Une Ancienne Colonie française/02

La bibliothèque libre.
Une Ancienne Colonie française
Revue des Deux Mondes3e période, tome 67 (p. 844-881).
◄  01
UNE
ANCIENNE COLONIE FRANCAISE

II.[1]
LA VIE POLITIQUE, SOCIALE ET LITTÉRAIRE AU CANADA (1840-1884).


I

Non-seulement l’acte d’union imposait au Bas-Canada une partie de la dette du Haut-Canada et accordait à celui-ci une représentation égale, malgré l’énorme différence de population ; non-seulement il établissait des sectionnemens arbitraires dans les comtés, mais il proscrivait l’usage de la langue française dans les actes publics, dans les chambres, et conférait au gouverneur des prérogatives exorbitantes : l’initiative exclusive dans les votes d’argent, une liste civile de 75,000 piastres pour le payer, lui, les juges et les fonctionnaires, un conseil législatif composé de membres nommés à vie et à sa dévotion. Dans la chambre, la haine des anciens habitans lui concilierait les suffrages des Anglais, et la candidature officielle briserait la résistance des Canucks, réduits à un nombre infime. Ainsi cet acte, dicté par le machiavélisme parlementaire, semblait combiné de manière à assurer le triomphe de la politique d’absorption : un fantôme de gouvernement libre, une ombre de régime représentatif, l’hypocrisie légale préparant la victoire d’une coterie contre un peuple ; aucune enfin de ces garanties tutélaires du droit constitutionnel : ministère responsable, indépendance de la justice, du parlement, prépondérance financière des représentans du pays. Beaucoup d’anciens patriotes ont disparu, d’autres renoncent à la vie publique, et il ne manque pas d’individus, à l’âme vacillante et vénale, qui conseillent la résignation, prêchent, selon la forte expression de M. Chauveau, l’apostasie nationale en attendant l’apostasie religieuse, et concluent à la déchéance graduelle de la langue française dans les collèges. Cependant, deux ans à peine s’écoulent, et voilà qu’un ancien patriote, M. La Fontaine, devient ministre, les droits de ses concitoyens sont reconnus : la langue française rentre triomphante dans ce parlement dont on l’a exilée.

Comment ce prodige politique s’est-il accompli ? Comment les calculs des uns, les craintes des autres ne se sont-ils point réalisés ? Pourquoi les choses ont-elles suivi leur cours naturel, comme si l’on ne dût tenir aucun compte des insurrections de 1837-1838 ? C’est que les Canadiens n’ont pas entendu perdre en un jour le fruit de quarante années de luttes légales et de patiente stratégie, c’est qu’après le premier moment de panique, ils ont reformé leurs rangs, compris que les peuples creusent eux-mêmes leur sillon dans le champ de l’histoire et qu’il dépend d’eux de vivre ou de mourir, c’est qu’ils ont été ramenés au combat par des chefs intrépides, adversaires décidés du pessimisme politique, habiles à manier les armes que leur fournissait l’ennemi, résolus à ne plus livrer au hasard ce qui peut être assuré par la prudence. Unis au clergé, secondés par une foule d’écrivains enthousiastes, MM. La Fontaine, Viger, Taché, Morin, Parent, résistent aux premiers assauts de la camarilla et lient partie avec les libéraux réformistes du Haut-Canada : les Anglais veulent que la charte devienne une vérité, les Canadiens français visent plus haut et plus loin. C’est au milieu de la plus grande agitation qu’ont lieu les élections de 1841 : le gouverneur, lord Sydenham, intervient personnellement dans la lutte, prive de son droit de suffrage une partie de la population de Québec, de Montréal, change les bureaux de vote, contraint des candidats à reculer devant la force armée. Le sang coule, des meurtres sont commis et, malgré tout, dans le Bas-Canada, vingt-trois libéraux ou anti-unionistes triomphent, les unionistes n’emportent que dix-neuf sièges. Dans le Haut-Canada, où les élections se sont accomplies sur le principe de la réforme, vingt-six partisans de celle-ci entrent à la chambre, tandis que les tories n’ont réussi que dans seize comtés. La majorité demeure acquise en faveur de l’acte d’union, mais une autre majorité va se prononcer pour le gouvernement responsable.

En effet, la question se trouva posée dès la discussion de l’adresse. Le premier ministre, M. Draper, essaie de l’éluder, donne à entendre qu’il relève du gouverneur et non du peuple, mais les réformistes insistent, réclament une réponse catégorique. Le cabinet démissionnera-t-il ou aura-t-il recours à la dissolution de la chambre s’il ne possède pas sa confiance ? Poussés dans leurs derniers retranchemens, menacés de perdre l’appui des réformistes, les ministres cèdent et, pour mieux affirmer ce grand succès, MM. Baldwin et Viger font voter plusieurs résolutions qui fixent la nouvelle doctrine, mettent le pouvoir dans la chambre élective en obligeant le gouverneur à choisir ses conseillers parmi les hommes investis de la confiance des électeurs. Les auteurs ou partisans de l’union se trouvaient pris à leur propre piège : ils avaient semé des cailloux, de l’ivraie, ils voyaient surgir de terre une opulente récolte.

D’autres surprises plus pénibles leur sont réservées : battu en 1841 à Terrebone, mais élu en 1842 par les réformistes du Haut-Canada, qui désirent témoigner leur sympathie aux Canadiens français, M. La Fontaine, à peine entré à la chambre, prononce en français son premier discours ! Invité par un des ministres à s’exprimer en anglais, il s’en excuse avec fierté : « Quand même la connaissance de la langue anglaise me serait aussi familière que celle de la langue française, je n’en ferais pas moins mon premier discours dans la langue de mes compatriotes, ne fût-ce que pour protester solennellement contre cette cruelle injustice de l’acte d’union, qui tend à proscrire la langue maternelle d’une partie de la population du Canada. Je le dois à mes compatriotes, je le dois à moi-même. » Fixant ensuite les conditions auxquelles les Canadiens subordonnaient leur réconciliation, il ajoute : « Oui, sans notre coopération active, sans notre participation au pouvoir, le gouvernement ne peut fonctionner de manière à rétablir la paix et la confiance, qui sont essentiellement nécessaires au succès de toute administration… L’absence de tout nom français dans le ministère n’est-elle pas une circonstance qui comporte une injustice, même une insulte préméditée ? Mais, dira-t-on, vous ne voulez pas accepter d’emploi ! Ce n’est pas là une raison ; mes amis et moi, il est vrai, nous ne voulons pas en accepter sans des garanties… » Certaines revendications, pour être reconnues légitimes, n’ont pas besoin d’être couchées par écrit dans une constitution : aussi bien qu’on texte formel, le discours de M. La Fontaine restituait à la langue française son droit de cité. Du reste, un nouveau gouverneur, très modéré, venait de succéder à lord Sydenham, l’opposition avait encore gagné du terrain et mis le ministère en minorité : le 15 septembre 1842, MU. La Fontaine et Baldwin prêtaient serment comme premiers ministres, cinq membres de l’ancien cabinet conservèrent leur portefeuille, à la condition d’accepter la politique libérale. Pour la première fois, les Canadiens entraient dans la place, passaient de l’opposition au gouvernement.

Tout n’est pas fini cependant : indigné qu’on préfère les rebelles aux loyaux, le parti tory, sous la conduite de sir Allan Mac-Nab, se prépare à la lutte. Un puissant auxiliaire lui survient dans la personne de sir Charles Metcalfe. L’homme à la volonté de fer, comme on a surnommé ce gouverneur, subit avec peine le joug constitutionnel, et, dès l’abord, affecte de se soustraire à ce qu’il regarde comme une négation du pouvoir de la couronne ; bientôt il se brouille avec les ministres, nomme à des emplois publics leurs adversaires et prétend n’être pas obligé de les consulter. MM. Baldwin et La Fontaine, ayant refusé d’adhérer à cette théorie, donnèrent leur démission, et, après neuf mois d’interrègne ministériel, Metcalfe forma, le 6 septembre 1844, avec MM. Viger et Draper, un ministère incolore qui ne put se soutenir qu’en s’appropriant plusieurs des réformes projetées par son prédécesseur. C’est pendant cette administration que le rétablissement de la langue française dans les actes législatifs fut officiellement demandé à la métropole, que les exilés politiques rentrèrent dans leur patrie et qu’on régla la question des biens des jésuites : malgré l’opposition des évêques, le parlement décida que le revenu de ceux-ci serait réparti entre les collèges catholiques et protestons. En perspective d’une guerre entre l’Angleterre et les États-Unis, on vota aussi une loi sur la milice. Le temps, cette fois, faisait son œuvre de tassement, d’oubli, d’apaisement, les Canadiens français se montrèrent les plus ardens à organiser la défense du territoire, et, dans un discours patriotique où il rappelait les exploits de 1812, le docteur Taché prononça ces paroles significatives : « Si le gouvernement a cru voir un symptôme de désaffection générale dans l’acte de quelques centaines d’hommes qui ont pris les armes en 1837-1838, poussés au désespoir par des administrations flétries et condamnées par les premiers hommes d’Angleterre, le gouvernement s’est trompé : quatre-vingt-dix à cent mille hommes, composant la milice canadienne, étaient là et n’ont pas bougé ; ils ont continué à souffrir, à attendre, à espérer… Ce que nos pères ont fait, ce que nous avons fait nous-mêmes pour la défense de cette colonie, nos enfans seraient encore prêts à le faire si l’on voulait rendre justice au pays. Notre loyauté, à nous, n’est pas une loyauté de spéculation, de louis, schellings et deniers ; nous ne l’avons pas constamment sur les lèvres, nous n’en faisons pas un trafic. Nous sommes dans nos habitudes, par nos lois, par notre religion, monarchistes et conservateurs… Traitez-nous comme les enfans d’une même mère et non comme des bâtards ; un peu plus de justice égale, non dans les mots, mais dans les actes, et je réponds que, si jamais ce pays cesse un jour d’être britannique, le dernier coup de canon tiré pour le maintien de la puissance anglaise en Amérique le sera par un bras canadien. » Il y a quelque temps, M. Joseph Marmette m’expliquait la pensée intime de ses compatriotes par cette réflexion humoristique qui peut servir de conclusion au discours du docteur Taché : « Nous aimons la France comme une mère ; nous considérions autrefois l’Angleterre comme une marâtre, aujourd’hui nous l’estimons comme une excellente belle-mère. » Heureuses les belles-mères qui rencontrent des gendres assez raisonnables pour ne demander que la justice et risquer leur vie dans l’espoir de les adoucir !

Vers la fin de 1847, le ministère Viger-Draper se disloquait visiblement ; ses chefs disparaissaient les uns après les autres ; diverses tentatives pour lui infuser un sang nouveau restaient infructueuses, et il n’avait obtenu qu’une majorité de deux voix à la chambre. Lord Elgin, un des meilleurs gouverneurs qu’ait eus le Canada, en appela aux électeurs, qui donnèrent une forte majorité au parti libéral dans les deux provinces, et, bientôt après, MM. Baldwin et La Fontaine rentraient triomphalement aux affaires. Leur avènement fut signalé par d’importantes mesures, parmi lesquelles le projet qui consacrait une somme de 100,000 piastres au paiement des dommages causés en 1837-1838 « par la destruction injuste, inutile ou malicieuse des habitations, édifices et propriétés des habitans, et par la saisie, le vol ou l’enlèvement de leurs biens et effets. » Déjà le Haut-Canada avait reçu une indemnité en 1845, et il semblait tout naturel de l’accorder au Bas-Canada, de purger l’hypothèque morale qui pesait en quelque sorte sur l’acte d’union ; mais les conservateurs crurent que cette question allait leur offrir un moyen de ressaisir l’influence perdue, et ils se déchaînèrent avec une extrême violence contre le cabinet. Tandis que sir Allan Mac-Nab traitait les Canadiens français de rebelles et d’étrangers, M. Sherwood déclara qu’il ne connaissait rien de si abominable que de s’adresser à ceux qui ont pris les armes pour la défense de leur pays, et parmi lesquels un grand nombre ont perdu leurs proches, pour récompenser ceux qui furent la cause de meurtres et de l’effusion du sang. Les partisans de la mesure répliquèrent sur le même ton, et, comme, après des séances très orageuses, le projet avait obtenu une majorité considérable, ses adversaires résolurent de recourir à la force : déjà, dans leurs réunions, ils avaient brûlé M. La Fontaine en effigie et fait appel à la foule ; déjà leurs journaux proclamaient que le défi était jeté et qu’il fallait que l’une des deux races disparût du Canada. Au rebours de certain personnage de la république de 1848, ces ultras font du désordre avec de l’ordre ; le 25 avril, lorsque lord Elgin sort de l’assemblée, où il vient de sanctionner l’acte d’indemnité, les Anglais de Montréal l’insultent, lui lancent des œufs pourris et des pierres. Le soir, ils se rendent au parlement, assiègent l’édifice, font pleuvoir dans la salle une grêle de pierres et de balles, entrent comme des furieux, brisent les pupitres, les fauteuils, s’emparent de la masse, proclament la dissolution. Au milieu de cette confusion, le président, M. Morin, donna un bel exemple de courage civique. Comme les représentans cherchaient à sortir pêle-mêle, il se leva, dit de sa voix la plus calme : Order, order, gentlemen ! et se rassit, en observant qu’il n’y avait pas de motion pour lever la séance. Un instant après, le cri : « Au feu ! » retentit, et le palais, avec ses archives, la bibliothèque, deviennent la proie des flammes. La ville de Montréal reste plusieurs jours à la merci de la populace, qui saccage, incendie les maisons de M. La Fontaine et des principaux libéraux. Les loyaux de 1849 n’avaient plus rien à reprocher aux patriotes de 1837, et, pour mieux accentuer leur complicité avec les émeutiers, sir Allan Mac-Nab, pendant la discussion de l’adresse, ne craignit pas de les justifier en ces termes : « Le ministère a proclamé que la loyauté était une farce, que l’insurrection était permise ; il recueille maintenant le fruit de ses doctrines. »

