop basse, les hublots trop petits. Elles ne peuvent s’échapper. Ainsi retenues elles flottent, je les respire dans ce carré où mon âme a élu domicile. Ô les fleurs qui embellissent le carré !

Je pense à celles de tous les pays que j’ai traversés. Je pense à toutes celles qui viendront encore se faner ici.

Ô le carré d’Ailée où mon âme a élu domicile !


J’ai contracté un mal dont on ne guérit pas.

Ce merveilleux pouvoir ! il est dans mon sang, dans mon esprit, il règne sur mon cœur. « The sea Fever » ne se calme que dans la rumeur des vagues, sous la pluie amère des embruns.

Je me souviens d’une affreuse crise de sea Fever qui me prit à terre.

J’en garde un poignant souvenir.

Je fermais les yeux pour retrouver l’horizon aimé qui m’était nécessaire, indispensable : je reconstruisais constamment cette immensité vivante, terrible, persuasive, la mer !

Les Médecins qui me traitaient ne comprenaient pas mon mal. « Il lui faut beaucoup de ménagements, calme, silence, lui éviter les émotions, les ennuis. »

Il eût presque fallu changer le monde et ses habitants pour me permettre de supporter la vie !

J’étais si faible que je ne pouvais plus dormir ni m’alimenter, une angoisse m’étreignait, les larmes ne cessaient de glisser sur mon visage. Enfin je pus articuler les paroles nécessaires :

« Il me faut un embarquement ! une goëlette ».

Maintenant sont revenues, plénitude et santé, je rayonne sur la mer.


Quand je songe à toutes mes années à la mer, je souris de contentement.

Que de luttes, d’efforts, d’énergie, de persévérance elles représentent.

Je pense à toutes mes tempêtes, à tous mes orages, à mes calmes, à mes brumes ! Aux superbes navigations où le temps était pour nous !

Nos records de vitesse. Nos records de lenteur. Enfin tout. Tout.

Nos déceptions, nos joies, l’orgueil ressenti le long de tous ces jours et par dessus tout cela planant notre belle humeur dans le danger !

Dans l’âme le reflet de tout le beau ramassé !

Dans le cœur l’amour de mon bateau et de la Navigation.



Bord sur bord, Ailée roule dans la rade.

Une année jour par jour, heure pour heure, qu’illuminée par la même lune elle allait, bercée longuement par la même houle, mouillée à la même place.

Je voudrais ne pas trop penser, je tâche de ne pas trop approfondir et cependant comment faire pour ne pas prendre trop au sérieux la vie et les choses qui passent et les êtres qui vous frôlent, puisque nous allons nous-mêmes sans savoir où et pour combien de temps ?

Ce soir, je bénis la destinée d’être en cette baie lointaine, à mon bord solitaire et de pouvoir contempler le clair de lune, le même que l’an passé, verser la même splendeur en sa pâleur nocturne, sur Ailée et sur moi.

L’équipage massé à l’avant parle bas, il respecte le silence et ma tristesse.



Il fait une nuit admirable et un ciel tout lumineux d’étoiles.

La mer est plate, plus un souffle.

Le moteur est inutilisable et nous voici accalminés juste entre terre et les Îles du Levant. Ailée a sa grande voile triangulaire de Cap, sa grande misaine, sa voile d’étai, le flying jib, puis le dragon, la tringuette et le foc, son beau pont s’allonge, s’élargit au milieu de cette splendeur. Ailée est trop belle ainsi !

Le vent a refusé, puis calmi ; par le travers du Lavandou ne gouvernant plus, nous sommes venus en travers de la lame, nous avons empanné puis la houle nous a repris et nous a fait revirer à nouveau, sans vie, morts sur l’eau. C’est le calme plat, il est dix heures et demie, on devrait avoir la petite brise de terre qui se fait toujours sentir la nuit. Mais rien ne vient.

Une houle d’est voudrait venir, mais le temps orageux de la journée retient tous les souffles. Il fait une admirable nuit d’été ; par moments, le silence est absolu, puis vient une lame de fond, alors toutes les voiles battent à la fois, le gréement fatigue et tout désespérément se balance inutilement en un bruit effrayant.

La bordée de quart est là aux manœuvres, mais la barre n’obéit plus.

Cependant il faut rester au milieu du chenal et ne pas dériver, et se laisser affaler à la côte. La vedette par cette mer maniable et cette visibilité pourrait nous déhaler.

