Une Année à Florence/Livourne

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Michel Lévy (p. 117-139).

LIVOURNE.

J’ai visité bien des ports, j’ai parcouru bien des villes, j’ai eu affaire aux portefaix d’Avignon, aux facchini de Malte, et aux aubergistes de Messine, mais je ne connais pas de coupe-gorge comme Livourne.

Dans tous les autres pays du monde, il y a moyen de défendre son bagage, de faire un prix pour le transporter à l’hôtel, et, si l’on ne tombe pas d’accord, on est libre de le charger sur ses épaules, et de faire sa besogne soi-même. À Livourne, rien de tout cela.

La barque qui vous amène n’a pas encore touché terre qu’elle est envahie ; les commissionnaires pleuvent, vous ne savez pas d’où : ils sautent de la jetée, ils s’élancent des barques voisines, ils se laissent glisser des cordages des bâtimens. Comme vous voyez que votre canot va chavirer sous le poids, vous pensez à votre propre sûreté, vous vous cramponnez au môle, comme Robinson à son rocher ; puis, après bien des efforts, votre chapeau perdu, vos genoux en sang et vos ongles retournés, vous arrivez sur la jetée. Bien, voilà pour vous : quant à votre bagage, il est déjà divisé en autant de lots qu’il y a de pièces : vous avez un portefaix pour votre malle, un portefaix pour votre nécessaire, un portefaix pour votre carton à chapeau, un portefaix pour votre parapluie, et un portefaix pour votre canne ; si vous êtes deux, cela vous fait dix portefaix ; si vous êtes trois, cela en fait quinze. Comme nous étions quatre, nous en eûmes vingt ; un vingt-unième voulut prendre Mylord. Mylord, qui n’entend pas raillerie, lui prit le mollet : il fallut lui mordre la queue pour qu’il desserrât les dents. Le portefaix nous suivit en criant que notre chien l’avait estropié, et qu’il nous ferait condamner à une amende. Le peuple s’ameuta, et nous arrivâmes à la pension suisse avec vingt portefaix devant nous et deux cents personnes par derrière.

Il nous en coûta quarante francs pour quatre malles, trois ou quatre cartons à chapeau, deux ou trois nécessaires, un ou deux parapluies et une canne ; plus, dix francs pour le portefaix mordu, c’est-à-dire cinquante francs pour faire cinquante pas à peu près, juste autant (thé à part) qu’il nous en avait coûté pour venir de Gênes.

Je suis retourné trois fois à Livourne ; les deux dernières, j’étais prévenu, j’avais pris mes précautions, je me tenais sur mes gardes ; chaque fois, j’ai payé plus cher. En arrivant à Livourne, il faut faire, comme en traversant les marais Pontins, la part des voleurs. La différence est qu’en traversant les marais Pontins, on en réchappe quelquefois, souvent même ; à Livourne, jamais.

Ce ne serait encore rien si, en arrivant à Livourne, au lieu de descendre dans une de ces infâmes tavernes qui usurpent le nom respectable d’auberge, on faisait venir un voiturin, on montait dedans, et, n’importe à quel prix, on partait pour Pise ou pour Florence ; mais non : puisqu’on est à Livourne, on veut voir Livourne. Or, ce n’est guère la peine, car il n’y a que trois choses à voir dans cette ville : les galériens, la statue de Ferdinand Ier, et la madone de Montenero.

Les galériens sont mêlés à la population, et s’occupent de toutes sortes de travaux : ils balaient, ils écarrissent des planches, ils traînent des brouettes : ils sont vêtus d’un pantalon jaune, d’un bonnet rouge et d’une veste brune dont il serait difficile de spécifier la couleur primitive. Sur le dos de cette veste est indiqué le crime pour lequel le premier propriétaire de l’habit a été condamné ; mais, comme il arrive souvent que le bagne use le criminel avant que le criminel use l’habit, la veste passe avec son étiquette sur le dos de celui qui lui succède. Il en résulte que, pour les galériens toscans, la veste est une grande affaire ; c’est une demi-grâce ou une double condamnation. Comme les galériens sont les seuls à Livourne qui demandent et qui ne prennent pas, la question pour l’industriel est d’avoir une veste qui éveille la commisération publique. Or, il y a des crimes que tout le monde méprise, tandis qu’il y en a d’autres que tout le monde plaint : personne ne fait l’aumône à un voleur ou à un faussaire ; chacun donne à un assassin par amour. Aussi celui à qui tombe une pareille veste n’a plus à s’occuper de rien que de la brosser : chacun l’arrête pour lui faire raconter son aventure. Nous en vîmes un qui faisait pleurer a chaudes larmes deux Anglaises, et peut-être nous allions pleurer comme elles, lorsque son camarade, à qui il avait refusé probablement un intérêt dans sa recette, nous le dénonça comme un voleur avec effraction. Le véritable assasino per amore était mort il y avait huit ans, et sa veste avait déjà fait la fortune de trois de ses successeurs. Je donnai un demi-paul à ce brave homme, qui portait écrit en grosses lettres sur le dos le mot voleur, hasard qui l’avait ruiné, car il avait beau dire qu’il était incendiaire, personne ne voulait le croire ; aussi, dans sa reconnaissance d’une aubaine aussi inattendue et aussi rare, promit-il bien de prier Dieu pour moi. Je revins sur mes pas pour l’engager à n’en rien faire, présumant que mieux valait pour moi arriver au ciel sans recommandation qu’avec la sienne.

C’est sur la place de la Darse que s’élève la statue de Ferdinand Ier. Comme je n’ai pas grand’chose à dire sur Livourne, j’en profiterai pour raconter l’histoire de ce second successeur du Tibère toscan, ainsi que celle de François Ier son frère, et de Bianca Capello sa belle-sœur. Il y a plus d’un roman moins étrange et moins curieux que cette histoire.