Les ultras demandèrent le rappel de lord Elgin, formèrent une association sous le titre de Ligue britannique de l’Amérique du Nord ; plusieurs même en vinrent à réclamer la séparation d’avec la métropole et s’unirent aux libéraux avancés, qui, sous la conduite de M. Joseph Papineau, battaient en brèche le ministère. Le patriote de 1838 avait vécu aux États-Unis et en France, il avait fréquenté Béranger, Cormenin, La Mennais et s’était enfoncé dans ses idées radicales ; rentré au Canada en 1847, il semblait, à son tour, n’avoir rien appris, rien oublié, rapportait les illusions, les rancunes d’un émigré ; et son premier discours parut une page détachée d’une harangue de 1836. Ce Lafayette canadien, qui, lui aussi, s’enivrait de la délicieuse sensation du sourire de la multitude, persistait à oublier que, si les passions sont les seuls orateurs qui persuadent aisément la foule, la politique n’est pas une géométrie, mais une hygiène qui s’applique, qu’elle se fait non avec le cœur, le ressentiment et l’enthousiasme, mais avec le cerveau, la prévoyance et la réflexion. Ne comprenant rien à ce qui s’était passé, trop disposé à traiter de renégats ses amis d’autrefois, qui avaient tiré de l’union le meilleur parti possible, il se prononça pour le rappel de celle-ci et fit figurer dans son programme l’annexion aux États-Unis, le suffrage universel, l’éligibilité de la magistrature, l’abolition des dîmes et du gouvernement responsable. Vains efforts : le peuple vit avec une pénible surprise son ancien favori combattre M. La Fontaine et répudia les doctrines du parti rouge ; la voix du tribun resta sans écho ; le gouvernement impérial se montra sévère à l’égard des annexionnistes et donna raison à lord Elgin sur tous les points. Montréal perdit son titre de capitale, et l’assemblée demanda au gouverneur, de convoquer le parlement tantôt à Toronto, tantôt à Québec. Toutefois, le système des capitales alternatives ayant paru trop dispendieux, la reine fut priée, en 1857, de faire un choix, qui se porta sur Ottawa, ville naissante, isolée dans la forêt, située sur la limite des deux provinces. Cette décision, qui était dictée par des raisons stratégiques, donna lieu à des récriminations nombreuses, et son exécution mit en péril l’existence de plusieurs ministères. Ces querelles sont aujourd’hui oubliées, Ottawa est restée la capitale de la confédération ; les Canadiens se félicitent d’avoir profité de la leçon de Montréal et suivi l’exemple des Américains.

La retraite volontaire de MM. La Fontaine et Baldwin en 1850, au moment où leur prestige était à son apogée, avait eu pour conséquence la formation du ministère Hincks-Morin, qui, avec une couleur libérale plus accusée, ne devait pas s’écarter de leur ligne de conduite. Il préparait avec ménagemens la solution de diverses questions qui agitaient alors les esprits, convaincu qu’il vaut mieux dénouer celles-ci que les déchirer, lorsque, en 1854, il fut mis en minorité par une coalition des rouges et des tories. Un appel aux électeurs n’ayant pas réussi, il se retira définitivement. Les conservateurs avaient cessé de bouder le régime constitutionnel ; ils avaient, à leurs dépens, fait leur apprentissage, et compris, selon un mot célèbre, qu’une chambre, même mauvaise, vaut toujours mieux qu’une antichambre, que le premier devoir de l’homme d’état est de réussir, en s’accommodant des choses mêmes et des personnes qui peuvent lui déplaire : ils firent des ouvertures aux libéraux modérés, s’engageant à accepter les principaux points de leur programme, à favoriser le règlement des réserves du clergé et de la tenure seigneuriale. L’alliance de la majorité des Canadiens français avec les conservateurs du Haut-Canada fut conclue, scellée sur cette base, et eut des effets très heureux. Le nouveau cabinet Mac-Nab-Morin proposa aussitôt un projet sur les réserves du clergé protestant, qui consistaient en de grandes étendues de terres que jadis on lui avait assez arbitrairement affectées. On décida que les sommes provenant de l’aliénation formeraient un fonds spécial qui serait réparti entre les municipalités pour les besoins de l’instruction et les chemins : les traitemens annuels et allocations précédemment octroyés aux ministres du culte seraient continués leur vie durant. Après bien des débats, la question de la tenure seigneuriale fut résolue dans le même esprit de conciliation : en introduisant au Canada un régime seigneurial très adouci, les rois de France avaient cherché avant tout à favoriser la colonisation, et c’est ainsi que tout émigrant pouvait réclamer l’étendue de terre qu’il voulait sans rien payer tout de suite au seigneur ; celui-ci possédait la terre, non pour lui-même, mais pour ceux qui le représentaient à la condition expresse de la défricher. Toutefois, le système avait fait son temps, il paralysait les progrès de l’industrie, de l’agriculture, et il tomba au milieu d’applaudissemens unanimes : seul ou presque seul, M. Papineau l’avait défendu en 1850, disant qu’il était fondé sur la justice, et que son abolition n’avait pour patrons que des mendians de popularité : le seigneur reparaissait sous le démocrate à tous crins. En même temps qu’elle accordait une indemnité qui finit par atteindre le chiffre de 6 millions de piastres, la loi proclama l’affranchissement du sol et de toutes les charges qui le grevaient, sauf une légère rente foncière rachetable à volonté, et cette grande révolution économique s’accomplit sans aucun trouble, sans la moindre commotion.

La théorie de la double majorité ne laissait pas non plus de soulever de fréquens conflits : en principe, l’union des deux Canadas n’ayant constitué qu’une seule province, une simple majorité semblait devoir la gouverner ; mais M. Baldwin ayant abandonné son portefeuille, parce que la majorité du Haut-Canada ne l’avait pas suivi dans une motion d’intérêt secondaire, on en vint, par une sorte de raffinement constitutionnel, à considérer que le ministère devait la commander dans chaque section. Poussée à l’extrême, cette théorie eût abouti à rendre toute administration impossible ; entendue d’une manière raisonnable, elle se réduisait à ceci : par suite de la position spéciale des deux races, les représentans de l’une ne pourraient s’opposer aux réclamations de l’autre ; en un mot, la majorité simple suffisait à la législation générale, elle devenait injuste lorsqu’il s’agissait d’une législation particulière. Au reste, cette doctrine n’arriva-jamais à prévaloir d’une manière complète et indiscutable, et ceux qui l’invoquaient le plus dans l’opposition se firent parfois un jeu de ne point la respecter quand ils eurent le pouvoir.

Depuis quelque temps déjà, l’opinion publique se prononçait avec une vivacité extrême contre la composition du conseil législatif, qui, nommé par la couronne, investi d’attributions à peu près semblables à celles de la chambre des lords, avait, en mainte circonstance, fait échec au gouvernement et repoussé certaines mesures populaires. On reprochait encore à ses membres de ne pas assister régulièrement aux séances, on s’imaginait qu’ils auraient plus de poids s’ils recevaient du peuple leur investiture. La chambre vota une adresse à la reine en la priant de recommander au parlement impérial la substitution du principe électif à celui de la nomination par la couronne. Déjà, sous l’influence de l’école économique qui estime qu’on doit ne conserver les colonies qu’autant qu’elles paient et ne voir en elles que des débouchés, des sources de revenus, l’Angleterre commençait à adopter le système du fara da se, leur reconnaissant une indépendance à peu près entière pour le règlement de leurs affaires intérieures, disposée à les laisser se gouverner pourvu qu’elles se défendissent elles-mêmes. Aussi le parlement impérial se contenta-t-il de rappeler les clauses de l’acte d’union qui instituaient le conseil législatif et d’autoriser le parlement canadien à opérer la modification réclamée. On conserva aux anciens conseillers leurs sièges leur vie durant, mais on leur adjoignit quarante-huit membres élus pour huit ans : tout membre de la chambre haute devait posséder dans son collège électoral des biens fonciers d’une valeur de 2,000 louis. Il en est un peu de certaines réformes comme de ces pèlerinages à La Mecque qu’exécutent de pieux musulmans en faisant quatre pas en avant, trois pas en arrière : après avoir beaucoup récriminé contre l’ancienne organisation, on s’aperçut que la nouvelle valait peut-être moins encore ; il y eut parfois grève des électeurs et grève des candidats ; les choix laissèrent à désirer, tous ceux qui se sentaient quelque ambition cherchant à entrer à la chambre basse, où se faisaient et se défaisaient les ministères. De 1856 jusqu’à l’établissement de la confédération, le conseil législatif fut une vertu, il ne fut pas un pouvoir, et les Canadiens, qui ne se piquent point d’entêtement contre les faits, n’hésitèrent pas en 1867 à revenir au système de 1840.

De 1854 à 1862, le progrès matériel et intellectuel marche du même pas que le progrès politique. Fondée sous les auspices de l’épiscopat catholique, pourvue de quatre facultés, l’université Laval va contribuer grandement à développer l’éducation et la littérature françaises. Les travaux publics, les canaux, la colonisation intérieure reçoivent une impulsion vigoureuse ; on inaugure le chemin de fer du Grand-Tronc qui traverse le pays sur une longueur de plus de 2,000 kilomètres ; le prince de Galles passe l’Océan et assiste à l’inauguration du pont Victoria, qui, jeté sur le Saint-Laurent, en face de Montréal, ne mesure pas moins de 3 kilomètres : cette visite princière est suivie de plusieurs autres, celles du prince Alfred, deuxième fils de la reine Victoria, du prince de Joinville et du prince Napoléon. Le Canada, si longtemps oublié, sort de son isolement et recommence à attirer l’attention de la France en envoyant à l’Exposition universelle de 1855 des échantillons de ses produits. En 1856, M. de Belvèze, commandant la frégate française la Capricieuse, vient stationner dans les eaux canadiennes : « La présence des Français, écrit M. Turcotte[2], fut un véritable événement. Les Canadiens, sans distinction d’origine, accueillirent et fêtèrent, surtout dans les principales villes, avec le plus grand enthousiasme, le premier navire de guerre français venu depuis la conquête ; ils saisirent cette occasion de témoigner à la France leurs profondes sympathies. Ce n’étaient pas des étrangers qu’ils recevaient, mais des frères, des alliés ; c’étaient les fils d’une des nations les plus puissantes du globe. » La mission de M. de Belvèze eut pour résultat l’établissement d’un consulat général de France au Canada et une diminution des tarifs qui permit aux deux pays d’entrer en relations commerciales ; jusqu’alors, la France n’achetait rien au Canada et le peu qu’elle lui fournissait arrivait par intermédiaire. C’est en présence de nos marins qu’eut lieu la pose solennelle d’un monument commémoratif de la deuxième bataille d’Abraham : longtemps auparavant la ville de Québec avait érigé un obélisque aux deux héros des plaines d’Abraham, Wolf et Montcalm, avec cette inscription : Mortem virtus communem, famam historia, monumentum posteritas dedit. Du haut de cette pierre, réunis par la mort, par la gloire, les deux rivaux semblaient prêcher à leurs compatriotes l’oubli du passé et la réconciliation. De son côté, la ville de Montréal éleva un monument à la mémoire des victimes de l’insurrection de 1837 : après la réhabilitation par l’amnistie et l’indemnité, venait la glorification des défenseurs du peuple franco-canadien ; la réparation était complète.

C’est encore au ministère conservateur, présidé par MM. Cartier et Mac-Donald, les deux frères siamois, comme on les a surnommés, que revient l’initiative du travail de refonte et de codification des lois civiles du Bas-Canada : en plein XIXe siècle, cette province vivait encore sous le régime de la coutume de Paris, devenue insuffisante et incertaine sur bien des questions que le temps, cet éternel fabricant de nœuds gordiens, avait fait surgir. Le travail de codification, observait M. Cartier en le présentant à la chambre, a été fait à l’imitation du code français et en marchant sur ses traces ; il n’y a donc aucune crainte de ne pas réussir. Si, ajoutait-il, le Bas-Canada veut grandir, s’il veut conserver son individualité et sa nationalité, rien ne sera plus capable de réaliser ses espérances que l’adoption d’un code civil. Celui-ci fut promulgué le 1er août 1866 et publié dans les deux langues. Tout en prenant pour modèle notre code civil, ses auteurs ne l’ont pas copié servilement, mais ils l’ont adapté au caractère, aux habitudes de leurs concitoyens, et c’est ainsi qu’ils ont maintenu, consacré la liberté absolue de tester, qu’un statut provincial de 1805 avait déjà instituée ; c’est ainsi qu’ils abandonnent à chaque confession religieuse la tenue des actes de l’état civil, tout ce qui regarde la célébration du mariage et l’appréciation de sa validité.

