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Une âme à la mer/03

La bibliothèque libre.
Les Gémeaux (p. 145-186).


Le Bateau de mon enfance



Le bateau à vapeur, c’est la spéculation !

Le bateau à voiles c’est bien la vieille navigation austère et croyante.

Les uns cheminent en faisant une réclame, les autres en faisant une prière.

Les uns comptent sur les hommes, les autres sur Dieu.

Victor Hugo.

LE BATEAU DE MON ENFANCE


Depuis longtemps mes cahiers et mes crayons dormaient.

Maintenant mille pensées encombrent mon esprit, car mes yeux te contemplent et mon cœur te garde.


envoi au bateau de mon enfance

Je ne parlerai pas, je regarderai la mer pour ne disloquer mes pensées.

Le voici, le bateau de mon enfance, je le reconnais et mes yeux ne peuvent plus se détacher de lui. Mon voilier, sombre, harmonieux et plat, dans sa manœuvre lente s’approche doucement de lui, les aussières sont envoyées sur le quai. Quel silence !

Sur le grand yacht blanc de mon enfance, étincelant de blancheur et de luxe, tous les visages inconnus se tendent et se penchent curieux vers mon voilier. Tous ces yeux scrutent mon visage, je suis émue ; je suis lasse et je retiens dans mon regard des larmes qui ne couleront pas — j’ai des amies autour de moi — ils pourraient se tromper de visage, non, je sais, ils ont cherché le plus triste, le plus solitaire et le plus marin ; ils l’ont trouvé, et tous suivent mes mouvements. Mon ancien cher bateau où mes années les plus belles se sont écoulées, années ensoleillées de bonheur et d’illusions. Comme vous avez changé sous votre pavillon étranger, comme j’ai changé sous mon même visage.

Si j’avais pu choisir une autre place de l’autre côté du port, j’y serais allée ; je ne suis pas prête à supporter cette peine.

Je suis bouleversée par la présence si proche du bateau de mon enfance.

Je le regarde comme un être bien-aimé que l’on ne reconnaît plus tout à fait, les années ayant altéré ses lignes.

Une sorte d’attirance m’oblige à rester là ; je ne puis le quitter des yeux. Non vraiment je ne savais plus la place qu’il tenait dans mon cœur.

Je n’ose cependant trop le regarder, à cause des propriétaires, de l’équipage qui parlent sur le pont. Par une sorte de pudeur, je descends dans le carré.

Une heure sonne ; la voix de bronze de « Ailée » frappe claire et chantante, mais voici un autre son plus grave, plus doux qui monte, et du bateau de mon enfance, la voix de bronze si aimée et si connue, abolit tristesse et distance.

Le crépuscule tombe, la mer devient noire ; je me recueille, et, réfugiée dans ma cabine, je laisse couler mes larmes.

Comme il est bon de pouvoir pleurer, seule en silence et sans amertume, ce trop plein du cœur qui déborde comme une coupe trop pleine.

Je pleure, je pleure doucement, car j’aime encore trop ce bateau, qui n’est plus le mien.

Je regarde mon cher voilier que j’ai si bien appris à aimer et qui a une âme, et je souris de le trouver si beau, si simple, et de m’avoir rendu l’immense service de n’être plus que ce que je suis : un marin.

La nuit est venue, les amies sont parties, je suis seule. Sous le prétexte de promener mon chien, je vais sur le quai, un instant, mais, près du phare, je m’arrête ; j’ai vu ce que je voulais voir, la ligne, la tonture de ce cher bateau qui fut le bateau de mon enfance.

Je suis moins seule, ce soir, que les autres soirs ; il est là, à côté de moi, si blanc, si beau, si étincelant de lumières. Quel bonheur de l’avoir retrouvé ; qu’il m’est doux de pouvoir m’endormir le sachant si près.

Comme il y avait longtemps que cela ne nous était arrivé !

À 8 heures le lendemain, sa cloche mêlait le son de sa voix grave à celle de « Ailée » plus claire.

Ce jour, commencé par ces sons mélangés, devait me faire vivre un de ces jours uniques et heureux, où, unissant le passé et le présent, la vie n’est plus tout à fait réelle.

J’étais si absorbée que j’avais l’air plus triste et plus distante que jamais.

Puis, un soir, la nuit tombait, une amie me prit par la main et m’amena à bord.

Je répète qu’il était tard, mais c’était mieux ainsi, car j’étais si émue que je tremblais. Sur le pont, je connus son capitaine, qui me montra la chambre des cartes, sa cabine, et un ravissant salon ; c’était assez pour la première fois, et mon cœur battait mal. Trouvant un prétexte, je m’échappai avec la promesse de revenir une autre fois, pour une visite complète.

Je retrouvai mon « Ailée », douce, calme, silencieuse et si maritime.

Comment se pouvait-il que ce dédoublement d’affection entre ces deux bateaux augmentait ?

Probablement comme un amour ancien en présence d’un amour nouveau.

Après quelques jours, l’habitude, la douce et chère habitude intervint ; le même sourire était pour les deux.

J’avais été à bord plusieurs fois ; le capitaine, un marin accompli, comprenait mes regrets, mes angoisses, et, à ses yeux, ce que je ressentais, était tout naturel.

Quelques jours exquis d’un bonheur sans pareil, précieux, intense ; je réalisais que c’était trop beau, de vivre si près des deux bateaux que j’aimais.