Sur la fin du règne de Cosme le Grand, c’est-à-dire vers le commencement de l’an 1563, un jeune homme nommé Pierre Bonaventuri, issu d’honnête mais pauvre famille, était venu chercher fortune à Venise. Un de ses oncles, qui portait le même nom que lui, et qui habitait la ville sérénissime depuis une vingtaine d’années, le recommanda à la maison de banque des Salviati, dont il était lui-même un des gérans. Le jeune homme était de haute mine, possédait une belle écriture, chiffrait comme un astrologue : il fut reçu sans discussion comme troisième ou quatrième commis, avec promesse que, s’il se conduisait bien, il pourrait, outre sa nourriture, dans trois ou quatre ans, arriver à gagner 150 ou 200 ducats. Une pareille promesse dépassait tout ce que le pauvre Bonaventuri avait jamais pu rêver dans ses songes les plus ambitieux. Il baisa les mains de son oncle et promit aux Salviati de se conduire de manière à être le modèle de toute la maison. Le pauvre Pietro avait bonne envie de tenir parole ; mais le diable se mêla de ses affaires et vint se jeter au travers de toutes ses bonnes intentions.

En face de la banque de Salviati logeait un riche seigneur vénitien, chef de la maison Capello, lequel avait un fils et une fille. Le fils était un beau jeune homme, à la barbe pointue, à la moustache retroussée, à la parole leste et insolente ; ce qui faisait que trois ou quatre fois par mois il tirait l’épée à propos de jeu ou de femmes, car de la politique il ne s’en mêlait aucunement, trouvant la chose trop sérieuse pour être discutée par d’autres que par des barbes grises : si bien qu’on avait déjà rapporté deux fois à la maison paternelle Giovannino perforé de part en part ; mais, attendu sans doute que le diable aurait trop perdu à sa mort, Giovannino en était revenu. Cependant, comme le père était un homme de sens, et qu’il avait pensé qu’il n’aurait peut-être pas toujours le même bonheur, il avait renoncé à l’idée qu’il avait eue d’abord de faire sa fille religieuse afin de doubler la fortune de son fils : il craignait qu’en passant une belle nuit de ce monde à l’autre, Giovannino ne le laissât à la fois sans fils et sans fille.

Quant à Bianca, c’était une charmante enfant de quinze à seize ans, au teint blanc et mat, sur lequel, à toute émotion, le sang passait comme un nuage rosé ; aux cheveux de ce blond puissant dont Raphaël venait de faire une beauté, aux yeux noirs et pleins de flamme, à la taille souple et flexible, mais de cette souplesse et de cette flexibilité qu’on sent pleine de force, toute prête à l’amour comme Juliette, et qui n’attendait que le moment où quelque beau Roméo se trouverait sur son chemin pour dire comme la jeune fille de Vérone : Je serai à toi ou à la tombe.

Elle vit Pietro Bonaventuri ; la fenêtre de la chambre du jeune homme s’ouvrait sur la chambre de la jeune fille. Ils échangèrent d’abord des regards, puis des signes, puis des promesses d’amour. Arrivés là, la distance seule les empêchait d’y ajouter les preuves : cette distance, Bianca la franchit.

Chaque nuit, quand tout le monde était couché chez le noble Capello, quand la nourrice qui avait élevé Bianca était retirée dans la chambre voisine, quand la jeune fille, debout contre la cloison, s’était assurée que ce dernier argus s’était endormi, elle passait une robe brune afin de n’être point vue dans la rue, descendait à tâtons et légère comme une ombre les escaliers de marbre du palais paternel, entr’ouvrait la porte en dedans et traversait la rue ; sur le seuil de la porte opposée, elle trouvait son amant. Tous deux alors, avec de douces étreintes, montaient l’escalier qui conduisait à la petite chambre de Pietro. Puis, lorsque le jour était sur le point de paraître, Bianca redescendait et rentrait dans sa chambre, où sa nourrice, le matin, la trouvait endormie de ce sommeil de la volupté qui ressemble tant à celui de l’innocence.

Une nuit que Bianca était chez son amant, un garçon boulanger qui venait de chauffer un four dans les environs trouva une porte entr’ouverte et crut bien faire de la fermer ; dix minutes après, Bianca descendit et vit qu’il lui était impossible de rentrer chez son père.

Bianca était une de ces âmes fortes dont les résolutions se prennent en un instant, et une fois prises sont inébranlables : elle vit tout son avenir changé par un accident, et elle accepta sans hésiter la vie nouvelle que cet accident lui faisait.

Bianca remonta chez son amant, lui raconta ce qui venait d’arriver, lui demanda s’il était prêt à tout sacrifier pour elle comme elle tout pour lui, et lui proposa de profiter des deux heures de nuit qui leur restaient pour quitter Venise et se mettre à l’abri des poursuites de ses parens. Pietro Bonaventuri accepta. Les deux jeunes gens sautèrent dans une gondole et se rendirent chez le gardien du port. Là, Pietro Bonaventuri se fit reconnaître, et dit qu’une affaire importante pour la banque des Salviati le forçait à partir à l’instant même de Venise pour Rimini. Le gardien donna’ordre de laisser tomber la chaîne, et les fugitifs passèrent ; seulement, au lieu de prendre la route de Rimini, ils prirent en toute hâte celle de Ferrare.

On devine l’effet que produisit dans le noble palais Capello la fuite de Bianca. Pendant un jour tout entier on attendit sans faire aucune recherche ; on espérait toujours que la jeune fille allait revenir ; mais la journée s’écoula sans apporter de nouvelles de la fugitive. Il fallut donc s’informer ; on apprit la fuite de Pietro Bonaventuri. On rapprocha mille faits qui avaient passé sans être aperçus, et qui maintenant se représentaient dans toute leur importance. Le résultat de ce rapprochement fut la conviction que les deux jeunes gens étaient partis ensemble.

La femme de Capello, belle-mère de Bianca, était sœur du patriarche d’Aquilée ; elle intéressa son frère à sa vengeance. Le patriarche était tout puissant ; il se présenta au conseil des Dix avec son beau-frère, déclara la noblesse tout entière insultée en leurs noms, et demanda que Pietro Bonaventuri fût mis au ban de la république, comme coupable de rapt. Cette première demande accordée, il exigea que Jean Baptiste Bonaventuri, oncle de Pierre, qu’il soupçonnait d’avoir prêté les mains à cette évasion, fût arrêté. Cette seconde demande lui fut accordée comme la première. Le pauvre Jean-Baptiste, appréhendé au corps par les sbires de la Sérénissime république, fut jeté dans un cachot, où on l’oublia, attendu la grande quantité de personnages bien autrement considérable dont avait à s’occuper le conseil des Dix, et où il mourut, au bout de trois mois, de froid et de misère.