Il n’y a pas plus de génération spontanée en politique qu’en histoire naturelle ; les questions appellent les questions, et la philosophie de l’histoire les montre jaillissant les unes après les autres d’une source mystérieuse, obéissant à une sorte d’atavisme et produisant souvent les effets les plus inattendus, comme il arrive dans l’ordre physiologique pour les générations humaines. Si le principe de la responsabilité ministérielle a conduit les Canadiens au système de la double majorité, l’agitation pour la représentation, fixée d’après le chiure de la population, va faire surgir l’idée d’une confédération. Tant que les Haut-Canadiens se virent moins nombreux que les Bas-Canadiens, ils se gardèrent bien de protester contre cette clause de l’acte d’union qui leur accordait un chiffre égal de représentans ; mais, dès 1856, les choses ont changé de face : grâce à l’émigration anglaise que favorisait la métropole, la proportion se trouve renversée. Toujours prompts à changer leur fusil d’épaule, enclins à décorer leur esprit de domination du masque d’un principe, les Haut-Canadiens s’emparèrent de la théorie si imprudemment mise en avant par M. Papineau. N’était-elle pas juste en elle-même ? Était-il sage de laisser deux peuples vivre sur un pied d’antagonisme ? Ne devait-on pas craindre qu’un refus persistant n’amenât la même crise qui menaçait d’éclater entre le Nord et le Sud des États-Unis ? M. George Brown et les libéraux Clear Grits firent grand bruit à ce sujet : protestations, réunions, bannières ornées de la devise : Rep. by pop., par abréviation de Représentation by population, pamphlets protestans de tout genre contre les descendans des Gaulois, contre les catholiques romains, dépeints comme une race inférieure vouée au sort des Iroquois et des Peaux-Rouges, rien ne manqua à l’agitation. À ces argumens léonins les orateurs du Bas-Canada, les premiers ministres, MM. Mac-Donald et Cartier, opposaient force raisons décisives : l’union accomplie dans la pensée formelle que l’égalité serait maintenue, l’exemple de l’Angleterre où, loin d’accepter la représentation des hommes seulement, on avait toujours tenu compte des intérêts, de la propriété, des classes de la société ; dans une certaine mesure celui des États-Unis, où les grands états n’ont pas plus de sénateurs que les petits. Une fois la représentation fondée sur le nombre, il n’y avait qu’un saut à exécuter pour tomber dans le suffrage universel. Le Bas-Canada faisait-il autre chose que se maintenir sur le terrain de la légitime défense et pouvait-on citer un seul exemple de domination française ?

Le conflit s’aggravait chaque année et menaçait de s’éterniser, car les partis se balançaient dans le parlement au point qu’une seule voix pouvait décider du sort d’une administration. Depuis longtemps, la presse, les publicistes indiquaient comme remède l’union des provinces britanniques de l’Amérique du Nord, et, dès 1858, MM. Cartier et Mac-Donald l’avaient fait entrer dans leurs programmes : des pourparlers furent entamés, mais les provinces maritimes ayant montré peu d’empressement, les négociations traînèrent en longueur. En 1864, le danger d’une scission, la faiblesse des cabinets qui se succédaient rapidement, des élections générales répétées firent comprendre aux hommes politiques la nécessité de sortir de cette impasse. La guerre de sécession aux États-Unis, alors dans toute son intensité, la possibilité d’une rupture de l’Angleterre avec cette république, la menace de l’abrogation des traités de réciprocité avec les Américains, les espérances d’annexion bruyamment affirmées par leurs journaux et leurs politiciens, la nécessité de se défendre soi-même, puisque la métropole laissait ce soin aux colonies, tout concourait à pousser celles-ci vers un rapprochement. Ne devaient-elles, pas en retirer les plus grands avantages commerciaux et politiques ? Grâce aux provinces maritimes, le Canada ne se trouverait plus emprisonné en quelque sorte pendant cinq mois dans les glaces ; il aurait des ports de mer ouverts toute l’année, l’outillage d’une nation forte, capable de faire face à son ambitieux voisin et de se passer de lui. Tandis qu’elles possèdent en abondance de précieux minéraux, le charbon, des pêcheries magnifiques, l’Ouest leur apporterait ses terres à blé, l’Est, le Canada central, ses facilités pour ses industries, ses manufactures, un des plus beaux fleuves navigables du monde. En 1864, sir Etienne Taché (un Canadien siré, comme on dit plaisamment de ceux qui reçoivent de la reine le titre de sir ou de chevalier) forma un ministère de conciliation où entra le parti libéral du Haut-Canada, et, le 1er octobre, une conférence solennelle réunissait à Québec les délégués des provinces maritimes avec les membres du gouvernement canadien. Le projet qui sortit de leurs délibérations instituait une législature fédérale chargée de régler les affaires communes, telles que la milice, les douanes, les pêcheries, la nomination des juges, et composée d’un gouverneur général, sorte de vice-roi constitutionnel nommé par la couronne, d’un sénat et d’une chambre élue pour cinq ans. — Le sénat aurait 76 membres nommés à vie, 24 pour chaque Canada, 24 pour les provinces maritimes, 4 pour Terre-Neuve. La représentation d’après le nombre ayant prévalu dans la formation de la chambre des communes, le Bas-Canada conserverait 65 députés, le Haut-Canada en aurait 82, la Nouvelle-Ecosse 19, le Nouveau-Brunswick 15. Chaque province gardait le contrôle de ses institutions civiles, religieuses et municipales, pouvait amender sa constitution, sous cette réserve que les lieutenans-gouverneurs seraient choisis, salariés par le pouvoir fédéral, et que le gouverneur général aurait, pendant un an, le droit de veto sur les lois votées par les législatures locales. Enfin la conférence de Québec réclamait une union douanière et un chemin de fer intercolonial, reliant le Saint-Laurent à la ville d’Halifax. Ce projet fait grand honneur aux hommes qui l’ont conçu et mené à bonne fin : partant de cette vue très juste qu’il faut greffer le neuf sur le vieux, qu’on n’improvise pas l’avenir, mais qu’il se fait avec du passé, ils ont combiné dans un heureux mélange la constitution anglaise et américaine, emprunté à la première le régime monarchique, la responsabilité ministérielle, à la seconde le principe de la fédération dépouillé de certaines exagérations qui constituent chaque état presque indépendant du pouvoir central. Comme l’observa le premier ministre, sir John Mac-Donald, le président des États-Unis, se trouvant élu pour une courte période, ne peut jamais être considéré comme le souverain de la nation, il est seulement le chef heureux d’un parti. Il est aussi un quasi-despote pendant quatre ans, car il possède un grand pouvoir, un patronage immense, et son cabinet se compose de chefs de départemens qu’il peut consulter ou ne pas consulter, irresponsables en droit, tandis qu’il l’est en fait : on aboutit ainsi à une espèce de démocratie contrôlée par une contrefaçon de césarisme. Les Canadiens peuvent donc, en toute vérité, répéter aux Américains le mot de M. Joseph Tassé : « Nous ne voulons pas de l’annexion, parce que nos institutions politiques sont plus libres que les vôtres. »

Devant le parlement de Québec, la cause de la confédération, après un mois de débats, triompha à une forte majorité : les démocrates trouvèrent trop monarchique et trop aristocratique la nouvelle constitution, d’autres exprimèrent la crainte qu’elle ne portât un coup à la nationalité française et qu’elle n’augmentât singulièrement les dépenses. Sous l’influence des États-Unis, les provinces maritimes se montrèrent d’abord hostiles et firent échec au projet ; mais le gouvernement impérial s’appliqua lui-même à calmer leurs appréhensions, l’opinion publique se modifia, un nouveau ministère se forma dans le Nouveau-Brunswick et ordonna des élections générales : au mois de juin 1866, les chambres adoptaient des résolutions favorables à la confédération. Un semblable revirement ne tarda pas à se manifester dans le gouvernement de la Nouvelle-Ecosse, grâce à l’accord de M. Tupper et du chef de l’opposition, M. Archibald ; seules les îles du Prince-Edouard et de Terre-Neuve persévérèrent dans leur refus. Le projet ne rencontra aucune opposition de la part de la chambre des lords ni de la chambre des communes, et, le 1er juillet 1867, la confédération était inaugurée au milieu des réjouissances publiques. On donna aux provinces réunies le nom assez baroque de Dominion of Canada, puissance du Canada, celui de province de Québec au Bas-Canada, celui d’Ontario au Haut-Canada. Lord Monk prêta serment comme premier gouverneur du Dominion, et choisit pour principaux ministres MM. Mac-Donald et Cartier, ceux-là mêmes qui, ayant créé le nouveau régime, se trouvaient justement appelés à le faire fonctionner.


VI

J’ai entendu conter quelque part l’apologue suivant. Au commencement du monde, Dieu conçut l’idée de le peupler par des créatures vivantes, des arbres et des fleurs. Un jour donc, comme c’était le régime parlementaire qui régnait alors, il assembla sa chambre et apporta sur le bureau le projet de la Rose, en y joignant le dessin de la fleur parfumée et délicate, telle que nous le possédons aujourd’hui. Un grand brouhaha se fit aussitôt dans la majorité et des amendemens nombreux se mirent à pleuvoir. Quelques.députés allèrent même jusqu’à protester contre ce qu’ils taxaient d’inutilité ruineuse et en appelèrent à la conscience publique. Celui-ci s’élance à la tribune et dépose un amendement tendant à la suppression radicale des épines ; au nom du goût public cet autre demande le renvoi au ministre des beaux-arts, parce que la feuille de la rose est découpée en nervures inégales ; un troisième prétend exagéré le nombre des pétales et sollicite une réduction ; un quatrième fait ressortir son peu de solidité. Ce que Dieu voyant, il prend un grand parti, prononce la dissolution de la chambre et décrète la création. Sans cette décision héroïque, nous marcherions peut-être à quatre pattes, et nous n’aurions ni la verdure, ni les fleurs, ni les oiseaux pour nous consoler du reste. En imaginant cette spirituelle boutade, son auteur songeait sans doute à certaine variété de parlementarisme bavard et impuissant, qui se consume lui-même dans un dédale d’ajournemens, de commissions, d’expédiens, obstinément attaché aux formes, à cette procédure tracassière qui fait disparaître le fond des questions sous l’inanité de la phrase, oublier le procès pour le plaidoyer, la cause pour l’orateur, le but pour le moyen. Sans doute le régime parlementaire au Canada a, lui aussi, de nombreux inconvéniens : la fonctionomanie y sévit avec âpreté, la chasse aux portefeuilles et aux places amène des calculs peu édifians et telle mesure qui eût réclamé une vigoureuse initiative, qu’un despote intelligent eût résolue en vingt-quatre heures, a subi d’interminables retards. En outre, nos esprits français, façonnés depuis des siècles au système unitaire et centralisateur, comprennent malaisément cette constitution bicéphale, cette reconnaissance officielle de deux races, ces discours prononcés successivement en anglais et en français dans la même assemblée, cet échafaudage de ministères et de parlemens qui parfois représentent des opinions diverses et se mettent en conflit. En présence de ce spectacle, nous éprouvons la même impression qu’en entrant dans une usine : les poulies qui grincent, les mille rouages qui vont en sens contraire et paraissent s’entrechoquer, les machines qui gémissent, ce tapage assourdissant, tout cet appareil bruyant, tumultueux, nous donnent la sensation d’une confusion universelle. Regardons-y de plus près, nous verrons que cet outillage de l’usine canadienne obéit à des directeurs expérimentés et que cette variété de ressorts ne nuit pas à l’harmonie de la machine : les résultats, cette pierre de touche des principes, leur donnent raison jusqu’à présent ; le régime parlementaire a servi de véhicule au progrès, à la liberté, il a appris aux Canadiens à faire leurs affaires eux-mêmes, car l’Angleterre n’exerce plus qu’une suzeraineté purement nominale, qui se manifeste par le maintien d’un seul régiment anglais à Halifax et l’envoi d’un gouverneur constitutionnel avec un traitement de 50,000 dollars pris sur le budget fédéral. Leurs luttes politiques sont ardentes, mais au fond, ces rouges et ces bleus, ces conservateurs et ces libéraux qui semblent séparés par un abîme, ne diffèrent guère que par des nuances, et en général ils ne recherchent que le pouvoir avec ses avantages directs, sans ces concussions, sans ces spéculations qui en d’autres pays produisent tant de scandales. Les ministres, quand ils se retirent des affaires, reprennent leur ancienne fonction ou sont nommés juges par la reine, et l’un d’eux racontait, non sans fierté, qu’un de ses confrères des États-Unis, apprenant qu’au bout de quinze ans de ministère, il n’avait pas augmenté sa fortune, l’avait amicalement traité d’imbécile. Un autre fait remarquable, c’est la longévité de leurs hommes d’état : voici, par exemple, sir John Mac-Donald, né premier ministre comme d’autres naissent chefs d’opposition, possédant ces rares instincts que Royer-Collard appelle la partie divine de l’art de gouverner, habile à discipliner une majorité, à se concilier l’affection de ses partisans et ayant trouvé la solution de ce problème difficile : la création de l’ouvrier tory ; ses compatriotes le comparent à lord Beaconsfield. Il est député depuis quarante ans, il a été trente ans ministre ; depuis 1854, si l’on excepte le ministère Brown-Dorion, qui dura quarante-huit heures, le cabinet libéral de 1863 et 1864, l’administration Mackenzie de 1873 à 1878, il a fait partie de tous les gouvernemens qui se sont succédé : il y rencontre des Canadiens français dignes de voir leurs noms associés au sien, M. Cartier, mort en 1873, sir Hector Langevin, MM. Chapleau et Caron, qui, dans le ministère fédéral, représentent aujourd’hui la province de Québec.

