Une Ancienne Colonie française/01

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Une Ancienne Colonie française
Revue des Deux Mondes3e période, tome 67 (p. 424-460).
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UNE
ANCIENNE COLONIE FRANCAISE

I.
LE REGIME PARLEMENTAIRE AU CANADA (1791-1840)

L’histoire du Canada, depuis la conquête anglaise, présente cet exemple original et peut-être unique d’un peuple qui, afin de conserver ses institutions, sa langue et sa religion, s’initie au régime constitutionnel, s’approprie l’instrument que le vainqueur avait forgé contre lui et, à force de ténacité, arrache une à une ces libertés nécessaires dont la possession et la pratique sincères pouvaient seules assurer le maintien de sa nationalité. En d’autres pays, le système représentatif s’est établi naturellement, par une sorte de cristallisation politique, par imitation de ce qui se passait ailleurs, pour garantir le contrôle des actes et des dépenses, échapper à des abus intolérables : nulle part on n’a vu ce phénomène d’une race à laquelle sa foi catholique, l’amour de la patrie perdue, inspirent le goût, font comprendre le besoin d’un gouvernement libre, qui s’en sert comme d’un bouclier, se façonne à ses règles délicates et compliquées à mesure qu’elle les reconnaît, gagne sans cesse du terrain et triomphe de tous les obstacles. Les peuples logiciens, les peuples artistes, les peuples guerriers sont peu propres au régime parlementaire ; moins que tout autre, celui-ci paraissait capable d’une métamorphose si profonde, car, pendant la domination française, le Canada n’a que le caractère d’une colonie féodale et d’une mission : son administration est établie sur les mêmes bases que celle de la métropole, ses habitans descendent la plupart des régimens qu’elle y a envoyés ; ils en gardent les mœurs, l’esprit aventureux, entreprenant ; l’absence d’assemblées élues n’a rien qui étonne ces soldats laboureurs, habitués au commandement d’un seul, au respect de la royauté, entretenus dans ces idées par le clergé, absorbés d’ailleurs par la guerre contre l’Anglais, contre les sauvages, par l’agriculture et la colonisation des nouveaux territoires. Mais ce qui surprend davantage encore, c’est l’invincible persistance du sentiment national chez ces hommes en faveur desquels la mère patrie faisait si peu, qui tous sacrifiaient leur fortune et leur vie pour rester Français, combattant un contre trois, un contre cinq, remportant avec Frontenac, Montcalm et Lévis d’éclatantes victoires, jusqu’au jour où, ruinés par la famine et la concussion, envahis de toutes parts, écrasés sous le nombre, ils mettaient bas les armes, et, la mort dans l’âme, subissaient la capitulation de 1760 et le traité de 1763.


I

Au lendemain de ce traité qui nous enlevait un empire, tandis qu’avec MM. de Vaudreuil, Lévis, Bourlamaque et Bougainville, nombre de nobles, de marchands et notables canadiens repassaient en France, l’habitant des campagnes rentrait dans ses terres et se livrait à l’agriculture : les prêtres, les religieux lui demeuraient fidèles, et ce sont eux qui, tour à tour apôtres et pionniers, missionnaires et colons, vont le plus contribuer à entretenir la flamme sacrée du patriotisme. Tout semble conspirer contre ces soixante mille Canadiens placés en face d’un maître bien décidé à user pleinement de sa victoire, en face de cette Nouvelle-Angleterre dont la population dépasse déjà le chiffre de deux millions. Aucune communication avec la France, pas de journaux, peu de livres, nulle industrie ; le commerce aux mains des marchands anglais ; un conquérant qui annonce hautement son dessein de détruire le culte catholique, de supprimer la langue française. Cette liberté politique dont il est si fier n’est pas alors une liberté largement communicative et tolérante ; c’est une liberté égoïste et étroite, en quelque sorte protestante et privilégiée, réservée aux seuls sujets de Sa Majesté, assez semblable à cette liberté romaine qui faisait peser sur les peuples soumis le plus intolérable despotisme. Par le serment du test, la constitution britannique interdit les charges publiques aux papistes ; la nation professe contre eux une haine séculaire ; l’Irlande gît sous une domination savamment tyrannique. Pourquoi les Canadiens ne subiraient-ils pas le même traitement que les catholiques anglais ou irlandais ? Les hommes d’état ne doutent pas du succès, et, dès le lendemain de la conquête, ils violent sans hésiter la capitulation de 1760, qui garantissait aux habitans le libre exercice de leur religion et déclarait, en ce qui concerne les usages et coutumes du pays, qu’ils seraient sujets du roi. Le Canada est placé sous l’empire de la loi martiale et démembré, le Labrador annexé au gouvernement de Terre-Neuve, le Cap-Breton à la Nouvelle-Ecosse, les terres des Grands-Lacs aux colonies voisines, le Nouveau-Brunswick. doté d’une administration particulière. D’un trait de plume, on abolit la coutume de Paris, si clairement codifiée par nos plus grands jurisconsultes, pour lui substituer la loi anglaise, hérissée de formules compliquées et subtiles, recueil confus d’actes du parlement, véritable labyrinthe où se heurtent sans cesse le droit strict et le droit d’équité, où la justice restait souvent un mystère impénétrable au profane et trébuchait dans les pièges que lui tendait une procédure inflexible, où dominait le fétichisme du texte, et de la lettre. Les gouverneurs reçoivent la faculté exorbitante de décréter des lois, statuts et ordonnances pour la paix publique ; pour exercer avec eux les pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires, ils choisissent eux-mêmes un conseil composé tout entier d’Anglais, à l’exception d’un seul Canadien, homme obscur et sans influence ; les instructions royales prescrivent d’exiger des habitans le serment d’allégeance et, sous peine d’expulsion, de souscrire les déclarations d’abjuration. En même temps, une nuée d’aventuriers, gens de rapine et de proie, fond sur le Canada : ces hommes qui, selon la forte expression d’un orateur canadien, n’étaient que les vivandiers de l’armée et se disaient les conquérans du pays, le pressurent, le rançonnent, se font attribuer des places, des honneurs, des terres, mettent la justice à l’encan, à l’exemple de ces carpet-baggers, qui, après la guerre de sécession, vinrent se ruer sur les États du Sud.

Pendant la période du règne militaire ; de 1759 à 1763, les Canadiens s’étaient arrangés de manière à s’isoler le plus possible : réglant entre eux leurs différends, les soumettant à l’arbitrage des notables ou du curé, ils repoussent l’intervention de ces juges éperonnés qui ne parlent pas leur langue. Mais lorsque, après quatre ans de ce régime, ils voient leur organisation sociale, leur foi menacées, leurs coutumes abrogées, ils élèvent la voix, consignent dans des mémoires leurs justes griefs, demandant qu’on exécute franchement les conditions de la cession, observant qu’il n’y a pas eu seulement une conquête, mais aussi un contrat international et synallagmatique, par lequel l’Angleterre a pris envers eux des engagemens solennels. Afin de calmer les esprits, le général Murray, gouverneur du Canada, rendit une ordonnance qui rétablissait les lois françaises relatives au droit de propriété et de succession. Le siège épiscopal de Montréal étant devenu vacant, il appuya la requête du clergé pour obtenir que le ministère reconnût un évêque et un chapitre revêtus des mêmes pouvoirs qu’autrefois. Ses instructions lui prescrivaient de convoquer une assemblée de représentans du peuple : il l’empêcha de siéger, car les Canadiens refusèrent de prêter le serment du test, et il était décidé à ne pas constituer un parlement composé des seuls protestans. Bien que ceux-ci fussent au nombre de cinq cents à peine, ils prétendaient rester seuls électeurs, seuls éligibles, dépouiller de ses propriétés l’évêque catholique pour en investir l’évêque anglican, confisquer les biens des communautés religieuses ; et ils avaient de si puissans protecteurs à Londres qu’ils obtinrent la révocation du général Murray, accusé de se montrer sympathique aux Canadiens. Tel était d’ailleurs le fanatisme en Angleterre, qu’une université formula le système suivant qu’on pourrait, avec quelques variantes, proposer comme modèle aux amateurs de laïcisation : « Ne jamais parler contre le papisme en public, mais le miner sourdement ; engager les personnes du sexe à épouser des protestans,.. ne pas exiger actuellement le serment d’allégeance, réduire l’évêque à l’indigence, fomenter la division entre lui et ses prêtres ; .. si l’on conserve un collège, en exclure les jésuites, les sulpiciens, les Européens et ceux qui ont étudié sous eux, afin que, privé de tout secours étranger, le papisme s’ensevelisse sous ses propres ruines ; rendre ridicules les cérémonies religieuses qui frappent les imaginations, empêcher les catéchismes, paraître faire grand cas de ceux qui ne donneront aucune instruction au peuple ; les entraîner au plaisir, les dégoûter d’entendre les confessions ; louer les curés luxueux, leur table, leurs équipages, leurs divertissemens ; excuser leur intempérance, les porter à violer le célibat qui en impose aux simples, tourner les prédicateurs en ridicule. »

Nul doute que ce programme révélât les pensées secrètes du gouvernement et que sa réalisation eût été poursuivie avec âpreté, si les événemens extérieurs n’avaient opéré une diversion utile aux intérêts du peuple canadien. On sait comment, épuisée par la guerre contre la France et l’Espagne, l’Angleterre prétendit, en vertu de son droit de souveraineté, taxer sans leur consentement ses colonies de l’Amérique du Nord ; comment, à l’exception du Canada, de la Nouvelle-Ecosse, qui gardèrent le silence ou n’opposèrent qu’une résistance passive, celles-ci protestèrent aussitôt contre l’acte du Timbre, soutenant que des sujets anglais ne devaient être imposés que par leurs propres représentans et que, n’ayant point de mandataires au parlement britannique, celui-ci ne pouvait leur inspirer confiance ; comment, après les premières émeutes, après la réunion d’un congrès de leurs députés à New-York, les Américains résolurent de cesser tout négoce avec l’Angleterre, de ne plus consommer ses marchandises. La peur n’est pas toujours mauvaise conseillère : la crainte de pousser les Canadiens à s’unir aux révoltés décida les ministres de George III à se départir de leurs rigueurs envers les premiers. Lord North proposa le bill de 1774, qui reculait les limites de la province de Québec, assurait aux catholiques les droits stipulés par la capitulation de 1760, les dispensait du serment du test, confirmait les lois criminelles anglaises, rétablissait les lois civiles françaises, en y ajoutant la faculté de tester de tous ses biens et en conservant à la noblesse le régime féodal et les tenures seigneuriales, au clergé la dîme et les séminaires ; il créait aussi un conseil composé de dix-sept membres au moins, catholiques ou protestans, chargé de faire avec le gouverneur, au nom du prince et sous son veto, les ordonnances et règlemens nécessaires, sans toutefois qu’il pût imposer aucune contribution, sauf pour l’entretien des chemins et édifices publics. A la chambre des communes, les whigs, qui défendaient les libéraux américains, s’opposèrent à ce que justice fût rendue aux Canadiens ; seul parmi eux, Fox n’admit pas qu’on eût deux poids et deux mesures, que la religion catholique devint un obstacle à la formation d’une chambre représentative au Canada. Lord North ayant observé « qu’il y a quelque chose dans cette religion qui fait qu’un gouvernement protestant sage ne peut établir une assemblée composée uniquement de catholiques, » un membre de l’opposition répliqua maladroitement : « Mais de ce qu’on ne peut donner au Canada la meilleure assemblée à cause du nombre des catholiques, s’ensuit-il qu’on ne puisse lui en donner aucune ? » Il était impossible de dire plus clairement qu’on entendait par liberté le droit de tyranniser ses adversaires. Vainement lord Chatham déclara la loi « cruelle, oppressive, odieuse, » et en appela aux évêques d’Angleterre pour qu’ils s’opposassent à l’établissement d’une religion ennemie dans un pays plus vaste que la Grande-Bretagne. L’acte passa, malgré les protestations de la ville de Londres, et George III le sanctionna en ajoutant « qu’il était fondé sur les principes d’humanité, d’équité les plus manifestes, et qu’il ne doutait point qu’il ne calmât l’inquiétude et n’accrût le bonheur de ses sujets canadiens. »