Quant à Giovannino, il fouilla pendant huit jours tous les coins et tous les recoins de Venise, disant que, s’il trouvait Pietro et Bianca, tous les deux ne mourraient que de sa main.

Le lecteur se demande peut-être ce qu’ont de commun ces jeunes amants fuyant la nuit de Venise, et poursuivis par toute une famille outragée, avec Ferdinand, second fils de Cosme le Grand, et alors cardinal à Rome. Il le saura bientôt.

Cependant les fugitifs étaient arrivés à Florence sans accident, mais, comme on le pense bien, avec grande fatigue, et s’étaient réfugiés chez le père de Bonaventuri, qui habitait un petit appartement au second sur la place Saint-Marc : c’est chez les pauvres parens que les enfans sont surtout les bien venus. Bonaventuri et sa femme reçurent leur fils et leur fille à bras ouverts. On renvoya la servante, pour économiser une bouche inutile, et à charge ou à craindre désormais, soit qu’elle s’ouvrit pour manger, soit qu’elle s’ouvrit pour parler. La mère se chargea des soins du ménage ; Bianca, dont les blanches mains ne pouvaient descendre à ces soins vulgaires, commença à broder de véritables tapisseries de fée. Le père de Pietro, qui vivait de copies qu’il faisait pour les officiers publics, annonça qu’il avait pris un commis, et se chargea de double besogne. Dieu bénit le travail de tous, et la petite famille vécut.

Il va sans dire que communication de la sentence rendue par le tribunal des Dix avait été faite au gouvernement florentin, lequel avait autorisé Capello et le patriarche d’Aquilée à faire les recherches nécessaires, non seulement à Florence, mais encore dans toute la Toscane ; ces recherches avaient été inutiles. Chacun avait trop d’intérêt à garder son propre secret.

Trois mois se passèrent ainsi, sans que la pauvre Bianca, habituée à toutes les caresses du luxe, laissât échapper une seule plainte sur sa misère. Sa seule distraction était de regarder dans la rue en soulevant doucement sa jalousie ; mais on ne lui entendait pas même envier, à elle, pauvre prisonnière, la liberté de ceux qui passaient ainsi, joyeux ou attristés.

Parmi ceux qui passaient, était le jeune grand-duc, qui, de deux jours l’un allait voir son père à son château de la Petraja. C’était ordinairement à cheval que Francesco faisait ce petit voyage ; puis, comme il était jeune, galant et beau cavalier, chaque fois qu’il passait sur quelque place où il pensait pouvoir être vu par de beaux yeux, il faisait fort caracoler sa monture. Mais ce n’était ni sa jeunesse, ni sa beauté, ni son élégance, qui préoccupaient Bianca lorsqu’elle le voyait passer : c’était l’idée que ce gentil prince, aussi puissant qu’il était gracieux, n’avait qu’à dire un mot pour que le ban fût levé et pour que Bonaventuri fût libre et heureux. À cette idée, les yeux de la jeune vénitienne lançaient une flamme qui en doublait l’éclat. Tous les deux jours, à l’heure où elle savait que devait passer le prince, elle ne manquait donc point de se mettre à sa fenêtre et de soulever sa jalousie. Un jour, le prince leva les yeux par hasard et vit briller, dans l’ombre projetée par la jalousie, les yeux ardens de la jeune fille. Bianca se retira vivement, si vivement qu’elle laissa tomber un bouquet qu’elle tenait à la main. Le prince descendit de cheval, ramassa le bouquet, s’arrêta un instant pour voir si la belle vision n’apparaîtrait pas de nouveau ; puis, voyant que la jalousie restait baissée, il mit le bouquet dans son pourpoint, et continua sa route au pas, en tournant la tête deux ou trois fois avant de disparaître.

Le surlendemain, il repassa à la même heure ; mais, quoique Bianca fût toute tremblante derrière la jalousie, la jalousie resta fermée, et pas la plus petite fleur ne se glissa à travers ses barreaux.

Deux jours après, le prince passa encore ; mais la jalousie fut inexorable, quelque prière intérieure que le prince lui adressât.

Alors il pensa qu’il devait prendre un autre moyen. Il rentra chez lui, fit venir un gentilhomme espagnol nommé Mondragone, qui avait été placé près de lui par son père, et dont il avait fait son complaisant ; il lui posa la main sur l’épaule, le regarda en face, et lui dit :

— Mondragone, il y a sur la place Saint-Marc, au second, dans la maison qui fait le coin entre la place de Santa-Croce et la via Larga, une jeune fille que je n’ai pas reconnue pour être de Florence : elle est belle, elle me plaît ; d’ici à huit jours il me faut une entrevue avec elle.

Mondragone savait qu’il y a certaines circonstances où la première qualité d’un courtisan est d’être laconique.

— Vous l’aurez, monseigneur, répondit-il.

Et il alla trouver sa femme, et lui raconta tout joyeux l’honneur que venait de lui faire le prince en le choisissant pour son confident. La Mondragone était savante en ces sortes d’intrigues ; elle dit à son mari de continuer son service auprès du prince, et qu’elle se chargeait de tout. Le même jour, elle alla aux informations, et apprit que l’étage qu’elle désignait était habité par deux ménages, l’un jeune, l’autre vieux ; que la vieille femme sortait tous les matins pour aller à la provision ; que les deux hommes sortaient tous les soirs pour aller reporter les copies qu’ils avaient faites dans la journée, mais que, quant à la jeune femme, elle ne sortait jamais.

La Mondragone résolut d’aller chercher la jeune fille jusque dans la maison, puisqu’on lui disait qu’il était impossible de l’attirer dehors.

Le lendemain, la Mondragone s’embusqua dans sa voiture, à vingt cinq ou trente pas de la porte, puis, quand la vieille sortit comme d’habitude, elle ordonna à son cocher de partir au galop et de s’arranger de manière, au tournant de la rue, à accrocher cette femme tout en lui faisant le moins de mal possible. Ce n’était peut-être pas le moyen le moins dangereux, mais c’était le plus court. Il faut bien que les petits risquent quelque chose quand ils ont l’honneur d’avoir affaire aux grands.