La mer toute sombre est phosphorescente et scintille comme le ciel ruisselant d’étoiles, tout est lumineux ; on se croirait sur un beau lac, cerné par la terre et par ses feux.

Port-Cros s’étend là toute sombre. Malgré moi, mes yeux se posent sur elle et je m’imagine la douceur de cette nuit au milieu de ses bois et de ses rochers.

Elle semble en nous envoyant sa beauté et ses parfums nous faire signe et vouloir nous attirer par des promesses qui n’existent plus, hélas ! et qui ne pouvaient être transmises aux navigateurs que par les chants des sirènes.

Plus tard la lune se levait, c’est un autre jour plus froid, plus calme encore, sa clarté est si belle que les étoiles pâlissent et la mer s’éclaire à n’être plus phosphorescente.

La houle s’est éteinte, pas la moindre risée.

Les voiles ne claquent plus, elles se balancent imperceptiblement, c’est l’immobilité complète.

Quelques heures. Il faisait jour et un éclatant soleil.

Nous n’avons parcouru que sept milles en 24 heures.

C’est Pâques, aujourd’hui ; cependant les cloches ne viendront pas jusqu’ici !



Où appareiller pour trouver enfin douceur et silence ?

J’aurais aimé vivre au soleil, contemplative, sereine au milieu de la nature, en m’extériorisant dans la vie idéale, palpitante et ailée de tous les insectes bourdonnants.

Mais, combien la vie est différente de ce que je croyais. J’ai vu que la douceur n’existait pas, que le merveilleux silence était tué par le bruit ; j’ai alors essayé d’oublier la douceur, le silence et je me suis plongée dans la mêlée, dans l’âpre vie, j’ai eu l’air comme tout le monde.

Mais lorsque j’ai senti que je me dépouillais, je me suis arrêtée.

Je ne puis aller dans la vie plus avant.

Il me faut ma part de silence, il me faut ma part de douceur et mes heures de solitude, de recueillement, d’élévation.

J’ai besoin d’imaginer du Beau, de faire fleurir du rêve, de me promener souvent dans un jardin parmi les fleurs !

Où naviguer assez loin pour atterrir dans le pays où la douceur et le silence existent ?

Je me suis embarquée sur mon cher vaisseau qui a des ailes, je naviguerai toujours pour garder l’illusion du silence et de la douceur.



Ailée vole sur la mer, je me penche sur les cartes.

La France est loin, nous avons laissé la Belgique sa côte a glissé… nous sommes par le travers de la Hollande.

Au petit jour, le Danemark passera.

Demain, dans le lointain, les côtes de Norvège apparaîtront

Ailée épaulée sur les vagues va superbement.

La Mer est bleue.

Les petites vagues par milliers déferlent en crêtes blanches et l’on dirait des moutons joyeux qui galopent en troupeaux. Elle est tourmentée mais radieuse, elle étincelle comme des diamants sous la brise du Nord.

Tout enfant, je suis passée ici sur la « Fauvette » me rendant en Norvège, puis trois fois encore sur « Salvator ». Pour la cinquième fois, me voici sur le même sillage.

Depuis deux jours, Ailée glisse à peine sous un ciel de plomb sur une mer accalminée.

Immobilité.

Ailée, la mer, le ciel, se dévisagent en s’endormant de lassitude appesantie. Nul bruit, ni aucun mouvement dans le silence. Tout s’éteint, tout semble devoir mourir sur cette mer privée de vie. La nonchalance est partout, le sommeil s’installe, la lassitude est sur nos épaules, on s’écoute vivre. Enfin ! voilà la brise dans un grand orage ! Les têtes se relèvent, les bras se tendent pour les manœuvres, la vie revient avec la rumeur et le mouvement.

Ailée est emportée vers l’horizon.


Ailée est épaulée sur les vagues. Sa proue semble palpiter sous les rafales ; couverte d’embruns elle vit en plongeant !

Ses voiles bien tendues, poussées vers l’horizon l’entraînent joyeuse.

Elle file quinze nœuds pleins ; la lisse dans l’eau elle est belle à voir ainsi. L’arrière s’incline au ras de l’eau, le grand sillage est blanc d’écume, la mer passe silencieuse dans un grand remous.

La bôme, petite largue, entraîne la grand’voile qui plaque superbement, puis c’est la misaine que mes yeux contemplent, la trinquette et le foc bordés bien.