Le bill de 1774 n’aurait peut-être pas suffi à retenir ces derniers dans l’obéissance, si la maladresse fanatique des colons de la Nouvelle-Angleterre ne les avait détournés de faire cause commune avec eux. A peine réunis en congrès, les députés américains votèrent une déclaration des droits de l’homme et une série de résolutions où ils s’élevaient violemment contre cette loi : elle instituait, disaient-ils, une véritable tyrannie civile et politique au Canada, en accordant l’existence légale « à une religion qui a inondé l’Angleterre de sang, répandu l’hypocrisie, la persécution, le meurtre et la révolte dans toutes les parties du monde. » Rien ne pouvait aliéner davantage le clergé et-la noblesse, déjà ralliés à la métropole par le maintien de leurs privilèges, persuades qu’après tout, mieux valait une demi-liberté sous une monarchie que l’oppression complète sous une république. Ni les adresses postérieures du congrès, ni les promesses tardives des commissaires américains ne parvinrent à effacer le mauvais effet produit par cette déclaration. Cependant, le peuple des campagnes montrait au début d’autres dispositions ; fascinés par ces mots magiques d’indépendance, de révolution, nombre d’habitans embrassèrent la cause des Américains et empêchèrent les seigneurs de se battre pour l’Angleterre ; d’autres affirmaient leur volonté absolue de rester neutres, car au fond de leur cœur palpitait la haine traditionnelle de l’Anglais et le spectacle d’une lutte fratricide n’était pas pour leur déplaire, puisque, de toute façon, elle devait aboutir à l’affaiblissement de l’ennemi héréditaire. Mais, à la fin de la première campagne, les congréganistes, c’est-à-dire ceux qui partageaient les idées du congrès, étaient de plus en plus clair-semés : les hautes classes reprirent leur ascendant, les partisans des rebelles passèrent à l’inaction, beaucoup d’indifférens écoutèrent la voix de leurs seigneurs, et les milices canadiennes eurent presque tout l’honneur de la défaite des Américains à la Longue-Pointe, puis sous les murs de Québec. Quant aux marchands anglais, leur conduite présente un contraste frappant avec celle des anciens colons ; mécontens de l’acte de 1774, furieux de n’avoir pas obtenu le singulier régime parlementaire auquel ils prétendaient, la plupart font des vœux secrets pour la révolution, et, comme le dit l’historien canadien Garneau[1], ils attendent la fin de la lutte, prêts à souffler le chaud et le froid ; à crier : « Vive le roi ! » ou : « Vive la ligue ! »

En France, le ministre des affaires étrangères, M. de Vergennes, proposa au roi de profiter de l’occasion pour reconquérir le Canada, le Cap-Breton et la Louisiane : M. de Lévis et ses anciens compagnons d’armes offraient leurs services ; dix mille hommes, suivant eux, suffisaient, et trente mille fusils distribués aux Canadiens quadruplaient le corps expéditionnaire. Les autres ministres préférèrent tout ensemble prendre une revanche contre l’Angleterre et obéir au courant populaire : l’opinion publique exerçait une pression irrésistible et créait une espèce de patriotisme à rebours, sous l’inspiration duquel la France devait maintes fois encore courir les grandes aventures, lâcher la proie pour l’ombre, les colonies pour les principes. Il semblait qu’elle fût créée et mise au monde pour faire les affaires du genre humain ; et elle allait avoir ses chevaliers errans de la liberté des peuples, véritables don Quichottes de la politique du sentiment, toujours disposes à frapper d’estoc et de taille, sans plus de discernement ni de prévoyance que leurs devanciers du moyen âge. « Quoi ! disait La Fayette aux prisonniers faits sur les Canadiens, vous vous êtes battus pour rester colons, au lieu de passer à l’Indépendance ! Restez donc esclaves ! »

En même temps qu’il reconnaissait l’indépendance des États-Unis, le traité de 1783 opéra à leur profit une sorte de démembrement du Canada, dont les villes de Montréal et de Québec se trouvèrent désormais à quelques pas de la frontière béante. Ainsi se réalisait, en partie, la prophétie de Montcalm, écrivant en 1759 que la défaite vaudrait un jour à son pays plus qu’une victoire et que le vainqueur, en s’agrandissant, trouverait un tombeau dans son agrandissement même. Réduite à ses possessions du Nord de l’Amérique, l’Angleterre va-t-elle du moins s’efforcer de se rattacher ses sujets par la politique des bienfaits, de prévenir en eux toute velléité d’indépendance ? Il semble plutôt qu’elle flotte incertaine entre deux tactiques, contenue par la crainte d’une nouvelle révolution et désireuse de ne pas s’aliéner la fidélité des Canadiens, trop prompte à retomber dans ses anciens erremens, interprétant judaïquement l’acte de Québec, de manière à en faire sortir le maximum d’arbitraire, sans toutefois pousser les choses à l’extrême. Siégeant à huis-clos, composé en grande partie d’Anglais, de fonctionnaires serviles et cupides, le conseil législatif ne trouve pas un contrepoids sérieux dans l’adjonction de huit seigneurs canadiens, qui, élevés au milieu des camps, façonnés de longue date au gouvernement militaire, préoccupés surtout d’assurer le maintien de leur nationalité, de leurs lois, de leurs privilèges, répétaient volontiers en faveur du roi d’Angleterre la vieille maxime française : « Si veut le roi, si veut la loi. » Pourvu qu’il flatte les ambitions particulières, le gouverneur Haldimand a donc carte blanche et fait jouer au conseil le rôle d’une chambre d’enregistrement ; les nouvelles ordonnances, celles sur la milice en particulier, sont marquées au coin d’une véritable tyrannie et pèsent d’un poids écrasant sur la population, les abus se multiplient, la justice s’achète à deniers comptans, le secret des correspondances est violé, et, sous les prétextes les plus futiles, Haldimand fait emprisonner par centaines les citoyens. C’est ainsi qu’un ancien magistrat, M. du Calvet, soupçonné d’intrigues avec les Américains, est arrêté dans son domicile le 27 septembre 1780, soumis pendant près de trois ans à la détention la plus rigoureuse et rendu à la liberté sans avoir pu obtenir qu’on fit son procès, sans qu’on voulût lui dire quel était son crime. A peine sorti de prison, il part pour Londres, réclame la mise en jugement du gouverneur, publie sous le titre d’Appel à la justice de l’État, un volume de lettres où on lit des invocations comme celle-ci : « Qu’il est triste d’être vaincu ! Encore, s’il n’en coûtait que le sang qui arrose les champs de bataille, la plaie serait bien profonde, bien douloureuse, elle saignerait bien des années, mais le temps la fermerait. Mais être condamné à sentir continuellement la main d’un vainqueur qui s’appesantit sur vous ; mais être esclave à perpétuité sous l’empire du souverain constitutionnel du peuple le plus libre de la terre, c’en est trop ! .. » Et après une vive peinture du lourd despotisme d’Haldimand, des malversations des fonctionnaires, de la corruption des juges, des violations perpétuelles de l’acte de 1774, il conclut en réclamant l’introduction du régime constitutionnel, avec gouverneur justiciable des lois de la province, chambre d’assemblée élective, nomination de députés qui représenteraient le Canada an parlement anglais, inamovibilité des conseillers, jugement par jury, loi d’habeas corpus, liberté de la presse, liberté de commerce, etc..

On peut dire que le mémoire de Du Calvet détermina la fondation d’un parti constitutionnel canadien, à côté de ce parti constitutionnel anglais qui rêvait d’un parlement protestant, fabriqué tout exprès pour son usage exclusif et comme machine de guerre contre les anciens habitans. Des pétitions en faveur du régime électif parviennent à Londres, suivies de pétitions en sens contraire : ainsi que l’observe M. Chauveau, la politique moderne, avec son jargon et ses définitions, fait irruption au Canada, les citoyens se divisent en constitutionnels et anticonstitutionnels. « Que Sa Majesté, disait M. Joseph Papineau, nous donne une chambre d’assemblée, nous pourrons y défendre et conserver nos lois, exposer nos vœux et nos besoins. » En présence de cette agitation variée, l’Angleterre eut recours aux enquêtes, procédé à double fin qui permet d’enterrer les questions ou de préparer leur solution en gagnant du temps. Mais les rapports des comités auraient couru grand risque d’aller se perdre dans les cartons du ministère, si les premiers grondemens de la révolution française ne lui avaient donné l’éveil. En 1789, le ministre des colonies, lord Grenville, envoie à lord Dorchester un projet suivi d’un exposé de motifs où l’on rencontre ces sages observations : « Le but de ce projet est d’assimiler la constitution de la province canadienne à celle de la Grande-Bretagne, autant que le permettent la différence des mœurs et la situation actuelle des choses. Pour cela, il faut faire attention aux usages et aux idées des habitans français qui forment un élément si considérable de la population : toutes les précautions doivent être prises pour continuer à les laisser jouir de ces droits civils et religieux qui leur ont été garantis par la capitulation de la province, ou qu’ils tiennent de l’esprit généreux et éclairé de l’Angleterre. »

Une circonstance nouvelle, l’émigration des royalistes des États-Unis, vint fournir au gouvernement un excellent moyen de tout concilier. On avait établi ces réfugiés dans la vaste région qui s’étend au nord des Grands Lacs, et comme ils n’entendaient ni les lois ni la langue françaises, il avait fallu les doter d’une espèce de gouvernement spécial. C’est ce qui donna au premier ministre Pitt l’idée de créer deux Canadas, l’un français, l’autre anglais, grâce auxquels il espérait mettre un terme à la rivalité des émigrans anglais et des anciens habitans, récompenser ceux-ci de leur fidélité, offrir à ceux-là un régime parlementaire à l’image de la métropole, soustraire les uns et les autres à la domination de majorités hostiles. Il fixa les limites du Haut et du Bas-Canada de manière que ce dernier comprit presque tout le territoire colonisé autrefois par la France : dans chaque province, un conseil législatif nommé par la couronne, une assemblée élue par les propriétaires d’un revenu de 2 livres sterling dans les collèges ruraux, de 5 livres dans les villes, et par les locataires des villes payant un loyer annuel de 10 livres ; droit de veto pour le roi ou son représentant sur les actes des deux chambres, durée des parlemens fixée à quatre ans, convocation de la législature une fois au moins par an, l’acte d’habeas corpus consacré comme loi fondamentale, maintien des dîmes du clergé catholique et des droits des seigneurs, création d’une dotation en terres publiques pour le clergé anglican, défense au parlement impérial d’imposer d’autres taxes que des droits sur le commerce : voilà les principaux traits du bill de 1791.


II

La nouvelle constitution fut célébrée à Montréal, à Québec, par des banquets et des toasts, parmi lesquels, après le toast sacramentel au roi, on remarque ceux-ci : « La révolution de France et la vraie liberté dans tout l’univers ! — L’abolition de la tenure féodale ! — Que la liberté s’étende jusqu’à la baie d’Hudson ! — La révocation de l’ordonnance de la milice ! — Puisse l’événement du jour porter un coup mortel à tous les préjugés contraires à la liberté civile et au commerce ! » Telle était alors la timidité et l’insignifiance des journaux que la Gazette de Montréal n’osa mentionner ni le lieu du banquet, ni les noms des convives. Au reste, les divers régimes essayés au Canada, loi martiale et gouvernement militaire de 1760 à 1774, gouvernement civil absolu de 1774 à 1791, étaient naturellement peu favorables à l’éclosion d’une presse libre : le premier journal canadien, la Gazette de Québec, fondée en 1774, renferme à peine un article politique dans l’espace de neuf ans ; on n’y trouve que des annonces, des nouvelles étrangères empruntées aux papiers de Philadelphie et d’Angleterre, des pièces officielles, de très rares faits divers. Chaque page a deux colonnes, l’une en anglais, l’autre en français. En 1775 elle se vante « d’avoir mérité le titre de la plus innocente gazette de la domination britannique et qu’il y a très peu d’apparence qu’elle perde un titre si estimable. » C’est l’idéal de la feuille gouvernementale et salariée, et, pendant près de quinze ans, elle ne rencontre aucun compétiteur. En 1779, Fleury Mesplet entreprend de fonder sous le titre de Tant pis ! tant mieux ! un journal « du genre libellique » rédigé entièrement en français, mais quelques mois après, le gouverneur Haldimand met sous les verrous l’imprimeur, le rédacteur et tue du coup la feuille indépendante ; d’autres journaux eurent le même sort. Ce n’est qu’en 1791, au moment où on inaugure le système représentatif, que bien timidement encore, la presse politique entre en scène. Sous le nom de Club constitutionnel, se forme une association qui se réunit une fois par semaine, a pour but de répandre les connaissances politiques et publie un résumé de la constitution avec des notes explicatives. Les Canadiens étaient surtout familiers avec la littérature française du XVIIe siècle et de la seconde partie du XVIIIe siècle ; les livres français étaient rares, ceux du moins qui s’occupaient de la chose publique, les livres anglais presque introuvables. Cependant, après bien des recherches, on finit par se procurer un volume qui traitait de la constitution britannique ; les députés l’étudient, puis ces professeurs improvisés de science politique se mettent en marche pour visiter à domicile chacun de leurs collègues. Arrivés chez l’un d’eux, dit M. Sulte, auquel est empruntée cette curieuse anecdote, ils commentent le livre, extraient des passages en les comparant avec les articles de leur constitution, et quand la leçon est terminée, ils passent dans le comté voisin, et ainsi de suite, par toute la province. C’est presque une vérité passée à l’état de lieu-commun qu’une constitution ne vaut que par les hommes qui l’appliquent, qu’une charte n’est qu’une formule pour dégager l’inconnue ; les Espagnols ont si bien compris l’inanité des textes écrits qu’ils l’appellent : una papeleta, un chiffon de papier. Les lacunes qu’on observait dans le bill de 1791 se compliquaient de difficultés plus graves : marchands et fonctionnaires, royalistes américains et émigrés au Bas-Canada, tous réunis dans une communauté d’intérêts et de haines, forment une faction acharnée contre la population franco-canadienne. Les gouverneurs subissent en général leur ascendant, partagent leurs préjugés, entrent dans le complot ; le conseil législatif, l’administration, sont remplis de leurs créatures, et s’ils feignent d’accepter cette constitution de 1791, qu’ils subissent comme un pis-aller, c’est afin de pouvoir, comme certain notaire de notre théâtre contemporain, la tourner en ayant l’air de la respecter : tout ce qu’elle ne défend pas expressément, ils le considèrent comme permis du moment qu’il y va du maintien de leur domination ; tout ce qu’elle autorise en faveur des Canadiens, ils le regardent comme abusif, inique et dangereux. Deux accusations terribles pèsent sur ceux-ci : on leur reproche d’être Français et mauvais sujets (French and bad subjects) ; on leur fait une réputation imméritée d’ignorance, on froisse de gaîté de cœur leurs susceptibilités, on irrite leur amour-propre au point d’amener les plus singulières méprises. M. Panet, élu orateur c’est-à-dire président de l’assemblée du Bas-Canada, rendant visite au gouverneur, est conduit d’abord dans une salle où il trouve un grenadier posté près d’une table sur laquelle s’étale un registre. Le soldat prend une plume, la lui offre en lui indiquant la page où il doit signer. M. Panet se croit insulté : « Comment ! s’écrie-t-il, vous doutez que l’orateur de la chambre sache écrire ? Et cela parce que je suis Canadien ! » Et sans attendre la réponse, il quitte le château. Informé de l’incident, le gouverneur court présenter des explications à M. Panet, qui, à son tour, s’excuse d’avoir mal interprété un acte si naturel : « Votre Excellence, dit-il, voit l’état des esprits. On nous a rendus si méfians à force de nous dénigrer que nous soupçonnons partout des pièges ou des actes d’insolence. »