Les couleurs étaient hissées en même temps, le soir elles se ramassaient ensemble.

Les voix des quarts se mêlaient.

J’adressais aux deux capitaines les mêmes bonjours.

Mais il n’est pas permis de vivre plus de quelques jours dans une douce torpeur ; il faut que la réalité se dresse devant vous.

Elle arriva ainsi.

Le capitaine du bateau de mon enfance me montra une dépêche.

Il devait appareiller pour le port voisin, devant envisager une location pour le bateau chéri de mon enfance.

Ainsi, non seulement il appartenait à un autre être, mais cet être ne sachant pas assez l’aimer, pouvait s’en séparer à son gré et sans peine, pour récupérer son argent !

En vain, jusqu’au soir, j’essayai de comprendre sans pouvoir y parvenir. Allait-il vraiment me quitter ?

Le lendemain, arriva la confirmation de la fatale dépêche ; j’avais eu le temps de réaliser la tristesse de la vie dans sa compréhension.

Le bateau de mon enfance appareilla, je le vis s’éloigner comme un être qui emporterait mon cœur, assise à l’avant de mon cher voilier svelte et noir, qui retient de grandes ailes pliées ; je le regardai doucement, attristée, comme une figure de proue immuable, qui en a vu bien d’autres.

Le capitaine me salua, le pavillon s’abaissa en salut.

Je restai longtemps à regarder dans le vide, absorbée jusqu’à l’infini.

Je revins lentement à l’arrière de mon voilier, en souriant comme toujours, lorsque cela va très mal.

Comme le port est vide ce matin !

Comme je suis seule ! je regarde tout autour de moi ; le bateau de mon enfance ne me tient plus compagnie. Non, il est parti sans moi pour l’horizon…

À mes souvenirs d’enfance viennent s’ajouter d’autres impressions.

Serais-je trop faible pour porter toutes mes pensées ? Je chancelle…

Et toi, cher bateau, vis pour moi, vis pour toi, ne t’alourdis pas, ne sombre pas, mon rêve et mon regret ont seuls embarqué à ton bord.

Mon chagrin, « Ailée » et moi le partageons.

Tu navigues, serein, dans la nuit ; en connaissant tes mouvements et tes rumeurs, je me perds en toi, personne ne te connaît mieux, pas même celui qui commande, ton capitaine !

Je suis allée plus avant que lui, je connais ton âme, et tu as aimé mon cœur d’enfant.

Après quelques jours de solitude, comme pour mieux faire comprendre l’approche du bonheur, mon beau voilier appareilla pour le port où le bateau de mon enfance était ancré.

Mon visage, dépouillé du sourire, commença avec le jour à s’illuminer.

Lorsque les voiles furent amenées, et aboli le silence aimé fait de rafales et de grincements de poulies, et que le moteur absorba les battements de mon cœur, les manœuvres pour l’accostage à quai commencèrent ; la grande tristesse qui m’angoissait fit place à un grand long sourire ; mon nouveau bateau allait doucement s’abriter à côté du bateau de mon enfance.

Mon cœur aussi demande aide et protection sans doute ?

Quelle douceur d’être à nouveau ensemble.

Le matin, au réveil, de mon hublot, je l’observe et je suis heureuse ; je ne demande plus rien, et je rêve… mêlant l’ancien et le nouveau, je me fabrique, pour la journée, une poignée de bonheur.

Son capitaine et moi sommes devenus des amis ; je puis parler des choses que j’aime, et il comprend mon amour pour son bateau qui a contenu mon enfance, avec sa grande navigation mêlée de ses joies et de ses peines.

Je suis heureuse !

Les deux bateaux côte à côte, s’éveillent à la même heure.

Les deux bateaux s’endorment ensemble lorsque se ferment mes yeux.

Il en est de même, je pense, des êtres et des bateaux.

Ils vous donnent ce que vous leur donnez ; le bateau de mon enfance, par reflet, me rend l’amour que je lui donne.

« Ailée » comprend et me pardonne car elle sait combien j’ai souffert.

Ce matin je ressentis une grosse émotion.

Le capitaine du vaisseau pas ailé vient me dire qu’il s’en allait ancrer de l’autre côté du port ; je changeai de visage ; un charbonnier était annoncé, il fallait partir pour lui laisser d’abord la place, et ensuite pour éviter la poussière noire.

Mes yeux, cependant, ne quitteraient pas de vue le bateau de mon enfance, mais mon cœur satisfait refuse cette petite séparation.

À un jour d’intervalle, nous pûmes nous rejoindre et reprendre notre douce intimité.

Que sera-ce le jour où tu appareilleras dans l’Ouest et moi pour l’Est ?

Sachons, si possible, vivre notre bonheur, le supporter, sans essayer de le comprendre.

Soyons raisonnables, et ne pensons pas trop au lendemain.

Et je vis des jours lumineux, bercée entre les vagues.

Mon visage brûlé de soleil et d’embruns, reflète la vie saine et belle de vivre de rayonnements ramassés sur la mer.

Combien se passèrent-ils de quarts ?

Combien de marches interminables sur le pont ?

Combien de fois les pavillons se déferlèrent ?

Combien de fois les voix des bronzes se mélangèrent ?

