Une Correspondance inédite de Prosper Mérimée/02

La bibliothèque libre.
Une Correspondance inédite de Prosper Mérimée
Revue des Deux Mondes4e période, tome 134 (p. 241-275).
◄  01
03  ►
UNE CORRESPONDANCE INEDITE
DE
PROSPER MÉRIMÉE

DEUXIÈME PARTIE[1]


Jeudi soir, 1857.

Madame,

Votre oiseau est charmant, je voudrais bien lui ressembler. Quant à la légende, je n’y puis mordre. Si je ne me trompe, ce sont des lettres hébraïques ; mais demain je consulterai les doctes. D’abord, avec mes mauvais yeux, j’avais cru voir des lettres grecques, et comme un archéologue ne doit jamais rester court, j’avais lu Χ. C. C. Π. Χριστὸς σώσῃ σε, Πρόσπερον. Que le Christ te sauve, Prosper ! Je suis sûr que la légende hébraïque n’est pas un spell dangereux, et qu’au contraire il doit avoir le pouvoir de chasser the grim gentleman below. J’en userai au besoin. Si vous restez quelque temps en Italie, il serait fort possible, madame, que j’eusse l’honneur de vous y rencontrer. Je suis partagé entre la tentation d’aller à Venise et une espèce de devoir d’aller en Espagne. Je sais combien l’Espagne me fait de mal, et je parviendrais peut-être en Italie à faire quelque chose pour mon bien. A Madrid, je suis parfaitement sûr de fumer une grande quantité de cigares et d’assister à la mort de tous les taureaux qui trépasseront en public, mais excepté ces deux façons de passer le temps intellectuellement, je vivrai comme une huître. Cependant c’est à Madrid que demeure la meilleure amie que j’aie au monde, qui m’a toujours donné de bons conseils (que je n’ai guère suivis). Il y a plus d’un an que je ne l’ai vue et elle a été malade. Cela fait un cas de conscience qui m’embarrasse. Vous ne sauriez croire quelle terrible ville est Madrid. On dit qu’elle a un crochet, garabato, auquel les étrangers se prennent, et c’est très vrai. J’y ai fait toutes les bêtises possibles quand jetais jeune. J’y suis plus at home qu’en aucun lieu du monde, mais c’est Capoue pour quelqu’un qui est loin d’être un Annibal. Conseillez-moi donc un peu. Vous savez toutes les obligations que j’ai à Mme de M… ; ajoutez que je suis sûr de lui faire plaisir en allant la voir. Mais c’est impossible de travailler et même de penser quand on est à Madrid.

Adieu, madame, j’espère que vous aurez un heureux voyage. Je pense qu’avant que je sois libre de choisir un voyage, je pourrai vous écrire à Bologne poste restante.

Veuillez agréer, madame, l’expression de tous mes vœux et de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MÉRIMÉE.


Mardi, 9 juin 1857.

Madame,

J’attendais toujours, pour répondre à votre aimable lettre, que je fusse en belle humeur, mais j’ai les blue devils, et si j’attendais qu’ils s’en allassent, je ne sais quand je vous écrirais ; je pars d’ailleurs demain pour Manchester, bien que je craigne un peu d’aller voir un humbug, mais il vaut mieux être attrapé que d’avoir des regrets. Vous me faites venir l’eau à la bouche en me parlant de Florence et du cicérone qui y sera vers le milieu de juillet. Malheureusement j’ai mes Grands capitaines à mettre en train, et j’ai promis à mon éditeur d’être à Paris au commencement de juillet. Si je puis me débarrasser de ces messieurs à temps, j’irai voir Florence, dussé-je y cuire. Je serai de retour à Paris vers le 25. De grâce, madame, donnez-moi votre itinéraire, et, si vous me permettez d’être impertinent, veuillez écrire en gros les noms de lieu comme si vous aviez affaire à un facteur bête. Vous me parlez d’un lieu que je lis tantôt X…, tantôt Z…, où vous êtes, mais il me semble que dans la fin de votre lettre vous me dites que c’est à Bologne qu’il faut vous écrire. Je vous adresse cette lettre à Bologne, persuadé que vous y êtes trop comme pour qu’elle s’égare.