Dès les premières séances du parlement bas-canadien, réuni le 17 décembre 1792, l’antagonisme éclate, les situations se dessinent : chevaleresque jusqu’à l’imprudence, la population française avait cru pouvoir, dans seize collèges sur cinquante, confier à des Anglais le soin de représenter ses intérêts. Elle en fut bien mal récompensée : à peine le gouverneur eut-il invité la chambre élective à se choisir un président et avenir le présenter à son approbation, les Anglais demandèrent aussitôt qu’il fût pris parmi eux. Après des débats animés, l’élection fut renvoyée au lendemain. Les seize se flattaient d’intimider des adversaires novices encore dans la stratégie parlementaire, de profiter d’une surprise, et ils proposèrent successivement trois candidats. L’un d’eux, M. Richardson, ayant soutenu que par loyauté, par reconnaissance, les Canadiens devaient accepter la langue de la métropole, M. Joseph Papineau s’éleva avec force contre les prétentions d’une minorité qui manquait à toutes ses promesses envers ses électeurs ; il demanda ce que signifiait la charte de 1791, si les droits de la majorité étaient violés, sa langue proscrite. « Eh quoi ! s’écria-t-il, parce que les Canadiens, devenus sujets de l’Angleterre, ne savent pas la langue des habitans de la Tamise, ils seront privés de leurs droits ! » A son tour, M. Panet observa qu’on parlait le français dans les îles de Jersey et de Guernesey, qui étaient attachées à l’Angleterre depuis Guillaume le Conquérant et dont les habitans lui gardaient une fidélité à toute épreuve. « Il aurait pu, dit M. Garneau, ajouter que durant trois siècles après la conquête normande, la cour, l’église, la justice, la noblesse avaient parlé français en Angleterre, que c’était la langue maternelle de Richard Cœur de lion, du Prince Noir et même de Henri V, que tous ces personnages avaient été bons Anglais, qu’ils avaient, avec leurs arbalétriers bretons et leurs chevaliers de Guyenne, élevé la gloire de l’Angleterre à un point où les rois de la langue saxonne n’avaient pu la porter ; enfin que l’origine de la grandeur de l’empire était due à ces héros et aux barons normands qui avaient signé la grande charte et dont les opinions avaient toujours conservé leur influence dans le pays. »

Les Canadiens l’emportèrent, et leur candidat, M. Panet, réunit 28 suffrages contre 18. Après avoir voté une adresse au roi pour le remercier de l’octroi de la constitution, les chambres s’occupèrent de leurs règlemens, qu’elles calquèrent sur celui du parlement impérial. Ce travail donna lieu au parti anglais de reprendre l’offensive. M. Grant ayant proposé que les procès-verbaux de l’assemblée fussent rédigés en anglais, sous prétexte qu’il fallait garder l’unité de la langue légale et qu’aucune législature coloniale n’avait le droit de s’en écarter, les Canadiens protestèrent avec énergie : « Pourquoi donc, dit M. de Rocheblave, nos collègues anglais se récrient-ils en nous voyant décidés à conserver nos usages, nos lois et notre langue maternelle, seul moyen qui nous reste de défendre nos propriétés ? Le stérile honneur de voir dominer leur langue les portera-t-il à ôter leur force et leur énergie à ces mêmes lois, à ces usages, à ces coutumes qui font la sécurité de leur propre fortune ? Maîtres sans concurrence du commerce qui leur livre nos productions, n’auraient-ils pas infiniment à perdre dans le bouleversement général qui serait la suite infaillible de cette injustice ? Et n’est-ce pas leur rendre le plus grand service que de s’y opposer ? » Tous les amendement de la minorité furent repousses, et on décida que les procès-verbaux seraient écrits dans les deux langues, les lois rédigées en français ou en anglais, selon qu’elles auraient rapport aux lois françaises ou anglaises en vigueur. Les membres de l’assemblée se trouvèrent plus unis contre le conseil législatif, qui semblait vouloir empiéter sur leurs prérogatives ; elle déclara à l’unanimité qu’ayant les mêmes privilèges que la chambre des communes, l’initiative lui appartenait en matière d’impôts, que le conseil ne pouvait point modifier les bills de finances, mais devait se contenter de les approuver ou de les rejeter en bloc ; en même temps elle votait des droits d’entrée sur les boissons, afin de couvrir les dépenses de la législature. D’autres objets sollicitèrent son attention : l’instruction publique, l’administration de la justice, l’abolition de l’esclavage, un bill de tolérance religieuse en faveur des quakers. Seul ce dernier aboutit ; le bill sur l’esclavage ne passa point, parce qu’on s’en remit à l’opinion publique du soin de faire justice d’une institution si contraire au caractère canadien : en 1784, le nombre des noirs ne dépassait pas trois cent quatre, et depuis longtemps ils ont disparu de ce pays, sans qu’il ait été nécessaire de recourir à une mesure législative. Le bill sur l’éducation se trouva ajourné, parce qu’il se compliquait de la question des biens des jésuites, confisqués en 1776 ; on se contenta de demander au roi d’appliquer ces biens à l’instruction de la jeunesse, de leur rendre ainsi leur ancienne destination, puisqu’ils avaient été donnés autrefois dans cette intention par les rois de France.

Les années suivantes sont des années de calme, de tranquillité relative, presque de celles qui font dire que les peuples heureux n’ont point d’histoire. Très sympathique à la population canadienne, le gouverneur lord Dorchester lui fait une part dans les emplois, s’efforce d’entretenir l’harmonie entre les branches de la législature, publie de sages règlemens pour la vente des terres publiques, règlemens que la coterie mercantile réussit bientôt à éluder. Au reste, elle remet l’épée au fourreau, attendant une occasion favorable, tandis que, satisfaits d’avoir maintenu leurs positions, de se sentir traités avec douceur, indignés des crimes de la révolution française, les Canadiens se rapprochent du gouvernement. Déjà d’ailleurs la chambre prenait pour règle de donner aux lois la plus courte durée possible, de même que le parlement britannique vote pour un an le bill de l’armée, afin de ne pas permettre au gouvernement de se passer de lui. Chaque année, elle renouvelle à lord Dorchester ses pouvoirs pour former une milice soumise et assurer la tranquillité intérieure ; sous couleur d’intrigues réelles ou supposées de l’ambassadeur de la république française, il obtient de même la suspension de l’habeas corpus à l’égard des étrangers suspects, mesure qui plus tard fut étendue aux citoyens eux-mêmes sous l’administration de sir James Craig. À cette époque, tout étranger au Canada passait pour un émissaire de la révolution et on lui courait sus, de même qu’en France tout inconnu était considéré comme un-agent de Pitt et Cobourg. C’est en 1793 que, pour la première fois, le budget est mis sous les yeux des contribuables : les recettes ne dépassent pas sept à huit mille livres. Les Canadiens ne connaissent guère alors l’impôt que par ouï-dire, et, aujourd’hui encore, ils continuent à repousser le système de la taxe directe, la taille, comme on l’appelait jadis ; c’est le règne de l’âge d’or en matière de finances.

A lord Dorchester succéda le général Robert Prescott, homme d’un caractère ombrageux, hanté sans cesse par le cauchemar de la révolution française, et qui ne voyait que complots partout. Une rébellion insignifiante, à propos d’un bill sur les chemins publics, que quelques-uns avaient interprété comme un retour au système des corvées, porta au comble l’alarme de ce gouverneur, qui, sous prétexte d’une conspiration plus que ridicule, fit juger, condamner, exécuter avec un grand appareil militaire un enthousiaste américain, nommé Mac-Lane. Après la pendaison, le bourreau lui trancha la tête, la montra au peuple ; puis il ouvrit le cadavre, en arracha les entrailles, les brûla, et fit des incisions aux quatre membres. Loin de frapper de terreur la population, ce procédé barbare, inconnu au Canada, excita en elle un sentiment d’horreur et, de pitié. Mac-Lane passa pour un pauvre halluciné que l’on avait attiré dans un guet-apens : son dénonciateur, un certain Black, membre de la législature, qui avait joué le rôle de traître dans ce mélodrame, fut repoussé par tout le monde, et, malgré l’or qu’il avait reçu, tomba dans une profonde misère.

Cependant la loi contre les étrangers ne suffisait plus à Prescott, qui fit conférer au conseil exécutif ou à trois de ses membres le droit d’envoyer en prison tout citoyen suspect de pratiques séditieuses. Il fallait, disait-il, « neutraliser les efforts des émissaires que la révolution française avait répandus partout pour troubler l’ordre social. » Le conseil exécutif se rendait coupable de prévarications dans la régie des terres publiques, s’attribuait, sous des noms d’emprunt, ou donnait à ses amis de vastes domaines : Prescott désapprouva la régie des terres, dénonça les abus, reçut des instructions pour y remédier et se trouva bientôt en lutte ouverte avec le conseil, qui réussit, en 1799, à obtenir son rappel. A son tour, l’assemblée sortit de la réserve où elle se tenait depuis suc ans ; d’assez vifs débats s’engagèrent sur la question des biens des jésuites et au sujet d’un député condamné pour escroquerie : elle l’exclut, il fut deux fois réélu, et il fallut qu’une loi spéciale le rendit inéligible. Les élections générales de 1800 ayant fait entrer à la chambre un certain nombre de fonctionnaires) celle-ci autorisa la création de l’Institution royale, qui, dans la pensée de ses promoteurs, devait contribuer à angliciser le pays. Da même coup, la direction de l’enseignement passa au gouverneur, qui marqua une grande partialité en faveur des protestans, ressuscita la politique d’exclusion contre les Canadiens, mit une foule d’obstacles à la concession des terres et à l’établissement légal, de nouvelles paroisses catholiques.

