Une Campagne de vingt-et-un ans/Chapitre VIII

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Librairie de l’Éducation Physique (p. 65-76).


viii

UNE ANNÉE PROSPÈRE



Elle faillit ne pas l’être ou, du moins, débuta par un incident peu connu et dont les suites auraient pu être des plus graves. À la fin de 1891, ainsi que je l’ai déjà dit, trois sociétés nautiques : la Société d’Encouragement, le Cercle de l’Aviron et la Société nautique d’Enghien s’étaient séparées de l’Union des Sociétés d’aviron et, adoptant notre définition de l’amateur, étaient entrées à l’Union des Sports athlétiques. C’était M. Henri Lepère, président de la Société nautique d’Enghien et de l’Union des Sociétés d’aviron qui conduisait le mouvement. La lettre dans laquelle il justifie son initiative et donne en conséquence sa démission de ce dernier poste est datée, je crois, du 25 novembre et adressée à M. Philippe, vice-président. Peu de temps avant, M. Lepère m’avait invité à diner pour rencontrer M. Lefebvre, du Cercle de l’Aviron qui partageait un enthousiasme dont pour ma part j’étais fort éloigné. Je fis de mon mieux pour décourager ces messieurs ; je redoutais beaucoup cette invasion pour l’Union des Sports athlétiques et, en même temps, il me paraissait fâcheux qu’on pût nous accuser d’avoir ébranlé un groupement voisin du nôtre en y introduisant la discorde. De plus, partisan de la suppression progressive des prix en espèces dans les sociétés d’aviron, je croyais que la présence parmi elles de sociétés à tendances amateuristes servirait plus utilement la bonne cause qu’une brusque et radicale sécession. Mais je ne fus pas écouté et mes arguments n’eurent aucun succès. Le siège était fait. M. Lepère était l’homme le plus aimable et le plus courtois du monde ; l’Union des Sociétés d’aviron perdait en lui un président modèle ; nous y gagnions un habile et charmant collaborateur. Puisqu’il le fallait, nous allions combattre ; ou plutôt nous pouvions dire, comme le duc de Broglie au 16 mai : on nous a jetés à l’eau ; il faut nager maintenant.

Sur ces entrefaites, j’appris que M. Lefebvre et ses amis du Cercle de l’Aviron, persuadés qu’ils allaient rénover le sport nautique et que la jeunesse des écoles affluerait vers eux avaient jeté les bases d’un projet gigantesque en vue duquel ils recueillaient des fonds et faisaient déjà des démarches. Il s’agissait de la pointe de l’île de Puteaux. Là, en travers de l’île, avec façade tournée vers le pont de Neuilly et sortie sur les deux bras de la Seine, ils voulaient édifier un club pourvu de tout le confort moderne et qui serait, en quelque sorte, le quartier général du rowing élégant et le centre du mouvement amateuriste. Or ce terrain était occupé en location mais sans bail ferme par la Société de Sport de l’île de Puteaux dont l’exécution du projet en question aurait pratiquement comporté la destruction. Le terrain que ces messieurs se proposaient d’acheter s’étendait au delà du chalet vestiaire et des premiers cours de tennis. Tandis que M. de Janzé courait chez MM. de Rothschild, propriétaires de l’île, j’allais voir l’architecte du futur club. Nous trouvâmes, l’un et l’autre, les choses beaucoup plus avancées que nous ne pensions. Dans l’ardeur de leur récente évolution, les rameurs avaient mené tout cela tambour battant ; les négociations pour la vente étaient en train, les plans et devis étaient prêts et fort réussis d’ailleurs. Or une pareille aventure eût constitué, pour l’Union des Sports athlétiques un coup dont elle aurait eu grand’peine à se relever. Je sentais parfaitement combien elle avait besoin de la Société de Puteaux, de M. de Janzé et de son groupe. Mais le moyen de faire comprendre cela autour de moi ! L’Union se composait encore d’îlots autonomes entre lesquels les liens n’avaient pas eu le temps de se former. Le Racing-Club, la Société de Puteaux et le Cercle de l’Aviron constituaient trois centres parfaitement étrangers les uns aux autres. Je représentai de mon mieux à mes collègues du Comité la nécessité d’intervenir ; ils y avaient quelque répugnance ; j’obtins enfin de beaucoup d’entre eux la promesse d’un vote d’exclusion du Cercle de l’Aviron et je m’en allai trouver M. Lefebvre avec qui j’eus une contestation des plus vives mais qui finalement céda. Une note, publiée à l’officiel du Cercle de l’Aviron, le 10 février, annonçait en termes discrets le retrait du projet. Pour n’être plus exposé à pareille alerte, M. de Janzé s’occupa aussitôt de réunir les fonds nécessaires et, quelques mois plus tard, la Société de Sport de l’île de Puteaux se trouvait propriétaire de son terrain. La parfaite administration de son président l’avait mise à même de supporter allègrement de lourdes charges.