En me donnant le petit oiseau, vous avez bien deviné, madame, ce qui me manque. Mon juif, qui n’avait pas su lire la légende, me dit que c’est un mot hébreu qui n’a pas le sens de foi dans la Bible. En effet, avant le Nouveau Testament il n’y avait pas de foi comme nous l’entendons. De même, l’expression latine Fides, qui est la traduction d’Amouna, ne veut dire, chez les auteurs païens, que bonne foi, honnêteté. Ennius a dit de Scipion qu’il était plein de Fides : or il était, comme tous les grands hommes romains, épicurien et matérialiste. L’invention de l’Amouna est admirable, mais malheureusement cela ne se donne pas, cela se découvre comme un sens.

Vous me parlez d’un de mes bons amis que je connais depuis mon enfance et que j’admire et envie beaucoup. Il est d’une égalité d’humeur si parfaite que nous avons couché ensemble sur le même tapis pendant un mois, en Asie, sans que jamais je l’aie surpris à n’être pas excellent camarade. Je l’envie pour la propriété qu’il a de suivre ses idées et ses études en tout lieu. Je me souviens qu’un certain soir, à Ephèse, pendant un orage comme il n’y en a que dans ce pays, avec le tonnerre répercuté par les montagnes, nous étions dans un café, c’est-à-dire dans une hutte qui était notre domicile, moi à regarder les zigzags de feu et lui à lire un livre chinois et à prendre des notes à la lueur de notre petite lampe. Il travaille toujours et en tout lieu, tandis que je ne puis rien faire quand je n’ai pas my own table, et une plume comme il ne s’en taille qu’à l’Institut. (Nous avons un garçon qui est unique pour cela.) Le malheur d’Ampère, ou peut-être son bonheur, c’est que tous ses angles saillans et originaux ont été smoothed down par une femme qu’il a aimée et que je n’ai jamais pu souffrir. Vous avez connu sans doute Mme Récamier. Je n’ai d’autre reproche à lui faire que de n’avoir jamais eu de ces haines vigoureuses qu’il faut avoir dans l’occasion. Elle trouvait tout bien, ou du moins louait tout le monde. Elle vous poussait à part et vous disait que vous étiez un génie. Cela et le culte de dulie qu’on rendait dans la maison à l’homme le plus égoïste de son siècle me l’avait fait prendre en grippe. Je crois qu’elle était vraiment bonne malgré cela et que j’ai été injuste pour elle. Mais les premières impressions ne s’effacent pas.

J’ai recommandé votre église avec beaucoup d’instance aux inspecteurs généraux des cultes. Je pense que d’ici à très peu de jours un de ces messieurs verra M. Guérin, l’architecte, à Tours, et qu’ils en feront plus en quelques minutes de conversation qu’avec toutes les paperasses de la préfecture ; mais, madame, que dites-vous de tous vos Chinonais ? Nous leur avons bouché leurs brèches, nous estimons les autres réparations et nous leur demandons ce qu’ils veulent payer ? Ils répondent 698 francs, applicables à la tour où ils logent un homme qui montre le château pour de l’argent. Nous leur écrivons mille injures. En outre, le maire m’avait promis des documens curieux sur Rabelais et il ne me les envoie pas, bien qu’il ait son portrait à la municipalité qui devrait lui rappeler sa promesse. Quelle joie aurait eue Rabelais s’il eût pensé qu’on mettrait son portrait dans la grande salle en regard du buste en plâtre du souverain !

Vous m’avez dit une fois, et vous aviez bien raison comme toujours, que dans le temps de la chevalerie (dont je me moquais fort à tort) on n’était sans doute pas meilleur qu’aujourd’hui, mais qu’on n’était pas si bas. J’ai été frappé de cette remarque en lisant et annotant Brantôme. Son livre est après tout la meilleure peinture et la plus vraie de la société européenne iii XVIe siècle. On y assassinait, on y volait, on commettait mille horreurs, mais je crois qu’on valait au fond mieux qu’on ne vaut à présent. D’abord on faisait bien des crimes sans avoir la conscience qu’on était criminel, puis on avait parfois des élans d’honneur et d’enthousiasme qui étaient sublimes. J’ai écrit en mes jeunes ans, sans trop l’avoir étudiée, que la Saint-Barthélémy avait été un accident comme la révolution de Février. C’est en 1824 que je disais ces belles paroles. Plus j’étudie ce temps, et plus je me confirme dans mon opinion. Si l’on pèse dans une balance les meurtres du 24 août 1572 et les friponneries de maint actionnaire de chemin de fer en 1857, je ne sais trop de quel côté la balance penchera. L’idée que la vie d’un homme est chose grave est une idée toute moderne, et je crois qu’il y a des actions pires. Voilà ce que je voudrais dire aux lecteurs de mon Brantôme et ce que je voudrais tourner de façon à ne pas me faire lapider. Je m’aperçois avec horreur, madame, qu’après vous avoir cherché une querelle d’Allemand à propos de votre écriture, je griffonne depuis une heure comme un chat.