Dos 1805, tout indique une prochaine reprise des hostilités : afin d’avoir un organe à eux, les Anglais fondent le Québec Mercury, qui, tout d’abord, se pose en champion de la camarilla coloniale, attaque avec violence la majorité, traite les Canadiens de race étrangère, ignorante, et lance ce cri de guerre : « Après une possession de quarante-sept ans, il est juste que la province, enfin, devienne anglaise. » De leur côté, les Canadiens s’apprêtent à. la résistance : dans la chambre, ils votent une taxe sur les marchandises, en dépit de la minorité, qui réclame une taxe foncière et prie en vain le roi d’opposer son veto ; ils décrètent de prise de corps l’éditeur de la Gazette de Montréal, le font arrêter et placer sous la garde du sergent d’armes ; celui du Mercury n’échappe à la prison, qu’en présentant des excuses à l’assemblée. La presse, à cette époque, écrit M. Bedard, avait fait si peu de progrès, qu’on n’avait pas encore pensé à légiférer sur le plus ou moins de liberté qu’elle devait avoir, et les représentans n’hésitaient point à se faire justice eux-mêmes. L’évêque protestant ayant été appelé à la présidence de l’Institution royale, le clergé catholique la repousse et paralyse son fonctionnement. Enfin, le journal le Canadien fait son apparition, le 13 novembre 1806, sous la forme de « Prospectus d’un papier périodique, imprimé et publié par Charles Roi, quatre pages in-4o, paraissant tous les samedis. Prix : 10 schillings par an, outre 40 sous de frais de poste. » On y lit ces remarquables réflexions : « Il y a déjà longtemps que des personnes, qui aiment leur pays et leur gouvernement, regrettent en secret que le rare trésor que nous possédons dans notre constitution demeure si longtemps caché, faute de l’usage de la liberté de la presse… C’est cette liberté qui rend la constitution anglaise si propre à faire le bonheur des peuples qui sont sous sa protection… Le despote ne connaît le peuple que par le portrait que lui en font les courtisans, n’a d’autres conseillers qu’eux. Sous la constitution d’Angleterre, le peuple a le droit de se faire connaître lui-même par le moyen de la presse ; et, par l’expression libre de ses sentimens, toute la nation devient, pour ainsi dire, le conseiller privé du gouvernement… Les Canadiens, comme nouveaux sujets de l’empire, ont surtout intérêt à n’être pas mal représentés. Il n’y a pas longtemps, qu’on les a vus flétris par de noires insinuations, dans un papier publié en anglais, sans avoir eu la liberté d’y insérer un mot de réponse. Ils ont intérêt à dissiper les préjugés ; ils ont intérêt surtout à effacer les mauvaises impressions que les coups secrets de la malignité pourraient laisser dans l’esprit de l’Angleterre et du roi lui-même. On leur a fait un crime de se servir de leur langue maternelle pour exprimer leurs sentimens et se faire rendre justice ; mais les accusations n’épouvantent que les coupables : l’expression sincère de la loyauté est loyale dans toutes les langues. » Rédigé par les principaux hommes politiques canadiens, combattant ses ennemis sur le terrain où ceux-ci se sont placés, le nouveau journal contribua singulièrement à l’éducation constitutionnelle du pays : tour à tour grave et léger, il manie avec succès l’épigramme et la satire, si chères à cette race chansonnière, fait pleuvoir sur le Mercury et ses alliés une grêle de petits vers. Les chouayens (c’est ainsi qu’on appelait les faux patriotes, transfuges de la cause nationale) y sont daubés d’importance, et leur chef, le juge de Bonne, le premier Canadien du parti du château, reçoit les étrivières à maintes reprises.

Le conflit éclate dans toute son intensité en 1807, à l’arrivée de sir James Craig, qui, dès le premier jour, se met entre les mains des deux chefs de la faction francophobe, Ryland et Sewell, et se montre disposé à traiter les Canadiens comme des ilotes politiques. L’assemblée ayant, à l’imitation de l’Angleterre, déclaré inéligibles les juifs et les juges, les fonctionnaires s’empressent de la dénoncer comme centre de la sédition et refuge des démagogues les plus passionnés de la province ; ils font retrancher de la liste des officiers de milice M. Panet, président de la chambre, ainsi que MM. Bedard, Taschereau, Blanchet et Borgia. Ryland pousse l’arrogance jusqu’à écrire à M. Panet que le gouverneur a dû prendre cette mesure, parce qu’il a de bonnes raisons de le considérer comme l’un des propriétaires du Canadien) « cette feuille diffamatoire, qui se répand de tous côtés pour déprimer le gouvernement, exciter au mécontentement la population, créer un esprit de discorde et d’animosité entre les deux élémens qui la composent. » Cela n’empêcha nullement les patriotes d’être choisis de nouveau par le peuple en 1809 : ces élections firent entrer au parlement un homme qui, pendant longtemps, allait exercer une influence considérable, Louis-Joseph Papineau, fils du député Papineau. La loi ne défendant pas aux femmes de voter, plusieurs en profitèrent pour aller au poil, et, parmi elles, la mère du jeune candidat. Quand on lui demanda pour qui elle désirait voter, elle répondit : « Pour mon fils, M. Joseph Papineau, car je crois que c’est un bon et fidèle sujet. » Tribun éloquent, improvisateur passionné, incorrect et fougueux, M. Papineau faisait à son gré la tempête ou le soleil dans l’âme de ses auditeurs : par la chaleur de son patriotisme, la véhémence de sa diction, il savait éveiller en eux les sentimens d’honneur et d’indépendance ; mais son imagination, son courage, manquaient du contrepoids d’une raison supérieure qui l’aurait détourné des résolutions imprudentes dans lesquelles il devait plus tard entraîner ses compatriotes.

M. Panet fut réélu orateur de l’assemblée, et Craig n’osa lui refuser sa ratification, mais son discours d’inauguration contenait des allusions désagréables à la majorité. En guise de représailles, M. Bourdages demanda que l’assemblée exprimât son opinion sur la camarilla : on lui répondit qu’elle ne pouvait attaquer directement l’administration, puisqu’il n’y avait pas au Canada de ministère responsable comme en Angleterre. M. Bedard s’empara de l’objection, et, avec une grande hauteur de vues, montra que cette absence de responsabilité constituait justement le vice fondamental de la charte de 1791, que, sans elle, on n’aurait jamais que le simulacre d’un gouvernement constitutionnel. Sans ministère, la chambre se trouvait enfermée dans ce dilemme : ou déserter son devoir et abdiquer, ou critiquer directement le représentant même du roi, ce qui, observait M. Bedard, serait une chose monstrueuse, parce qu’on doit voir dans le gouverneur la personne sacrée de sa majesté et lui appliquer la maxime en vertu de laquelle elle est irresponsable. Le juge de Bonne, organe du château, s’éleva contre cette théorie, qu’il déclarait inventée pour avilir, l’autorité royale et le souverain lui-même. M. Bedard devançait son époque, et, comme tous les précurseurs, il ne fut compris ni de ses amis, ni de ses adversaires : la majorité se contenta d’expulser de nouveau M. Hart, député des Trois-Rivières, en sa qualité d’israélite, et de renouveler le bill des juges.

C’était encore beaucoup trop aux yeux de la faction, qui arrêta de recourir à une dissolution de la chambre. Celle-ci siégeait depuis trente-six jours seulement. On prépara l’exécution de ce projet comme on prépare l’exécution d’un complot, et les représentans n’en eurent connaissance que lorsque les grenadiers de la garde arrivèrent devant leur porte. Le discours de prorogation était bien plutôt la semonce d’un pédagogue irrité qui va appliquer la férule à des écoliers mutins, que la harangue d’un gouverneur constitutionnel. S’érigeant en juge des délibérations de l’assemblée, Craig lui reprocha d’avoir consumé son temps en débats stériles, abusé de ses fonctions, manqué de respect envers les autres branches de la législature. Pour accentuer son hostilité, il remercia de leur zèle les membres du conseil législatif et manifesta l’espoir que des représentans mieux choisis sauraient travailler avec plus de concert et de fruit au bien public. « Je m’attendais, ajoutait-il, à ce que vous feriez des efforts sincères pour assurer la concorde… J’avais droit d’espérer cela de votre part, parce que c’était votre devoir, parce que c’eût été donner au gouvernement un témoignage positif de la loyauté dont vous faites si hautement profession et dont je crois que vous êtes pénétrés ; enfin, parce que les conjonctures critiques du temps présent, et surtout la situation précaire où nous sommes par rapport aux États-Unis, l’exigeaient d’une manière plus particulière. Je regrette d’avoir à constater que j’ai été trompé dans mon attente, déçu dans toutes mes espérances. » Ainsi, au moment même où, de son propre aveu, la guerre avec les États-Unis devenait imminente, sir James Craig ne craignait pas de tenir une conduite qui aurait pu avoir des suites si graves si elle eût obtenu l’approbation de l’Angleterre. Heureusement, celle-ci appréciait mieux la situation, et le gouverneur reçut l’ordre de sanctionner le bill des juges, s’il passait devant les deux chambres. Le peuple canadien renvoya les patriotes, rejeta les indécis, et la nouvelle assemblée commença par voter que toute tentative pour lui dicter sa conduite et censurer ses actes constituait une violation de ses privilèges, une dangereuse atteinte aux libertés publiques ; puis, afin d’avoir barre sur ces fonctionnaires qui affectaient de la décrier, de la traiter avec mépris, elle arrêta une adresse au parlement impérial par laquelle elle offrait de se charger de toutes les dépenses civiles. Et comme le conseil législatif cherchait à amender le bill des juges, elle perdit patience, et, par un simple vote, déclara vacant le siège du juge de Bonne.

Alors Craig entre en fureur et, voulant punir les représentans de cet acte d’énergie contre un de ses favoris, il prononce une nouvelle dissolution ; décidé à frapper de grands coups pour intimider les électeurs, il fait jeter en prison l’imprimeur du Canadien, les députés Bedard, Taschereau et Blanchet, sous l’inculpation de haute trahison. Pendant quelques jours, Québec semble une ville en état de siège, les gardes de la ville sont augmentées, des patrouilles parcourent les rues, la malle est détenue afin de saisir, disait-on, les fils du complot, des mandats d’arrêt décernés contre divers notables de Montréal. Le gouverneur adresse au peuple une proclamation où il dénonce avec une ridicule violence de langage les prétendus conspirateurs. Il écrit à lord Liverpool, ministre des colonies, qu’un parti démocrate nombreux répand ses dangereux principes dans toutes les parties du Canada, que sa conduite est devenue si intolérable qu’il a dû prendre des mesures énergiques. « Les Français et les Anglais, dit-il dans une autre dépêche, ne se fréquentent point : les Canadiens sont d’une ignorance extrême, ivrognes, insolens envers leurs supérieurs et lâches sur le champ de bataille ; ils deviennent d’autant plus audacieux que Bonaparte remporte de grands succès en Europe et préméditent de rétablir le drapeau français au Canada. » Afin de prévenir de telles éventualités, il conseille soit d’abolir la constitution, soit de réunir les deux Canadas, tout au moins de grouper les comtés de manière à augmenter le nombre des députés anglais dans la chambre du Bas-Canada ; le roi devait nommer les curés ; il convenait aussi de s’emparer des biens du séminaire de Montréal. Il confia ses dépêches à son secrétaire Ryland, qui eut plusieurs entretiens avec lord Liverpool, avec Robert Peel, et fut appelé à une séance du conseil, où il déclara qu’il regardait les membres de l’assemblée a comme une bande de démagogues méprisables. » Le ministère aurait peut-être prêté l’oreille à ces suggestions, s’il n’eût craint l’opposition du parlement, si, d’autre part, la guerre contre Napoléon Ier, l’attitude de plus en plus hostile des États-Unis ne l’avaient obligé à une grande prudence. Pour la troisième fois depuis la conquête, les Canadiens allaient devoir leur salut à des causes extérieures, et cette tactique de l’Angleterre fait songer au mot célèbre d’O’Connell : England’s difficulties are Ireland’s opportunities. Ryland échoua dans sa mission et Craig reçut des instructions dans le sens d’une politique différente de celle qu’il conseillait.