Les heures trop belles s’envolent avec des ailes ! c’est pourquoi la douleur est si longue et la joie courte.

Les heures, comme les mouettes, ne se posent pas toujours.

Quel est le poète qui a dit que lorsque les grands vaisseaux quittaient le port pour disparaître à l’horizon, les femmes qui les regardaient partir, laissaient couler leurs larmes, « car il faut que les femmes pleurent, et que les hommes aventureux tentent les horizons qui leurrent ».

Le bateau de mon enfance va appareiller, je vois la fumée s’échapper de sa cheminée ; d’ici j’entends les bruits connus de son appareillage.

Je ne le regarderai pas s’éloigner.

Je ne veux pas assister à cette fuite à la fin du jour.

La nuit l’effacera avec elle.

Je ne puis supporter que le bateau que j’aime s’en aille, sorte de mon cœur où il est ancré, et le déchirant, s’éloigne en devenant de plus en plus petit pour n’être plus qu’un point là-bas, et être absorbé par l’horizon.

Non je m’en irai.

Le bruit du jazz-band est étourdissant ; que de rires, de mouvements et de couleurs.

Pareille aux autres, je me suis assise, d’une main une cigarette, de l’autre, une tasse de thé, semblable.

Mais je ne souris pas comme elles, et dans une angoisse profonde, dans la fumée de ma cigarette, j’assiste sans le voir, à l’appareillage du bateau de mon enfance.

Toutes ces femmes, pareilles comme des poupées, se ressemblent étonnamment ; il y en a des roses, des rouges, des vertes, des bleues et des jaunes.

Elles dansent ; même dans leurs sourires, même dans leurs regards, je ne puis trouver de différence.

Elles doivent avoir raison puisqu’elles sont si nombreuses ; leurs vies doivent être meilleures ! ai-je raison ?

Qui a raison ? qui a tort ?

Un grand sanglot, qui voudrait s’échapper de cœur et qui n’ose, m’étouffe.

Je me perds dans toutes ces questions, toutes ces demandes, je les vois seulement sourire et se ressembler, tandis que, moi, je retiens mes larmes, car le bateau que j’aime est en train d’appareiller.

Je vois son capitaine sur la passerelle, commandant les manœuvres ; oui, il a viré les chaînes, la dernière aussière a été larguée et le télégraphe indique maintenant : avant lentement ; et majestueusement, retenant dans la blancheur de sa coque les derniers rayons du soleil, il s’éloigne étincelant et magnifique.

Le jazz est de plus en plus trépidant ; les danseurs plus nombreux ; l’atmosphère est remplie de fumée bleue et de parfums.

L’air est irrespirable. Mon cœur et mes yeux de marin, essaient d’analyser ces choses. Mon cœur me fait mal, et mes yeux me brûlent. Comme je suis différente de tous ces gens-là, étrangère parmi ces étrangers.

Oui, j’ai revêtu le vêtement bleu et blanc, la dure cheviotte foncée, qui ne s’éclaire que par ses boutons d’or.

Il dit à tous ma dévotion pour mon métier, et il me garde bien de tous les contacts de la terre.

Non, je ne suis plus d’ici avec mon âme d’appareillage.

Ma vie je l’ai donnée pour l’idéal de naviguer sous mes trois couleurs !

Jamais je n’ai ressenti pareillement cette solitude, cette angoisse d’être une âme solitaire parmi les autres.

Oui, je suis plus isolée, ce soir, que jamais, car le bateau de mon enfance ne doit plus être dans le port.

La nuit est embuée, le vent souffle, je regagne mon cher voilier mouillé en rade, qui roule bord sur bord.

Ceux qui me regardent passer, une ombre parmi les ombres, ne savent pas, et ne comprendraient pas, que celle qui passe sous un vêtement de marin souffre tant, ce soir, d’avoir perdu la présence du bateau de son enfance.

Ce soir en rade, abolissant les propres bruits de mon voilier, je rêve, j’entends et je vois la brise qui joue dans les haubans, la machine sourde et battante, le compas éclairé, là-haut, sur la passerelle, et le profil du Capitaine faisant le quart sur le bateau de mon enfance qui s’éloigne de moi.

Il est parti joyeux,

Je demeure solitaire.

Dans le grand port de Marseille, dans cette atmosphère de départ, lui aussi, comme les autres connaîtra le charbon, l’huile, l’eau, les conserves et les vivres, l’armement d’un navire qui appareille pour deux mois.

Puis l’embarquement de nombreuses malles, et l’arrivée de locataires inconnus, avec leurs invités.

Comme je te suis reconnaissante, ô bateau de mon enfance, de t’avoir revu comme je t’avais quitté, solitaire et austère ; pas de bruits inutiles, seulement ton équipage, nécessaire pour ta beauté et ton service, avec un capitaine qui sait te donner ce qu’il te faut, et aussi être bon envers toi.

Je ne vous envie pas, passagers d’un jour !

J’aimerais cependant entreprendre ce même voyage avec vous, sur le bateau de mon enfance, mais je voudrais en embarquant, ne pas changer d’âme.

Je me sens si riche d’avoir su devenir pauvre ; si vous saviez comme vos richesses à mes yeux vous appauvrissent.

Ce luxe éclatant s’est installé à la place de la simplicité.

L’or se vautre à la place de l’affection, là où mon amour pour mon bateau, régnait.