Veuillez excuser, madame, et l’écriture et le verbiage. Je vous écrirai ce que j’aurai vu de beau à Manchester.

Adieu, madame ; veuillez agréer l’expression de mes respectueux hommages.

PROSPER MÉRIMÉE.


Paris, 26 juillet 1857.

Madame,

Me voici de retour dans mes foyers, où j’ai trouvé une aimable lettre de Bologne d’une date très ancienne, si ancienne que je crois devoir vous écrire à Florence. Je suis donc allé voir l’exposition de Manchester. Je vous en ai dit déjà mon opinion. Je ne me rappelle pas un seul tableau de Gherardo delle Notte. Le diamant de l’exposition, à mon avis, c’est le groupe des Trois Grâces de Raphaël, appartenant à lord Ward. Il paraît que c’est une traduction de l’antique, mais je parierais que cela est supérieur à l’original. La beauté est poussée à ce point que ces trois femmes nues sont respectables : ce sont des déesses. Le mal de cette exposition, c’est que peu de gens y ont envoyé leurs meilleurs, tableaux. Quelques-uns, comme mon ami lord Ashburton, n’y ont rien envoyé du tout ; d’autres, comme le marquis de Westminster, se sont contentés d’offrir quelques tableaux de second ordre, pour faire preuve de bonne volonté. Puis, un assez grand nombre d’olibrius ont envoyé des cart loads, d’affreuses copies, qu’il a bien fallu accepter et exposer avec le nom dont il a plu aux propriétaires de les baptiser. C’est ainsi qu’à côté des Grâces de lord Ward, il y a une Vierge à la perle, qualifiée de répétition de celle de l’Escurial, et qui est une copie faite par un ramoneur de cheminées. Tout cela coûtera environ 1 500 000 francs à la compagnie qui a inventé l’exposition ; mais ne les plaignez pas ! car outre qu’ils ont la satisfaction d’avoir fait une chose utile à leur pays, les infortunés sont si riches que 1500 000 francs de plus ou de moins ne les affecte guère.

J’ai vu souvent à Londres un clos grands manufacturiers de Manchester et l’un des principaux metteurs en train de l’exhibition, qu’on a fait lord Overton récemment, et qui est un homme sensé, bien qu’il ait, dit-on, 150 000 livres sterling par an. Il a en outre une fille unique qui est assez jolie et qui a 19 ans. Je ne lui ai offert ni mon cœur ni ma main. Pendant mon séjour à Londres, je suis allé beaucoup dans le monde. Je ne puis dire que je m’y suis fort amusé. « J’ai voulu voir ; j’ai vu. » On a imaginé depuis peu de donner à déjeuner. En sorte que lorsqu’on se lance un peu, la journée commence à dix heures. On déjeune donc, puis on va voir les gens parlementaires et les sights jusqu’à ce qu’il soit l’heure du luncheon, qui est nécessaire après les déjeuners frugaux qu’on fait. Il faut connaître un peu les gens pour aller leur demander un luncheon. Puis on recommence les visites et on ne trouve personne, après quoi on va dîner. J’ai dîné avec beaucoup d’impartialité chez les whigs et chez les tories, et toujours j’ai eu le même dîner. C’est après la vingtième soupe à la tortue et le vingtième haunch of venison que j’ai compris la torture à laquelle l’Empereur a soumis la conférence, en la condamnant pendant un mois de suite au même dîner. Vous ne sauriez croire le plaisir que j’ai eu de m’échapper un jour et d’aller manger un dîner de cabaret. Il m’a semblé qu’il y avait en Angleterre le même abaissement de l’intelligence que nous remarquons en France. Je distingue : les gens de soixante ans me semblent des aigles en comparaison des autres. Je me suis trouvé surtout en relation avec des whigs de la vieille roche que j’admire fort. Je ne parle pas de leur politique, mais de leur intelligence. Un vieux whig, démocrate à 10 000 livres sterling de rente, chez qui j’ai passé presque tout mon temps, me ravissait avec ses histoires de l’ancien monde. C’est un des hommes les plus instruits pratiquement que j’aie rencontrés, et il me dit qu’il devait ce qu’il savait à la vieille coutume (abandonnée aujourd’hui) de boire après dîner. Lorsqu’on écoutait les anciens en buvant du claret, on gagnait beaucoup à les fréquenter. Que gagnez-vous, me demandait-il, à fumer, après dîner ? J’aurais pu lui répondre comme Manfred : Forgetfulness ! Je crois que cette classe d’hommes tend à disparaître. Ils étaient le sens commun incarné ; sans principes, en tant qu’ils ne considéraient jamais une question que du point de vue pratique, pleins de patriotisme, de préjugés et de bonhomie. La génération qui leur a succédé est pleine de cant.