Et voici la rumeur venant du gréement qui nous accompagne.

La chanson grave du vent dans les cordages. Les deux mâts de quarante-sept mètres emportent leurs bastaques et leurs balancines. Puis ce sont les poulies et les ridoires.

C’est une harpe à mille cordes qui joue éperdument sous la brise qui nous aide, nous pousse vers le Nord où mon destin m’entraîne.


Clair de lune sur la mer accalminée. Pas de sillage étincelant, pas de reflets sur l’immensité des eaux.

Beauté ! Douceur ! Silence !

Lorsque passe un souffle, c’est une pluie d’étoiles qui palpite et meurt.

Le sillage rejoint la lune de clarté.

Ailée passe silencieusement en traînant ses grandes ailes blanches douces comme des plumes sur cette mer irréelle.

La lune éclaire d’une façon morbide et fausse la mer agitée qui vient battre avec fracas la coque de Ailée. L’avant se soulève éperdument sur les masses noires, puis retombe en ouvrant la mer qui lugubrement forme deux gerbes étincelantes.

Sous la lune sinistre, Ailée navigue ce soir toute pâle sur la mer démontée.

J’ai quitté mon Ailée et mes petites Ailes.

J’ai quitté la Mer. Je suis dans la grande ville bruyante, je vais, je viens, je souris.

Mon âme est ailleurs, mon cœur est à la traîne.

Que me reste-il ici ?

Mes souvenirs collés à moi comme un manteau semblable aux petites herbes sur une coque arrêtée.

Pour oublier le bruit infernal, je lève les yeux par dessus les toits pour retrouver mon horizon familier.


C’était après une longue traversée de tempête de neige et de neige dans la mer du Nord, en décembre. Transie de froid, je pensais que je ne reprendrais plus la mer, que j’en avais assez, que je n’en voulais plus !

Mais les beaux jours sont revenus, je navigue à nouveau dans des contrées splendides et chaudes.

J’ai oublié ce que j’ai dit en hiver !

Cependant les mauvais jours vont venir, les tempêtes et la neige vont s’abattre sur la mer du Nord, je serai toute transie et peut-être malade, mais je hausse les épaules et je souris car j’ai bien l’intention de revivre ces heures à mon bord !

Où un navire a navigué, il naviguera encore…



Ailée s’incline doucement sur la mer.

Elle glisse sans battements, poussée par la brise. J’étais habituée à naviguer sur des vaisseaux qui avaient une machine. Leur cœur en battant m’amenait à l’horizon.

Je n’ai plus ce rythme régulier qui me tenait compagnie, cet accord tacite entre deux cœurs errant et unis. Je suis plus seule dans ce silence profond et davantage lointain.

J’aime le chant d’Ailée qui doucement en chuchotant va, fendant les vagues. La brise dans le gréement, les poulies qui grincent, le vent qui joue en travers de toute résistance posée à son souffle !

L’accompagnement est magnifique ! Étant moins humain, il est plus près du rêve, il vous emporte au cœur du pays que vous cherchiez, où règnent les algues vertes, les vents légers, au milieu des ondes berceuses.

Pays d’où l’on ne revient jamais complètement !

Endroit imaginé où l’âme se retrouve ne désirant plus rien, et le temps n’existe plus !

Ô les voiles, les poulies, les cordages, tout ce qui roule, tangue et se balance sous le chant berceur et que la brise secoue, fait frémir, souvent casse et envoie, dans les embruns, vers le ciel !

Ce chant donne l’ivresse à ceux qui savent l’écouter.

Ainsi est bercé le cœur des mariniers.



Ô la monotonie sans nom, sans vie, d’être accalminée sous un ciel gris et une mer de plomb.

Depuis des heures, depuis des jours, nous bourlinguons bord sur bord sur une houle qui nous cache l’horizon, même le ciel ! lorsqu’elle nous étreint dans ses creux monstrueux.

Tout se lamente, tout se balance, la bôme vas dans tous les sens, les poulies grincent, volent, se cognent et crient !

Pas un instant de repos dans ce bruit continu et assourdissant.

Les voiles claquent lamentablement, les balancines glissent et se promènent sur la grand’voile avec leur bruit à elles et par-dessus tout cela, le rappel pesant de la quille.

Nous sommes dans l’attente de la risée qui viendra ?