Ce n’est pas à dire pour cela que les électeurs se considèrent comme inféodés à leurs élus et que ceux-ci puissent disposer de leurs suffrages comme de ceux d’un bourg pourri[3]. La plupart ont eu à pâtir des caprices populaires et, en 1878, sir John Mac-Donald s’est vu préférer, par la ville de Kingston, qu’il représentait depuis trente et un ans, un homme obscur, candidat de M. Mackenzie : mais à peine commise, la faute se trouva aussitôt réparée, car deux circonscriptions du Manitoba et de la Colombie anglaise se disputèrent l’honneur d’avoir pour député le premier ministre. Très curieux d’ailleurs le mécanisme électoral du Dominion. La bataille s’engage par une cérémonie légale qu’on appelle la nomination ou mise en candidature, et qui a pour but de déterminer d’avance, d’une manière invariable, le chiffre des compétiteurs : cette présentation des candidats a lieu dans un édifice public, entre midi et deux heures, au moyen d’une déclaration signée de vingt-cinq électeurs et du dépôt d’une somme de 50 piastres ; souvent les rivaux conviennent d’une réunion générale où se débattent les conditions de la lutte. A la différence des meetings anglais, savamment, confortablement organisés, comme une séance de la chambre, où l’on discute les questions du jour à grand renfort de chiffres, d’argumens solides, de détails minutieux, l’assemblée populaire française se tient le dimanche, sur le préau de l’église, à la sortie de la messe, et dure dans chaque paroisse de midi à six heures, sans autre interruption que les vêpres. Chaque candidat a deux ou quatre orateurs qui chantent tour à tour ses vertus, les défauts de son adversaire, sans jamais lasser l’habitant (c’est le nom que prend le paysan canadien). Pour lui, la politique remplace le théâtre, il y cherche avant tout un plaisir intellectuel, se montre plus sensible à la rhétorique qu’au raisonnement et fait plus de cas d’un élan d’éloquence que d’une bonne démonstration économique. Quelquefois il se laisse influencer par des raisons assez originales, et on rapporte l’exemple d’un candidat battu parce qu’il n’avait pas d’enfans. Un brave citoyen lui avait lancé ce syllogisme triomphant : « Nous avons tous beaucoup d’enfans et nous voulons que notre député s’occupe de leur avenir ; or, vous n’en avez pas, donc vous ne comprendriez pas la nécessité de vous en occuper, et nous ne voterons pas pour vous. »

Le jour du scrutin venu, l’électeur entre seul dans la salle des votes, il y donne son nom et on lui remet un bulletin paraphé avec une enveloppe qu’il ne peut emporter dehors sous peine d’une forte amende : ce bulletin contient les noms des candidats présentés. Il fait une croix vis-à-vis de celui qu’il préfère, renferme le papier dans l’enveloppe et le remet à l’officier rapporteur qui le dépose dans l’urne en sa présence. Il n’y a pas de scrutin de ballottage. Toute contestation d’une élection fédérale ressortit à la cour supérieure du district judiciaire où elle a eu lieu, sauf appel à la cour suprême. Les drapeaux, les rubans, les cocardes sont sévèrement prohibés, les auberges doivent rester fermées un jour d’élection ; mais c’est en vain que la loi prodigue les pénalités, les fraudes n’en vont pas moins leur train et les élections coûtent fort cher, 5 ou 6,000 piastres, soit en moyenne de 20 à 25,000 francs. De là la nécessité pour chaque parti d’instituer un fonds spécial, une sorte de tontine qui s’alimente par des cotisations ou autrement. Le Canadien est grand buveur, et tout candidat qui veut réussir doit trouver un moyen de payer la traite, c’est-à-dire de faire boire pendant la période électorale ; sans quoi l’habitant prononce la terrible formule qui équivaut à une excommunication majeure : On ne s’amuse pas. Il faut donc l’amuser, et s’y prendre adroitement, car il suffit d’un seul verre de genièvre pour faire casser une élection, et c’est aussi une affaire très onéreuse qu’une contestation. Aussi quelle ingéniosité ! que de stratagèmes pour tourner ce code redoutable ! Le candidat n’offrira pas directement à boire, mais qui lui interdit de livrer du bétail, du cognac, des habits sans en réclamer le prix ? La cour suprême refuse au clergé le droit de dénoncer un individu ou un parti comme entaché d’erreur religieuse, mais comment pénétrer le secret du confessionnal, comment forcer le curé à donner la communion à tel habitant qui vote pour un rouge, quand il devrait voter pour un blanc ? Reprendra-t-on les erremens du parlement de Paris qui, au XVIIIe siècle, faisait porter entre quatre soldats les derniers sacremens à certains jansénistes réprouvés par l’église ? L’affaire vient-elle en justice, on ne saurait trop admirer avec quelle subtilité témoins et inculpés louvoient entre la vérité et le mensonge, évitent de se compromettre. Lisez leurs dépositions dans l’affaire de Berthier en 1878, vous reconnaîtrez que la tradition de l’avocat Pathelin ne se perd pas chez les Français d’Amérique, qu’ils ont à leur service des trésors de casuistique et de rouerie normande.

Malgré ces ombres au tableau, la confédération marche sur un terrain très sain, très solide, et, depuis son établissement, elle s’agrandit dans tous les sens. L’Ile du Prince-Edouard, la Colombie anglaise sont venues à elle, et, en 1870, elle a, au prix de 7,500,000 francs, racheté à la compagnie de la baie d’Hudson le territoire du Nord-Ouest qui ne contient pas moins de 1,800,000 milles carrés de terres, soit 465 millions d’hectares, dont près de la moitié vaut au moins deux piastres l’acre[4]. Ainsi se réalise la prédiction d’un homme d’état américain, M. William Seward : « Les États-Unis regretteront un jour d’avoir traité le Canada avec autant, d’orgueil et de jactance. Le Canada est destiné à devenir le siège d’un immense empire, la Russie du Nord américain, mais une Russie avec une civilisation plus avancée que la Russie d’Europe. Toutes les étoiles politiques du Sud doivent s’éteindre, tandis que celles qui éclairent le pôle nord augmentent toujours en éclat et en splendeur. » Un journal illustré du Dominion a publié une caricature patriotique représentant le Gulliver canadien, avec une figure débonnaire et placide, sans autres armes que ses bras et ses mains gigantesques, engloutissant la plus grande partie du continent américain, tandis qu’une foule de lilliputiens, armés jusqu’aux dents, le Turc, le Yankee, l’Allemand, l’Italien, le contemplent d’un air envieux et stupéfait. Pour développer sa puissance et frayer la voie à l’émigration, pour que ses immenses terres noires deviennent plus rapidement le grenier du monde, le géant sillonne le Dominion de canaux, de lignes ferrées ; il a achevé l’Intercolonial, dépensé 250 millions pour canaliser le Saint-Laurent, et voici qu’il construit le Transcontinental qui, reliant les deux océans, de Port-Moody à Halifax, mettant une partie de l’Asie en communication avec l’Europe, va traverser la confédération entière sur une longueur de 4,650 kilomètres. My politic is railway : Ma politique est une politique de chemins de fer, avait dit sir Allan Mac-Nab, et sir John Mac-Donald s’est emparé de la devise. Le projet toutefois a subi mainte vicissitude : le parti conservateur, qui en avait eu l’initiative, tombe en 1873, pour avoir concédé la ligue à un capitaliste canadien qui commit la faute de chercher à s’entendre avec des financiers américains liés à une compagnie rivale. Le parti libéral en prend la responsabilité, dépense plus de 15 millions en frais d’explorations, mais, répugnant à engager le crédit du pays dans de grandes opérations, il se borne à suivre le mouvement, à emboiter le pas derrière l’émigration, au lieu d’aller de l’avant. En 1878, les conservateurs remontent au pouvoir, et, dès l’année suivante, ils signent avec un syndicat une convention par laquelle celui-ci s’oblige à terminer le Transcontinental en 1890, moyennant une subvention de 130 millions de francs, qui vient d’être augmentée de 157 millions, et une concession de 10 millions d’hectares de terres. Dès lors les travaux se poursuivent avec une véritable fureur : neuf mille ouvriers sont employés aux seuls travaux sur le lac Supérieur, et la compagnie du Pacifique a désarmé les préventions de l’ancien premier ministre libéral, M. Mackenzie, qui, revenant des montagnes Rocheuses, adressait tout récemment une dépêche des plus flatteuses à son président, M. Geo Stephen. Il ne reste plus à faire aujourd’hui que 1,300 kilomètres environ, et l’inauguration est fixée en 1886. On a calculé que le voyage de Liverpool ou du Havre au Japon par Montréal et le Pacifique Canadien sera de 1,722 kilomètres plus court que par New-York et le Transcontinental américain : le tarif d’émigration de Québec à Winnipeg va être réduit de 31 à 12 piastres.

Dans un discours prononcé le 5 février 1884, sir Charles Tupper, ministre des chemins de fer et des canaux, présentait, au sujet du Nord-Ouest, des chiffres digues d’attention. 100,000 cultivateurs, ensemençant chacun 320 acres, avec un rendement moyen de 20 minois, y récolteraient 640 millions de minots d’excellent blé, soit 50 pour 100 de plus que la production totale des États-Unis ; or, sans parler de ses mines, de bassins houillers très étendus, le Nord-Ouest renferme six zones qui donneraient à 100,000 cultivateurs 320 acres. Le ministre ajoutait, avec un légitime sentiment d’orgueil : « Lorsque les États-Unis, avec une population de plus de 38 millions d’habitans, entreprirent de construire un chemin de fer transcontinental, l’univers en fut étonné. Ce projet attira l’attention du monde civilisé ; et chaque jour la presse l’annonça comme un fait merveilleux. Or, tous ont dit qu’il s’en fallait de beaucoup que le Union et le Central-Pacific fussent aussi longs que le Pacific Canadian : ils ne couvraient qu’environ 1,900 milles de chemin, tandis que le chemin de fer canadien du Pacifique seul en couvre 2,541 milles ; et cependant, 4 millions 1/2 de Canadiens ont eu le courage d’entreprendre un ouvrage plus grand que celui des États-Unis, qui avait provoqué l’admiration de l’univers. » Déjà on rencontre dans le Nord-Ouest, de grandes exploitations, comme la ferme Bell, qui n’a pas moins de 50,000 acres, dont 7,000 en pleine culture, et rapporte de très beaux bénéfices : divisée en quatre sections, que relie un téléphone, munie d’un bureau central, elle est organisée sur le modèle des grandes fermes de l’Ouest américain. Tous, d’ailleurs, actionnaires de compagnies agricoles ou simples colons, prospèrent et se montrent satisfaits de leur sort ; mais ici encore éclate le génie différent des deux races : au rebours du colon anglais, le Français a besoin de voisiner, de coloniser par groupes ; il n’aime pas les fermes isolées, leur préfère des bandes de terre étroites et longues et place sa maison sur le bord de la route, aussi près que possible de la maison voisine. Avis aux socialistes européens qui déclament contre la tyrannie du capital ! Le gouvernement canadien, offre gratuitement 64 hectares de terres excellentes à tout colon qui s’engage à s’établir et défricher pendant trois ans à partir de la prise de possession. Ce délai expiré, le titre devient définitif, et le nouveau propriétaire peut, à titre de préemption, acheter un lot contigu de même étendue au prix de 1 1/2 à 2 dollars l’acre, ainsi qu’une parcelle boisée de 20 acres. Ces homestead, ou biens de famille, la loi les déclare, jusqu’à concurrence d’une valeur de 2,000 dollars, insaisissables pour toute dette antérieure ou postérieure : le mari ne peut les aliéner sans le consentement de la femme, qui acquiert un droit d’usufruit après sa mort[5]. Quant aux simples cultivateurs, qui n’ont pour tout capital que leurs bras, ils peuvent acheter facilement un homestead en se louant quelque temps comme garçons de fermes, car leurs salaires varient de 125 à 150 francs par mois : on cite l’exemple d’un cordonnier anglais qui, arrivé dans le Nord-Ouest avec 2 dollars 1/4 en 1879, possède aujourd’hui 480 acres de terre. A vrai dire, il fait un peu froid là-bas, puisqu’en hiver le thermomètre descend jusqu’à 25 degrés au-dessous de zéro ; mais les labours commencent au mois d’avril, la neige disparaît alors, et on s’y habitue vite, paraît-il, car les Canadiens adorent leur climat, et c’est chez eux un dicton populaire que l’homme qui aime bien son pays n’y a jamais froid : nulle part non plus il n’y a autant de centenaires qu’au Canada. Cependant, la neige à bien quelques inconvéniens, et c’est ainsi que, dans une des provinces maritimes, le retard d’un train qui portait un député, et avec lui la fortune du ministère, faillit avoir des suites funestes : « En vain, pour l’attendre, écrit M. Hector Fabre, tous les orateurs de la droite avaient-ils épuisé leur éloquence ; il ne restait plus sur la brèche que le premier ministre, qui parlait déjà depuis quarante-huit heures et qui commençait à se sentir un peu las. Enfin, le train entre en gare, et, de joie, le premier ministre s’évanouit dans les bras de la majorité. »