Il avait pu se convaincre d’ailleurs qu’il est plus facile d’intenter des procès de tendance que de les justifier, car le complot n’existait que dans son imagination et les lois n’avaient été violées que par lui. On eut beau examiner, retourner en tout sens les articles du Canadien, on n’y trouva que l’expression d’une fidélité absolue à la constitution britannique et à la royauté. On n’osa point faire de procès aux prisonniers, mais, petit à petit, sous divers prétextes, on les mit en liberté, à l’exception de M. Bedard, qui refusait de quitter son cachot avant d’avoir subi le jugement d’un jury. Le peuple renomma ses défenseurs et la session de 1810 s’ouvrit d’une manière plus calme qu’on ne pensait. Dans son discours du trône, le gouverneur ne dit pas un mot des derniers événemens, affirma qu’il n’avait jamais douté de la loyauté des différens parlemens qu’il avait convoqués et invita les chambres à renouveler les lois établies pour la sûreté du pouvoir. Tout en répondant sur un ton conciliant, l’assemblée fit remarquer que l’application de ces lois lui commandait de s’assurer s’il ne convenait pas de les modifier de façon à affermir la confiance entre le gouvernement et le peuple ; elle demanda ensuite à Craig de relâcher M. Bedard. Il ne voulut point paraître se rendre à ces injonctions, mais on comprit qu’il ajournait sa décision pour avoir l’air de prendre lui-même l’initiative de cette mesure. La session se passa assez tranquillement et, en prorogeant le parlement, le gouverneur lui dit que, parmi les nouvelles lois sanctionnées, il avait vu avec une satisfaction particulière celle qui rendait les juges inéligibles. « Non-seulement, observait-il, je crois la mesure bonne en soi, mais j’en regarde l’adoption comme une entière renonciation à un principe erroné qui m’a mis, pour le suivre, dans la nécessité de dissoudre le dernier parlement. » On ne saurait trop admirer cette élasticité, cette souplesse du régime constitutionnel qui permet à un chef d’état de se métamorphoser avec une rapidité toute protéenne, de faire bonne mine à mauvais jeu, en passant subitement de l’absolutisme au libéralisme, de l’état de guerre à l’état de paix, en justifiant cet adage politique d’après lequel le roi ne saurait mal faire parce qu’il n’a pas de volonté propre et peut se dégager à chaque instant. Peu après cette capitulation de Craig, M. Bedard était remis en liberté sans condition et il s’empressait d’adresser à ses électeurs les réflexions suivantes, bien frappantes de la part d’un homme qui venait de subir une longue et injuste détention : « Le passé ne doit pas nous décourager ni diminuer notre admiration pour notre constitution. Toute autre forme de gouvernement serait sujette aux mêmes inconvéniens et à de bien plus grands encore. Ce que celle-ci a de particulier, c’est qu’elle fournit les moyens d’y remédier. Toutes les difficultés que nous avions déjà éprouvées n’avaient servi qu’à nous faire apercevoir les avantages de notre constitution. Ce chef-d’œuvre ne peut être connu que par l’expérience. Il faut sentir avec bonne foi les inconvéniens qui peuvent résulter du défaut d’emploi de chacun de ses ressorts pour être bien en état d’en saisir l’utilité… »

Les Canadiens espéraient donc faire tomber les préjugés de l’Angleterre à force de sagesse et de loyalisme ; ils marchaient pas à pas dans la route de la liberté, fidèles à leurs chefs, fidèles à eux-mêmes, préférant les lentes réformes aux révolutions, l’histoire au roman et regardant cette administration de Craig, qu’ils appelèrent le règne de la terreur, comme un de ces fléaux de la nature qui passent sans laisser de profondes traces. On en eut la preuve lorsque son successeur, le général Prévost, vint avec confiance réclamer leur concours contre la république américaine. Le droit de visite que s’arrogeait l’Angleterre, son refus d’admettre le principe que le pavillon couvre la marchandise, furent les prétextes de cette guerre, dont le vrai motif était la conquête de ces provinces anglaises, qui semblaient peser sur les États-Unis dans toute la largeur du continent. Vainement les Américains s’adressèrent-ils aux Canadiens en leur promettant la liberté civile, politique et religieuse, ceux-ci restent sourds à cet appel. Dès son arrivés, le général Prévost a su gagner leurs bonnes grâces. MM. Pierre Bedard et Bourdages, mommés, le premier juge de paix aux Trois-Rivières, le second colonel de la milice, Mgr Plessis, invité à formuler dans un mémoire ses vœux, reconnu officiellement comme évoque catholique de Québec avec tous les droits exercés autrefois par ses prédécesseurs, puis investi par le prince régent d’un traitement de mille louis, Ryland et la coterie des fonctionnaires obligés, ainsi que l’évêque protestant, de rentrer dans l’ombre, tels sont les premiers gages donnés par ce gouverneur au peuple. La chambre vote plusieurs amendemens à la loi des suspects, qui, par suite du refus du conseil législatif de les adopter, tombe au moment même où la guerre va éclater ; à l’unanimité moins une voix, elle décrète une enquête sur les abus qui ont signalé l’administration de Craig ; puis, cette satisfaction donnée à sa dignité, elle autorise Prévost à mettre sur pied la milice entière et lui accorde des subsides considérables qu’elle renouvelle les années suivantes. Pendant toute lette guerre, les miliciens se montrent dignes de ce beau surnom de peuple gentilhomme que l’Anglais Andrew Stuart leur décerna plus tard ; à la tête de six cents voltigeurs canadiens contre sept mille Américains, le colonel de Salaberry gagne, le 26 octobre 1813, cette bataille de Châteauguay, qui produisit un effet décisif et que les poètes nationaux ont comparée aux Thermopyles. Le prince régent et le duc de Kent déclarèrent que Salaberry et ses soldats étaient les sauveurs du pays, les héros de Châteauguay. Vers la fin de 1814, l’Angleterre, victorieuse sur le continent, pouvait jeter en Amérique une partie de ses armées, les ports des États-Unis se trouvaient bloqués, leur commerce gravement compromis et, malgré d’assez grands succès partiels, le sort des armes leur avait été plutôt défavorable : le traité du 24 décembre stipula la restitution réciproque de toutes les conquêtes et réserva à la décision de commissaires nommés par les deux gouvernemens la question des frontières du Canada et du Nouveau-Brunswick.


III

En donnant sans compter leur sang et leur argent, les Canadiens croyaient qu’on leur saurait gré de leurs sacrifices : ils ne tardèrent pas à comprendre que la reconnaissance de l’Angleterre ne durait pas plus que sa faiblesse. En ce qui les concerne, la seule différence qu’ils aperçoivent entre un ministère tory et un ministère whig, c’est que l’un monte aux affaires tandis que l’autre en descend : des deux côtés mêmes défiances, même penchant à écouter la coterie coloniale, à reprendre en sous-œuvre les projets de Ryland. Les fautes se répètent avec une servilité affligeante, et Mgr Plessis écrit en 1820 : « Les ministres britanniques changent, mais l’esprit du ministère ne change point. » La chambre avait accusé le juge Monk d’avoir malversé et le juge Sewell d’avoir poussé le gouverneur Craig à violer la constitution ; elle prétendait entretenir un agent à Londres et avait voté une somme de 5,000 livres sterling pour offrir à Prévost un témoignage de la reconnaissance publique ; le conseil législatif lui fait échec sur tous les points, dirige les accusations les plus injustes contre le gouverneur qui avait tant contribué à conserver le Canada et qui mourut avant que l’Angleterre eut reconnu ses services. Son successeur, le général Drummond, débute en 1816 par un message hautain où il informe le parlement local que les plaintes contre les juges Sewell et Monk sont considérées comme non avenues, et, au moment même où celui-ci allait riposter sous forme d’une adresse au prince, il prononce sa dissolution. Cependant, tels étaient les abus des fonctionnaires qu’il dut lui-même provoquer la destitution du chef du service des postes et qu’il se vit forcé d’écrire aux ministres qu’il n’y avait plus de place au sud du Saint-Laurent pour les émigrans et les soldats licenciés : en moins de vingt ans, plus de trois millions d’acres avaient été concédés à des spéculateurs, à des favoris ; le gouverneur Milnes s’en était adjugé 70,000 pour sa part. C’était l’application cynique du proverbe turc : « Le trésor public est une mer ; qui n’y boit pas est un sot. » Pour justifier ces exactions par un semblant de politique, la bureaucratie alléguait que cette bordure de loyaux sujets sur la frontière empêcherait les Canadiens de pactiser avec les États-Unis. « Folle politique ! s’écria le député Andrew Stuart, qui, avec MM. Papineau fils, Viger et John Neilson, avait l’honneur de diriger alors la majorité de la chambre. On craint le contact de deux peuples qui ne s’entendent pas et l’on met là pour barrière des hommes de même sang, de même langue, des hommes qui ont les mêmes mœurs et la même religion que l’ennemi ! »

Sir John Sherbrooke, qui remplaça, en 1816, le général Drummond, conseilla aux ministres de changer de tactique : permettre à la chambre d’avoir un agent à Londres, chercher à gagner par des emplois les chefs du clergé et du peuple, les placer entre leur conscience et leur intérêt, lui semblaient des moyens bien autrement sûrs que la coercition, qui ne ferait qu’accroître la haine et la discorde. Le bureau des colonies ne dédaigna pas entièrement ces avis, bien qu’il penchât pour une lutte ouverte et que lord Bathurst encourageât le gouverneur à tenter une nouvelle dissolution et à s’appuyer sur le conseil législatif, instrument commode, destiné à jouer le rôle de ces rajahs de l’Inde, de ces empereurs de Java, véritables poupées dont les Anglais et les Hollandais tiennent les ficelles. D’ailleurs, tout en accordant à Sherbrooke des témoignages de sympathie, l’assemblée se tenait sur ses gardes : comme ces peuples auxquels Napoléon Ier avait enseigné l’art de la guerre à force de les battre, elle avait, sous le dur patronage de l’Angleterre, appris la stratégie constitutionnelle, savait maintenant choisir son terrain de combat, possédait le secret des retraites et des retours parlementaires. Le point le plus vulnérable, c’était le budget de la liste civile, qui renfermait toutes les autres questions, qui, à d’autres époques, ‘en d’autres pays, avait soulevé de si formidables tempêtes : les Canadiens portèrent leurs attaques de ce côté, soutenus par cette conviction profonde que les abus seuls sont révolutionnaires et les réformes conservatrices, que chaque nouvelle prérogative budgétaire arrachée au pouvoir fortifiait leur nationalité, qu’en un mot rien ne serait fait tant qu’ils n’auraient pas la haute main sur les finances.

La question venait, pour ainsi dire, au-devant d’eux ; car, pendant les dernières années, les dépenses avaient de beaucoup excédé les sommes votées par la législature, si bien que l’année 1817 s’annonçait avec un déficit de 120,000 livres sterling. La science budgétaire était encore dans l’enfance, à ce point qu’on ne mettait pas sous les yeux des chambres les comptes des dépenses, les traitemens du clergé, les pensions, et que lord Bathurst, consulté par Sherbrooke, répondait que le silence de celles-ci pouvait passer pour une approbation tacite. Le dissentiment le plus complet ne tarda pas à régner entre le conseil législatif et l’assemblée, le premier réclamant des subsides accordés en bloc et pour la vie du roi, la seconde voulant les voter soit par articles, soit par chapitres et tous les ans ; car, observait-elle, la dépense de l’état formant la presque totalité de la dépense publique, une fois celle-ci votée pour la durée du règne, le parlement demeurait désarmé en présence du gouverneur et n’avait plus aucun moyen de contrôler les fonctionnaires. Les successeurs de Sherbrooke, le duc de Richmond, Monk, Maitland, ayant pris parti pour le conseil, le peuple, après plusieurs dissolutions successives, renvoya les mêmes députés et l’on continua à tourner dans un cercle vicieux. La situation s’aggrava avec le comte de Dalhousie, qui fut un second Craig avec des dehors plus étudiés et plus doux : il arriva, vers la fin de 1820, muni d’instructions du bureau des colonies, qui pouvaient se résumer ainsi : « Ne se prêter à aucune concession sur la question des finances, continuer à encourager le conseil législatif dans son opposition contre l’assemblée, tout refuser à celle-ci et mettre les ministres à même de prouver au parlement impérial qu’il fallait détruire l’œuvre de Pitt, révoquer la constitution de 1791. »

Peu s’en fallut que cette combinaison n’obtînt un plein succès dans le courant de l’année 1822 : un certain Ellice, gendre de lord Grey, ayant réussi à persuader au ministère que le moment était favorable, celui-ci présenta à la chambre des communes le bill d’union à une époque de la session où il y avait à peine soixante députés présens. Il avait organisé en sa faveur la conspiration du silence, et déjà la loi venait de passer inaperçue en première lecture, lorsqu’un ancien marchand du Canada, nommé Parker, ennemi personnel d’Ellice, eut vent de la machination, alla trouver sic James Mackintosh, sir Francis Burdett, et les détermina à se mettre en travers du cabinet. Le bill fut renvoyé à l’année suivante, malgré les étranges supplications d’un des ministres, M. Wilmot, qui réclamait un vote instantané par ce motif que « si on ne se hâtait pas, on recevrait tant de pétitions contre la mesure qu’il deviendrait fort difficile de l’adopter, quelque utile qu’elle pût être à ceux mêmes qui s’y opposaient par ignorance ou par préjugé. » Diminution de la représentation du Canada, droit pour des conseillers non élus de prendre part aux débats de l’assemblée, révision des pouvoirs de celle-ci en matière d’impôt, abolition de l’usage officiel de la langue française, restrictions à la liberté religieuse, aux privilèges de l’église catholique, telle était la substance de ce projet, qui, selon le mot de Garneau, réduisait presque le Canadien-Français à l’état de l’Irlandais.