Cette chaude alerte passée, rien ne troubla plus le ciel unioniste. Je pouvais me dévouer, corps et âme, à mes fonctions, ayant cessé la publication de la Revue Athlétique pour la fusionner avec les Sports Athlétiques qui s’éditèrent dès lors chez Delagrave. La vaillante audace d’Adolphe de Pallissaux méritait bien cette solution qui, sans diminuer ses peines, lui apportait du moins la sécurité. La saison de football fut superbe. Nous n’étions plus réduits (la pelouse de Madrid prise par la Ligue qui du reste, n’en avait jamais fait grand chose et n’en faisait plus rien du tout) à ces bribes de prés situés près du lac supérieur du Bois de Boulogne et dont un arbre homicide occupait le centre. Oh ! le misérable, il était laid et rabougri ; on jouait autour et les joueurs à tout instant se cognaient à lui rudement. Je tremblais qu’il n’occasionnât quelque jour un accident terrible. Trois fois j’avais demandé à M. Alphand sa disparition et ce qu’il y a de plus fort, c’est qu’elle m’avait été accordée ; le conservateur du bois, M. Caillas, n’y était nullement hostile. L’arbre condamné pourtant ne tomba pas ; à ma troisième visite, M. Alphand s’était mis Henri Lepère
m. henri lepère
Président de l’Union des Sociétés d’Aviron
à rire. « Est-ce que vous venez encore pour l’arbre ? me dit-il ; mais il doit être abattu depuis longtemps ». Eh non ! il ne l’était pas. Le directeur des travaux de Paris décréta sa mort à nouveau mais il mourut lui-même avant son arbre qui tenait bon il y a encore quelques années. Ce cauchemar avait pris fin par un arrangement avec le Jardin d’Acclimatation, adjudicataire des foins de la prairie de Bagatelle. C’est là que se jouèrent les matches de 1892. On pouvait en faire deux à la fois ; le terrain était bon. Nous étions ravis. Le 20 mai eut lieu le match final du championnat interclubs. Le Racing triompha du Stade. Un punch suivit, au restaurant de Madrid. J’y remis aux vainqueurs le challenge dont j’étais donateur, un bouclier que j’avais dessiné et fait exécuter avec grand soin ; je ne sais plus ce qu’il est devenu car depuis des années, il n’en a plus été fait mention.

Une autre date, plus mémorable, fut celle du 18 avril 1892. M. Morlet
m. morlet
Proviseur du lycée Michelet,
alors proviseur du lycée de Troyes
Grâce au zèle, à la fois prudent et audacieux de M. Heywood, un des bons clubs anglais, le Rosslyn Park Football Club avait consenti à envoyer une équipe à Paris pour y rencontrer le Stade Français. M. Heywood, qui ne se faisait aucune illusion sur le résultat de la partie, estimait que l’heure était venue où elle pourrait aider puissamment aux progrès du football en France ; il escomptait une défaite salutaire ; ce serait à la fois un encouragement pour nos joueurs qu’on vint les matcher chez eux et un enseignement précieux offert à leur bonne volonté. La difficulté était de trouver un terrain clos avec tribunes. Enclore Bagatelle eut coûté trop cher, si même on l’eût permis ; Heywood dénicha à Levallois, le Coursing-Club. Nous l’allâmes voir ; le sol était bien médiocre ; il fallait enlever les pierres, apporter du terreau, rouler. Nous nous félicitions du moins d’avoir obtenu la location à bon compte. Mais survint le liquidateur car le Coursing était en liquidation judiciaire, ce qu’on s’était bien gardé de nous dire ; il fallut négocier à nouveau avec lui. Lord Dufferin, nommé ambassadeur à Paris, allait y arriver ; ses lettres de rappel étaient à peine présentées au roi d’Italie. Nous voulions l’avoir comme président du match. J’écrivis à Lady Dufferin, encore à Rome. Au jour dit, le nouvel ambassadeur et sa famille descendirent de leur landau par une température sibérienne. Ce fut, je crois, leur premier contact avec la foule parisienne ; il neigeait presque ; tout le monde avait l’air figé, sauf les joueurs et la musique militaire. M. de Saint-Clair, de passage à Paris, arbitrait le match ; nous étions heureux de le voir associé à cette grande manifestation, issue en partie de ses efforts. La défaite fut complète mais honorable et le soir, au banquet de l’hôtel Terminus, les Anglais se montrèrent très affirmatifs sur l’avenir du football en France ; ils étaient étonnés des « dispositions » qu’y montraient nos équipiers et s’en félicitaient loyalement.