Je vous plains même de pouvoir faire ce merveilleux voyage, car l’argent dépensé ne vous donnera pas des yeux pour voir la beauté.

Il ne suffit pas de payer, pour découvrir le charme d’un paysage, il faut avoir navigué et naviguer encore pour savoir prendre des couleurs au soleil couchant sur la mer, et comprendre jusqu’à l’ivresse et jusqu’à l’angoisse, la pesanteur surhumaine de voir le jour devenir la nuit.

Oui, je pense à toutes ces choses, moi qui embarque par la pensée quand je veux, sur le bateau de mon enfance ; je vais, je viens, monte et descends, j’erre, je m’attarde et bien souvent fatiguée par mon quart, je m’étends à même sur le pont, près du compas, et je m’endors avec des étoiles devant les yeux, le rythme de la machine et la présence du capitaine.

Alors les voici tous embarqués ; les cabines se sont remplies.

Les inconnus peut-être deviendront des amis ou des ennemis.

Les uns s’aimeront trop peut-être, les autres pas assez.

Dépouillés devant la grande nature, ils deviendront plus simples s’ils peuvent le devenir, meilleurs s’ils comprennent ce qu’ils voient.

Je crains que la mer ne soit pas assez rude pour eux, pour devenir une leçon.

Auront-ils faim ? soif ? connaîtront-ils le chaud et le froid ?

Je crains que le luxe qui les accompagne, ne tue le vrai contact de la mer.

Les embruns monteront-ils jusqu’à eux ?

Sentiront-ils leur saveur amère sur leurs lèvres, pour leur faire souvenir qu’ici-bas il y a des êtres qui pleurent ?

Rencontreront-ils la peur, dans cette chose splendide qu’est une tempête ?

Ils ne connaissent certainement pas assez la mer pour la craindre et se méfier d’elle toujours, alors le jour où elle se révélera terrifiante mais vraie à leurs yeux, ils songeront à la mort, au lieu de l’accepter comme un spectacle grandiose.

Et ils auront peur,

Et ils seront angoissés, et ce jour-là plus que jamais je voudrais être à bord du cher bateau de mon enfance, pour endurer, sourire et lutter contre ce coup de chien, car j’ai pris l’habitude de trimer dur sur mon voilier, et je sais ce que c’est que d’être en perdition.

Par la pensée, ce matin, de grand matin, j’ai fait ma visite quotidienne à bord du bateau de mon enfance, dans ce luxe exagéré, si mal approprié sur l’eau.

Je passe vite dans les salons, plaçant cependant quelques poupées invitées, sur certaines bergères bleues et roses ; et partout des fleurs artificielles, elles foisonnent dans les vases et sur les meubles, il y en a partout, jardin faux et navrant.

Je monte sur le pont, là je respire, encore un peu chez moi, comme jadis, j’adresse quelques sourires à cet équipage muet et étranger, et plus avant je monte sur la passerelle ; là mon âme est tout à fait chez elle. Je dis bonjour au Capitaine, à ce grand marin qui connut autrefois la grande navigation des clippers. Sans paroles je reste longuement, puis je m’enfuis en leur laissant un doux sourire, et je m’échappe comme je suis venue, silencieusement, car le voilier à bord duquel je navigue a besoin de moi.

Vous pouvez parfois guider votre pensée et choisir sa route, et l’obliger à être là, mais à d’autres instants elle s’échappe. Me voici à la barre de mon « Ailée », faisant mon quart ; par jolie brise au près magnifiquement elle serre le vent faisant ses 7 nœuds. Elle est belle à voir ainsi, cependant mon esprit à nouveau s’est échappé sur le bateau de mon enfance qui navigue ensoleillé, ce matin, sur les côtes d’Espagne. Le quart de midi sonne, mais c’est l’autre son que j’entends. Je vois le pont étincelant, je puis voir les gais sourires des jolies poupées s’égrener, il fait calme plat, tout est bleu, c’est l’heure du cocktail et chacune a son flirt.

Celle-ci en vert est la plus jolie, blonde comme on ne l’est plus, cette poupée garde nuit et jour son collier de perles ; elle se déshabillera, mais ses perles ne la quitteront pas.

Voici une autre, beaucoup moins jolie, mais si jolie quand même à force de volonté ; elle est plus femme, plus séduisante, ce sont les années qui lui ont appris ce qu’elle sait.

Elle sourit largement au soleil, car ses dents sont éclatantes et elle sait que son collier rouge va si bien à ses cheveux noirs.

Je ne veux même pas dire que j’ai remarqué des yachtmens en bleu et blanc, dont la casquette était parfaite, car mon esprit s’était à nouveau évadé.

Je descends dans le carré prendre mon repas solitaire ; comme la solitude est douce à la mer.

J’aime tout ce qui m’entoure, d’un seul regard j’embrasse toutes mes coupes, trophées d’argent qui me rappellent mes luttes et mes victoires.

Mes livres préférés sont là, à portée de ma main, et des fleurs partout, des fleurs fraîches, pures, jolies, me tiennent compagnie avec leurs parfums et leur beauté.

Et je pense qu’il est étrange que je puisse dire que jai deux embarquements à la fois.

Un réel, qui est devenu l’essentiel de ma vie, et l’autre fictif, fait de rêves et d’illusions, qui m’est encore plus doux que le premier.