À peine connue au Canada, cette tentative d’escamotage constitutionnel produisit une extrême agitation : on tint des assemblées publiques, de toutes parts des comités s’organisèrent, le peuple en masse signa des pétitions. Les partisans de l’union eurent aussi leurs meetings, où ils laissèrent éclater leur antipathie contre les anciens habitans ; mais à leur grande surprise, ils se virent abandonnés par les Anglais du Haut-Canada, qu’ils croyaient gagnés à cause d’une question de partage des droits de douane du port de Québec. Ceux-ci déclarèrent en majorité qu’ils se tenaient pour satisfaits de leur constitution, tandis que le nouveau projet diminuerait leurs libertés. L’assemblée du Bas-Canada vota contre l’union les résolutions les plus énergiques en dépit de M. Ogden, qui s’évertua à soutenir ce sophisme de toutes les usurpations, qu’il est quelquefois du devoir des législateurs de chercher le bonheur du peuple malgré lui. Son amendement ne rallia que trois voix, et tel était le courant de l’opinion publique, que, dans le conseil législatif lui-même, le gouverneur ne put recruter plus de six unionistes. Envoyés comme délégués en Angleterre pour y porter les pétitions et les adresses du parlement, MM. Neilson et Papineau eurent des entrevues avec des membres de l’opposition, avec lord Bathurst et Wilmot, ministre et sous-secrétaire aux colonies. Sur la promesse formelle que l’union ne serait point proposée dans cette session, ils s’abstinrent de présenter les pétitions destinées, aux deux chambres et rédigèrent un mémoire dans lequel ils exposaient fortement les raisons qui commandaient le maintien de la constitution de 1791 : la fidélité des Canadiens dans la guerre de 1812, les malheurs qui pouvaient résulter de changemens politiques accomplis contre le gré des peuples, l’avantage pour des provinces de ne pas avoir des limites trop étendues, la différence des coutumes, de la religion et même des préjugés. Ils disaient aussi « que la langue de son père, de sa famille, de ses premiers souvenirs, est infiniment chère à tout homme, » et que les menaces de l’abolir étaient douloureusement ressenties dans un pays où cette même langue avait tant contribué à conserver le Canada à la Grande-Bretagne au temps de la révolution américaine. Bien qu’Anglais de race et protestant, M. Neilson, comme bon nombre de ses compatriotes, faisait cause commune avec les Canadiens ; imprimeur et directeur de la Gazette de Québec, ami personnel des membres les plus distingués du clergé catholique, esprit froid, énergique dans la modération, circonspect avec fermeté, il eut une grande influence sur la colonie, où ses conseils furent longtemps acceptés comme des oracles.

Au Canada, la banqueroute du receveur général Caldwell, un des chefs du conseil législatif, portait un coup terrible à ce dernier et confirmait l’attitude de l’assemblée : elle avait donc raison d’exiger ce contrôle qu’on lui refusait, de prétendre pénétrer dans le labyrinthe des finances, de croire que la défiance des fonctionnaires est le commencement de la liberté. Dans la session de 1823, le gouverneur dut informer le législateur que Caldwell avait emprunté à la caisse publique 96,000 livres sterling, somme presque égale à deux années de revenus. Enhardi par le succès de MM. Papineau et Neilson, par ce krach dont la honte rejaillissait sur ses adversaires, complices volontaires ou inconsciens du receveur-général, la chambre déclara le gouvernement responsable de ces concussions, et, dans une adresse au roi, elle représenta qu’on l’avait toujours empêchée de les prévenir. Elle reprochait aussi à lord Dalhousie d’avoir dépensé sans autorisation l’argent de la province : il répondit qu’il y avait été contraint par le refus d’accorder les subsides et invoqua l’exemple de Pitt, qui, dans un cas semblable, avait agi de même en Angleterre. Dans son projet de budget, il divisait les dépenses publiques en permanentes et spéciales, affectant de considérer que les premières devenaient obligatoires et n’avaient pas besoin de la sanction du parlement. La chambre repoussa ces estimations, vota une liste civile de 43,000 livres sterling embrassant tous les salaires sans distinction et retrancha aux fonctionnaires le quart de leurs appointemens, ce qui fit rejeter le bill par le conseil. La rupture semblait complète et lord Dalhousie prorogea les chambres le 9 mars 1824, mais comme toujours les élections générales ne firent qu’augmenter les forces du parti populaire. Pendant un voyage d’un an qu’il fît en Angleterre, le lieutenant-gouverneur Burton s’appliqua et réussit à éviter les conflits ; mais l’absence de Dalhousie n’était, en quelque sorte, que la veillée des armes pour de nouveaux combats, et les politiques avisés comprenaient qu’il fallait se garder de noyer ses poudres et rester en ordre de bataille. Bientôt, en effet, on apprit que lord Bathurst persistait à nier à la chambre la faculté de disposer de tout le revenu ; en même temps, par une inconséquence révoltante, les lords de la trésorerie faisaient savoir au parlement canadien qu’ils ne se croyaient point tenus de dédommager la province des pertes que l’insolvabilité de Caldwell avait occasionnées : on ne lui reconnaissait que la faculté de payer sans lui permettre de contrôler l’emploi de son argent, tandis que le conseil exécutif jouissait d’une véritable omnipotence financière et n’encourait aucune responsabilité.

Forts de leur bon droit, les représentans votèrent les subsides en 1826 et 1827 dans la même forme qu’en 1825. Le gouverneur prorogea les chambres, et son discours, qui contenait une véritable mercuriale pour les députés, fut suivi d’une dissolution. Ils lui répondirent par une adresse à leurs électeurs, sorte d’appel au peuple, qui obtint un grand retentissement : les habitans des campagnes commencèrent à s’assembler, la polémique des journaux prit un caractère violent. Lord Dalhousie déploya une activité dévorante, remit en vigueur les anciennes ordonnances sur la milice, destitua beaucoup d’officiers, fit arrêter et poursuivre M. Waller, rédacteur du Canadian Spectator. Maintes fois déjà, les Canadiens avaient repoussé à coups de poing et à coups de pied des gens armés de pierres et de gourdins, qui, dans les polls, cherchaient à effrayer les électeurs ; système emprunté aux élections américaines où le bâton, le couteau, le revolver jouent un rôle si important. De même, en 1827, il y eut des rixes à Montréal, à Sorel, à Saint-Eustache : « Les élections sont finies, écrivit le rédacteur du Canadian Spectator ; les amis du roi, de la constitution et du pays ont emporté une victoire complète ; les employés de lord Dalhousie et l’administration elle-même ont été partout et hautement désapprouvés. »

Les chambres se réunirent le 20 novembre, et, par 39 voix contre 5, l’assemblée choisit pour président M. Papineau. Le lendemain elle retourna dans la salle du conseil législatif, où elle trouva le gouverneur assis sur son trône, entouré d’un nombreux état-major. M. Papineau l’ayant informé officiellement de son élection, le président du conseil répondit que son excellence désapprouvait ce choix et enjoignait à la chambre d’en faire un autre. Aussitôt rentrée dans sa salle de séances, celle-ci vota, sur la proposition de M. Cuvillier, que l’élection du président devait se faire librement ; et indépendamment du pouvoir, que la loi n’exigeait pas l’approbation du gouverneur, qui, comme la présentation, n’était qu’une cérémonie fondée sur un simple usage. Le gouverneur reconnut encore à la dissolution, qui fut suivie d’une agitation sans précédent : nouvelles arrestations de journalistes, destitutions en masse, adresses de félicitations des marchands anglais à lord Dalhousie, pétition monstre revêtue de plus de quatre-vingt mille signatures contre lui. Par une heureuse coïncidence, une crise semblable venait d’éclater dans le Haut-Canada, où le parti libéral cherchait aussi à secouer le joug de L’oligarchie, et l’intervention d’une province tout anglaise donna plus de poids aux remontrances que MM. Neilson, Viger et Cuvillier allaient porter à Londres. Une discussion solennelle eut lieu à la chambre des communes. Déjà M. Hume avait fait entendre ces paroles mémorables : « Il s’agit de savoir comment ces colonies sont gouvernées. Le gouvernement ne met-il pas tout en œuvre pour les irriter et les porter dans leur désespoir à tout entreprendre ? Pourquoi avons-nous, à l’heure qu’il est, six mille soldats au Canada, si ce n’est pour tenir le peuple de force sous la puissance d’un gouverneur qu’il hait et méprise ? » M. Huskisson, ministre des colonies, dissimula la question des finances et fit bon marché des griefs des colons, en même temps qu’il couvrait les gouverneurs et cherchait à exciter l’orgueil britannique : « Il est de notre devoir, dit-il, et de notre intérêt, de répandre des sentimens anglais au Canada et de lui donner le bienfait des lois et des institutions anglaises. » Il terminait en proposant la nomination d’un comité chargé d’une enquête générale. « L’acte de 1791, répondit M. Labouchère, est la grande charte des libertés canadiennes ; ai l’intention de Pitt et des législateurs de son temps avait été mieux suivie, le Bas-Canada serait parvenu à la prospérité qu’on lui destinait et jouirait d’une situation tranquille. Sir James Mackintosh formula avec précision les maximes d’une bonne politique coloniale : protection pleine et efficace contre l’influence étrangère, liberté complète aux colons de conduire leurs propres affaires et de régler leur industrie, sauf l’obligation de fournir une somme, raisonnable au gouvernement impérial en paiement des dépenses faites pour eux. Il rappela ensuite qu’en 1827 l’assemblée avait adopté vingt et un projets de loi, tous rejetés par la chambre haute ; des vingt-sept membres qui composaient celle-ci, dix-sept remplissaient des charges lucratives dépendant du bon plaisir du gouverneur, et prélevaient par an 15,000 livres sterling sur le budget ; avec ce corps, l’équilibre constitutionnel devenait impossible.. « Comment admettre, ajoutait-il, que les quatre-vingt mille Anglais du Bas-Canada puissent prévaloir sur plus de quatre cent mille Canadiens-Français qui ont entre les mains presque toutes les terres, presque toutes les propriétés du pays ? .. Donnerons-nous à ces colonies six cents ans de calamités, comme à l’Irlande, parce qu’il s’y trouve une population anglaise ayant notre sympathie ? Que notre politique soit d’accorder à toutes les classes, à tous les hommes, Tros Tyriusve, des lois équitables et une égale justice ! .. » La chambre des communes se borna à nommer un comité qui fît un rapport platonique auquel elle ne donna aucune sanction ; elle accueillit les promesses assez vagues du ministère ; celui-ci rappela lord Dalhousie pour lui confier un poste plus important, et les choses demeurèrent en l’état.


IV

Grâce au tact, a l’habileté de sir James Kempt, successeur de lord Dalhousie, la colonie put jouir d’une accalmie politique : il y épuisa toute sa diplomatie et demanda son rappel en 1830, au moment où il vit que les hostilités allaient renaître. La majorité française n’était plus animée du même esprit qu’autrefois : lassée dans sa patience par quarante années de malveillance si manifeste, irritée de tant d’injustices, puisant dans sa durée même le sentiment de sa force, elle veut ne plus se payer de mots et d’apparences, abandonner ses droits fondamentaux pour des faveurs ; elle prétend s’inspirer de cette maxime que le parlement anglais peut tout faire, excepté qu’un homme devienne une femme et une femme un homme. Son chef, le favori du peuple, M. Papineau, a besoin d’être contenu plutôt qu’excité, et malheureusement une nouvelle génération déjeunes gens, élus en 1831, lui apportent leurs idées exagérées, préconisent la politique du tout ou rien, s’opposent à tout compromis. Dès 1828, l’assemblée affirme sa résolution inébranlable de ne rien céder au sujet des finances, de soumettre tous les revenus à son suffrage annuel, comme en Angleterre, où cette pratique est en quelque sorte le pont aux ânes du droit constitutionnel. En 1829, elle stipule que l’octroi du budget n’est que provisoire, réclame la réforme du conseil législatif, la responsabilité des fonctionnaires. A propos d’une adresse au roi contre le rétablissement des anciennes ordonnances sur la milice, M. Papineau s’écrie imprudemment : « Si la chambre a exprimé l’opinion publique, les ordonnances sont abrogées ; quand les citoyens d’un pays repoussent unanimement une mauvaise loi, il n’y a plus moyen de l’exécuter, elle est abolie. » La révolution française de 1830, les élections générales de 1831 augmentent l’ardeur du parti populaire, fortifié, par un bill récent qui a porté à quatre-vingt-quatre le nombre des représentans ; des complications nouvelles surgissent : enquêtes contre de hauts fonctionnaires concussionnaires, expulsion réitérée de M. Christie député de Gaspé, emprisonnement de MM. Tracey et Duverney, décrétés par le conseil législatif, qu’ils avaient vivement pris à partie dans la Minerve et le Vindicator ; élection tumultueuse d’un député à Montréal qui coûta la vie à plusieurs Canadiens-Français, et dont l’odieux rejaillit sur le conseil exécutif, « qui, dit-on, savait si bien choisir ses victimes ; » ravages terribles du choléra asiatique, dont on rendit l’Angleterre responsable, parce qu’elle avait envoyé cinquante-deux mille émigrans qui portaient avec eux le germe du fléau. Les assemblées populaires se multiplient, les jeunes gens arborent la cocarde tricolore, et, après l’arrestation de MM. Tracey et Duverney, une procession parcourt les rues de Québec en chantant la Marseillaise et la Parisienne. Les sincères efforts de lord Goderich, ministre des colonies, ont le sort de ces concessions trop longtemps réclamées qui paraissent insuffisantes et dérisoires : c’est en vain qu’il ajoute au conseil législatif onze nouveaux membres, dont huit Canadiens-Français ; en vain qu’il fait passer une loi permettant à la législature de disposer de tout le revenu provincial, moyennant une liste civile de 19,000 livres. Emportée par le démon de l’absolu, la majorité de la chambre continue à réclamer un conseil législatif électif, tandis que celui-ci vote une adresse où, après avoir dépeint le pays comme marchant à une anarchie rapide, il cherche à justifier le gouverneur, l’oligarchie et lui-même, proclame son existence, dans sa forme présente, essentielle au maintien de la prérogative royale, de l’alliance du Canada avec l’Angleterre, ajoutant que les effets immédiats d’un changement si funeste seraient d’amener un conflit avec le Haut-Canada, et « d’inonder le pays de sang ; » car le Haut-Canada ne laisserait pas s’établir « une république française » entre lui et l’océan.