Notre principal effort de 1892 porta sur la province. Tandis que MM. de Pallissaux, Raymond et F. Mercier s’en allaient à Coulommiers et à Chartres, inciter le zèle des scolaires, j’étais, le 28 avril à Troyes, le 28 mai à Bourges, les 5, 6 et 7 juin à Caen, le 16 à Amiens, le 30 au Mans, le 25 octobre enfin, à Bordeaux. La réunion organisée à Troyes par le proviseur, M. Morlet, aujourd’hui M. Duval
m. duval
Alors professeur au lycée de Bourges
proviseur du lycée Michelet, était superbe. M. Morlet, adoré de ses élèves dont il obtenait merveille à tous points de vue, était tout dévoué à notre œuvre. « J’ai travaillé activement pendant ce mois au recrutement de l’Union, m’écrivait-il, cette même année ; j’espère bien que l’Association sportive du lycée de Chaumont et la Société Athlétique du lycée de Sens vont demander leur adhésion. Mon excellent collègue de Chaumont parait bien décidé. » À Bourges, sur le champ de foire, il y eut des courses à pied, un match de football et beaucoup de spectateurs. Paris qui se blase vite ne prêtait déjà plus d’attention à la nouveauté du spectacle mais, en province, tout cela était inédit et rien n’égale l’étrangeté des propos que suscitaient l’apparition des jeunes gens bras et jambes nus ou la formation d’une mêlée de rugby. La mine était amusante surtout de certains fonctionnaires gourmés venus parce que ces concours étaient bien vus en haut lieu mais en blâmant in petto la vulgarité et condamnant notre manie d’« exercices acrobatiques. » M. Duval, professeur au lycée de Bourges, ne s’émouvait pas de ces critiques ; il allait droit son chemin, inspirant à ses élèves le bon esprit sportif. On ne peut oublier de citer ici les noms de M. G. Sévrette, le si distingué professeur du lycée de Chartres et de son frère qui suivait ses traces à Charleville. Le sport avait en eux les meilleurs protagonistes. Ont droit de n’être pas oubliés non plus dans cette nomenclature, MM. Dussouchet, professeur au lycée Henri iv et Sinoir, professeur au lycée de Laval. Que d’autres encore dont je voudrais rappeler les noms. Ils ne formaient pourtant qu’une pléiade au milieu de beaucoup d’indifférents ou d’hostiles mais une pléiade généreuse et ardente.