Je veux me consoler de ne pouvoir plus avoir un grand et beau bateau comme celui de mon enfance, car dans la vie, les choses et les êtres sont rarement à leur place.

Les personnes qui pourraient avoir les plus beaux bateaux du monde, n’aiment rien.

Il y en a d’autres qui pourraient les avoir, mais qui n’aiment pas la mer.

Ceux qui ont des bateaux comme celui de mon enfance, ne comprennent rien, à la mer, en ont peur et habitent leur bateau dans les ports par snobisme !

Ceux qui adorent la mer et ne peuvent se passer d’elle, sont généralement pauvres.

Ceux qui pourraient naviguer scientifiquement avec leur intelligence, n’ont pas la fortune de le faire.

Je ne me plaindrai jamais plus, car j’ai donné ma vie à la mer, et je puis armer mes voiliers !

Les êtres m’ont trop déçue, je ne parlerai plus d’eux.

La terre ne m’a apporté que déceptions et peines, je l’ignorerai désormais.

Seule la mer infinie m’a comblée de sa compréhension et de sa beauté.

Aussi jusqu’à mon dernier souffle de reconnaissance je la glorifierai.


LE CLIPPER DES ÎLES


And all I ask is a tall ship,
and a star to steer her by.

masefield


Je voudrais pouvoir vous décrire ce cher vieux bateau de bois sur lequel je suis embarquée.

C’est un trois mâts carré, solide, parfait de lignes.

Nous sommes loin des regards, au milieu de l’Océan, portant tout haut : mais si par une chance extraordinaire, vous nous regardiez passer, vous en seriez rempli d’aise.

Quelle beauté.

Ici le pont est usé, les cordages rudes, les voiles ont l’habitude d’être toujours en place, et, par dessus tout, l’odeur du goudron traîne.

Nous allons grand largue nos 6 nœuds, mais la brise mollit et nous faisons cap sur un horizon gris où la mer est d’huile, le plomb et l’étain sont lourds comme cette mer, une glace.

La coque se reflète, nos voiles carrées, pressées, se superposent en étages toutes dans la mer reflétées et l’on dirait en se penchant, un étonnant château vacillant.

Si des yeux pouvaient nous regarder, ils nous prendraient pour un fantôme de bateau faisant son dernier voyage.

Un mystère entoure ce bateau du temps passé qui a été si loin et pendant si longtemps, devenant vieux d’avoir fait autrefois le Cap et les Îles.

J’ai dû autrefois appareiller toute jeune sur un de ces bateaux tout neufs.

C’est impossible que mon cœur d’aujourd’hui batte ainsi d’une façon si tacite et compréhensible avec leurs vieux cœurs d’antan.

J’ai dû, avec un de leurs semblables, errer sur les mers en furie et sur les flots lents, sortant d’un typhon pour entrer dans ces mers molles où le calme désespère même ceux qui ont le cœur haut.

J’ai dû passer des semaines et des mois au long de ces étapes.

J’ai dans les yeux, en les fermant, des nuits de tropique où les étoiles larges et lumineuses se reflètent sur une mer bleu de nuit.

Je connais leurs vacillements sur cette mer morte d’être sans souffle, avec cette chaleur pesante qui s’agrippe à vos tempes et à vos épaules. Et cependant je n’en ai jamais vus.

J’ai dû assister à des combats clairs et loyaux car j’aime la lutte, et voir les plus brave sortir vainqueurs de la mêlée.

J’ai dû voir aussi des pirates en révolte, égorgeant à tort ceux qui passaient, car le sang et les couteaux ne me font pas peur, et le danger m’a toujours attirée, et je vais à lui toujours.

Ma place en toute circonstance je la garderai pour mon honneur, mon amour, et ma foi.

Oui, j’ai dû errer pieds nus, enfant, sur les sables roux, de ces Îles lourdes de palmes et de cocotiers.

J’aime trop le son de tous les bruissements de l’eau sur les roches, mais j’ai dû apprendre à aimer ces choses bercée par le rythme de la respiration de cette grande mer qui va jusqu’au bout du monde, mais qui venait doucement calme, se briser sur les bancs de coraux roses et jusqu’aux pieds noirs de la négresse qui me tenait dans ses bras.

J’ai dû briquer le pont, j’ai dû fourbir quelques cuivres, hisser des pavillons, allumer les feux de position, tenir la barre, grimper au hunier ; je sens que j’ai déjà vécu plusieurs existences à bord de ces chers bateaux qui voguaient sur les mers profondes.

Car je n’ai jamais fait pour la première fois toutes ces manœuvres dans cette vie.

Lorsque je les faisais, je me rappelais les avoir exécutées déjà, comme un grand rêve obscur et presque effacé.

Mais je les répétais, cependant que mes mains habiles, et mes jambes habituées à la cadence de l’effort me donnaient la force d’exécuter le travail.

C’est pourquoi les plus belles perles, que j’ai vues dans leur coquille, ne sont pour moi qu’amusement, pareilles au sable entre les doigts ; (je ne puis les prendre au sérieux, et n’aime les regarder que sur les autres).

Pendant que j’écris ces pensées la nuit est venue.

L’humidité imprègne toute chose et le goudron entre dans mes narines.