Tous les Canadiens ne partageaient pas l’entraînement de M. Papineau : déjà MM. Neilson, Quesnel, Cuvillier, avaient cru devoir se séparer de lui, parce que les concessions de lord Goderich leur semblaient propres à faciliter un concordat politique et à préparer de nouvelles réformes. Malheureusement cet homme d’état fut remplacé par M. Stanley, partisan avéré de l’anglification, et tout espoir de transaction disparut avec lui. A l’ouverture de la session de 1834, session fameuse dans les fastes parlementaires du Bas-Canada, lord Aylmer communiqua à l’assemblée deux messages du ministre des colonies ; dans l’un, M. Stanley repoussait avec hauteur l’adresse des représentans au sujet du conseil législatif, adresse dans laquelle sa majesté « avait bien voulu ne voir qu’une extrême légèreté ; » il continuait en disant que, si le parlement se voyait forcé par les événemens d’user de sa puissance suprême pour apaiser les dissensions intestines de la colonie, son devoir, à lui ministre, serait de proposer des changemens, non point pour introduire des formes d’institutions incompatibles avec le gouvernement monarchique, mais pour maintenir et cimenter l’union avec la mère patrie… » C’était une déclaration de guerre, et l’assemblée résolut d’y répondre sans retard. Elle commença par refuser de nommer un comité de bonne correspondance avec le conseil législatif, puis elle entama la discussion des quatre-vingt douze résolutions. M. Papineau, avec M. Morin, avait rédigé ce réquisitoire, où il glissait trop souvent dans l’ornière de la révolution ; M. Elzéar Bedard le proposa à la chambre. Les quatre-vingt douze, comme on les appelait, remuèrent profondément la colonie ; on tenait pour ou contre, elles devinrent une sorte d’évangile populaire, beaucoup répétaient cette formule sans mieux comprendre sa portée que ces gens qui en France, en Russie, avaient crié : « Vive la charte ! vive la constitution ! » qu’ils prenaient pour des femmes. Dans un pêle-mêle chaotique s’y confondaient de justes revendications à propos des finances, des diatribes virulentes contre le conseil législatif, une apologie des idées démocratiques, de la république des États-Unis, une distinction aussi erronée que malencontreuse entre les deux tendances politiques qui « se montrent sous différens noms dans les différens pays ; sous les noms de serviles, royalistes, tories, conservateurs et autres, d’une part ; sous ceux de libéraux, constitutionnels, républicains, whigs, réformateurs d’autre part… Puisque l’origine nationale et la langue des Canadiens sont devenues des occasions d’injures, d’exclusion, d’infériorité politique, de séparation de droits et d’intérêts, la chambre en appelle à la justice du gouvernement de Sa Majesté et de son parlement, à l’honneur du peuple anglais. Les Canadiens ne veulent répudier aucun des avantages qu’ils tiennent de leur origine, car la nation française, sous le rapport des progrès qu’elle a fait faire à la civilisation, aux sciences, aux lettres et aux arts, n’a jamais été en arrière de la nation anglaise ; et elle est aujourd’hui, dans la science du gouvernement et dans la voie de la liberté, sa digne émule. »

La discussion des quatre-vingt-douze se prolongea plusieurs jours. M. Papineau commit la faute d’accentuer encore leur signification en critiquant la constitution de 1791 et la forme même du gouvernement anglais. M. Neilson combattit les quatre-vingt-douze comme attentatoires à l’existence du conseil législatif, injurieuses envers la métropole et concluant à un refus formel des subsides. Il montra qu’en Angleterre et, aux États-Unis, le peuple avait opéré des changemens, non par, goût des reformes, mais parce que l’autorité royale prétendait violer la constitution ; il combattait pour conserver les droits acquis, tandis que M. Papineau et ses partisans ne voulaient plus ceux qu’ils possédaient. « Le résultat serait différent ; l’histoire est un sûr moniteur ; elle nous enseigne que les conséquences sont conformes aux principes. » L’amendement de M. Neilson ne réunit que 24 suffrages contre 56. L’assemblée invita les Canadiens à former partout des comités pour correspondre avec MM. Hume et O’Connell, chargea M. Morin de porter à M. Viger les pétitions destinées aux chambres anglaises. Peu après, comme elle ne se trouvait plus en nombre pour délibérer, le gouverneur prorogea la session en observant que, puisqu’on en avait appelé au parlement, chaque parti devrait se soumettre à son autorité suprême.

Dès lors, les événemens se multiplient, se précipitent vers le dénoûment. A Londres, MM. Roebuck, Hume, O’Connell, prennent la défense des Canadiens et leur conseillent de ne pas reculer d’un pas, de réveiller le peuple. M. Hume ayant publié une lettre violente dans les journaux anglais, M. Spring Rice le blâma en ces termes d’entretenir ainsi de fausses espérances : « Il ne convient point à un homme qui parle sans danger dans l’enceinte des communes de donner des conseils qui peuvent causer tant de mal à l’Angleterre et au Canada. Si l’on a recours aux armes, j’espère que les lois puniront ceux qui auront pris part à la conspiration. » Un ministère tory ayant succédé au ministère whig, sir Robert Peel et lord Aberdeen annoncent qu’ils vont envoyer un nouveau gouverneur revêtu du titre de commissaire royal. Ils tombent du pouvoir en 1835 ; mais lord Melbourne et lord Russell reprennent ce projet et nomment lord Gosford en lui adjoignant deux sous-commissaires. Ceux-ci trouvent le Canada en pleine effervescence : comités permanens, démonstrations populaires, pétitions contre pétitions, banquets, discours de M. Papineau et de ses amis, discours de l’Association constitutionnelle, guidée par MM. Walker et Neilson ; bref l’appareil classique et le prélude obligé des crises révolutionnaires. Les élections générales ont eu lieu en 1834 au milieu de troubles graves, et les adversaires des quatre-vingt-douze sont restés sur le carreau ; mais la session a été l’occasion d’un second schisme politique, M. Bedard, chef des nouveaux dissidens ou de la petite famille, comme on disait alors, estimant qu’on donnait prise à la faction oligarchique en suspendant entièrement le cours des affaires. Ils furent sévèrement traités par le dictateur de la majorité, M. Papineau ; dans ses harangues aux électeurs, celui-ci recommandait de ne point se servir de produits anglais et flétrissait ceux qui avaient dépouillé le capot gris des Canadiens pour endosser la livrée dorée du château : « L’or est le dieu qu’adorent nos ennemis ; tuons leur dieu, et nous les convertirons à un meilleur culte… » J’ai de suite renoncé à l’usage du sucre raffiné, mais taxé, et j’achète pour l’usage de ma famille du sucre d’érable. Je me suis procuré du thé venu en contrebande, et je sais plusieurs personnes qui en font autant. J’ai écrit à la campagne pour me procurer des toiles et des lainages fabriqués dans le pays ; ., j’ai cessé de meure du vin sur ma table. »

Lord Gosford fit de sincères efforts pour se concilier la sympathie des Canadiens par une politique de prévenances et de bons procèdes : il invita MM. Papineau et Viger, visita les classes du séminaire de Québec, donna un grand bal le jour de Sainte-Catherine et témoigna aux dames canadiennes des attentions qui contrastaient fort avec la morgue de la caste officielle. Le mécontentement des bureaucrates ne connut plus de bornes lorsqu’ils le virent répondre d’abord en français, puis en anglais, à l’adresse de l’assemblée et mettre beaucoup de bonne grâce à lui accorder l’argent qu’elle réclamait pour ses propres dépenses : ils formèrent, à Montréal, un corps de carabiniers de huit cents hommes au cri de : « Dieu sauve le roi ! » et le gouverneur dut recourir à une proclamation pour le dissoudre. Malheureusement les instructions du ministère heurtaient de front toutes les prétentions de la chambre, leur communication produisit un mécompte général, et la presse constitutionnelle fit chorus avec les journaux intransigeans. Le conseil législatif persistait à rejeter la plupart des projets votés par les représentans du peuple, du sorte que ceux-ci purent croire que lord Gosford jouait un double jeu. Il avait sollicité d’un ton presque suppliant le vote des subsides pour l’arriéré et l’année courante : le groupe des vieux tories, ceux qu’on appelait l’opposition loyale de sa majesté, le parti de M. Bedard, s’unirent vainement en ce sens ; l’amendement de M. Vaufelson n’obtint que 47 voix contre 27, et la majorité vota seulement six mois de subsides qui furent refusés par le conseil. « Le même génie malfaisant, s’écria M. Papineau, qui jetait, malgré elles, les anciennes colonies dans les voies d’une juste et glorieuse résistance, préside à nos destinées ! .. Ne nous endormons pas sur le bord d’un précipice, ne nous abandonnons pas à un rêve trompeur ; au lieu de toucher des réalités enchantées, nous roulerions dans le gouffre. » Paroles téméraires qui portaient en elles le germe de l’insurrection et qui rappellent le verset légendaire de l’hymne indien, qui consumait tout homme assez audacieux pour le chanter !

La situation des Canadiens devenait de plus en plus critique ; ils avaient cru pouvoir compter sur l’appui des libéraux du Haut-Canada, dont le chef, M. Mackensie, paraissait naguère aussi puissant que Papineau ; mais le gouverneur de cette province, sir Francis Bond Head, avait dissous la dernière chambre et fait élire une majorité de tories dans la nouvelle. Deux autres colonies, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Ecosse ! venaient de s’accorder avec l’Angleterre, qui, vivant en bonne intelligence avec les États-Unis, pouvait tourner toutes ses forces contre la seule chambre qui fût restée inébranlable. Au commencement de 1837, lord Russell proposa à la chambre des communes de disposer des deniers du Bas-Canada sans le vote de la législature ; il ne manqua pas de tirer parti de la défection des autres provinces, fit de la question canadienne une question de races et se posa comme protecteur de cette minorité anglaise qui, selon la parole d’O’Connell, « avait été le fléau de l’Irlande. » Une majorité énorme approuva les résolutions du cabinet. Cependant, lord Russell ayant annoncé qu’il en suspendrait encore l’exécution, les chambres canadiennes furent convoquées le 18 août, et lord Gosford pria de nouveau les députés de ne pas s’opiniâtrer davantage, mais de faire eux-mêmes l’assignation du revenu. La majorité répondit par une adresse contre les résolutions du parlement impérial, et aussitôt le gouverneur prorogea la chambre en lui déclarant que sa décision était « l’anéantissement virtuel de la constitution. »