Le cocher était un homme fort adroit ; il culbuta la bonne femme sans lui faire autre chose que deux ou trois contusions. La bonne femme jeta les hauts cris, mais la Mandragone sauta à bas de sa voiture, calma la populace, en disant que son cocher recevrait, en rentrant, vingt cinq coups de bâton, prit la blessée dans ses bras, la fit mettre dans sa voiture par ses gens, et déclara qu’elle la voulait reconduire chez elle et ne la quitterait que lorsque le médecin lui aurait donné la certitude que cet accident n’aurait aucune suite. Peu s’en fallut que la Mondragone ne fût portée en triomphe par le peuple.

On arriva chez les Bonaventuri. Du premier coup d’œil, la Mondragone vit qu’elle avait affaire à de pauvres gens, et, comme d’habitude, elle estima la vertu de la jeune femme à la valeur de l’appartement qu’elle habitait.

Bianca lui fut présentée. À sa vue, la Mondragone, tout habile qu’elle fût, ne sut plus trop que penser : c’est qu’il y avait dans Bianca, de quelque habit qu’elle fût revêtue, toute la hauteur du regard des Capello. D’ailleurs, ses termes étaient élégans et choisis. La grande dame se révélait de tous les côtés sous l’extérieur de la pauvre fille. La Mondragone se retira sans comprendre autre chose à tout ceci, qu’il y avait là l’étoffe d’une maîtresse de prince, et sa fortune, à elle, si elle réussissait.

Elle revint le lendemain prendre des nouvelles de la bonne femme ; elle allait tout à fait bien, et était on ne pouvait plus reconnaissante de ce qu’une aussi grande dame daignait s’occuper d’elle. La Mondragone avait compris son monde : elle était trop adroite pour offrir de l’argent, mais elle laissa voir quelle position son mari tenait à la cour, et elle offrit ses services. La mère et la fille échangèrent un coup d’œil : ce fut assez pour la Mondragone sût que les services offerts seraient acceptés.

Le surlendemain, elle revint une troisième fois, et cette fois elle fut plus gracieuse que les deux autres. Elle avait dès la veille laissé voir à Bianca qu’elle n’était pas dupe de l’incognito dont elle cherchait à s’envelopper, et qu’elle la reconnaissait pour être de race. Elle fit un appel à sa confiance. La jeune femme n’avait aucun motif pour se défier d’elle : elle lui raconta tout. La Mondragone écouta la confidence avec une bienveillance charmante ; mais la confidence achevée, elle dit à Bianca que, comme la situation était plus grave qu’elle ne l’avait pensé d’abord, c’était à son mari qu’il fallait raconter tout cela ; que, du reste, la chose s’arrangerait certainement, Mondragone ayant toute la confiance du prince, et possédant sur lui la double influence d’un gouverneur et d’un ami. En conséquence, elle lui offrit de la venir prendre le lendemain avec sa belle-mère, et de la conduire chez son mari. Bianca, effrayée de sortir ainsi pour la première fois depuis trois ou quatre mois qu’elle habitait Florence, et menacée comme elle était par l’arrêt du conseil des Dix, essaya de s’excuser sur la simplicité de sa mise, qui ne lui permettait pas de se présenter devant un grand seigneur comme le comte de Mondragone. C’était là que l’attendait la tentatrice : elle s’approcha d’elle, reconnut qu’elles étaient à peu près toutes deux de la même taille, et ajouta que, s’il n’y avait d’autre obstacle à l’entrevue que la simplicité de la mise de Bianca, l’obstacle était facile à lever ; car elle apporterait le lendemain un costume complet qu’on lui avait envoyé de la ville, costume qui, elle en était certaine, irait à Bianca comme s’il avait été fait pour elle.

Bianca consentit à tout : c’était le seul moyen d’obtenir le sauf-conduit ; peut-être aussi le serpent de l’orgueil s’était-il déjà introduit dans le paradis de son amour.

Cependant Bianca raconta tout à son mari, excepté le bouquet tombé par la fenêtre et ramassé parle grand-duc Francesco. D’ailleurs quel rapport ce bouquet avait-il avec le comte et la comtesse Mondragone ? La situation pesait autant à Pietro qu’à Bianca, il consentit à tout ; d’ailleurs, lui aussi avait son secret : depuis deux ou trois jours une belle dame voilée avait passé entre lui et sa femme. Quoique de basse condition, Bonaventuri avait tous les goûts d’un gentilhomme, et la fidélité, on le sait du reste, n’était point à cette époque la vertu dont la noblesse se piquait le plus.

La Mondragone arriva à l’heure dite et avec le costume promis. C’était un charmant habit de satin broché d’or, taillé à l’espagnole, et qui allait à Bianca comme s’il eût été fait pour elle. La jeune fille frémit de joie au toucher de ces étoffes aristocratiques dont avait été drapé son berceau. Il faut des robes de brocard et de velours pour balayer les escaliers de marbre des palais. Or, Bianca avait été élevée dans un palais. Un coup de vent funeste et inattendu l’avait poussée dans la mauvaise fortune ; mais elle était jeune et belle, et le mal produit par le hasard, le hasard pourrait le réparer. La jeunesse a des horizons immenses et inconnus dans lesquels elle distingue des choses que l’enfance ne voit pas encore et que la vieillesse ne voit plus.

Quant à la mère de Bonaventuri, elle admirait sa fille à mains jointes, comme si elle s’était trouvée devant une madone.

Toutes trois montèrent en voiture et se rendirent au palais Mondragone, qui était situé via dei Carneschi, près de Santa Maria-Novella. Mondragone venait de faire bâtir ce palais sur les dessins de l’Ammanato, et depuis un an à peine il l’habitait.

Comme la chose avait été convenue, la Mondragone présenta les deux femmes à son mari, et raconta en peu de mots les aventures de Bianca. Mondragone promit sa protection, et comme il se rendait à l’instant même chez le duc, qui l’avait envoyé quérir, il s’engagea à lui parler le jour même en faveur des deux jeunes gens.

Bianca ne pouvait cacher sa joie, elle se retrouvait dans un monde qui était le sien, ses mains touchaient de nouveau du marbre, ses pieds foulaient enfin des tapis ; la toile et la serge avaient cessé pour un instant d’attrister ses yeux ; elle se retrouvait dans le velours et dans la soie. Il lui semblait n’avoir jamais quitté le palais de son père, et que tout ce qu’elle voyait était à elle.