Presque au milieu du Dominion, à égale distance du pôle et de l’équateur, se trouve le territoire du Manitoba. Là vivait, en 1869, une population demi-nomade, les Half-Bred, en français les Bois-Brûlés, nés en majeure partie de mariages entre les Indiennes et les Français-Canadiens, parlant notre langue et professant la religion catholique. Après le rachat de ce territoire à la compagnie d’Hudson, le gouvernement d’Ottawa résolut d’y diriger un courant d’émigration anglaise : il fait décréter son annexion pure et simple sous le nom de province du Manitoba, envoie un gouverneur, des arpenteurs à Winnipeg, bourg d’un millier d’âmes, situé à l’embouchure de la Rivière-Rouge, et capitale du pays. Mais voilà que les métis, ces demi-sauvages, comme les appelaient dédaigneusement les politiciens d’Ontario, s’avisent de trouver mauvais qu’on veuille disposer d’eux sans les consulter et installer de nouveaux colons sur des terres dont ils ont la jouissance depuis un temps immémorial. Ils se réunissent, forment un comité national, et, au nombre de quatre cents, se portent au-devant du gouverneur. « Qui vous envoie ? leur demande celui-ci. — Le gouvernement. — Quel gouvernement ? — Le gouvernement que nous avons fait. » Ils obligent M. Mac-Dougall à rebrousser chemin fort piteusement, constituent de pied en cap un gouvernement provisoire, avec un président, un ministère, et choisissent, comme symbole de leur origine et de leur république indo-canadienne, le drapeau blanc fleurdelisé, au milieu duquel on place la harpe d’Irlande. Puis, ils lancent une déclaration solennelle dont voici le préambule : « Nous, les représentans du peuple, assemblés en conseil au Fort-Garry, le 24 novembre 1869, après avoir invoqué le Dieu des nations, nous appuyant sur les principes fondamentaux de la morale, déclarons solennellement, au nom de notre constitution et en notre propre nom, devant Dieu et devant les hommes, que nous refusons de reconnaître l’autorité du Canada, qui prétend avoir le droit de nous commander et de nous imposer une forme de gouvernement despotique… » Toutefois, ils se ravisent et entrent en négociations avec le ministère fédéral ; mais, au moment où tout va s’arranger sans effusion de sang, les colons anglais, déjà nombreux autour du lac Winnipeg, s’insurgent contre les métis. Le président Louis Riel, qui prend au sérieux son rôle de dictateur, fait saisir les plus mutins ; leur chef, un nommé Scott, est traduit devant un conseil de guerre, jugé, condamné, fusillé. Loin d’affermir son autorité, cette exécution découragea ses partisans eux-mêmes, au point que deux bataillons de la milice, commandés par le colonel Wolseley, furent accueillis en libérateurs par les métis, et Louis Riel avec ses principaux complices obligés de s’enfuir aux États-Unis. Cependant, les délégués du gouvernement provisoire auprès du Dominion étaient reçus comme les ambassadeurs d’un gouvernement régulier ; on accepta leurs conditions, on traita ces vaincus comme des vainqueurs, on érigea le district de la Rivière-Rouge en province autonome, avec un lieutenant-gouverneur, des ministres responsables, deux chambres, l’une élective, l’autre à vie, où la langue française et la langue anglaise, sont traitées sur un pied d’égalité parfaite. (Cette dernière, qui se composait de sept membres, a eu le rare désintéressement de se dissoudre elle-même pour alléger les dépenses de l’état.) De plus, la confédération prenait à sa charge la majeure partie des dépenses provinciales jusqu’à ce que la population comptât au moins 400,000 âmes. Aujourd’hui, les Manitobains envoient au parlement deux sénateurs et cinq députés ; Winnipeg, la Ville-Champignon, compte 30,000 habitans ; la valeur de la propriété s’y accroît d’une façon extraordinaire. On peut en juger par cette anecdote : il y a douze ans, un paroissien de l’archevêque Taché, contraint de quitter le pays, vient le trouver, et, s’excusant de ne pouvoir payer son banc à l’église, lui offre, pour acquitter sa dette, un petit morceau de terrain dans Saint-Boniface : « A peine de quoi payer une messe basse, » ajoute timidement le brave homme. L’archevêque accepte : dix ans après, le terrain se revendait 130,000 francs.

Malgré les dépenses considérables occasionnées par les chemins de fer et les canaux, les habitans du Dominion sont peut-être, parmi les contribuables du monde civilisé, ceux qui paient le moins d’impôts. Point d’armée permanente, donc pas de budget de la guerre, une simple milice d’environ 50,000 volontaires, qui se triplerait ou se quintuplerait demain s’il survenait une collision avec les États-Unis. Les recettes du budget fédéral de 1884 atteignent le chiffre de 36,800,000 piastres environ, la dépense ne dépasse pas 28,730,157 piastres, soit un excédent de 8 millions. Le 29 février 1884, M. S.-L. Tilley, ministre des finances, apportait son projet de budget pour l’exercice 1885 : dépenses, 29,811,639 piastres, revenus, 31 millions, qui se décomposent de la sorte : douanes, 20,000,000 ; accise, 5,500,000 ; postes, 1,900,000 ; travaux publics, 3,000,000 ; intérêts sur placemens, 750,000 ; autres sources, 800,000. L’impôt foncier continue à rester inconnu dans cet eldorado économique, et, chose non moins étonnante, les évaluations ministérielles n’ont rien d’exagéré, puisqu’au 30 septembre dernier l’état des recettes accusait un excédent de 10 millions de francs. Dans ces candides et enviables budgets, les douanes figurent pour les deux tiers du revenu total : les Canadiens n’ont pas hésité à adopter en 1880 un régime très énergique, qui, sans distinction, frappe les produits anglais comme les autres ; au reste, par l’organe du marquis de Lorne, la métropole leur a reconnu le droit de conclure des traités de commerce avec les pays étrangers[6]. La seule différence qui, sous ce rapport, existe entre les libéraux et les conservateurs, c’est que les premiers réclament des droits d’entrée plus modérés ; mais ni les uns ni les autres ne partagent les théories cosmopolites des libre-échangistes européens, qui comparent la protection à un boulet, les tarifs canadiens à un musée d’instrumens de torture, et prétendent qu’en suivant l’exemple des Américains, le Dominion a oublié la fable de la grenouille qui veut se faire aussi grosse qu’un bœuf. Les conservateurs répondent avec le prince de Bismarck qu’ils ne sont ni libre-échangistes, ni protectionnistes, mais Canadiens, qu’ils font ce qu’ils croient le plus utile à leur pays, qu’après tout, les tarifs sont l’impôt le moins gênant, qu’ils relèvent le travail national et lui apprennent à s’affranchir des États-Unis, vis-à-vis desquels il se trouvait jusqu’alors dans une sorte de vasselage économique. Ils ajoutent encore que le refus de ceux-ci de proroger les traités de commerce, la dureté de leur régime douanier, les coalitions, les rings de leurs manufacturiers ont rendu nécessaires ces représailles. Non-seulement ils ont racheté les déficits du passé, mais ils ont des excédens qui leur ont permis de réduire les droits de 2 millions ¼ de piastres. Ainsi le tarif de protection a été un tarif de revenu : il a encouragé les manufactures, puisque les importations de coton brut, qui, en 1877-1878, ne dépassaient pas 7,243,413 livres, atteignent en 1882 le chiffre de 27,353,721 livres ; la production houillère a augmenté de 700,000 tonnes, le consommateur se procure les marchandises, les cotons, les lainages dont il a besoin à des prix moindres que ceux de 1878 ; le cultivateur vend aussi son blé plus cher qu’auparavant. Si la balance du commerce ne penche pas en faveur du Dominion, si les importations de 1882-1883 atteignent 123,137,019 piastres et si l’exportation n’a été que de 88,334,031, cela tient aux efforts tentés pour créer une industrie nationale, aux travaux du Pacifique, qui ont nécessité une introduction considérable de matières premières, cotons, fers, machines. Naturellement celles-ci ne peuvent rendre aussitôt les avantages qu’on a le droit d’en espérer, et plusieurs années se passeront avant qu’elles paient en développement industriel, en salaires, ce qu’elles auront coûté.


VII

La constitution de 1867 a remis aux législatures provinciales tout ce qui se rattache aux intérêts purement locaux et en particulier à l’instruction publique ; mais, les minorités religieuses d’Ontario et de Québec ayant insisté pour obtenir des conditions qui les rendissent indépendantes des majorités, l’acte d’union stipula que rien dans les lois provinciales « ne devrait préjudicier à aucun droit ou privilège conféré à aucune classe de personnes relativement aux écoles confessionnelles. » La seule atteinte à la liberté d’enseignement au Canada consiste en ce que chaque père de famille doit payer une contribution annuelle affectée au soutien des écoles primaires de son canton pour ceux de ses enfans âgés de sept à quatorze ans, qu’ils les fréquentent ou non. Tandis que les législatures d’Ontario et de Québec rivalisent de libéralisme envers leurs minorités confessionnelles, la majorité anglo-protestante du Nouveau-Brunswick, en haine de l’élément français, qui grandissait à vue d’œil, avait cru pouvoir proscrire l’enseignement religieux : de là une irritation très vive qui se traduisit par des refus de payer les cotisations scolaires, par des emprisonnemens et des émeutes ; le sang coula, un shérif, deux miliciens furent tués en 1874. La presse américaine tonna contre les malheureux Acadiens, fanatisés par leurs prêtres, disait-elle ; elle publia des caricatures où le pape, les jésuites massacraient les missionnaires du progrès. Après dix-huit mois d’enquête, le procès se termina par l’acquittement en masse des accusés (il avait fallu choisir les jurés dans une population presque tout entière catholique). Le Nouveau-Brunswick a fini par se rendre aux vœux du parlement fédéral, il a reconnu la liberté d’enseignement, et, sous le nom poétique d’académie acadienne, le clergé français a fondé dans le comté de Gloucester un collège où l’on enseigne le latin, le grec, toutes les études classiques. Parmi les traits particuliers au système scolaire du Nouveau-Brunswick, il faut signaler le boarding-room, c’est-à-dire l’usage d’accorder à l’instituteur, comme partie de son traitement, le privilège d’être hébergé à tour de rôle par les principales familles de l’endroit. Cette pratique fait l’objet de discussions tort vives dans les conférences d’instituteurs aux États-Unis, au Canada, et ne parait pas devoir se perpétuer.

Depuis 1853 surtout, l’instruction publique a fait de grands progrès dans le Dominion : ce peuple, qui, sous le patronage de la couronne d’Angleterre, a réalisé cette conception idéale d’une république conservatrice et chrétienne, estime que les chemins de fer, les canaux, les écoles sont le luxe d’une jeune démocratie, et il n’hésite pas à s’imposer de lourds sacrifices lorsqu’il s’agit de ses enfans. Dans la seule province de Québec, le gouvernement, pendant l’année 1882-1883, a dépensé 352,677 piastres pour les établissemens scolaires, tandis que les contributions générales payées directement par les habitans s’élevaient à 2,809,739 piastres ; sur une population catholique et protestante de 1,359,027 habitans, la statistique relève 5,039 écoles et maisons d’éducation, 7,211 professeurs et instituteurs, 245,225 élèves, ce qui donne une moyenne d’un élève par moins de six habitans. Les institutions se classent en cinq grandes divisions : écoles supérieures ou universités (elles sont au nombre de trois) ; écoles secondaires, collèges ou académies ; écoles normales, écoles spéciales, écoles primaires.

Quant aux universités, collèges classiques et couvens, ils ne sont point régis par les lois scolaires ; ce sont des institutions indépendantes qui reçoivent une subvention de l’état, à condition d’envoyer chaque année un rapport au surintendant. D’après la loi de 1875, ce dernier doit se conformer aux avis du conseil supérieur dont il a la présidence et qui se compose de deux comités : dans la section catholique romaine figurent les huit évêques ou administrateurs des diocèses spirituels avec un nombre égal de personnes nommées par le lieutenant-gouverneur ; la section protestante renferme autant de membres qu’il y a d’évêques dans l’autre et elle a le droit de s’adjoindre cinq associés. Il y a appel à ces deux comités de toute décision prise par le surintendant. Celui-ci n’a pas seulement le conseil supérieur pour le contrôler, et, pour l’assister, des inspecteurs, des bureaux d’examinateurs, des visiteurs d’écoles, il se trouve aussi en présence d’une institution fort originale, les commissaires d’écoles ou syndics, élus chaque année au nombre de cinq par une assemblée générale de tous les propriétaires et revêtus d’attributions importantes. Ces représentans du peuple forment une véritable corporation, et, à ce titre, peuvent acquérir, posséder, louer tous biens destinés à l’éducation, choisir des emplacemens, faire bâtir, exproprier, imposer des cotisations scolaires. Ils nomment des instituteurs munis d’un brevet, règlent les études, le temps des examens, tranchent toute contestation entre les instituteurs et les parens. Il y a appel de leurs décisions au surintendant, mais il faut pour cela l’avis conforme de trois visiteurs d’écoles, et ceux-ci sont les membres résidens du clergé, les juges de paix, les députés et sénateurs, le maire, les officiers supérieurs de la milice, etc. Lorsque, dans une municipalité scolaire, il existe un certain nombre de familles qui professent une religion différente de la majorité, celles-ci ont le droit d’avoir pour leurs enfans des écoles séparées sous le contrôle de trois syndics choisis par elles. Ainsi tout est prévu pour assurer le respect des croyances, l’indépendance du citoyen, son intervention active et constante dans l’enseignement. Les circulaires du surintendant actuel, M. Ouimet, définissent en bons termes l’esprit des lois scolaires de la province de Québec : « Dans notre système d’instruction primaire, nous enseignons d’abord aux enfans le catéchisme des vérités religieuses, afin de leur apprendre à servir Dieu, puis les manuels d’agriculture et de dessin, pour les mettre en état de servir leur pays. Pro Deo et Patria, voilà les mots que le législateur canadien a inscrits au frontispice de nos maisons d’éducation… Le dualisme scolaire est le corollaire du dualisme des religions et des nationalités qui se partagent le pays. L’état s’unit aux deux cultes en matière d’éducation et il n’autorise pas une école à être athée, mais s’il lui demande d’être chrétienne pour lui accorder ses secours, il n’exige pas qu’elle appartienne à une église plutôt qu’à une autre. Liberté pleine et entière sous ce rapport, et de là harmonie parfaite dans la population. »

