Une Campagne de vingt-et-un ans/Chapitre XXI

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Librairie de l’Éducation Physique (p. 192-200).


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ARTS, LETTRES ET SPORTS



Au lendemain de la réunion tenue par le Comité International Olympique à Londres (juin 1904) j’écrivais dans le Figaro les lignes suivantes : « L’heure est venue de franchir une étape nouvelle et de restaurer l’olympiade dans sa beauté première. Au temps de la splendeur d’Olympie — et plus tard même quand Néron, vainqueur de la Grèce, ambitionnait de cueillir sur les rives de l’Alphée des lauriers toujours enviés — les lettres et les arts harmonieusement combinés avec le sport assuraient la grandeur des Jeux olympiques. Il doit en être de même dans l’avenir. Loin de nous, aujourd’hui comme hier, la pensée de poursuivre la restitution à la fois enfantine et sacrilège d’un passé magnifique. Mais si le siècle exige que, pour être vivantes et durables, les olympiades modernes revêtent les formes qu’inspirent ses lois, rien ne nous interdit de dégager du passé ce qu’il contenait d’humain, c’est-à-dire d’immuable. L’importance nationale du sport, sa fonction internationale, le danger de le laisser corrompre par l’appât du gain, la nécessité de l’associer étroitement aux autres formes de l’activité, ce sont là des certitudes qui ont survécu à la destruction d’Olympie et à l’éclipse momentanée du radieux idéal en vue duquel l’étonnante cité s’était édifiée. Nous avons voulu, dès le début, la restauration complète de cet idéal sous un aspect et dans des conditions appropriées aux nécessités du moment. Mais il fallait d’abord qu’un athlétisme rajeuni et viable nous en fournît les éléments, que des rendez-vous réguliers fussent pris entre les peuples, qu’une série nouvelle d’olympiades jalonnât la route à suivre. Cela fait, il devenait possible et désirable d’unir dans les fêtes futures, comme ils l’avaient été dans les fêtes d’antan, les muscles et la pensée… Certains purent observer sans doute que si, jadis à Olympie, les poètes venaient lire leurs œuvres inédites et les peintres exposer leurs tableaux récents, cette publicité est désormais sans intérêt pour les uns comme pour les autres. Aussi n’est-ce point de publicité qu’il s’agit mais simplement d’atténuer le caractère exceptionnel et technique que revêt l’athlétisme actuel pour lui rendre sa place dans la vie générale ; et peut-être, d’ailleurs, les artisans de la plume et du pinceau que nous aurons conviés à nous y aider nous sauront-ils gré quelque jour d’avoir rappelé à leurs talents anxieux de renouveau des sources oubliées de noblesse et de beauté. »

Cette citation suffit à expliquer comment fut convoquée par le Comité International Olympique au mois de mai 1906 une conférence consultative à l’effet d’étudier « dans quelle mesure et sous quelle forme les arts et les lettres pourraient participer à la célébration
Foyer de la Comédie Française

foyer de la comédie française
des olympiades modernes et, en général, s’associer à la pratique des sports pour en bénéficier et les ennoblir » — et pourquoi ladite conférence se tint à Paris, à la Comédie française sous la présidence de M. Jules Claretie. L’aimable administrateur de la Comédie française encadré par le « doyen et la doyenne » des sociétaires, M. Mounet-Sully et Madame Bartet, ouvrit et ferma la conférence par deux de ces charmantes allocutions dont il a le secret. Les séances générales eurent lieu dans le célèbre foyer du public. Faute de locaux appropriés, les séances de commissions se tinrent à l’hôtel du Touring-Club mis gracieusement à la disposition du Comité International.

La Revue Olympique de juin 1906 a donné de ces séances un compte-rendu fort détaillé et, dans ses numéros suivants, elle a publié in-extenso les importants travaux présentés par MM. Maurice Pottecher, Bourgault-Ducoudray, Frantz Jourdain, Émile Blémont, Max d’Ollone, Pierre Roche, etc… Je ne ferai donc que rappeler ici — avec le dévouement à la conférence de M. Truffier (de la Comédie française) et de M. Pierre-Gaston Mayer qui remplit les délicates fonctions de secrétaire — les principales conclusions adoptées.