Aussitôt Mondragone sorti, la belle-mère de Blanca voulut se retirer, mais la comtesse dit qu’elle ne laisserait pas partir sa protégée sans lui faire voir son palais en détail, attendu qu’elle voulait savoir d’elle s’il approchait de ces magnifiques fabriques vénitiennes qu’elle avait tant entendu vanter. Elle pria donc la bonne femme, qu’une pareille visite eût fatiguée, de se reposer en les attendant, puis la comtesse et Bianca, s’étant prises sous le bras, comme deux anciennes amies, sortirent de la chambre et traversèrent deux ou trois appartemens, dans chacun desquels la comtesse fit remarquer à Bianca quelque meuble merveilleusement incrusté, ou quelque tableau précieux de ces grands maîtres qui venaient de mourir. Enfin elles arrivèrent dans un délicieux petit boudoir dont les fenêtres donnaient sur un jardin ; là elle força la jeune fille à s’asseoir, et tirant d’un stipo tout marqueté d’ivoire une parure complète de diamans, elle lui montra toutes ces richesses féminines qui, du temps de Cornélie déjà, avaient perdu tant de cœurs de femmes ; puis, les lui mettant sur les genoux, et poussant sa chaise devant une des plus grandes glaces qui eussent été faites à Venise : Essayez tout cela, lui dit-elle, moi je vais vous chercher un costume que je viens de faire faire à la mode de votre pays, et sur lequel je désire avoir votre opinion. — Et à ces mots, sans attendre la réponse de Bianca, elle sortit vivement.

Une femme n’est jamais seule quand elle est avec des bijoux, et la Mondragone laissait Bianca en tête à tête avec les plus beaux diamans qu’elle eût jamais vus. Le serpent connaissait son métier, et savait quelle pomme il fallait offrir à cette fille d’Eve pour qu’elle y mordit.

Aussi à peine la comtesse fut-elle sortie, que Bianca se mit à l’œuvre. Bracelets, pendans d’oreilles, diadèmes, tout trouva sa place ; elle achevait d’agrafer un superbe collier à son cou, lorsqu’elle vit derrière elle une autre tête réfléchie dans la glace ; elle se leva vivement et se trouva en face du grand-duc Francesco, qui venait d’entrer par une porte dérobée. Alors, avec cette rapidité d’esprit qui la caractérisait, elle comprit tout : rougissant de honte, elle porta les mains à son front, et se laissant tomber sur ses deux genoux :

— Monseigneur ! lui dit-elle, je suis une pauvre femme qui n’ai pour tout bien que mon honneur, qui n’est même plus à moi, mais à mon mari : au nom du ciel, ayez pitié de moi !

— Madame, dit le duc en la relevant, qui vous a donné de moi cette cruelle idée ? Rassurez-vous, je ne suis point venu pour porter atteinte à votre honneur, mais pour vous consoler et vous aider dans votre infortune. Mondragone m’a dit quelque chose de vos aventures ; racontez-les-moi tout entières, et je vous promets de vous écouter avec autant d’intérêt que de respect.

Bianca était prise : reculer, c’était paraître craindre, et paraître craindre, c’était avouer qu’on pouvait céder : d’ailleurs cette occasion qu’elle avait tant désirée, de faire lever le ban de son mari, venait se présenter d’elle-même ; c’eût donc été mériter sa proscription que de ne pas en profiter.

Bianca voulait rester debout devant le prince, mais ce fut lui qui la fit asseoir et qui demeura appuyé sur son fauteuil, la regardant et l’écoutant. La jeune femme n’eut besoin que de laisser parler ses souvenirs pour être intéressante : elle lui raconta tout, depuis ses jeunes et fraîches amours jusqu’à son arrivée à Florence. Là elle s’arrêta ; en allant plus loin, elle eût été forcée de parler au prince de lui-même, et il y avait certaine histoire d’un bouquet tombé par la fenêtre qui, tout innocente qu’elle était, n’aurait pas laissé de lui causer quelque embarras.

Le prince était trop heureux pour ne pas tout promettre. Le sauf-conduit tant désiré fut accordé à l’instant même, mais à la condition cependant que Bianca viendrait le prendre elle-même. C’eût été perdre une grande faveur pour une bien petite formalité. Bianca promit à son tour ce que demandait le prince.

Francesco connaissait trop bien les femmes pour avoir parlé le premier jour d’autre chose que de l’intérêt qu’il éprouvait pour Bianca. Ses yeux avaient bien quelque peu démenti sa bouche, mais le moyen d’en vouloir à des yeux qui vous regardent parce qu’ils vous trouvent belle !

À peine le prince fut-il sorti que la comtesse rentra. Bianca, en l’apercevant, courut à elle et se jeta à son cou. La Mondragone n’eut pas besoin d’autre explication pour comprendre que sa petite trahison lui était pardonnée.

Le lecteur voit que nous nous approchons du cardinal Ferdinand, puisque nous en sommes déjà à son frère.

La belle-mère ne sut rien de ce qui s’était passé, et Bonaventuri sut seulement qu’il aurait le sauf-conduit. Cette nouvelle parut lui causer une si grande joie, que, certes, si Bianca eût su le rendre heureux à ce point, elle n’eût pas trouvé que c’était l’acheter trop cher que d’être forcée de le recevoir elle-même des mains d’un jeune et beau prince. Elle attendit donc avec impatience le moment où elle reverrait le grand-duc, tant elle se fit une fête de rapporter de cette entrevue le bienheureux papier que Pietro estimait à si haut prix. Hélas ! ce papier n’était si fort désiré par Pietro que parce qu’il lui donnait la liberté de suivre le jour la dame voilée qu’il n’avait encore pu suivre que la nuit.

il arriva ce qui devait arriver. Pietro fut l’amant de la dame voilée, et Bianca fut la maîtresse du duc. Cependant, attendu que Cosme Ier négociait à cette époque le mariage du grand duc François avec l’archiduchesse Jeanne d’Autriche, il fut convenu entre les deux amans que l’intrigue resterait secrète : en attendant on donna à Pietro Bonaventuri un emploi qui suffisait pour répandre le bien-être dans toute sa pauvre famille.