Le lendit de Caen, œuvre d’une Ligue normande de l’Éducation Physique qui ne fit que passer ne répondait guère, pas plus que la fête d’Amiens, à nos idées et à nos vœux. Cette idée de Lendit trouvait de nombreux détracteurs dont les critiques étaient absolument justifiées d’ailleurs ; elle avait aussi des partisans enthousiastes parmi lesquels M. Sinoir avec qui je discutai la question en une interminable correspondance qui ne le convainquit pas. Mais nous savions très bien à l’Union que cette formule se suiciderait d’elle-même et que, peu à peu, notre façon de concevoir les sports scolaires prévaudrait. Ce n’était pas une raison pour refuser notre concours là où on nous le demandait. MM. Marcadet, Heywood m’accompagnèrent à Caen avec une douzaine de stadistes. Nous fûmes rejoints le lendemain par les représentants de l’Association Vélocipédique d’amateurs, MM. Raymond, de Pallisseaux, Desgrange, Comte et Giraud. L’organisateur des concours, l’aimable M. Salles, professeur au lycée aidé par le Sport Athlétique du lycée de Caen, société unioniste, nous fit le plus cordial accueil et nous passâmes là trois jours fort joyeux. À Amiens, les concours tinrent tant bien que mal en une journée. M. Palette, proviseur du lycée, s’était donné beaucoup de mal et la présence du directeur de l’Enseignement secondaire rehaussait l’éclat de la fête. J’exerçais les fonctions de juge-arbitre ; MM. L. P. Reichel et Raymond, celles de directeurs des courses. La réunion du Mans se tint dans les jardins de la préfecture et nous y fîmes une précieuse conquête, celle de M. Lutaud. Le voyant si favorablement disposé, je lui suggérai la possibilité d’obtenir du Conseil général de la Sarthe le vote d’une légère subvention, permettant l’organisation des championnats provinciaux. M. Lutaud le promit et, sur sa proposition, une subvention de 300 francs fut effectivement attribuée à l’Union peu après. Le 9 juillet, je présentai donc au Comité de l’Union un projet tendant à la création dans les grands centres provinciaux et pour commencer à Amiens, au Mans et à Bordeaux de championnats interscolaires ouverts aux associations Gaston Sévrette
m. gaston sévrette
Proviseur au lycée de Chartres
scolaires de la région. On parla à nouveau à cette occasion de la possibilité d’obtenir une subvention de l’État ou de la Ville de Paris. Je répugnais absolument à la demander. Les quelques cents francs qu’on nous eût remis eussent enchaîné notre indépendance et diminué notre prestige d’initiative privée. Il n’en allait pas de même de subventions locales, en vue de concours déterminés. À l’automne, à Bordeaux où le Stade Bordelais animé par le zèle de M. A. Mangeot donna une réunion à l’occasion de ma visite, je posai des jalons auprès du préfet ; mais mon ami Tissié tenait la place avec sa ligue girondine.

Les deux principaux événements du second semestre de 1892 furent le match à huit rameurs victorieusement couru à Andrésy, le 8 octobre et le « jubilé » de l’Union, célébré du 20 au 27 novembre. Je me réserve de parler dans le prochain chapitre du match d’Andrésy, des négociations qui l’avaient précédé et des événements qui en découlèrent. Avant d’en venir au jubilé, je relève encore quelques faits importants de l’année 1892 : d’abord, un très intéressant projet de M. L. P. Reichel, concernant la fondation d’une association équestre d’amateurs, projet prématuré seulement et trop ambitieux. Si le fondateur s’en était tenu à l’essence de son idée, cette « équitation populaire » qui est encore à créer naissait du coup mais il prévoyait des courses, des carrousels, voire même des manœuvres militaires, toutes choses dépassant les moyens des chevaux de manège… et de leurs cavaliers. À citer ensuite deux concours de marche, l’un