Les voiles gonflées s’épanouissent ; des nuages massés à l’arrière forment un écran menaçant, cependant que, poussés grand largue nous allons à l’horizon vers le demain qui deviendra notre jour, et ainsi s’écoule le temps sur cette mer infinie qui encercle la boule de ce monde.

Chacun a sa petite existence à tirer ?

Qu’en fera-t-il ?

Chaque bateau construit aura sa destinée, courte carrière brisée sur un roc, ou longue infiniment, de glorieuses randonnées.

Qui s’occupe ? qui prend charge des navires qui ont des âmes et des êtres qui n’en ont pas ?


MEMORIES


Ah ! me voici à nouveau échappée.

La terre n’est plus en vue, voici mon horizon aimé.

Tout est bleu, ce matin, le ciel et la mer se ressemblent.

Comme il fait beau et bon de respirer cette pureté bleue pâle.

Un goëland passe, puis un autre, les ailes battent et passent, un cargo nous croise.

Une petite brise de Nord d’Est se fait à peine sentir.

Distante, je construis un rêve.

Comme ce jour passera vite, sans heurts ni peine et sans paroles inutiles.

Le soleil tombera trop vite, noyé sanglant, dans cette pureté pâle.

Le crépuscule descendra, et j’apercevrai Vénus à la hauteur de la mâture de mon « Ailée ».

Puis la nuit sera sur nous.

Et, je n’aurai pas eu le temps de terminer mon grand rêve.



Les yeux des marins sont différents des autres yeux.

La puissance et la magie de la mer descendent dans les cœurs des hommes et pénètrent encore dans les yeux.

Cet élément influe sur le caractère ; la nuit, la lune, les étoiles, tout ce grand univers avec lequel on vit dans l’intimité exerce son influence et son pouvoir sur ces natures, change ces êtres en les rendant très différents des autres.

La mentalité se modifie, les aspirations ne sont plus les mêmes, les yeux des marins ne sont plus comme les autres, car ils sont devenus d’autres hommes.

Il y a dans leur cœur un autre amour.

L’envoûtement de leur métier.

À regarder la mer avec ses houles et ses vague, à scruter l’horizon, à observer les rivages et le ciel, comment voulez-vous que ces yeux ne s’imprègnent pas de reflets, que ce regard ne se charge pas de rêves et ne devienne pas lointain ?

Un homme qui, la journée entière, sera assis dans son bureau à travailler, à compulser des dossiers, à lire et à écrire, ne levant la tête que pour regarder le cadran d’une horloge qui lui dictera, heure par heure, la somme à fournir : difficultés sans nombre, conversations importantes, vie d’enfer, qui durera toute l’année — comment voulez-vous que ces yeux-là ressemblent aux autres ?

Ils sont habitués à scruter seulement d’autres yeux, ils ne vivent que la misère et la débauche rapprochées des villes.

Ils ne regardent que la terre et vers la terre.

Les yeux sont bien les miroirs des âmes !

C’est pourquoi les regards des marins reflètent leur empire mouvant.




Je chanterai — je chanterai — je chanterai.

Sous l’influence rêveuse de ce que vois je chanterai un chant que personne n’aura encore écouté.

Un chant jeune.

Mais vieux comme le monde.

Un chant qui montera de la mer, se perdre dans cette nuit bleue poudrée d’étoiles.

Je chanterai mon amour pour la mer, son envoûtement divin, sa beauté, lorsque mon vaisseau « Ailée » fend les vagues, lorsque s’envolent les blanches écumes.

Je dirai la poésie qu’elle me verse avec ses rêves nacrés.

Je dirai l’ensorcellement qui se dégage de cette nuit, alors que le gréement sombre se détache dans le ciel.

Je suis sous la domination embuée de ce quartier de lune qui va naviguer quelques instants avec nous parmi les étoiles.

Je cesse d’être réelle, pour appartenir davantage à ce grand univers où j’erre, palpitante, d’avoir su m’initier à ce mystère, d’avoir compris toute sa beauté grave.

Aussi d’avoir été si lointaine, je ne pourrai jamais plus redevenir une parmi mes sœurs qui n’habitent que la terre.


CHANT


Étoiles, vos scintillements dans ce ciel de velours font que mon âme monte jusqu’à vous pour vous admirer et vous aimer parmi la nuit et vos lumières.

Lune, tu vogues, ce soir, en croissant délicat, comme le plus simple et le plus pur des vaisseaux.

Je t’accompagne dans ton voyage solitaire et court, mes yeux ne peuvent se détacher de toi, et je reste sous ton joug.

Oh ! nuit adorable et calme, parfaite nuit, laisse-moi te respirer et comprendre ta beauté. Tu es si grande et je me trouve si petite.

Oh mer ! souple et soyeuse, tu chuchotes au long de la coque, tu t’entr’ouvres au passage de « Ailée », puis tu te refermes en rumeur ; ton écume jaillit comme un reproche d’avoir osé te troubler. Le sillage s’étire, et tu l’emportes jalousement, dans la nuit…

Je voudrais avoir la voix d’une sirène pour chanter ce que mon cœur contient !



Quel dommage que la jeunesse passe et que les beaux voiliers vieillissent !

Comme ils devaient être beaux ensemble !

Quelle peine à assister à cette disparition ! Je regrette de n’avoir pas été de ce temps béni où tout était jeune : voilures, vaisseaux et équipages !

Les grands ports ont cessé d’être romantiques depuis que les voiles sont pliées pour toujours.