Depuis soixante-douze heures, Ailée, vent debout très faible tire des bords dans la Mer du Nord.

Nous n’avons plus rien à manger que des conserves.

L’envie de pirater me prend à regarder les chalutiers hollandais posés autour de nous. Ailée vient à la panne, je descends avec le you-you dans une longue houle. Je m’approche de l’un d’eux.

Il m’envoie un bout, je saute à bord !

Les pêcheurs me montrent des milliers de kilos de poissons, de toutes tailles, de toutes sortes, qui emplissent les soutes du chalutier. Je pirate aussi pour l’équipage et j’emporte un grand panier contenant soles, turbots, plies, maquereaux, merlans tout glissants et blancs. Je suis joyeuse de ma belle prise ! Ailée évolue doucement sous ses sept voiles.

Qu’elle est belle ! je ne l’avais pas encore vue ainsi.



Les vagues énormes se bombent, se renversent, et battent la grève, puis se retirant, aspirent, entraînent et roulent les galets avec le sable.

Ô la chevauchée pressée des crêtes blanches, des cavales échevelées.

Sans répit, sans reprendre haleine, elles recommencent leur galop frénétique.

Oh ! la mer hurle ce soir !

Le vent emporte toutes ces voix qui se lamentent et il accompagne la grande rumeur de la mer démontée.

Je n’ai écouté cette nuit-là que la mer en furie, le monde me paraissait lointain et petit à côté de sa grande colère.

Son sublime mécontentement ébranlait la terre. Les yeux ouverts, je restais absorbée par la grandeur des flots lorsqu’une voix s’éleva grave et douce dans mon âme comme un chant de sirène.



Tout étincelle et blanchit sous le soleil de midi.

Les cordages, le pont, les cuivres et les vernis.

Se mouvoir pieds nus, bras nus dans la chaude lumière. Les yeux clairs clignent sous les reflets, sur les lèvres le sel se pose.

Aller, venir, faire partie de son voilier, en devenir l’âme !

Regarder avec tendresse les belles voiles se balancer mollement la brise étant à peine perceptible.

Rayonnement, silence.

À la barre, gouverner les yeux levés vers les voiles puis les poser sur l’horizon. Pénétrer, approfondir en attente.

Arrive une brise folle, perdue, elle passe, c’est l’accalmie complète, seulement les cordages qui se balancent et les poulies qui grincent.

L’équipage au vent fume la pipe en parlant bas. Sur la mer bleu foncé des marsouins passent.

Le silence est si profond que je les entends souffler, lorsqu’ils respirent à chaque bond hors de l’eau.

Ils ont passé, bondissants, tapageurs.

Des goëlands, des mouettes nous suivent patiemment. Serons-nous accalminés des heures ?

Le soleil a disparu puis le crépuscule. Voici la nuit.

Contemplative, je vis ma vie intérieure.



Il me faut le large et l’horizon pour penser. L’infini sans commencement ni fin se déroule à regarder l’immensité d’eau.

Ainsi l’on peut voir sa vie dans les moindres détails comme on la verrait projetée sur un écran.

À terre, on ne peut pas se reprendre, car on n’a pas le pouvoir d’arrêter la vie, on n’a pas le recul nécessaire pour la regarder.

Il y a aussi trop de monde, trop de bruit. Tous ses objets tassés autour de vous arrêtent vos gestes comme vos regards et vous devez toujours comme dans un cirque tourner sans avoir le temps de descendre en vous-même pour juger les grands événements de votre existence.

Je plains ceux dont l’esprit capté se heurte entre quatre murs car je suis de celles qui ne veulent plus d’entraves et, libres, errent en regardant et en écoutant l’eau chanter !


Ceux qui ont navigué racontent…

… On les regarde attiré, comme si, à travers eux, on apercevait les paysages qu’ils décrivent !

Un beau nom antique sonnera : hanté par lui le désir d’un appareillage pour l’atteindre ! Ceux qui ont navigué parlent et les êtres penchés vers eux voient dans leurs yeux les horizons qu’ils ont rapportés dans leurs regards embués d’océans, tout pleins de beaux cieux parcourus.

Les marins causent, c’est le moyen de s’échapper encore, ils repartent attendris dans leurs voyages comme on retrouve un rêve après le réveil !

Au retour d’une longue campagne, au milieu d’amis, ils aiment traduire avec des mots ce qu’ils ont ressenti de leurs impressions !