La liberté religieuse marche à côté de la liberté d’enseignement au Canada. Point de budget des cultes : chaque confession entretient elle-même ses ministres, ses églises, et l’état ne connaît pas plus le clergé, les congrégations, pour les protéger que pour les tracasser ou les persécuter. Ils peuvent comme les autres citoyens, fonder une université, un collège, une école, vendre, tester, acquérir par donation ou autrement. Toutefois le prêtre canadien-français prélève sur l’habitant une sorte d’impôt, la dîme, ou le vingt-sixième de toutes les récoltes, mais il suffit, pour s’en déchargée, de déclarer qu’on n’appartient pas à la religion catholique. Cette coutume, restée populaire dans ces campagnes patriarcales, a donné naissance à un singulier usage qui permet à l’habitant d’exercer contre son curé de fructueuses représailles. Rien de plus beau, disent les Canadiens, qu’un beau champ de blé, un bâtiment sous voiles, et une femme enceinte : or, ils ont tellement pris au sérieux le précepte de l’évangile : Croissez et multipliez ! qu’il n’est pas rare de rencontrer des familles de vingt, vingt-cinq et même trente enfans ; à peine le vingt-sixième est-il né, on le porte en grande pompe au presbytère et voilà le curé chargé à son tour de payer la dîme, car il devient son parrain, et doit le nourrir, l’élever à ses frais, et l’amener à âge d’homme.

Si, du reste, l’habitant accepte joyeusement cet impôt, s’il s’est habitué à voir dans son curé un ami, un conseil, le véritable magistrat de sa paroisse, c’est que celui-ci a toujours travaillé, lutté à ses côtés, c’est qu’aujourd’hui il ne cesse de lui donner l’exemple et se montre grand bâtisseur, grand défricheur, grand éducateur. Il est des prêtres comme les curés Labelle et Racine, qui ont réalisé des prodiges, en installant, dans les régions les plus reculées, au péril de leur vie, des colonies aujourd’hui florissantes. Allez à l’Ouest ! répétait sans cesse Greeley aux Américains ! Allez au Nord, Canadiens français et catholiques ! dit le père Labelle, avec une clairvoyance toute prophétique ! On doit le reconnaître avec M. Etienne Parent, ce clergé ne s’est pas contenté de prier du haut de la montagne, il est descendu dans la plaine pour combattre les combats de la religion et de la patrie ; il a construit cette nationalité avec une sorte de ciment providentiel, en la confondant avec la religion, si bien qu’aux yeux des Canadiens, être mauvais, catholique, c’est être mauvais Français. C’est encore grâce à lui que les tribus sauvages ont à jamais enterré la hache de guerre, accueillent pacifiquement les visages pâles, et que l’administration les traite avec bonté, les assiste pendant l’hiver, respecte leurs territoires de chasse et de pêche, fonde pour elles et entretient des écoles où les enfans indiens apprennent, avec leur propre idiome, les élémens du français et de l’anglais. De là son influence si considérable qui se manifeste dans la vie sociale, d’une manière parfois un peu austère. En même temps qu’il se montre peu favorable au théâtre, dont le ton d’ironie perpétuelle affaiblirait, selon lui, le sentiment national et le culte pour la France, il cherche à empêcher les mariages entre catholiques et protestans. « Il n’a pu y parvenir, dit M. Fabre, qu’en créant un obstacle aux relations mondaines entre ces deux groupes sociaux. Cet obstacle, il l’a fait surgir en proscrivant des salons français la valse, et aussitôt on a vu s’éloigner à tire-d’aile la jeunesse anglaise. Cette ordonnance peut paraître puérile aux sceptiques : il n’y avait pourtant pas de meilleur moyen de mettre la société française, à l’abri des influences mondaines environnantes, influences plus puissantes que les plus patriotiques résolutions ; il n’y avait pas de meilleur moyen de défendre les jeunes Canadiennes contre les surprises du cœur. Les Anglaises ne vont guère dans les salons français, parce qu’elles s’y voient condamnées au quadrille perpétuel ; de leur côté les Françaises ne vont guère dans les salons anglais, parce qu’il leur faudrait se borner à regarder danser leurs heureuses rivales. » Cette sévérité toute puritaine a atteint son but, et à certains points de vue, il existe une véritable muraille de Chine entre les deux races : c’est ainsi que, dans son ouvrage sur l’instruction publique au Canada, M. Chauveau a pu très finement comparer l’état social de son pays à ce fameux escalier de Chambord qui, « par une fantaisie de l’architecte, a été construit de manière que deux personnes puissent le monter en même temps sans se rencontrer et en ne s’apercevant que par intervalles. Anglais et Français, nous montons comme par une double rampe vers les destinées qui nous sont réservées sur ce continent, sans nous connaître, nous rencontrer, ni même nous voir ailleurs que sur le palier de la politique. Socialement et littérairement parlant, nous sommes plus étrangers les uns aux autres que ne le sont les Anglais et les Français d’Europe. »

Les membres du clergé canadien ne se contentent malheureusement pas de déployer leur zèle contre les prétentions, souvent abusives, des ministres protestans ; ils se divisent eux-mêmes en deux partis qui renouvellent la lutte de l’Univers contre le Correspondant, de Veuillot contre Montalembert et Dupanloup, et dont les querelles intestines ont eu à plusieurs reprises un caractère très acerbe. Les ultramontains ont montré une humeur fort ombrageuse dans cette affaire Guibord, où Mgr Bourget, évêque de Montréal, refusa l’absolution, la sépulture catholiques à un membre d’un institut canadien ; ils ont en mainte occasion soulevé de bruyantes polémiques, fulminé contre les périls du libéralisme, dénoncé au Vatican l’université Laval, qu’ils accusaient de recevoir des professeurs libéraux et même protestons. Le saint-siège les a jugés trop zélés, trop prodigues d’anathèmes ; il a conféré à l’université Laval l’investiture canonique, approuvé l’archevêque de Québec, Mgr Taschereau, qui, dans ses mandemens, défendait à ses prêtres toute participation directe aux conflits politiques. A-t-il été obéi complètement ? Il serait téméraire de l’affirmer, mais, en masse, le clergé canadien semble aujourd’hui animé de l’esprit le plus tolérant, et l’on trouve un témoignage piquant de cette modération dans le mot d’un curé à son paroissien, qui, invité par lui à prier pour la reine Victoria, voulait savoir d’abord si elle était catholique : « Je n’en suis pas tout à fait sûr, mais Mgr l’évêque m’a dit qu’elle était trop bonne pour ne pas l’être un jour ou l’autre : prie toujours pour elle en attendant. » Ajoutons qu’en cherchant bien, on trouverait à grand’peine parmi nos anciens compatriotes deux ou trois cents francs-maçons, et que M. Papineau est le seul qui se soit fait enterrer civilement.

« Les Français de France ! » « Nos gens, » disent-ils en parlant de nous, qui, avec nos théories préconçues, nos jugemens dogmatiques et superficiels, nous demandons si nous ne sommes pas dupes d’un mirage, en voyant cette Vendée transatlantique essaimer avec une étonnante rapidité, et, seule, sans appui de l’ancienne mère patrie, malgré l’émigration constante de l’Angleterre, pénétrer dans les comtés de l’Ouest, dans le Nouveau-Brunswick, dans les territoires du Nord-Ouest, jusque dans l’Ontario, franciser la capitale du Dominion et se répandre sur les États-Unis eux-mêmes. Les économistes reprochent à l’habitant sa routine agricole, son luxe, son imprévoyance ; ils prétendent que partout où il s’installe, il assassine le sol (they have murdered the soil) ; ils constatent que les trois quarts de l’industrie, du commerce canadiens se trouvent entre des mains anglaises. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus, et on pourrait invoquer le témoignage très autorisé de M. Stephen, président de la compagnie du Pacifique, qui voyant chaque jour les colons à l’œuvre, déclare supérieur et préférable aux autres le Français, en raison de ses qualités naturelles de sociabilité, d’esprit d’ordre, d’union, de bonne humeur et de persévérance. Si les Canadiens se dirigent de préférence vers les professions libérales, c’est que l’argent, le nerf de l’industrie, leur manque, tandis que les hommes et les capitaux anglais ne cessent d’affluer dans la colonie. En attendant, ils se multiplient, ils s’échelonnent sur toute la longueur du Dominion, entre l’Atlantique et le Pacifique : à l’avant-garde, à l’entrée du Saint-Laurent, l’île du Prince-Edouard, avec ses onze mille Acadiens, les descendans de cette race poétique dont Longfellow a chanté les malheurs ; puis la Nouvelle-Ecosse avec ses 41,000, le Nouveau-Brunswick avec ses 57,000 Français et Acadiens ; au centre, la province de Québec n’en a guère moins de 1,000,000, Ontario en compte 103,000 ; le Manitoba et la Colombie 14,000. Au mois de juin dernier, pendant la fête nationale de Saint-Jean-Baptiste, patron des Canadiens, de nombreux orateurs ont cité ces chiffres avec orgueil et rappelé que, sur 211 députés dont se compose le parlement fédéral, on compte 55 députés français de la province de Québec qui jouent un rôle prépondérant, puisqu’ils peuvent faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre et marchent la main dans la main toutes les fois que la question nationale ou religieuse est en jeu. Au parlement fédéral, dit un écrivain, rien ne se fait sans nous ; à Québec, au parlement provincial, rien ne se fait que par nous. À ce groupe compact il convient d’ajouter quelques députés français qui viennent d’Ontario et du Nouveau-Brunswick : dans les circonscriptions où ils ne sont pas encore assez nombreux, ils se concertent et ne donnent leurs voix qu’à bon escient. L’un d’eux est ministre au Nouveau-Brunswick, l’autre député à la chambre d’Ontario, où il a prononcé un discours en français pour affirmer son droit.

En dehors de ces 1,300,000 Canadiens français, on en trouve aux États-Unis près de 500,000, par groupes de 5,000, de 10,000 et même de 15,000, qui, eux aussi, se comptent, fondent des journaux, des écoles, des sociétés de Saint-Jean-Baptiste et sont comme autant de petites Frances qui n’oublient pas la grande : quatre d’entre eux viennent d’entrer à la chambre des députés de l’état du Maine. Certes, il y aurait exagération à affirmer que l’accord le plus sympathique règne entre les diverses nationalités du Dominion, que les Anglais voient sans dépit les Français d’Amérique surgir de dessous terre et pulluler partout ; et de même, parmi ceux-ci, on trouverait plus d’un chauvin qui caresse l’espoir de fonder un état absolument autonome lorsque sonnera l’heure de la séparation d’avec l’Angleterre ; mais, au fond, l’immense majorité se contente de rester attachée à ses souvenirs, de partager les mêmes espérances dans l’avenir de la patrie commune : à défaut d’un mariage d’inclination, les deux races ont contracté une union de raison. Depuis 1867, les hommes d’état du Dominion, de la métropole se sont appliqués à dissiper les jalousies, à faire pénétrer cette vérité que le progrès de la race française importait au maintien de la suzeraineté britannique, à la grandeur de la confédération, en y introduisant une variété, un coloris, une sève qui autrement feraient défaut. Le duc d’Edimbourg a scandalisé la colonie anglaise de Québec en répondant à une jeune miss : « Je ne comprends pas qu’une dame canadienne ne sache pas le français. » En 1880, l’avant-dernier gouverneur, le marquis de Lorne, gendre de la reine d’Angleterre, rappelait avec tact que le parlement anglais a conservé avec une espèce de culte les coutumes que les Normands lui ont léguées : La reine le veut ! La reine remercie ses bons sujets, accepte leur bénévolence, voilà des formules usitées encore à Londres et dont il demandait l’introduction à Ottawa, comme marque d’une même origine. Et, plus tard, lors de l’inauguration de la Société royale qu’il a fondée, il formait des vœux pour que les Canadiens maintinssent dans toute sa pureté « le grand idiome qui est entré pour une si large part dans la formation de la langue anglaise. »


VIII

Ce vœu a-t-il été exaucé ? Notre langue a-t-elle résisté à cette redoutable épreuve d’une séparation séculaire ? Ou, subissant la rouille du temps, a-t-elle perdu ses qualités distinctives d’élégance, de clarté et d’harmonie ! La question est complexe et ne saurait se trancher d’un mot ; ce qu’on peut affirmer d’abord avec tous les voyageurs sérieux qui ont visité ce pays, c’est que le Canadien parle encore le français du XVIe et du XVIIe siècle, cette langue si savoureuse, si robuste de la Touraine, de l’Ile-de-France, avec son caractère spécial et ses tournures gauloises ; c’est qu’on retrouve dans ce parler une foule de locutions originales, vieille monnaie marquée au bon coin, qui datent de Rabelais et de Montaigne et dont nous pourrions tirer parti, bien qu’elles ne figurent point dans le Dictionnaire de l’Académie française ; c’est encore qu’il n’existe pas, comme on l’a prétendu à la légère, de patois canadien, et, qu’à l’intonation près, l’habitant qui sort de l’école primaire s’exprime plus correctement que notre ouvrier et notre paysan, et ne le cède guère à la société cultivée qui a fait ses études classiques à l’université Laval. Le signe distinctif de cette langue serait plutôt un archaïsme de bon aloi et la préservation de l’argot, du néologisme qui forceront bientôt à étudier le français de Bossu et comme une langue morte. Qu’il se glisse maintenant, à côté des mots du cru, nombre d’anglicismes et de barbarismes, quoi d’étonnant en un pays où fleurit le régime parlementaire, cet ennemi naturel de la littérature, et, qui plus est, un parlementarisme bicéphale, fédéral, provincial et polyglotte ? Ne cherchez donc pas le purisme au prétoire, ni au parlement ; sauf quelques bons orateurs comme MM. Chauveau, Chapleau, Mercier, Laurier, sir Hector Langevin, la tribune canadienne nous offre bien peu de modèles de l’art de bien dire[7].