Les patriotes se laissaient fasciner par le mirage de l’émancipation et ne voyaient pas qu’ils ne pénétraient nullement dans les masses profondes du peuple, dont ils éveillaient plutôt la curiosité que la colère. Cependant leurs journaux excitaient aux mesures extrêmes, le gouverneur fut pendu en effigie à Québec ; on forma des sociétés secrètes, l’association des Fils de la Liberté publia un manifeste menaçant. Dans une grande assemblée des six comtés de Saint-Charles, on vit figurer une douzaine de députés, des miliciens armés sous les ordres de quelques officiers destitués ; sur des drapeaux, des inscriptions comme celles-ci : « Vive Papineau et le système électif ! — Nos amis du Haut-Canada ! — Indépendance ! » Le conseil législatif était représenté par une tête de mort sur des os en croix. On vota des résolutions énergiques, on improvisa une espèce de déclaration des droits de l’homme. M. Papineau commençait à s’apercevoir qu’il n’est pas aisé de gouverner la poudré quand on y a mis le feu et qu’on est toujours le réactionnaire de quelqu’un ; il parla en faveur de la résistance légale, a Eh bien ! moi, je suis d’opinion différente, répliqua M. Wolfred Nelson ; je crois que le temps est arrivé de fondre nos cuillers pour en faire des balles ! » De son côté, le gouvernement ne restait pas inactif : il obtint de W Lartigue qu’il lançât un mandement pour prêcher aux Canadiens l’obéissance au pouvoir établi ; le général Colborne, investi du commandement militaire, arma une partie de la population anglaise de Montréal et de Québec, appela des troupes du Nouveau-Brunswick. Le 6 novembre eut lieu la bagarre entre les Fils de la Liberté et le Doric Club, qui servit de prétexte aux mandats d’arrestation contre les chefs canadiens, accusés de haute trahison. Ces mandats sont la principale cause de la rébellion, car les inculpés refusèrent de se laisser arrêter comme des malfaiteurs, pour avoir exercé leurs droits de citoyens, et l’on n’avait fait aucun préparatif sérieux, on n’avait amassé ni armes, ni munitions, ni argent. A Saint-Denis, à Longueil, les patriotes remportèrent de brillans succès, on convertit les faux en sabres, en épées, on fit même des canons de bois. Mais que pouvaient, malgré leur héroïsme, quelques bandes indisciplinées, combattant des troupes régulières, des volontaires bien équipés et dix fois plus nombreux ? En moins d’un mois, elles furent décimées, dispersées, vaincues à Saint-Charles, à Moore’s-Corner, à Saint-Eustache. C’est dans ce dernier combat que Chénier prononça un mot digne de Cathelineau. Comme beaucoup n’avaient pas d’armes et s’en plaignaient, il leur répondit froidement : « Soyez tranquilles, il y en aura de tués parmi nous, vous prendrez leurs fusils ! » Les Anglais abusèrent de leur victoire en détruisant cruellement les bourgades de Saint-Benoit, de Saint-Eustache, de Saint-Denis, en chassant de leurs demeures des femmes, des enfans contraints d’errer dans les champs et les bois. Dès la fin de 1837, les chefs des insurgés étaient en fuite ou en prison, les journaux saisis ou muets, la loi martiale proclamée ; le peuple envoyait des adresses rassurantes au pouvoir, car la rébellion n’avait embrasé qu’une minime portion du pays. Les libéraux du Haut-Canada, qui venaient d’arborer l’étendard de la révolte, avaient subi le même sort.

A la chambre des communes, MM. Warburton, Hume, Leader et Stanley ; à la chambre des lords, le duc de Wellington et lord Brougham blâmèrent la conduite des ministres et leur attribuèrent la responsabilité de ces événemens. Ceux-ci présentaient un bill pour suspendre la constitution du Bas-Canada, donner de pleins pouvoirs au gouverneur et à un conseil spécial, mais en même temps ils évitèrent avec soin de parler de l’union et, dans sa réponse à sir Robert Peel, lord Howick, ministre de la guerre, affectait d’insister sur la nécessité de rendre justice aux Canadiens. Lord Brougham soutint hardiment cette thèse que celui-là seul est l’auteur du conflit qui le rend inévitable par ses provocations : « On blâme avec véhémence les Canadiens ; mais quel est le pays, le peuple qui leur a donné l’exemple de l’insurrection ? .. Toute la dispute vient de ce que nous avons pris 20,000 livres sans le consentement de leurs représentai ! Eh bien ! ce fut pour 20 schillings qu’Hampden résista et acquit par sa résistance un renom immortel, pour lequel les Plantagenets et les Guelfes auraient donné tout le sang qui coulait dans leurs veines ! Si c’est un crime de résister, à l’oppression, de s’élever contre un pouvoir usurpé et de détendre ses libertés attaquées, quels sont les plus grands criminels ? N’est-ce pas nous-mêmes qui avons donné l’exemple à nos frères américains ? .. D’ailleurs, vous punissez toute une province, parce qu’elle renferme quelques paroisses mécontentes ! Vous châtiez jusqu’à ceux qui vous ont aidés à étouffer l’insurrection. » La loi obtint une grande majorité, et lord Durham passa au Canada, avec le titre de gouverneur et commissaire royal. Il commença par renvoyer le conseil spécial institué par Colborne, en nomma un autre composé de fonctionnaires et de militaires presque tous étrangers, choisit de nouveaux conseillers exécutifs et appela auprès de lui les gouverneurs des autres provinces pour discuter ses projets d’union fédérale. Il y avait eu des exécutions politiques dans le Haut-Canada, tandis qu’on n’avait pas osé faire de procès dans le Bas-Canada, parce qu’il aurait fallu trier sur le volet les jurés pour obtenir des condamnations. Afin de trancher d’un seul coup cette question, le commissaire royal prit sur lui de décréter, le jour même du couronnement de la reine Victoria, une amnistie générale dont il n’excepta que vingt-quatre personnes qui devaient être déportées aux Bermudes. L’humanité, la bonne politique, commandaient cette ordonnance, qui fut approuvée dans la colonie, mais elle exilait sans procès des citoyens, et, en Angleterre, on l’attaqua avec une telle violence que le ministère se trouva forcé de la désavouer solennellement. Blessé dans son orgueil, lord Durham donna sa démission avec éclat et repartit pour l’Angleterre, où il remit à lord Melbourne un long rapport très étudié dans lequel il conseillait ou bien une union fédérale de toutes les provinces, ou bien une union législative des deux Canadas, admettant volontiers que les législatures coloniales jouissent de la plénitude du gouvernement constitutionnel à condition qu’elles fussent britanniques en fait et en droit. Il appartenait à cette puissante école politique qui veut la liberté pour tout le monde, sauf un ou deux groupes, un ou deux partis.

Sur ces entrefaites éclata ce qu’on est convenu d’appeler la seconde insurrection du Bas-Canada, insurrection qui revêtit plutôt le caractère d’une tentative d’invasion, car elle partit des patriotes réfugiés aux États-Unis et des sympathiseurs, c’est-à-dire des citoyens américains qui les secondaient. Ils avaient fondé l’Association des chasseurs, qui comprenait quatre degrés : l’Aigle, le Castor, la Raquette, le Chasseur ou simple soldat. Chaque degré avait ses rites, ses signes de reconnaissance ; ainsi, pour savoir si quelqu’un faisait partie de la société, on lui disait : « Chasseur, c’est aujourd’hui mardi. » Il devait répondre : « Mercredi. » Tout initié prêtait serment d’obéir aux règles de l’association, d’aider les frères chasseurs, de ne jamais divulguer les secrète sous peine « de voir ses propriétés détruites et d’avoir lui-même le cou coupé jusqu’à l’os. » Robert Nelson publia une déclaration d’indépendance et fit appel aux patriotes restés dans leurs foyers, mais il n’avait pas de quoi leur fournir des armes ; tout se borna à quelques engagemens de détail sur la frontière et le mouvement fut étouffé dans son berceau. Sir John Colborne proclama la loi martiale, arma les volontaires, et, à la tête de huit mille hommes, marcha vers le pays insurgé. Déjà tout était rentré dans l’ordre, ce qui ne l’empêcha pas de promener partout l’incendie, sans plus d’égards pour l’innocent que pour le coupable. « Pour avoir la tranquillité, disait le Herald de Montréal, il faut que nous fassions la solitude. Balayons les Canadiens de la surface de la terre ! » Les prisons s’emplirent de suspects. Ce n’était pas assez pour l’oligarchie, qui voulait que cette fois le sang coulât sur l’échafaud. Trois juges canadiens, MM. Panet, Bedard et Vallères, eurent le courage de contester la légalité de l’ordonnance concernant l’habeas corpus : ils furent suspendus, de leurs fonctions, les prisonniers traduits devant les officiers de l’armée qui en condamnèrent quatre-vingt-dix-neuf à mort. Le Herald rayonnait. Le 19 novembre 1838, il publia ces lignes qui respirent un véritable cannibalisme politique : « Nous avons vu la nouvelle potence et nous croyons qu’elle sera dressée aujourd’hui en face de la prison ; de sorte que les rebelles sous les verrous jouiront d’une perspective qui, sans doute, aura l’effet de leur procurer un sommeil profond avec d’agréables songes. Six ou sept à la fois seraient là tout à l’aise, et un plus grand nombre peut y trouver place dans un cas pressé. » Douze des condamnés périrent sur l’échafaud, cinquante-huit furent déportés en Australie, le reste obtint sa mise en liberté sous caution. Le ministère tenait son prétexte, et, comme l’échauffourée de 1838 avait amoindri l’intérêt que l’opposition pouvait témoigner encore aux Canadiens, il n’hésita plus et proposa le bill d’union qui consacrait à peu près les conclusions du rapport de lord Durham. Envoyé à Québec comme gouverneur, M. Poulet Thomson obtint aisément l’approbation du conseil spécial ; dans le Haut-Canada, les chambres discutèrent quelque temps, mais le gouvernement finit par l’emporter. Quant à la chambre des communes, elle adopta et presque sans débat le bill d’union. Il en fut autrement à la chambre des lords, où le duc de Wellington, lord Ellenborough, lord Brougham et lord Gosford le combattirent hautement. Lord Ellenborough démontra qu’on ne pouvait imposer aux Canadiens un faux semblant de gouvernement représentatif et que le monde entier regarderait comme une fraude électorale la décision qui attribuait aux deux provinces la même représentation, bien que l’une fût deux fois plus nombreuse que l’autre. Lord Gosford, dans un remarquable discours, rendit justice aux Canadiens, et peignit les Anglais de Montréal sous leur jour véritable, c’est-à-dire plus royalistes que le roi et guidés dans leur conduite par un esprit de domination insupportable ; il s’étonna aussi qu’on imposât la dette du Haut-Canada, qui excédait 1 million de livres sterling, à une province qui n’en avait presque point. Mais le gouvernement avait pour lui les préjugés nationaux, plus forts que la justice et la raison ; de plus, le Haut-Canada devait 1 million de piastres à la maison Baring, qui exerça sur le parlement une pression considérable ; un de ses membres allait devenir chancelier de l’Échiquier dans le ministère Melbourne. Sanctionné par la reine le 23 juillet 1840, l’acte d’union fut proclamé au Canada le 5 février 1841.

La faction coloniale poussa des cris de triomphe, tandis que les Canadiens s’abandonnèrent au désespoir et virent dans la nouvelle constitution le présage de leur effacement complet, de leur servitude politique. Hewers of wood and drawers of water (fendeurs de bois et porteurs d’eau), telle était la perspective qu’on leur indiquait alors comme une destinée inévitable. La fusion graduelle des deux races en une seule ne semblait plus qu’une question de temps, et, comme l’observent MM. Garneau et Chauveau, l’Angleterre avait pour elle l’expérience des siècles. La légalité est un mot robuste qui supporte bien des fortunes, et il y a des occasions où l’arbitraire masqué d’un parlement ne vaut pas mieux que l’arbitraire déclaré d’un seul homme. N’avait-elle pas, cette Angleterre, absorbé la nationalité de ses anciens conquérans, les Normands-Français, ensuite celle des Écossais, puis celle des Irlandais ? Par l’intrigue, la corruption, la violence, n’avait-elle pas, en 1706 et en 1800, obtenu des parlemens d’Écosse et d’Irlande leur propre suicide, l’abolition de leur constitution particulière, de leurs privilèges ? Mais les peuples, comme les individus, se leurrent d’espérances, et souvent leur logique se trouve en contradiction avec la logique de la Providence. On verra bientôt comment la certitude de conserver une majorité anglaise dans les chambres décida la métropole à concéder bien plus qu’on ne réclamait depuis cinquante ans, comment, croyant favoriser ses nationaux, elle donna aux Canadiens-Français l’occasion de faire reconnaître leurs droits, et finit par comprendre que ceux-ci deviendraient sa meilleure défense contre les États-Unis et contre l’établissement d’une nouvelle république dans l’Amérique du Nord. Dieu, dit un proverbe portugais, écrit droit avec des lignes tortues : en 1840, vainqueurs et vaincus confondaient la fin d’un acte avec le dénoûment d’une pièce.


Victor du Bled.
  1. J’ai suivi pas à pas dans cette étude le livre de M. Garneau, qui comprend l’histoire du Canada depuis les premiers temps de la colonisation française jusqu’à l’année 1840 (3 vol. in-8o Montréal ; Beauchemin, éditeur). Inspiré par le patriotisme le plus pur, très complet et écrit avec une rare impartialité, cet ouvrage a valu à son auteur le titre d’historien national que ses compatriotes lui ont justement décerné. On peut consulter aussi avec fruit une excellente biographie de M. Garneau par M. Chauveau, ancien ministre (1 vol. in-8o), les Portraits politiques de M. David, ainsi que le travail de M. Robert Christie : a History of the late province of lower Canada, parliamentary and political (6 vol. in-12).