Il s’agissait en somme de préparer : d’une part « la retentissante collaboration des arts et des lettres aux olympiades restaurées » et Jules Claretie
jules claretie
Administrateur de la Comédie Française
de l’autre, « leur collaboration quotidienne, modeste et restreinte aux manifestations locales de la culture physique ». En ce qui concerne le premier point, la conférence approuva à l’unanimité l’idée d’instituer cinq concours d’architecture, de sculpture, de peinture, de littérature et de musique qui seraient désormais annexés aux olympiades et en feraient partie au même titre que les concours athlétiques. Les œuvres présentées devraient être inspirées par l’idée sportive ou se référer directement aux choses du sport. Elles seraient soumises à l’examen de jurys internationaux. Les œuvres primées seraient autant que possible exposées, publiées ou exécutées (selon qu’il s’agirait d’œuvres picturales, architecturales, sculpturales, littéraires — ou enfin musicales ou dramatiques) au cours des Jeux.

Le second point prêta à des discussions approfondies. En architecture, deux édifices à considérer : d’une part, le gymnase, lieu d’exercice ; d’autre part, le stade, lieu de concours. La conférence se prononça architecturalement en faveur de ce type de gymnase antique désiré par la gymnastique utilitaire ; c’est-à-dire qu’elle suggéra un édifice groupant autant que possible tous les sports et composé d’espaces de plein air entourés d’abris facultatifs. Le stade ancien ne parut pas approprié aux besoins modernes. On décida que, pas plus au point de vue artistique qu’au point de vue pratique, les lignes et la forme n’en devaient être données en exemple. Le vrai stade moderne, ce sera la prairie entourée de verdure avec d’élégantes et spacieuses tribunes ornées de fleurs. Autant il est heureux que le stade athénien ait pu être relevé de ses ruines et reconstitué, autant il semblerait regrettable de voir des cités récentes tenter d’en édifier de similaires auxquels manqueraient l’illustration historique et la beauté spéciale d’un paysage unique[1].

En fait d’art dramatique, la conférence a fait observer aux sociétés de gymnastique et de sport que des représentations appropriées, surtout en plein air, seraient un joli accompagnement pour les fêtes musculaires ; elle leur a recommandé de cultiver elles-mêmes l’art dramatique, notamment la comédie sous la forme d’une revue annuelle mettant en scène de façon fantaisiste les principaux faits intéressant les sociétaires — à condition bien entendu de ne pas laisser de tels exercices prendre le pas sur l’exercice physique et détourner la société de sa fonction essentielle.

L’art de la danse a évolué de telle façon que des efforts considérables seront nécessaires pour l’introduire à nouveau parmi les sports. On ne saurait que louer les tentatives qui ont été faites dans ce but mais leur caractère hésitant et fragmentaire ne permet pas encore de chercher à en codifier les résultats. Par contre le cortège n’a pu disparaître des habitudes. Il se forme inconsciemment en maintes circonstances de la vie moderne mais, à moins d’être militaire, il ne présente ni cohésion ni harmonie. Or le cortège athlétique est le plus facile à régler, celui dont l’aspect et la raison d’être s’imposent le plus promptement. Il suffirait en somme, qu’imitant les gymnastes lesquels ont conservé l’habitude de défiler en tenue — escrimeurs, boxeurs, joueurs de balle, cyclistes, apparussent dans leurs vêtements d’exercice, tenant ou conduisant les engins, épées, raquettes, bicyclettes dont ils se servent[2] ; leur maintien serait défini par là-même et il va sans dire que, mieux que d’autres, ils sauraient donner à leurs gestes et à leur rythme l’élégance martiale qui convient. Pour la remise des prix, le plus gracieux cérémonial paraît être celui du moyen-âge le vainqueur, pliant le genou devant une dame, recevait d’elle le prix gagné par lui. Si l’on venait à rétablir le serment de loyauté prêté jadis par les concurrents avant la rencontre, il donnerait lieu à une scène, toujours facile à constituer et comportant des évolutions très simples et des attitudes d’un grand effet.

En matière de décoration, la conférence s’est montrée très empressée à condamner l’andrinople, le velours rouge, les crépines
Fête olympique de Tourcoing