organisé par l’Association française de marche que présidait M. A. Braeunig, le vaillant et distingué sous-directeur de l’École Alsacienne avec Jean Charcot pour vice-président ; il eut lieu de Paris à Passy avec escorte de cyclistes fournie par l’A. V. A. — l’autre organisé autour de Paris par les étudiants. Ils m’en avaient offert la présidence ; je n’aimais pas beaucoup ce genre de concours mais j’espérais que ce serait pour eux le signal d’une renaissance athlétique décisive ; ce ne fut qu’un faux départ de plus. Qu’ils étaient donc difficiles à entraîner, ces braves jeunes gens de la rue des Écoles ! À chacun de nos banquets, ils se déclaraient par la bouche de l’un d’eux venu pour les représenter, résolus à « s’y mettre sérieusement » ; et en voilà jusqu’au banquet suivant. À citer encore les premiers championnats réguliers de longue paume joués en parties terrées pour les clubs, en parties enlevées pour les associations scolaires. On les a, je crois, laissé tomber depuis et c’est grand dommage. — Enfin la réunion tenue les 7 et 8 mai 1892 à la Sorbonne par le Comité, pour la propagation des Exercices physiques. À son assemblée du 8 janvier 1891, je lui avais présenté un rapport l’invitant, maintenant que l’avenir des concours fondés par lui — aviron, gymnastique, équitation — se trouvait assuré, à se transformer en « conseil supérieur de l’Éducation Physique », c’est-à-dire à se donner pour mission l’étude de l’éducation physique « science d’une extrême étendue puisque d’un côté elle confine à la médecine et que de l’autre elle touche à la morale. » Et j’ajoutais : « Analyser l’éducation physique étrangère, créer d’une manière définitive l’éducation physique française, voilà les fonctions que je vous propose. S’il vous paraît utile d’entrer dans cette voie, je vous demanderai de décider qu’une session régulière doit nous réunir annuellement et que, dans l’intervalle des sessions, une commission permanente vous représentera. Ce sera le devoir des membres de cette commission de préparer le travail, de se procurer des documents, de les classer, de faire en sorte que la session soit courte et bien remplie, que chaque année vous puissiez savoir d’une manière exacte et précise ce qui s’est passé, ce qui s’est dit en France et au dehors, concernant l’éducation physique ». Ces vues avaient été acceptées et la session de 1892 comportait l’examen de deux questions des plus importantes sur lesquelles M. Callot et moi avions à présenter des rapports. L’un de ces rapports, le mien, avait trait à l’organisation et au fonctionnement des associations athlétiques dans les lycées et collèges français, à leurs avantages et inconvénients, au double point de vue des parents et des élèves, etc… Ce rapport fut publié dans la Revue Universitaire du 15 mai 1892, tiré à part et envoyé par les soins de M. Rabier à tous les proviseurs et principaux dont beaucoup, du reste, avaient répondu à mes lettres d’enquête, se montrant en général favorables aux associations. Le rapport de M. Callot visait la création, dans les chefs-lieux d’arrondissement et de canton, de champs scolaires selon le plan proposé par le général Lewal (prairie naturelle de 2 à 6 hectares avec pistes de courses à pied et hangar pouvant servir d’abri). M. Callot examinait s’il ne serait pas possible d’utiliser les champs de courses, les terrains communaux et militaires et si une loi rendant obligatoire pour les communes l’établissement de champs scolaires ne serait pas opportune ? L’enquête à laquelle il s’était livré n’avait pas révélé de la part des municipalités des tendances bien généreuses et rénovatrices à cet égard et l’on comprend qu’à l’heure actuelle presque rien encore n’ait été réalisé dans une voie pourtant si nécessaire.