Le mariage désiré se fit : le jeune grand-duc donna une année aux convenances, ne visitant Bianca que la nuit, et sortant toujours de son palais seul et déguisé ; mais au bout d’un an, ayant reçu du grand-duc son père une lettre qui lui disait que de pareilles promenades étaient dangereuses pour un prince, il donna à Pietro un emploi dans le palais Pitti, et acheta pour Bianca la charmante maison qui se voit encore aujourd’hui via Maggio, surmontée des armes des Médicis. Ainsi, Bianca se trouva tellement rapprochée de Francesco, qu’il n’avait besoin, pour ainsi dire, que de traverser la place Pitti, et qu’il se trouvait chez elle.

On sait les dispositions qu’avait Pietro à la dissipation et à l’insolence. Sa nouvelle position leur donna une nouvelle force. Il se jeta à plein corps dans les orgies, dans le jeu et dans les aventures galantes, se fit force ennemis des buveurs vaincus, des joueurs à sec et des maris trompés, si bien qu’un beau matin on le trouva percé de cinq ou six coups de poignard, dans une impasse, à l’extrémité du pont Vieux.

Il y avait trois ans que les deux amans étaient partis de Venise en jurant de s’aimer toujours, et il y avait deux ans que chacun de son côté avait oublié sa promesse. Il en résulta que Pietro fut peu regretté, même de sa femme, pour laquelle depuis longtemps il n’était qu’un étranger. Il n’y eut que la bonne vieille mère qui mourut de chagrin de voir ainsi mourir son fils.

La pauvre Jeanne d’Autriche, de son côté, n’était pas heureuse : elle était grande-duchesse de nom, mais Bianca Capello l’était de fait. Pour les emplois, pour les grâces, pour les faveurs, c’était à la Vénitienne qu’on s’adressait. La Vénitienne était toute puissante ; elle avait des pages, une cour, des flatteurs : les pauvres seuls allaient à la grande-duchesse Jeanne. Or, Jeanne était une femme pieuse et sévère comme le sont ordinairement les princesses de la maison d’Autriche ; elle offrit religieusement ses chagrins à Dieu, Dieu abaissa les yeux vers elle, vit ce qu’elle souffrait, et la retira de ce monde.

On attribue cette mort à ce que, le frère de la Bianca étant venu à Florence, Francesco lui fit si grande fête qu’il n’eût pas fait davantage pour un roi régnant, ce qui, selon le peuple, causa tant de peine à la malheureuse Jeanne, que sa grossesse tourna à mal ; si bien qu’au lieu d’un second fils que Florence comptait accompagner joyeusement au baptistère, il n’y eut que deux cadavres qu’elle conduisit tristement au tombeau.

Le grand-duc Francesco n’était point méchant ; il était faible, voilà tout. Cette sourde et lente douleur qui minait sa femme lui causait de temps en temps des tristesses qui ressemblaient à des remords. Au moment de mourir, Jeanne essaya de tirer parti de ce sentiment ; elle fit venir à son chevet le grand-duc, qui, depuis qu’elle était tombée malade, s’était montré excellent pour elle. Sans lui faire de reproches sur ses amours passées, elle le supplia de vivre plus religieusement à l’avenir. Francesco, tout en baignant ses mains de larmes, lui promit de ne point revoir Bianca. Jeanne sourit tristement, secoua la tête d’un air de doute, murmura une prière dans laquelle le grand-duc entendit plusieurs fois revenir son nom, et mourut.

Elle laissait de son mariage trois filles et un fils.

Pendant quatre mois Francesco tint parole ; pendant quatre mois Bianca fut non pas exilée, mais du moins éloignée de Florence. Mais Bianca connaissait sa puissance ; elle laissa le temps passer sur la douleur, sur les remords et sur le serment du grand-duc ; puis, un jour, elle se plaça sur son chemin : douleurs, remords, serment, tout fut alors oublié.

Elle avait pour confesseur un capucin adroit et intrigant comme un jésuite : elle le donna au prince. Le prince lui confia ses remords ; le capucin lui dit que le seul moyen de les calmer était d’épouser Bianca. Le grand-duc y avait déjà pensé. Son père, Cosme-le-Grand, lui avait donné le même exemple, en épousant dans sa vieillesse Camilla Martelli. On avait fort crié quand ce mariage avait en lieu, mais enfin on avait fini par se taire. Francesco pensa qu’il en serait pour lui comme il en avait été pour Cosme ; et, toujours poussé par le capucin, il se décida enfin à mettre d’accord sa conscience et ses désirs.

Depuis longtemps les courtisans, qui avaient vu que le vent soufflait de ce côté, avaient parlé devant le grand-duc de ces sortes d’unions comme des choses les plus simples, et avaient cité tous les exemples que leur mémoire avait pu leur fournir de princes choisissant leur femme dans une famille non princière. Une dernière flatterie décida Francesco : Venise, qui, dans ce moment, avait besoin de Florence, déclara Bianca Capello fille de la république ; si bien que, tandis que le cardinal Ferdinand, qui se doutait des résolutions de son frère, lui cherchait une femme dans toutes les cours de l’Europe, celui-ci épousait secrètement la Bianca dans la chapelle du palais Pitti.

Il avait été arrêté que le mariage resterait secret, mais ce n’était point l’affaire de la grande-duchesse ; elle n’était pas arrivée si haut pour s’arrêter en chemin, et six mois ne s’étaient pas passés, qu’en public comme en secret, sur le trône comme dans le lit, elle avait repris la place de la pauvre Jeanne d’Autriche.

Ce fut vers cette époque que Montaigne, dissuadé par un Allemand qui avait été volé à Spolette de se rendre à Rome par la marche d’Ancône, prit la route de Florence et fut admis à la table de Bianca.

« Cette duchesse, dit-il, est belle à l’opinion italienne, un visage agréable et impérieux, le corsage droit et les tétins à souhait ; elle me sembla bien avoir la suffisance d’avoir enjôlé ce prince et de le tenir à sa dévotion depuis longtemps. Le grand-duc mettait assez d’eau dans son vin, mais elle quasi point. »

Qu’on mette ce portrait à côté de celui du Bronzino, et l’on verra que tous deux se ressemblent ; seulement il y a dans le tableau du sombre peintre toscan un caractère de fatalité qui ne se trouve pas sous la plume du naïf moraliste français.