fête olympique de tourcoing : arrivée du 400m plat
d’or, les écussons en toile peinte et d’une façon générale la banalité routinière du matériel en usage dans la plupart des pays. Elle a préconisé l’introduction d’étoffes légères et claires, le retour au décor en treillage si en faveur sous Louis XV et propre à faire valoir la moindre guirlande dont on l’agrémente, enfin l’emploi pour les fêtes sportives de panoplies semblables à celles que l’on établit pour les fêtes militaires mais formées d’instruments de sports au lieu de cuirasses et de boucliers. Des avirons, des maillets, une roue de cycle, des ballons, des raquettes entremêlés de feuillage se prêteraient aux arrangements les plus pittoresques. Les palmes de grandes dimensions que la rapidité des transports permet de se procurer aujourd’hui à bon marché et sans qu’elles aient perdu leur fraîcheur composent également, avec des banderoles et des écharpes, de gracieux motifs. Les fleurs enfin ne sont pas suffisamment utilisées. Elles constituent pour les exercices en plein air un accompagnement naturel. Autrefois il advenait qu’on les jetait aux triomphateurs et rien ne valait probablement à leurs yeux ce poétique hommage. Les sociétés florales, sollicitées de prêter leur concours aux grandes solennités sportives, s’ingénieraient certainement à en rehausser l’éclat par des décorations inédites et harmonieuses.

Restent les fêtes de nuit auxquelles la pyrotechnie moderne a ouvert des perspectives inattendues. Les sports aux flambeaux constituent un spectacle nouveau très attirant et d’une ordonnance toujours assez aisée. En effet, les jeux de lumière coupés d’ombre dissimulent les imperfections de détail, les spectateurs sont plus faciles à satisfaire, les acteurs plus isolés d’eux et moins préoccupés d’être vus. Ainsi tout concorde à pousser les sociétés de sport dans cette voie, très propre à leur attirer des adhérents et à leur faire des amis.

Si le sport peut fournir des matériaux à l’auteur dramatique, à combien plus forte raison en peut-il fournir à l’homme de lettres. L’émotion sportive relève de la psychologie non moins que de la physiologie. Mais, pour bien l’interpréter, il faut l’avoir ressentie soi-même. Rares sont encore les écrivains qui s’adonnent aux sports et il ne faut pas chercher ailleurs la cause de leur hésitation à traiter des sujets dont ils n’ont pas réalisé la richesse. Ceci est également vrai des poètes qui trouveront dans le poème athlétique l’occasion d’un renouveau salutaire — mais le jour seulement où ils connaîtront par eux-mêmes les sensations puissantes qu’ils tenteront d’exalter dans leurs vers.

À l’inverse des Lettres, la Musique est susceptible de prêter aux sports un appui immédiat. La conférence prit sur ce point d’importantes résolutions. Considérant que la base de cette féconde collaboration est le chant choral de plein air, elle a prié le Comité International Olympique de transmettre à toutes les sociétés sportives, même aux sociétés équestres (dans certains régiments russes les soldats chantent à cheval) une invitation à former des sections chorales. On a fait justement ressortir à cet égard la valeur du chant au point de vue du perfectionnement respiratoire, si utile pour la pratique de la plupart des sports. En attendant, les sociétés sportives et chorales qui coexistent dans une même localité et le plus souvent s’ignorent, seront conviées à se mettre d’accord en vue de se prêter un concours réciproque dans les fêtes organisées par elles. Enfin une Commission présidée Commandant Lancrenon
le commandant lancrenon
par M. Bougault-Ducoudray accepta de rechercher les morceaux anciens et modernes pouvant former un répertoire approprié (en ce qui concerne les sociétés françaises) à de pareilles solennités. Appel sera fait aux compositeurs pour qu’ils orientent de ce côté leur bonne volonté et écrivent des odes, des cantates en l’honneur de l’athlétisme et des sports. La Conférence ne jugea pas à propos de limiter, par des indications quelconques, la pleine indépendance que doivent conserver les artistes mais elle leur signala pourtant l’intérêt qu’il y aurait pour eux à étudier les principaux rythmes sportifs, l’effet produit par des alternances de chants et de sonneries martiales et enfin ce type de cantate adopté par l’excellent compositeur grec, Samara, pour son Hymne olympique et qui consiste en chœurs sans accompagnement repris ad libitum et soutenus par une ou plusieurs musiques militaires.

Le gymnase moderne ne fournirait pas seulement aux peintres et aux sculpteurs des modèles inédits mais encore des emplacements appropriés pour leurs œuvres d’art. Et ces œuvres d’art à leur tour contribueraient à l’éducation et au perfectionnement eurythmique des jeunes athlètes. Là encore, une seule façon d’atteindre le but : il faut que les artistes fréquentent les milieux sportifs : quelques exemples récents ont d’ailleurs souligné leur impuissance à suppléer par des renseignements de seconde main ou des observations hâtives aux documents vécus que peut seule leur procurer la connaissance effective de l’exercice physique sous ses formes diverses. La Conférence a paru persuadée que le geste athlétique — par lequel la sculpture antique semble s’être souvent laissé intimider puisqu’elle a marqué une tendance certaine à reproduire l’athlète au repos — pourrait aujourd’hui donner satisfaction au double besoin de mouvement et de nouveauté qui tourmente les artistes.