Ce n’est pas non plus la presse qui aurait le droit de se poser comme une vestale du beau langage, mais il faut reconnaître qu’elle a, elle aussi, rendu le plus important service au français, en le vulgarisant, en le monnayant pour ainsi dire, et faisant l’éducation politique du peuple. De même que le chemin de fer a détrôné la diligence, ainsi le journal a remplacé le Quêteur, ce trouvère de la jeune France, sorte de gazette vivante, qui jadis, allait de paroisse en paroisse et, le soir, à la veillée, colportait les nouvelles et cancans, la chronique et la rumeur publique. Aujourd’hui le carré de papier pullule, et sans parler des journaux anglais, on en compte dix français à Québec, six à Montréal, trois aux Trois-Rivières, deux à Saint-Hyacinthe, à Saint-John, plusieurs au Manitoba, au Nouveau-Brunswick, tous remarquables par la ferveur de leur patriotisme, par leurs annonces qui s’étalent, à la mode américaine, en première page, à côté des articles de fond, et aussi, hélas ! par la véhémence de leurs polémiques : plusieurs, comme le Canadien, la Presse, le Monde, la Patrie, atteignent et dépassent un tirage de dix mille. Un des plus anciens et des mieux rédigés est assurément la Minerve, de Montréal, qui traite avec soin les questions locales et publie assez souvent de bonnes études sur la colonisation, l’agriculture et le commerce. « Vous me demandez pourquoi notre presse ne se pique guère d’atticisme, me disait un Canadien : cela tient aux souvenirs d’autrefois, au temps peu éloigné encore où on nous traitait de Canucks, où certains gallophobes annonçaient que notre langue finirait par sembler aussi déplacée dans le parlement que l’erse ou le gaélique dans celui de la Grande-Bretagne. Nous n’avons pas désarmé, nous restons toujours casque en tête et cuirasse au corps, nous craignons un retour offensif de l’ennemi et nous exigeons de nos journaux qu’ils frappent fort et dur ; sans cela peu de lecteurs et encore moins d’abonnés. C’est pourquoi nous ne connaissons pas la critique fine, nuancée, l’épigramme qui égratigne plus qu’elle ne déchire, la médisance enveloppée dans un compliment comme une pilule dans un bonbon : nous cognons à tour de bras ou nous portons aux nues ; entre le panégyrique et l’éreintement pas de milieu. » La presse canadienne peut cependant revendiquer quelques publicistes qui ont fait preuve d’un talent délicat et mesuré, comme M. l’abbé Casgrain avec ses Biographies littéraires, M. Oscar Dünn, auteur d’un bon Glossaire franco-canadien, MM. De Celles, Provencher, Gérin, Marchand, Lusignan, Hector Fabre, directeur d’un nouveau journal, le Paris-Canada, qui a pour but de faire mieux connaître « le Canada à la France et la France au Canada. » Il faut aussi tenir compte de l’action bienfaisante des instituts ou cercles, de l’université Laval, de la Société royale et de deux recueils périodiques la Revue canadienne et les Nouvelles Soirées canadiennes, petites oasis intellectuelles où la polémique fait trêve et laisse le champ libre aux travaux littéraires, à la nouvelle et aux vers. On y rencontre des études de MM. Faucher de Saint-Maurice, Dansereau, Tremblay, Buies, Lemay, Chapais, Poisson, Poirier, etc., dont plusieurs, le Voyage en Europe de M. Routhier entre autres, ont subi très honorablement l’épreuve du livre.

La littérature canadienne ne date guère que de 1840 : avant cette époque, elle se résume presque tout entière dans les chansons ; vieilles chansons françaises, comme la Claire Fontaine, devenue là-bas le chant national, complaintes populaires domine celle de Cadieux, Petit rocher de la haute montagne ; ballades naïves et touchantes comme celle du Canadien errant, que tout habitant sait avant même d’apprendre à lire, et qui a rendu plus célèbre M. Gérin-Lajoie, que son honnête roman de Jean Rivard ; chansons historiques, satiriques et politiques. Un tel genre convient essentiellement à cette race gaie, moqueuse et sociable qui se consolait de la persécution avec de petits vers, comme à l’époque où la France avait un gouvernement absolu tempéré par des chansons. Un compatriote attire-t-il l’attention par quelque haut fait ? Vite une chanson ! S’agit-il d’une élection ? On s’adresse au poète du cru et les couplets malins courent bientôt le pays ! La fête nationale de Saint-Jean-Baptiste a fourni mainte chanson au répertoire, et sir George Cartier a dû une bonne partie de sa popularité à celle qu’il composa pour le premier banquet, en 1834. Sur les grands fleuves, dans la solitude des forêts éternelles, au fond du Nord-Ouest, partout retentit la chanson, cette fidèle amie du Canadien. Chose remarquable ! ces simples cultivateurs, ces coureurs de bois ont souvent de magnifiques voix de ténor qui feraient la fortune d’un imprésario assez avisé pour aller les découvrir au-delà de l’océan.

« Nous ne sommes que des amateurs, » me disait un de leurs écrivains. Sans souscrire à ce jugement trop modeste, on peut admettre que jusqu’ici nos cousins d’Amérique ont été plus occupés à faire l’histoire qu’à l’écrire ; l’action a absorbé la pensée, ils ont couru au plus pressé, à la conquête des libertés politiques. Songez que la première librairie française date de 1816, que, lorsqu’un nouveau livre français parvenait au Canada, on en faisait aussitôt des copies manuscrites qui circulaient de main en main ! Les livres qu’ils publient pendant la période de lutte, pendant les temps historiques, ont avant tout le caractère d’armes de combat, comme le grand ouvrage de Garneau, qui fut une révélation pour ses concitoyens et leur valut plus qu’une armée, puisqu’il leur rendit la foi nationale et la certitude du succès. Aujourd’hui même, en pleine paix, en pleine liberté, que d’obstacles, que de circonstances défavorables ! Isolé, privé de cet éther intellectuel qui se dégage d’un public lettré, de cette éducation artistique qui se fait par les yeux, dans la rue, au théâtre, par la contemplation des milliers de chefs-d’œuvre que renferme une vieille société, par la conversation avec les maîtres illustres, l’homme de lettres canadien languit, livré à ses propres ressources. S’adresse-t-il à un journal, le directeur lui offre une rémunération dérisoire, car lui-même a grand’peine à nouer les deux bouts, les abonnés conservant la fâcheuse habitude de payer d’une façon irrégulière (on cite l’exemple d’un lecteur qui d’un seul coup solda un arriéré de quarante ans dans son testament). La littérature ne nourrissant pas son homme, on la regarde comme un art d’agrément et on applique à la lettre le mot de Villemain : « Elle mène à tout, à condition d’en sortir. » La plupart des écrivains canadiens ont dû s’ingénier pour trouver un gagne-pain, et trop souvent la politique, cette décevante sirène, les arrache aux fortes études qui seules mûrissent le talent : sur une centaine d’auteurs vivans en 1880, M. Benjamin Sulte, dans son Étude sur la poésie de son pays, compte quarante fonctionnaires publics.

Un autre écueil sur lequel ils sombrent fréquemment, c’est la tendance au pastiche, le besoin d’imiter quelque écrivain français, d’exagérer ses qualités et ses défauts : Chateaubriand, Lamartine, Hugo, ont beaucoup d’adeptes qui se partagent leur défroque, abusent de l’image, se grisent de la métaphore, emploient sans cesse des mots plus grands que les choses et détournent la langue de sa véritable voie. Tout en admettant que cette petite troupe ait besoin de former une société d’admiration mutuelle, on demeure parfois confondu des complimens hyperboliques qu’elle décerne à des débutans pour de bien chétives productions. Un tel est notre Tite Live, et celui-ci notre Augustin Thierry ; nous avons notre Alexandre Dumas, notre Corneille, notre Racine, voilà le langage courant.

Cependant le terrain commence à se déblayer, les premiers jalons sont posés, déjà les Canadiens ont à leur actif six ou sept cents volumes et douze ou quinze cents brochures. Dans la poésie, MM. Crémazie et Louis Fréchette laissent loin derrière eux leurs rivaux : une inspiration élevée, un souffle lyrique continu, le sentiment de la nature, l’amour de la patrie, les ont sacrés poètes. On ne peut lire sans émotion quelques pièces de M. Crémazie, le Drapeau de Carillon, le Chant des voyageurs, les Morts, Guerre, où l’idée, puisée en quelque sorte dans les entrailles mêmes du pays, se développe avec largeur, dans une langue harmonieuse et vibrante, qui, sauf quelques négligences de style, ne fléchit pas un instant. Les vers de M. Louis Fréchette ont un souffle de grâce, de jeunesse, de fraîcheur qu’on ne rencontre pas chez M. Crémazie, dont le talent, plus sombre, plus austère, semble aussi moins varié, moins moderne. Quatre de ses poésies, la Louisiane, le Mississipi, Alléluia, Sursum corda, nous montrent les aspects divers de ce talent flexible, que l’Académie française a couronné pour un volume intitulé : Fleurs boréales, Oiseaux de neige. Ne pouvant le citer, je voudrais au moins analyser son morceau sur 1870. C’est pendant l’année terrible : on apprend à Québec la défaite de la France, la reddition de Metz. Eh quoi ! Nos gens sont battus ! Est-ce possible ? On veut douter encore. La triste rumeur circule bientôt, et, soudain, pleine d’angoisse, la foule se précipite vers le consulat en criant : « Vive la France ! » Un vigoureux forgeron s’adresse au consul général : « La France, trahie, a besoin de soldats, les Canadiens sont prêts à partir ; aujourd’hui cinq cents, demain dix mille, et l’on ne trouvera pas de traîtres parmi eux. » Mais ils ont oublié, et on le leur rappellera, qu’ils sont sujets anglais et que le droit des gens ne contient pas d’exceptions pour les dévoûmens héroïques. Toute la pièce est d’une noble et fière allure. Au reste, sans demander aux poètes canadiens d’avoir le fétichisme de la rime, d’attendre d’elle la grâce et le salut, on peut leur reprocher de n’avoir pas suffisamment étudié nos modernes : Laprade, Leconte de Lisle, Théodore de Banville, de ne pas comprendre assez que la poésie est non-seulement un don du ciel, mais aussi une science et un art.

En histoire, MM. l’abbé Casgrain, Benjamin Sulte, Joseph Tassé, marchent d’un pas ferme sur les traces de Garneau et de l’abbé Ferland. Dans son livre sur la Mère Marie de l’Incarnation, l’abbé Casgrain a tracé un tableau très imagé des premiers temps de la colonie ; avec ses Canadiens de l’Ouest, M. Joseph Tassé, député au parlement fédéral, nous révèle ces hardis ancêtres, épris d’inconnu et de chimère, qui furent les pionniers du continent américain, qui, les premiers, ont pénétré dans les régions glacées du pôle, traversé les montagnes Rocheuses, foulé les plaines fertiles du Mexique. Beaucoup ne font que traverser la forêt vierge, sans plus s’y arrêter que l’oiseau sur le toit, mais à côté de ces éclaireurs, voici venir le grand colon, le fils du laboureur de l’ancienne France, qui manie aussi bien le fusil que le soc de la charrue et le pic du mineur. Voici Dubuque, qui le premier exploita dans l’Iowa des gisemens de plomb, et laissa son nom à une ville ; voici Aubry, le roi de la prairie, qui, en six jours, franchit au galop de sa fameuse jument Dolly trois cents lieues de pairies. Partout où ils se posent, ils font surgir des cités ; sans Beaulieu, Chicago n’existerait pas ; Salomon Juneau crée une ville de cent mille âmes ; Vital Guérin, fondateur de Saint-Joseph, capitale du Minnesota, lui consacre toute sa fortune et meurt sans laisser de quoi se faire enterrer : car, c’est un trait commun chez eux de détruire par leur prodigalité les fruits de leur génie et de tirer les marrons du feu pour des spéculateurs. Seuls ils aiment les Indiens et se font aimer d’eux ; ils servent de médiateurs entre eux et les longs couteaux ; Dubuque obtient ce qu’on n’avait jamais obtenu, il les décide à travailler aux mines. Plus loin, l’historien raconte avec humour les débuts politiques des états du Wisconsin, du Minnesota, du Michigan, les législateurs venant siéger en voitures à chiens, ou couchant dans la même chambre, car la capitale n’a qu’une seule maison ; ailleurs, c’est un rapporteur peu scrupuleux qui, voulant empêcher le vote d’une loi, disparait avec son dossier pendant toute la session. Quel panorama et quelle variété de paysages ! Quels hommes de fer que ces défricheurs de provinces qui estiment qu’on aura toujours le temps de se reposer dans l’éternité ! Leur histoire prend les proportions d’une légende ; en la racontant, M. Tassé a retrouvé une partie des titres de noblesse de la France dans le Nouveau-Monde, contribué à dissiper ce préjugé banal qui interdit à notre race le don de la colonisation. Pourquoi seulement faut-il que le spectacle de tant d’héroïsme rappelle la paraphrase sévère d’un mot célèbre : Gesta Anglorum per Francos ?