Trois ans après le mariage de Francesco et de Bianca, c’est-à-dire au commencement de l’année 1585, le jeune archiduc mourut, laissant le trône de Toscane sans héritier direct ; or, à défaut d’héritier direct, le cardinal Ferdinand devenait grand-duc à la mort de son frère.

En 1576, le grand-duc Francesco avait eu un fils de Bianca ; mais ce fils étant adultérin ne pouvait succéder à son père ; d’ailleurs on racontait de singulières choses sur sa naissance. On racontait que la Bianca, voyant qu’elle n’aurait jamais probablement d’autre enfant qu’une petite fille qu’elle avait eue de son mari, et qui s’appelait Pellegrina, avait résolu d’en supposer un. En conséquence, elle s’était entendue avec une gouvernante bolonaise dans laquelle elle avait toute confiance ; et voilà, disait-on, ce qui était arrivé.

Bianca avait feint toutes les indispositions, symptômes ordinaires d’une grossesse ; bientôt à ces indispositions s’étaient joints des signes extérieurs, si bien que le grand-duc, n’ayant plus aucun doute, avait annoncé lui-même à ses plus intimes que Bianca allait le rendre père. Dès lors le crédit de la favorite avait doublé, on avait été au devant de tous ses désirs, et tous les courtisans, plus empressés que jamais autour d’elle, lui avaient prédit un fils.

La nuit du 29 au 30 août 1576 fut choisie pour être celle de l’accouchement ; vers les onze heures du soir, Bianca annonça donc à son mari qu’elle commençait à éprouver les premières douleurs. Francesco, tremblant et joyeux à la fois, déclara qu’il ne la quitterait point qu’elle ne fût délivrée. Ce n’était point là l’affaire de Bianca ; aussi, vers les trois heures, les douleurs commencèrent à s’apaiser, et la sage-femme déclara qu’elle croyait que la patiente n’accoucherait que dans trois ou quatre heures. Alors Bianca insista pour que Francesco, fatigué de la veille, allât prendre quelque repos ; Francesco céda à la condition qu’on le réveillerait aussitôt que sa bien-aimée Bianca recommencerait à souffrir. Bianca le lui promit, et sur cette promesse, le grand-duc se retira.

Deux heures après, on alla le réveiller en effet, mais pour lui annoncer qu’il était père d’un garçon. Il courut à la chambre de Bianca qui, du plus loin qu’elle l’aperçut, lui présenta son enfant. Le grand-duc pensa devenir fou de joie, et l’enfant fut baptisé sous le nom de don Antoine, Bianca ayant déclaré que c’était aux prières de ce saint qu’elle devait la première conception qui les rendait tous si heureux à cette heure.

Dix-huit mois après l’accouchement de Bianca, on renvoya dans sa patrie la Bolonaise qui avait conduit toute cette intrigue. La gouvernante partit sans défiance et comblée de présens ; mais, en traversant les montagnes, sa voiture fut attaquée par des hommes masqués qui tirèrent sur elle et la laissèrent pour morte, blessée de trois coups d’arquebuse. Néanmoins, contre toute attente, elle reprit ses sens, et, comme le juge du village où elle avait été transportée l’interrogeait, elle déclara que, le masque d’un de ces hommes étant tombé, elle avait reconnu un sbire au service de la Bianca ; qu’au reste, elle avait mérité cette punition (quoiqu’elle ne s’attendît point à la recevoir d’une semblable main), puisqu’elle avait aidé à tromper le grand-duc François en donnant à sa maîtresse le conseil de se faire passer pour enceinte, et, le projet adopté, en apportant elle-même dans un luth l’enfant dont une pauvre femme était accouchée la veille. Or, cet enfant n’était autre que celui qui était élevé sous le titre du jeune prince, et sous le nom de don Antonio. Cette confession faite, la femme expira. Aussitôt le procès-verbal en fut envoyé à Rome au cardinal Ferdinand de Médicis, qui en fit faire une copie qu’il adressa à son frère ; mais il fut facile à Bianca de faire croire à son amant que tout cela n’était qu’une intrigue ourdie contre elle, et l’amour du grand-duc ne fit que s’augmenter de ce qu’il regardait comme une persécution dirigée contre sa maîtresse.

Cependant, l’affaire, on le comprend bien, avait fait trop de bruit pour que don Antonio pût prétendre à l’héritage de son père. Le trône revenait donc au cardinal, si la grande duchesse n’avait pas d’autre enfant, et Francesco lui-même commençait à désespérer d’un tel bonheur, lorsque Bianca annonça une seconde grossesse.

Cette fois, le cardinal se promit bien de surveiller lui-même les couches de sa belle-sœur, afin de n’être pas dupe de quelque nouvel escamotage. En conséquence, il commença par se raccommoder avec son beau-frère François, en lui disant que cette nouvelle preuve de fécondité qu’allait donner la grande-duchesse, lui prouvait bien qu’il avait été trompé une première fois par un faux rapport. François, heureux de voir son beau-frère désabusé, revint à lui avec toute la franchise de son cœur. Le cardinal profita de ce rapprochement pour venir s’installer au palais Pitti.

L’arrivée du cardinal fut médiocrement agréable à Bianca, qui ne se méprenait pas à la véritable cause de cette recrudescence d’amour fraternel. Bianca sentait qu’elle avait dans le cardinal un espion de tous les instans ; aussi, de son côté, fit-elle si bien qu’il fut impossible de la prendre un seul instant en défaut. Le cardinal lui-même doutait, si cette grossesse n’était pas une réalité, la comédie était habilement jouée ; mais tant d’adresse le piqua au jeu, et il résolut de ne pas demeurer en reste d’habileté.

Le jour de l’accouchement arriva ; le cardinal ne pouvait rester dans la chambre de Bianca, mais il se plaça dans la chambre voisine, par laquelle il fallait nécessairement passer pour arriver jusqu’à elle. La il se mit à dire son bréviaire en marchant à grands pas. Au bout d’une heure de promenade, ou vint le prier, de la part de la malade, de passer dans une autre chambre, attendu qu’il l’incommodait. — Qu’elle fasse son affaire, je fais la mienne, répondit le cardinal. — Et, sans vouloir rien entendre, il se remit à marcher et à prier.