Les vrais marins ont disparu avec leurs voiles — les nouveaux sont devenus rares depuis que la vapeur a remplacé la voile ! tristesse…



Mon « Ailée » n’est pas un voilier comme les autres — regardez-la attentivement.

Les autres reposent dans leur élément, elle est seulement posée sur l’eau.

Sa coque fine et sombre retient à l’avant son emblème, deux grandes ailes ouvertes ; elle ressemble à un oiseau léger et rapide qui va s’envoler.

Ses mâts et ses bômes retiennent aussi d’autres ailes prêtes à s’ouvrir !

Même au port, tout, dans ses lignes, est départ et vitesse ; elle invite ceux qui la regardent à l’aller voir passer, toutes voiles dessus, tant elle est belle !

Elle n’a jamais l’air inerte, même au repos.

Elle vit, elle ne dort pas ; dans son immobilité, elle attend, le temps — d’une escale — pour fuir au plus vite à l’horizon, à l’horizon toujours, car elle est née pour cela — elle a été faite pour naviguer ! belle et rapide, parmi les rumeurs et les rafales.

Elle contient mes rêves, mes aspirations de navigatrice, mes songeries d’appareillage ! Elle m’a trempé l’âme, en me donnant l’occasion de me découvrir. Mon esprit n’est plus que maritime et mon cœur est haut d’avoir quitté la terre.

Je suis radieuse d’être simplement et énergiquement un marin à voile !

J’adore mon métier.

Je suis satisfaite d’avoir largué tout à terre et de vivre cette vie rude et belle en faisant flotter le beau pavillon de France.

Il n’y a plus d’hommes, dit-on ; les vaisseaux sont désarmés, les voiles sont ramassées.

Qui parle ainsi ?

Venez voir !

« Ailée » appareille.

En Février, elle est en Italie ; Gibraltar la verra, en Avril, en Juin, elle sera en Finlande.

Elle existe en France, cette grande âme navigante composée d’un voilier, d’un équipage qui navigue pour le bonheur et l’honneur, rien de plus, de faire fleurir ses couleurs les trouvant encore plus belles que les autres !


Je me souviens, je me souviens de mon bel été dans le Nord.

Que ce fut beau.

Dans mon rapport du Y. C. F., volontairement laconique, rédigé en même temps par la déléguée que j’étais et le marin que je suis, je retraçais fidèlement ma navigation, mes régates, mes engagements, les réceptions et la propagande qui employaient chaque heure.

Mais combien de souvenirs charmants j’ai omis pour ne pas trop charger mon rapport. Aujourd’hui, laissant donc mon esprit naviguer à nouveau vers ces contrées lointaines je ramasserai sur la crête des vagues mes souvenirs.


By the old Pagoda Anchorage they lay full fifteen strong.
And their spars were like a forest and their names were like a song.


Dans le port, mon voilier « Ailée » est ancré entre les deux bateaux qui m’ont appartenu.

L’un a contenu mon enfance, avec ses rayonnements de jeunesse, son éclaboussement d’illusions. L’autre, quatre années graves et solitaires d’attente recueillie au lendemain de la guerre, avant que je puisse déployer mon aile au large. Ainsi prisonnier, mon cœur bat entre leurs deux coques préférées, comme enfermé, mon cœur clos, repose dans une main d’acier.

Nous sommes bien les esclaves de notre passé, prisonniers volontaires de nos plus beaux souvenirs.

Les bruits du dehors n’arrivent plus.

Je revis pieusement et jalousement un temps qui ne m’appartient plus.

Mes pensées tourbillonnent comme les feuilles sous un orage d’automne.

Et ce qui n’est plus, et ne doit revenir, et ne saurait être, danse une danse surannée d’où mes rêves, défunts ne peuvent même plus me faire sourire.

Le présent n’existe pas. Le passé seul est réel. L’avenir est ce que nous voudrions et ne sera pas. Je m’enferme à double tour dans ce royaume du passé.

Assise devant toute cette cendre je fais avec mes yeux revivre les flammes ! Et je m’enivre à nouveau de leurs reflets et de leur chaleur.

J’ai embarqué souvent à bord de ces chers fantômes.

À mon gré je passais leurs passerelles, sous mes doigts s’allumait l’électricité des pièces, mais l’âme d’antan s’est assoupie, et tout est neuf dans ce cadre ancien.

J’ai dîné gaiement avec les propriétaires, comme il convenait.

Ma voix, pour une fois encore, montait sur les boiseries, et mes yeux caressaient l’angle des meubles une dernière fois.

Une soir, ayant vu le bateau désert je demandai au capitaine l’autorisation de monter chez lui, là-haut, sur cette passerelle où j’avais fait tant de quarts.

Il me laissa seule ; lorsqu’il revint, il me trouva le visage en larmes.

Au propriétaire, j’avais donné mes sourires ;

Au capitaine, mes larmes, je sais à qui j’ai donné le plus.

Retrouver ce cadre aimé avec une mémoire fidèle, faire refleurir là des roses où elles étaient, revoir ici un objet qui n’y est plus et repeupler avec patience ces appartements comme ils étaient maintenant qu’ils sont devenus étrangers.



Puis, tout à coup, vos yeux s’attachent, pénétrant ce meuble-là en acajou, c’est bien le même, la petite bibliothèque avec les mêmes serrures, tout le passé me remonte à l’âme.