Je suis bien de votre avis, madame, sur la chevalerie, du moins sur la supériorité de ce temps sur le nôtre. Mais je crois que vous le voyez un peu en beau. À cette époque on avait plus de mérite à ne pas faire certaines bassesses qu’on n’en a aujourd’hui, parce qu’il n’existait pas un tribunal de l’opinion. Cela est surtout sensible en matière de duel. Maintenant non seulement l’opinion, mais les tribunaux condamneraient un homme qui userait de trahison. Vous verrez en lisant le discours des Duels de Brantôme quelle était la tolérance au XVIe siècle. Ce que je cherche à prouver dans ma préface, c’est que tricher dans un duel est impossible aujourd’hui, et ne pas tricher était bien au XVIe siècle. Au siège de Padoue, Bayard ne voulait pas monter à l’assaut avec les lansquenets, parce qu’ils n’étaient pas gentilshommes. On fusillerait un officier qui aurait de pareils scrupules en 1887. Il ne s’ensuit pas que Bayard fût un poltron. Mais de son temps il n’y avait pas un code où l’on écrit tout ce qui est défendu. Chacun avait alors son initiative. On voyait les bonnes et les mauvaises natures. Aujourd’hui il n’y a que des gens prudens qui savent le code et le craignent.

A propos de Bayard, dites-moi, madame, pourquoi le chevalier sans peur et sans reproche portait toujours les couleurs de la bonne duchesse de Ferrare, comme dit le Loyal Serviteur : noir et gris. Cette bonne duchesse était Mme Lucrèce Borgia. Voici comment je m’explique la chose. Les femmes étaient horriblement ignorantes en France sous Louis XII. Une Italienne remplie de belles manières et de grâces devait faire un effet prodigieux sur nos Français. C’est ainsi que César, qui n’avait jamais connu que des matrones romaines, perdit la tête lorsqu’il se trouva en présence d’une Grecque ayant l’esprit de la conversation, comme feu Cléopâtre. — Au sujet d’Amouna, observez, madame, que les paroles mêmes que vous rapportez tendent à prouver que le mot n’existait pas en hébreu, puisque Notre-Seigneur se sert d’une paraphrase. En grec, comme en latin, les mots qui traduisent Amouna, Pistis et Fides, sont tout à fait modernes, en ce sens. Et si j’osais vous dire une grosse impiété, je vous demanderais comment on qualifie de vertu une singularité de l’organisation (de l’idiosyncrasie dirait un pédant). Il me semble que toutes les fois que l’on fait un sacrifice pour un bien, il y a du mérite à cela. Par exemple la charité, l’amour du prochain est une vertu difficile quelquefois à pratiquer. Mais comment croire quand on n’y est pas disposé naturellement ? Un capucin qui avait la foi me disait à Rome : Nel tempo d’Escolapio ?… Il croyait à Esculape comme à saint Pierre. Il n’avait aucun mérite à cela. Don Juan qui ne croyait pas au « moine Bourru » et qui croyait seulement « que deux et deux font quatre » n’avait pas la foi ; mais, s’il eût été honnête homme, je pense que la statue du Commandeur y eût regardé à deux fois avant de l’emporter.