Un instant après, le confesseur de la grande-duchesse entra. C’était un capucin à longue robe. Le cardinal alla à lui et le prit dans ses bras pour lui recommander sa sœur, avec une affection toute particulière. Tout en embrassant le bon moine, le cardinal sentit ou crut sentir quelque chose d’étrange dans sa grande manche ; il y fourra la main, et en tira un gros garçon.

— Mon frère, dit le cardinal, me voici plus tranquille, et je suis sûr du moins que ma belle-sœur ne mourra point en couches.

Le moine comprit que le mieux était d’éviter le scandale ; il demanda au cardinal ce qu’il devait faire. Le cardinal lui dit d’entrer dans la chambre de la grande-duchesse, et de lui dire, tout en la confessant, ce qui venait d’arriver : selon qu’elle ferait, le cardinal devait faire. Le silence amènerait le silence, et le bruit amènerait le bruit. La grande-duchesse vit que, pour cette fois, il lui fallait renoncer à donner un héritier à la couronne, et elle prit le parti de faire une fausse couche. Le cardinal, de son côté, tint parole, et ne révéla rien de cette tentative avortée.

Il en résulta que rien ne troubla la bonne harmonie qui régnait entre les deux frères. L’automne suivant, le cardinal fut même invité par François à venir passer les deux mois de villegiatura à Poggia à Cajano. Il accepta, car il était grand amateur de chasse, et le château de Poggio à Cajano était une des réserves les plus giboyeuses du grand-duc François.

Le jour même de l’arrivée du cardinal, Bianca, qui savait que le cardinal aimait les tourtes confectionnées d’une certaine façon, voulut en préparer une elle-même. Le cardinal apprit par le grand-duc Francesco cette attention de sa belle sœur, et comme il n’avait pas une confiance bien profonde dans sa réconciliation avec elle, cette gracieuseté de sa part ne laissa pas de l’inquiéter. Heureusement le cardinal possédait une opale qui lui avait été donnée par le pape Sixte-Quint, et dont la propriété était de se ternir quand on l’approchait d’une substance empoisonnée. Le cardinal ne manqua point d’en faire l’épreuve sur la tourte préparée par Bianca. Ce qu’il avait prévu arriva. En approchant de la tourte, l’opale se ternit, et le cardinal déclara que toute réflexion faite, il ne mangerait pas de tourte. Le duc insista un instant. Voyant que ses instances étaient inutiles : — Eh bien ! dit-il en se retournant vers sa femme, puisque mon frère ne mange pas de son plat favori, j’en mangerai, moi, afin qu’il ne soit pas dit qu’une grande-duchesse se sera faite pâtissière inutilement ; — et il se servit un morceau de la tourte.

Bianca fit un mouvement pour l’en empêcher, mais elle s’arrêta. La position était horrible : il fallait ou qu’elle avouât son crime, ou qu’elle laissât son mari mourir empoisonné. Elle jeta un coup d’œil rapide sur sa vie passée, elle vit qu’elle avait épuisé toutes les joies de la terre, et atteint toutes les grandeurs de ce monde. Sa décision fut rapide, comme elle l’avait été le jour où elle avait fui de Venise avec Pietro : elle coupa un morceau de tourte pareil à celui qu’avait pris le grand-duc, lui tendit une main, et mangea de l’autre en souriant le morceau empoisonné.

Le lendemain, Francesco et Bianca étaient morts. Un médecin ouvrit leurs corps par ordre de Ferdinand, et déclara qu’ils avaient succombé à une fièvre maligne. Trois jours après le cardinal jeta la barrette aux orties et monta sur le trône.

Voici l’histoire de celui dont la statue s’élève sur la place de la Darsena à Livourne. La carrière du cardinal fut encore marquée par beaucoup d’autres actes, témoin les quatre esclaves enchaînés qui ornent le piédestal de sa statue ; mais nous croyons avoir raconté la partie de sa vie la plus curieuse et la plus intéressante, et pour le reste nous renverrons nos lecteurs à Galuzzi.

Comme sur la place, outre la statue, il y a force fiacres, nous montâmes dans l’une de ces voitures, et nous nous fîmes conduire à l’église de Montenero.

Cette église renferme une des madones les plus miraculeuses qui existent. Une tradition populaire veut que cette sainte image, native du mont Eubée dans le Négrepont, se soit lassée un jour de sa patrie. Cédant à un désir de locomotion bien flatteur pour l’Occident, elle apparut à un prêtre et lui ordonna de la transporter au Montenero. Le prêtre s’informa de la partie du monde où se trouvait cette montagne, et apprit que c’était aux environs de Livourne. Aussitôt il se mit en marche, portant la sainte image avec lui, et, après un voyage de deux mois, arriva à sa destination, qui lui fut indiquée par un miracle des plus concluans : la madone s’alourdit tout à coup, au point qu’il fut impossible au prêtre de faire un pas de plus. Le prêtre comprit qu’il était arrivé à sa destination ; il s’arrêta donc, et, avec les aumônes des fidèles, il fonda l’oratoire de Montenero.

Un an après, le capitaine d’un vaisseau livournais ayant fait un voyage au mont Eubée, déclara avoir pris, dans la montagne même qu’avait habitée la madone pendant deux ou trois siècles, la mesure de la place qu’elle occupait ; cette mesure s’accordait ligne pour ligne avec sa largeur et avec sa hauteur.

Dès lors il n’y eut plus de doute sur la réalité du miracle, que pour les artistes, qui reconnurent la madone pour être une peinture de Margaritone, un des contemporains de Cimabué, le même Margaritone qui crut avoir récompensé dignement Farinata des Uberti en lui envoyant lorsqu’il eut sauvé Florence, après la bataille de Monte Aperto, un crucifix peint de sa main. Dieu punit son orgueil : le pauvre vieillard mourut de chagrin en voyant les progrès que Cimabué avait fait faire à l’art.

Nous recommandons aux artistes la madone de Montenero comme un curieux monument de la peinture grecque au XIIIe siècle.

Le soir, en rentrant, nous fîmes prix avec un voiturin, et le lendemain matin à neuf heures nous partîmes pour Florence.