Arrivons maintenant à ce fameux « jubilé ». C’était une occasion si avantageuse de faire prospérer l’Union que je n’avais pas hésité à braver le petit ridicule qui s’attachait à la célébration pompeuse d’un cinquième anniversaire et encore d’un anniversaire un peu fictif ; si l’année 1887, en effet, avait vu se fonder matériellement non pas l’Union des sociétés de Sports athlétiques mais l’Union des sociétés de Courses à pied, trois ans plus tard, au début de 1890, cette même Union se trouvait encore dans un état si précaire que j’avais longtemps hésité à lui confier le sort de notre œuvre. Il y avait lieu de craindre des attaques et des moqueries sans nombre de la part des journaux. C’était l’époque où MM. de Cassagnac et Barrès menaient contre nous une méchante campagne, nous accusant à la fois d’abaisser le niveau des études, de provoquer des accidents physiques et de semer dans les rangs scolaires l’indiscipline et l’immoralité. Pour éviter que le jubilé n’amenât une recrudescence de ces aménités, il fallait lui assurer de si hauts protecteurs et lui donner un tel caractère qu’on ne put décemment l’attaquer. Dès le mois de mars, le président de la République que nous avions été voir, MM. de Janzé, Gondinet et moi, avait accepté le patronage des fêtes et dès le mois de juillet, l’amphithéâtre de la Sorbonne était promis pour le vendredi 25 Léon de Janzé
vicomte léon de janzé
Président de l’U. S. F. S. A.
novembre — le grand duc Wladimir, invité par Janzé à présider la réunion finale — M. Jusserand autorisé par le ministre des Affaires Étrangères à faire une conférence et M. Callot, auteur de belles traductions de Sophocle en vers français, occupé à composer une ode à l’Union qui serait mise en musique et exécutée par une chorale. Surtout une liste de souscriptions était ouverte car j’étais préoccupé que le jubilé ne surchargeât point un budget assez mince et dont les principales ressources devaient être consacrées aux sports. Je dirai tout de suite que le jubilé coûta 1.418 fr. 85 qui furent couverts par les dons de MM. Gordon Bennett, Richefeu, de Janzé, de Pourtalès et par ceux de la Société de Puteaux (200 francs), de l’Association Athlétique du Bois de Boulogne (150 fr.), du Racing Club, de la Société d’Encouragement, du Décimal Boat Club qui donnèrent chacun 100 francs, de l’A. V. A., de la Société Nautique d’Enghien et du Cercle de l’Aviron qui en donnèrent chacun 50. Je gardai à ma charge comme d’habitude toute la correspondance, les affranchissements, etc… Il fut distribué pour 427 francs de prix, médailles et coupes spéciales, ces dernières enfermées dans des écrins et faites spécialement pour l’Union d’après le dessin et les procédés qui avaient servi pour le bouclier du football. Sur ces 1.418 francs les pauvres de Ville-d’Avray reçurent 50 francs, en souvenir de la fondation de l’Union qui s’était faite là. C’est à Ville-d’Avray que s’ouvrit le jubilé, le dimanche 20 novembre, par un championnat vélocipédique de 50 kil. précédé d’un déjeuner que présida le maire de la localité. Le lendemain soir lundi 21, il y eut un assaut d’armes au Stade Français sous la présidence du général Février, pour l’inauguration du nouveau club house : le jeudi 24, un grand cross country interscolaire à Meudon, présidé par l’illustre M. Janssen qui donna à l’issue de la course un lunch aux nombreux participants ; le vendredi 25, à 8 heures du soir, une séance solennelle dans l’amphithéâtre de la Sorbonne. Le prince Obolensky représentait le grand duc Wladimir. De courtes conférences sur les exercices physiques dans l’antiquité, au moyen-âge et dans le monde moderne furent faites par MM. Georges Bourdon et Jusserand et par moi-même. L’ode à l’Union chantée par l’harmonie de la Belle Jardinière et déclamée par M. Segond de l’Odéon eût un grand succès et fut bissée. Puis on ouvrit les enveloppes du concours littéraire créé à l’occasion du jubilé. Les trois lauréats furent MM. Bayeux, proviseur du lycée Grand Duc Wladimir
s. a. i. le grand duc wladimir
de russie
de Saint Étienne et A. Magendie, directeur de l’école normale d’instituteurs de Foix, auteurs de remarquables mémoires sur la portée morale des exercices physiques et M. Paul Fredy (sous ce pseudonyme se cachait un de mes frères), auteur d’une amusante comédie en vers, intitulée : « Dante et Virgile à l’Union des Sports ». Enfin MM. de Saint-Clair et Richefeu reçurent les palmes de l’Instruction publique que j’avais demandées pour eux ; Saint-Clair n’était pas présent mais je tenais qu’il fut associé de la sorte à la fête, d’autant mieux qu’on continuait à se montrer plus injuste et plus ingrat envers lui. Le dimanche 27 vit au Racing Club, le matin, une réunion de courses à pied que présida le grand-duc Wladimir en personne et le soir, chez Lemardelay, le jubilé se clôtura par un banquet de quatre-vingts couverts ; MM. Rabier et Buisson et beaucoup de proviseurs étaient présents. J’y donnai lecture d’une interminable série d’adresses, de lettres et de télégrammes émanant des « potaches » de province. À Chartres, Grenoble, Charleville, Rouen, Bourges, Troyes, Le Mans, Coulommiers, Nantes, Laval, Bordeaux, Orléans, Limoges, Perpignan et Béthune, des fêtes locales avaient même été organisées par eux pour s’associer au triomphe de l’Union. J’avais bien escompté que l’opinion serait impressionnée par la simultanéité de ces manifestations qui témoignaient de l’avenir désormais assuré du mouvement unioniste. Pour finir, Jules Simon se leva afin de boire « aux petits soldats français qui sont en train de faire de la gymnastique au Bénin ». Son discours roula sur la récente campagne du Dahomey ; sa péroraison « à notre camarade le général Dodds que nous ne connaissons pas, à son état-major, à ses troupes, à l’espérance et à la gloire de la France » fut la plus belle que j’aie jamais entendu tomber de ses lèvres. Il fit passer dans l’assistance de prodigieux frissons ; certains pleuraient.