Le moment est venu de les extérioriser. À bord, on pense davantage que l’on ne parle. On est silencieux à la mer.

À terre on parle trop. Dans un salon que de la banalité !

Une lassitude immense, un ennui profond me saisit à écouter ces conversations. Tous les sujets sont traités, bousculés, repris, laissés.

On a, ce me semble, tout dit et rien dit, dans cette confusion. Ces gens réunis savent bien tuer le silence !

Aussi je m’échappe ! je songe à un beau clipper, je suis dans les voiles au milieu des bons cordages qui sentent le goudron.


OFFRANDE


Un jour de grande tristesse où j’ai vu les choses exactement à la place où elles sont, j’ai pu avoir la douceur de donner mon collier de perles pour des œuvres de Mer.

Mes perles, ruisseau lumineux, ont arrêté des larmes.


MARINES


Un joli dicton anglais.

S’il y a de quoi faire un col marin dans le ciel, on peut garder l’espoir d’avoir beau temps.

La Mer ! la mer !

Indéfiniment, je la regarde en rêvant à ce que je ne vois pas.

S’envoler avec des ailes ouvertes comme un grand oiseau !

Sous les belles voiles gonflées être emporté à l’horizon !…

Je ne demande plus à la vie que mon vaisseau. Mon beau vaisseau couvert d’ailes blanches qui s’envole avec moi vers de beaux horizons. Je ne demande plus rien à la vie, que ce qu’elle me donne, aurore, crépuscule, grand clair de lune sur la mer.

La vie m’enchante et c’est une joie intense de vivre pour naviguer, de naviguer pour vivre.

Lorsqu’Ailée est au port toutes ses voiles pliées, elle dort dans l’attente de l’appareillage.

Semblable à elle, j’attends repliée et triste en silence aussi le jour où joyeuses nous recommencerons à vivre toutes les deux là-bas, à l’horizon, avec nos ailes.

Je ne désire rien je ne demande plus !

Contemplative au milieu de la nature, je m’enchante de la mer, de ses couleurs de son rythme et de son chant, je découvre ses trésors éparpillés.

Je lui ai tout donné.

Je commence à vivre !…

Le jour se lève.

Nul bruit, tout repose, la Mer dort. Elle est bleutée tandis que l’aurore rosit, tout semble posé sur la mer pour le calme et le silence.

Nul pas, nulle voix, les marins dorment. Le sommeil les pose, les suspend dans leurs hamac.

Le merveilleux sommeil arrête la vie, donne le repos et par ses songes fait encore naviguer les marins !

Sous un grand ciel plombé, sur la mer douce et grise deux ombres passèrent avec quatre ailes veloutées et battantes ; leurs corps confondus se perdirent dans la grisaille comme si une seule âme luttait pour deux.

C’était deux goëlands perdus sur l’immensité morne des Océans.

Un grand voilier, trois-mâts, passe envolé comme un songe, tout haut : ses voiles sont gonflées et si pressées qu’il s’enfuit à l’horizon comme une belle image un peu exagérée.


« FINLANDIA »


J’ai perdu mon vaisseau, dans ma mémoire il était lentement effacé, avec le temps il s’était longuement éloigné.

Mais ce que nous avons aimé est toujours proche de nous quoique oublié.

J’ai embarqué aujourd’hui sur un grand vaisseau qui lui ressemblait comme un frère.

Les amarres jouaient en grinçant, il roulait, longuement, sa poupe énorme était plus haute que le quai.

Je suis montée à bord, sa mâture, sa cheminée étaient si semblables que de souvenance et de regrets je me suis arrêtée.

Il ne faut pas troubler le passé ; qu’il dorme, qu’il dorme.

Je regarde « Finlandia », désert, désarmé le long du quai avec l’écriteau : « Défense d’embarquer sans autorisation ». Mes yeux s’emplissent de larmes et mon cœur bouge au souvenir d’autrefois ! Cependant mon âme est embarquée sur un voilier qui tangue et roule bord sur bord. Aussi je me demande pourquoi je pleure puisque mon cœur a un nouvel embarquement.

Mais je pense que c’est naturel d’éprouver des regrets pour les êtres et les choses que nous avons aimés, si, même en les revoyant, nous les retrouvons si différents.

Nous gardons l’empreinte pleine de tristesse douce pour les heures que nous ne devons plus revivre. Avant que l’avenir nous pousse à l’horizon sans transition, nous aimons à nous attarder au temps où nous pensions moins, à l’époque heureuse où nous ne vivions pas encore de souvenirs.