Elle reçut à cet égard communication d’un projet dû au génie du grand sculpteur Bartholdi. Deux ans avant j’avais pensé à commémorer par un monument approprié le renouveau de la gymnastique et des sports — et c’est à lui que j’en avais parlé. Bartholdi s’était passionné pour cette idée et dans une lettre, après l’avoir creusée, il me disait peu de temps avant sa mort : « Je placerai au centre la Meta, la borne fatidique autour de laquelle, dans le Stade, la lutte, s’avivant, devenait plus audacieuse et plus âpre — cette borne où la terreur superstitieuse des anciens installait une divinité subalterne, méchante et sournoise, empressée à tromper et à perdre les concurrents. Contre le marbre poli viendra se ruer la cohue des sports : escrime et football, patinage et boxe, hippisme et cyclisme, jusqu’à une auto dernier modèle ; car la tempête musculaire change d’aspect avec les âges mais l’âme en est identique, l’expression similaire — et toujours la Meta domine, silhouette rude, inexorable et par là même attachante et compréhensible. » Bartholdi voulait cette Meta en porphyre, haute et large, avec de blanches images d’ephèbes et d’athlètes s’enroulant autour. « Ce serait, disait-il encore, une leçon d’histoire en même temps que de philosophie — un ressouvenir de l’Hellade éternelle, mère de toute civilisation et un avertissement que le heurt de l’effort et du destin demeure la loi suprême de la vie. »

Le projet, malheureusement, est trop vaste et trop coûteux pour pouvoir être réalisé en ce moment. Quand même, je ne désespère pas de le voir réaliser un jour.

Telle fut la conférence consultative de 1906. Elle se termina par une fête qui eut lieu dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne à l’occasion de la remise solennelle du Diplôme Olympique à Mgr le duc des Abruzzes et au commandant Lancrenon — et de la Coupe Olympique au Touring-Club de France. Successivement, dans cette merveilleuse enceinte, on entendit Madame Bartet et MM. Mounet-Sully et Truffier réciter du Victor Hugo, la Société chorale d’Amateurs, conduite par M. Griset, chanter d’admirables strophes anciennes et modernes, le Dr  Léon Petit donner une causerie scientifique, enfin les épées des professeurs Dubois et Decanchy se heurter en un combat aux allures classiques tandis que dans le vestibule du palais retentissaient des fanfares de chasse. L’eurythmie de cette fête, la première qui eut jamais réuni les sports, les sciences, les lettres et les arts — laissa l’assistance sous une impression inoubliable.

Peu après le Racing-Club de France, à l’occasion de ses grands prix annuels, délaissa l’habituel orphéon aux cuivres vulgaires et le remplaça par l’École de chant choral dirigée avec tant de zèle par M. Radiguer ; les assistants applaudirent les chœurs de l’époque révolutionnaire écrits par Gossec et Chérubini — pour le plein air précisément — et qui n’avaient plus guère été interprétés depuis cent ans. À cette occasion, le Comité International décerna au Racing-Club de France la Médaille olympique, voulant reconnaître les longs services rendus par lui à la cause sportive. La Médaille olympique fut également offerte à la Comédie-Française et déposée par M. Jules Claretie dans les archives de la Société.

Au mois d’août, à Bussang, M. Maurice Pottecher, qui avait pris une part active aux travaux de la Conférence, annexa aux représentations toujours si goûtées de son célèbre « théâtre du peuple » une partie sportive, escrime, course à pied, etc., qui réussit fort bien. Enfin le 4 octobre, par le labeur infatigable de Th. Vienne et grâce à l’intelligent appui de la municipalité, Tourcoing qui clôturait son exposition donna une Fête Olympique que présida le sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, M. Dujardin-Beaumetz. Une cantate d’Alexandre Georges, une exposition d’œuvres d’arts sportives, la restitution d’un combat antique, des danses grecques encadraient magnifiquement les concours athlétiques.

Ainsi fut fêté en l’an de grâce 1906 l’union qui rapprochait à nouveau ces anciens divorcés, le muscle et l’esprit.



  1. Le « stadium » de Londres a été improprement dénommé ainsi ; il a la forme elliptique des arènes. Voir dans la Revue Olympique, un article à ce sujet.
  2. Il a été tenu compte partiellement de ce vœu à l’issue des Jeux Olympiques de Londres.