Le groupe des prosateurs, des romanciers s’augmente tous les jours. Un des meilleurs, sans contredit, est M. J.-C. Taché, auteur de trois légendes, dont chacune caractérise une époque de l’histoire des tribus indiennes et où il a su, tout en écrivant avec simplicité, conserver la couleur locale, la senteur du terroir laurentien. L’Évangile ignoré, l’Évangile prêché, l’Évangile accepté, sont les sous-titres de ces récits que l’auteur déclare lui avoir été inspirés par ces paroles pittoresques d’un vieux sauvage : « Dans c’temps-là,.. tu vois ben,.. les sauvages… pas la religion,.. toujours, toujours du sang,.. pas la chalité… — Quand les patliaches venir, nos gens surpris… pas accoutumés,.. malaisé pour comprendre ; .. fâchés quasiment. — Aujourd’hui… Ah ! ah ! ., pas la même chose du toute ; nous autes comprend tout,.. la r’ligion, tu sais ben. » — Dans un autre genre, M. de Gaspé, avec ses Anciens Canadiens, M. Joseph Marmette, avec ses romans historiques, se sont acquis une réputation méritée ; rendre plus populaires, en les dramatisant, les temps héroïques du Canada, tel est le but poursuivi par ce dernier dans quatre ouvrages, le Chevalier de Mornac, la Fiancée du rebelle, François de Bienville, l’Intendant Bigot : l’un d’eux a obtenu l’honneur d’une traduction en anglais. Si M. Marmette s’attache à plaire d’une façon parfois trop exclusive aux amateurs des couleurs outrées, il mérite l’approbation unanime par de brillantes qualités descriptives et narratives, ainsi que par un réel talent de mise en scène. J’ai lu aussi quelques pages agréables dans Angéline de Montbrun, roman de Mlle Laure Conan, qui, par son spiritualisme raffiné, sa mélancolie et la grâce de ses paysages, se rattache visiblement à l’école d’Eugénie de Guérin et de Mme Swetchine.

Quels sont maintenant le caractère, la mission et l’avenir de la littérature canadienne ? M. J.-C. Taché a répondu à cette question dans la préface de ses trois légendes, de telle sorte qu’on ne peut que souhaiter de voir son vœu se réaliser et les Canadiens demeurer fidèles à eux-mêmes. « Nous sommes nés, comme peuple, du catholicisme, dit-il, du XVIIe siècle et de nos luttes avec une nature sauvage et indomptée ; nous ne sommes point fils de la révolution et nous n’avons pas besoin des expédiens du romantisme pour intéresser des esprits qui croient et des cœurs encore purs. Notre langage national doit donc être comme un écho de la saine littérature d’autrefois, répercuté par nos montagnes aux bords de nos lacs et de nos rivières, dans les mystérieuses profondeurs de nos grands bois. » Se retremper sans cesse dans l’étude du passé, ressusciter les glorieuses annales, recueillir avec un soin pieux ses légendes, s’identifier aussi avec le présent, peindre les mœurs, la vie sociale contemporaine, noter et nous traduire la majestueuse symphonie de la terre canadienne, ne jamais perdre de vue cette pensée de Carlyle que l’univers est un temple aussi bien qu’une cuisine, tel est, pour longtemps encore, le rôle, le devoir des écrivains canadiens ; c’est ainsi qu’ils entretiendront parmi leurs compatriotes le culte de l’idéal, ces tendances chevaleresques, apanage des races latines et dernier boulevard de l’idée spiritualiste contre le positivisme anglo-saxon ; qu’ils donneront à la France une colonie intellectuelle et seront en quelque sorte ses mandataires dans le Nouveau-Monde.

Au-dessus de cette jeune littérature qui a jailli de la source sacrée du patriotisme, plane, toujours vivante et lumineuse, l’image de la vieille France. Les Canadiens n’ignorent point que, s’ils étaient restés unis à elle, ils n’auraient sans doute pas gardé leurs institutions sociales et religieuses, qu’ils formeraient peut-être encore une colonie administrative comme l’Algérie, que c’est l’Angleterre enfin qui les a mis, trop durement peut-être, à l’école de la liberté : cependant ils tiennent à la France par un instinct profond et mystique, par les liens de la descendance, la puissance des traditions, la religion des souvenirs ; ils veulent toujours voir en elle la fille aînée de l’église. Entre leur affection et leur raison s’élève cette cloison étanche dont parle M. Renan qui empêche celle-là d’altérer celle-ci et leur fait jeter un voile sur nos erreurs, nos défaillances. Nous qui, en politique, avons eu tant et de si fatals engouemens, qui avons si souvent rendu le bien pour le mal, qui avons été Américains, Grecs, Polonais, Anglais, Italiens, ne serons-nous pas un peu Canadiens, ne penserons-nous pas à cette nation qui est la chair de notre chair, qui nous aime simplement, sans nous juger, sans nous critiquer, avec la foi du charbonnier et tient à son origine comme à un blason ? Nous bornerons-nous à quelques témoignages de sympathie littéraire et ne lui donnerons-nous pas des preuves plus solides de notre affection ? Tandis qu’avec l’Amérique du Sud nos échanges annuels se chiffrent par centaines de millions et qu’un courant d’émigration considérable y entraîne nos compatriotes, notre commerce total avec le Canada ne dépasse guère quinze millions de francs, et c’est à peine si nous commençons à lui envoyer quelques centaines de nos concitoyens. Nous nous évertuons à fonder des colonies sans colons, alors que nous pourrions avoir des colons sans colonies. Pourquoi l’émigration française ne se dirigerait-elle pas vers ce pays où le salaire est élevé, la terre fertile, où la propriété s’offre à tous, où l’habitant nous accueillerait à bras ouverts ? Pourquoi n’irions-nous pas faire notre visite aux Canadiens, ne fût-ce que pour apprendre d’eux comment un peuple devient et reste libre ?


VICTOR DU BLED.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier.
  2. Le Canada sous l’Union (1841-1867), 3 vol. in-12, par M. Louis Turcotte. On consultera aussi avec fruit : le très Intéressant ouvrage de M. de Lamothe, Cinq Mois chez les Français d’Amérique, 1 vol. ; Hachette. — Histoire du Canada et des Canadiens-Français, par M. Eugène Réveillaud, 1 vol. in-8o, 1884. — Montigny, Histoire du droit canadien, Catéchisme politique. — Lorangor, Commentaire du code civil. — Lefaivre, la France canadienne. — Claudio Jannet, la Race française dans l’Amérique du Nord. — Charles de Boonechose, la France en Amérique. — Chauveau, l’Instruction publique au Canada, 1 vol. 1876. — L.-O. David, les Patriotes de 1837-1838. — Paul de Cazes, Petites Notes sur le Canada. — Trudel, Nos Chambres hautes. — De Molinari, l’Irlande, le Canada, Jersey. — Les Guêpes canadiennes, compilées et annotées, par Auguste Laperrière. — Les Conférences de M. Hector Fabre, représentant du Canada à Paris, devant la Société de géographie commerciale de Paris. — Les États-Unis et la Doctrine de Monroë, par M. de Varigny (Revue des Deux Mondes, avril 1879). — Rameau, Acadiens et Canadiens. — S. Pagnuelo, Études historiques et légales sur la liberté religieuse au Canada — Parallèle entre lord Beaconsfield et sir John Macdonald, par Joseph Tassé, député d’Ottawa. — Todd, Histoire du droit constitutionnel.
  3. Les Canadiens regardent l’électorat comme une fonction, non comme un droit naturel et les conditions varient selon les provinces. Par exemple, dans Ontario et Québec, on exige que le citoyen anglais soit principal locataire ou tenancier de propriétés valant à la ville 300 piastres, et dans les campagnes 200 ; ou bien qu’il possède au revenu de 30 piastres à la ville, de 20 à la campagne. — Au Nouveau-Brunswick, il doit avoir des propriétés foncières pour 100 piastres, ou 400 de valeurs mobilières, ou un revenu annuel de 40 ; au Manitoba, est électeur tout sujet anglais après trois mois de résidence, s’il possède une propriété foncière de 100 piastres, ou s’il est locataire de biens-fonds valant 200 ou payant 20 piastres de rente. Dans la Colombie anglaise, il suffit d’être sujet anglais et d’avoir douze mois de résidence dans son district électoral. — Les sénateurs fédéraux doivent avoir trente ans au moins et posséder 4,000 piastres de propriétés foncières dans la province de Québec ; tout candidat à la députation doit être sujet anglais et propriétaire ou tenancier de terres valant au moins 2,000 piastres. — La piastre, comme le dollar, vaut 5 francs.
  4. L’acre canadien représente un peu plus des deux cinquièmes de l’hectare français.
  5. Dans son excellent ouvrage, le Canada et l’Emigration française (1 vol. in-8o. Québec ; 1884), M. Frédéric Gerbié conseille au colon qui veut s’établir concessionnaire de ferme an Canada, de ne pas s’embarquer sans quelques économies. Le voyage coûte 4 à 500 francs, et si l’on peut disposer de 9 à 10,000 francs, il y a tout avantage à faire défricher au lieu de défricher soi-même. Un cultivateur qui veut s’établir avec sa famille dans le Nord-Ouest, sur un quart de section (100 acres ou 64 hectares), se trouve obligé aux dépenses suivantes : provisions pour un an, 1,500 francs ; une paire de chevaux, 1,000 ; une paire de bœufs, 700 ; une vache, 150 ; chariots, charrues, mobilier, grains, etc., 1,400 ; maison et étable, 1,000 ; total, 5,775 francs ; il y a aussi les frais d’exploitation qu’on évalue à 12 ou 13 piastres par acre. S’il cultive lui-même, il peut réaliser un bénéfice net de 30 à 40 pour 100, s’il fait cultiver, le bénéfice se réduira à 20 pour 100. En admettant la possibilité et l’utilité de diriger une émigration agricole au Canada, il deviendrait indispensable, vu l’absence ordinaire d’avances chez nos paysans, de créer une société de colonisation qui, après avoir payé le voyage, fournirait la terre, la maison, les instrumens, et prélèverait sur la vente des récoltes l’intérêt avec l’amortissement du capital. Quant à l’émigration industrielle, elle doit se restreindre aux ouvriers qui ne s’occupent pas d’articles de fantaisie, mais de la fabrication des objets les plus usuels : les menuisiers, selliers, cuisiniers, cuisinières, seraient très recherchés ; l’ouvrier de fabrique ne réussirait pas. A la suite du krach de l’Union générale, plusieurs gentilshommes français ont pris la résolution virile d’émigrer au Canada ; l’un d’eux, devenu propriétaire d’une grande ferme, possède déjà trente vaches laitières, plusieurs chevaux ; pour pêcher, il a devant lui un lac très poissonneux, de 2 à 300 kilomètres de long sur 40 de large ; comme chasse, un territoire grand comme un empire.
  6. Il y a environ deux ans, un homme d’état canadien français vint à Paris pour négocier un traité de réciprocité commerciale. M. Chapleau avait adressé à M. Jules Ferry une lettre où il invoquait « la communauté d’origine et de religion. » Quelqu’un, auquel il l’avait lue, lui fit observer qu’il eût mieux valu biffer le mot religion quand on s’adressait à des gens qui lui ont déclaré la guerre. Sous prétendre qu’un sentiment sectaire ait entraîna l’échec d’un traité avantageux au deux pays, il est permis de regretter que M. Chapleau n’ait pas rempli la mission dont il avait tant de motifs d’espérer le succès.
  7. En dehors des ouvrages cités dans cette étude, je signalerai encore ceux-ci : Maximilien Bibaud, Mémorial des vicissitudes et des progrès de la langue française au Canada. — Oscar Dünn, Glossaire franco-canadien. — Benjamin Sulte, Histoire des Canadiens-Français, Au Coin du feu, Mélanges d’histoire et de littérature. — J. Barthe, le Canada reconquis par la France. — Gagnon, Chansons populaires du Canada. — Lareau, Histoire de la littérature canadienne. — Buies, le Saguenay. — Louis H. Taché, la Poésie française au Canada. — Routhier, A Travers l’Europe, 2 volumes in-8o ; Québec : — Faucher de Saint-Maurice, Œuvres complètes, 3 volumes. — L’Histoire de cinquante ans, par M. Bédard. — Histoire des grandes familles canadiennes, par l’abbé Daniel. — L’Histoire des Abénakis, par l’abbé Maurault. — Histoire de la Colonie française au Canada, par M. Faillon. — Sylva Clapin : la France transatlantique, 1 vol. ; Plon.