Si j’ouvrais ces battants comme autrefois ne retrouverais-je pas mes livres préférés et ma douceur et mes illusions de petite fille ?

Sous mon regard, le meuble bouge, un brouillard passe ; le steward, respectant mon émotion, ne dit plus rien.

Si j’ouvrais, comme autrefois après une tempête, le grand battant du milieu, recevrais-je encore une pile de livres sur la tête ?

Et je vais à la découverte, dans d’autres cabines, à la recherche des meubles et des choses qui ont patagé mon enfance.

Je les touche, je leur dis à nouveau au revoir.

Et, par dessus tout cela, pieusement, retrouver et sentir l’âme du cher vieux bateau qui n’est plus tout à fait la même, mais que j’aime encore trop.

Une grande passion me submerge, elle me fait rayonner ?

Quelle est-elle, mon amie ?

La mer, la mer ! tout ce qui, en elle, m’attire et m’absorbe et me soulève d’enthousiasme. Elle sait faire vibrer mon âme.

J’écoute, en essayant de comprendre.

La mer me fait chanter !

Vois-tu.

Mon admiration est à son comble et mon cœur déborde de reconnaissance de la connaître bien et de l’aimer autant.

Je suis heureuse, mon amie, de t’entendre me parler de ton bonheur.

Je n’osais prononcer le mot, mais il est exact.

Car vois-tu il n’y a pas seulement pour moi la mer, mais il existe aussi tous les bateaux !

La mer serait vide parfois, mais elle est sillonnée par tous ces êtres chers qui luttent, qui vont au bout du monde et sous tous les cieux.

Mon amie, toi qui n’habites que la terre, te vois-tu dans cette belle nature, si tu te promenais seule, sans avoir autour de toi des amis ?

Non, je ne vois pas cela ?

Alors, comprends la richesse d’aimer tous les bateaux ! ceux que je croise, ceux qui me dépassent, ceux que je laisse à l’horizon, loin. Les neufs et les très vieux, les beaux et les très beaux et les laids, les mauvais et les bons, les inconnus et les amis. Ceux que je retrouve à la mer, en rade ou dans les ports, ceux qui appareillent, ceux qui demeurent, ceux qui sont malades et ceux qui vont très bien, enfin toutes les marines qui illuminent et sillonnent la mer admirable !

Je suis dans la désolation, certains jours, en apprenant la vente ou l’achat de tel ou tel bateau, car celui qui en devient propriétaire n’est pas toujours di

gne de commander à l’âme de ce bateau : j’en souffre, car je sais ce qu’il vaut, ce qu’il donnerait en naviguant bien, si en le découvrant on lui donnait la chance de montrer son cœur. Mais entre de telles mains il restera l’inconnu hostile.

Je comprends ; la mer est peuplée d’amis pour toi comme la ville que j’habite.

Alors ton meilleur ami est ton bateau ?

Oh ! oui je l’aime beaucoup plus que moi-même !

Il passe ; avant tout, mon souci est de lui plaire, je devine ses moindres désirs, je le sers de mon mieux, pour être devenue tout à fait homogène, je me suis modifiée.

Mon voilier et moi ne faisons qu’un maintenant. Nous avons mis une année à nous étudier et à nous connaître.

Son âme est volontaire et exigeante, mais elle est si belle ! et elle me rend au centuple ce que la mienne lui donne.

Tu es devenue, amie, différente d’autrefois.

Je me suis en effet beaucoup changée. J’ai navigué, j’ai évolué sur la mer. Je suis devenue très simple, toute simple, la franchise et la volonté sont mes compagnes de quarts, et puis rien ne peut m’intéresser en

dehors de mon métier. Tout suinte l’ennui, pour moi, dans les villes, tout me semble mesquin et faux, les yeux sont tous différents de leur vrai eux-mêmes.

Il m’est impossible de les comprendre, et naturellement nous ne pouvons plus correspondre.

Nous sommes devenus trop différents.

Oui, je vois, est-ce parce que tu es mon amie d’enfance mais je te comprends.

Oui, toi, tu comprends aussi, mais ils sont rares ceux qui habitent la terre et comprennent la vie et la mentalité des marins. Mais les autres ! les chers autres, les marins, ceux-là ne forment qu’une grande famille. Maîtres, amis, frères, compagnons, nous n’avons pas à parler pour correspondre ; en nous regardant, nous savons ; et j’ai l’honneur maintenant d’être de cette phalange ! J’ai tout donné à la mer, vois-tu, et ma vie aussi. Mon amour dépasse ma petite existence ; combien de fois l’ai-je risquée pour elle !

Refroidissement à l’étranger, continuant mes engagements et mes régates et ne m’arrêtant qu’à mon arrivée en France, lorsque c’était presque trop tard, une autre fois la mort et la vie me sourirent en même temps.

Je choisis celle qui m’emportait en ne m’éloignant pas de la mer, c’était la mort, je la préférai à celle qui me privait de la mer.

Mais la vie radieuse comprenant mon absolu sacrifice d’idéal vint à moi avec son souffle de vie pour me permettre de servir la mer et de l’aimer.

Tu comprends maintenant, mon amie, pourquoi je navigue et mène cette belle existence de volonté, d’audace et de dévotion, pour servir la navigation et notre pavillon.