Quel angoissant souvenir fut celui de « Finlandia », désarmé à Marseille, avec à bord la poignée d’hommes la plus dévouée que j’avais choisie dans l’équipage pour me suivre sur mon voilier. J’étais en pourparlers d’achat et tous attendaient la bonne nouvelle pour faire leur sac et me rejoindre au Hâvre.

Lorsque, en Juillet, en l’espace d’une semaine je perdis deux d’entre eux à l’hôpital de Marseille. Un brave chauffeur, Toudic, qui avait autrefois servi ma mère sur « Salvator », faible des poumons, mourut d’une pneumonie.

Leport, très bon marin, jeune marié, avait un fils de six mois ; il fut emporté par une fièvre typhoïde compliquée de la maladie de foie qu’il avait contractée aux Dardanelles.

Que faire pour ces braves gens ? je ne pouvais plus rien ?

Il me restait leurs veuves et leurs enfants.

Je fus empêchée de partir pour Marseille à cause des engagements que j’avais en Espagne avec l’Aile II et l’Aile III. Mais je donnai tout pouvoir à mon capitaine ; il me télégraphia que leurs veuves voulaient ravoir les corps de leurs maris dans leur cimetière de Bretagne, mais à cause du prix qu’on leur demandait elles étaient obligées d’y renoncer. Je leur envoyai cette somme que j’aurais préféré donner pour leurs petits enfants, mais pour ces malheureuses s’agenouiller sur leurs tombes c’était les avoir moins perdus. Le capitaine eut la triste mission de conduire en Bretagne les deux cercueils et de me remplacer à leurs obsèques. Leurs veuves me remercièrent avec des mots touchants, et ce matin-là, où je devais être, j’entendais sonner les cloches funèbres de ces clochers pauvres de notre Bretagne. Je voyais la terre fraîchement remuée, les petits bouquets aux fleurs serrées et je sentais toute la douleur contenue dans l’étroit enclos.

Ils avaient compris, avec leurs âmes simples et leurs cœurs rudes à naviguer ensemble, que j’avais fait toujours ce que j’avais pu pour les rendre heureux.

Aussi sur leurs deux pauvres visages, je voyais encore ce sourire qui semblait me dire pour la dernière fois :

« Merci, Ma Dame ».


Une année s’en va…

À l’abri des grands chênes-lièges la brise joue dans les branches et la pluie vernit les petites feuilles.

À travers l’ondée grise le soleil apparaît déjà.

Ô Italie, en automne, douceur alanguie, été sans fin, encore des fleurs, des parfums avec un grand soleil plus doux moins chaud mais qui embellit les montagnes dans les buées et la mer unie dans la brume.

Ô douceur désuète, atmosphère calmée, matinée tendre où s’égrènent les heures et les cloches de tous les couvents et des églises ; elles aussi sont moins brillantes et moins gaies ! un peu engourdies, comme recueillies, elles tintent doucement pour leur quartier.

Dans le parc rempli de pluie et de soleil règne la douceur ; les feuilles sont dans les allées et les mousses sur les arbres ; dans cette attendrissante heure d’automne je respire la fin de l’année avec l’odeur âcre des feuilles et des herbes mortes.

Un doigt sur la bouche une femme frileuse glisse ; sur son passage les feuilles tourbillonnent en cortège discret car elles l’ont reconnue.

Comme elle s’éloignait, j’ai pu apercevoir son sourire de déception ; ses cheveux étaient argentés et elle portait une robe toute fanée.

Mon âme endolorie reste bercée par le tintement des cloches et la monotonie de la chanson des feuilles mortes à l’heure où glisse l’ancienne année.

PLUS !…


J’ai tout donné à la mer, sans sourire elle m’a rendu plus.

Avec pressentiment, j’ai souri à l’amour, les larmes m’ont appris que le bonheur n’existait plus.

Maintenant, reposée et claire, je n’attends plus, puisque rien ne me réclame plus.

Seulement, dans la tempête, quand l’Océan hurle et roule désespérément, je pense à ceux qui ne sont déjà plus.

Mais lorsque la nuit divine se laisse bercer par un Océan qui a renoncé à l’effort et que, docile, le voilier se reflète sous le clair de lune, je songe à ceux qui vivent encore…