Sur Mme Récamier, dont vous me parlez, madame, probablement parce que je vous avais dit quelque chose d’elle, je crois qu’elle a dû son influence surtout à sa résignation. Elle était toujours prête à subir la personnalité de tous les lions. Elle ne s’ennuyait jamais ou elle n’en avait pas l’air. Les hommes ont continuellement besoin d’être remontés, comme les pendules. Il nous prend de temps en temps des défaillances, des tristesses, des ennuis, dont on nous tire en général par des complimens. On n’oserait dans ce moment-là s’adresser à un ami, parce qu’on a toujours un certain orgueil qui empêche de se montrer dans les momens de bassesse. Comme il n’y a pas de rivalité entre hommes et femmes, vous avez le triste privilège de nous consoler et de nous guérir. Mais je crains que vous ne considériez l’espèce masculine comme les médecins considèrent l’espèce humaine tout entière. Ils voient sous les plus belles peaux de vilaines humeurs, des abcès, etc. Mais heureux qui a un médecin !

Je croyais Mlle de F… mariée. Je l’ai vue il y a bien longtemps. Elle avait un profil un peu dantesque, et elle expliquait très bien le mérite de la sculpture du moyen âge ; à une époque où elle me plaisait sans que je me rendisse bien compte du pourquoi. Fait-elle toujours de la sculpture ? Je suis très sensible à ses louanges. Je suis obligé d’être à Paris ou dans le voisinage jusqu’à la fin d’août. Vous ai-je dit que pendant mon absence mon domestique. est mort de la petite vérole ? Il avait toutes sortes de défauts et une qualité excellente, c’était de comprendre quelqu’un qui s’explique très mal et ne sait jamais ce qu’il veut. En outre, il était admirable en voyage et avait un entregent qui lui faisait trouver partout des amis. C’est une des grandes misères humaines de changer d’habitudes. Adieu, madame, j’espère que vous avez aussi beau temps que nous. J’ai trouvé ici deux lettres de M. C… qui paraît décidé à rester dans son affreux pays jusqu’après avoir marié sa fille. Connaissez-vous quelque chose de plus amusant que ces barricades et ces batailles à coups de revolver à New-York ? Quelle abominable canaille !

Veuillez agréer, madame, l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


Paris, 3 août 1857, au soir.

Madame,

Que le diable emporte la poste ! Je vous ai écrit deux fois au moins : à mon arrivée à Paris d’abord, puis il y a peu de temps à Florence, Bologne me paraissant devoir être déserte. Je crois que je vous ai dit la vérité dans ma première lettre sur Manchester. Je n’avais pas si bien traité le public dans un article que j’ai fait et qui était louangeur. J’ai la politique de ne jamais dire du mal d’un pays où je dois revenir. Voilà pourquoi on m’aime tant en Espagne. Je ne me suis jamais plaint des mauvais gîtes, bien qu’il ait plu quelquefois dans mon lit ; des mauvais dîners, bien que je me sois vu plus d’une fois en présence d’un lapin, mon ennemi mortel, obligé de manger mon pain sec, etc.

Vous avez fait une grande perte, madame, irréparable, car je n’ai plus à présent ma fraîcheur d’impression. Mais regardez la gravure de Forster des Trois Grâces (qui vaut mieux que tous les articles du monde), propriété de lord Dudley et Ward, et supposez un coloris charmant, un modelé admirable, et tout cela très chaste, nonobstant l’exiguïté de la toilette. C’est ce que j’ai vu de mieux à Manchester. J’ai reçu aujourd’hui votre lettre du 29. En ma qualité d’auteur, je commence par vous parler de cette Méprise que Mlle de F… a eu l’audace de lire. Veuillez ne pas la lire. C’est un de mes péchés, faits pour gagner de l’argent, lequel fut offert à quelqu’un qui ne valait pas grand’chose. — Vous me parlez du château des Ricciardi, et cela me rappelle un de nos sujets de discussions ordinaires lorsque j’étais à Londres. L’Angleterre doit-elle sa prospérité à la loi des substitutions, et peut-on prospérer sans cette loi ? Je commencerai par vous dire que le problème me paraît tellement difficile que j’ai, moi qui vous parle, changé trois ou quatre fois d’opinion en l’examinant. Il est certain qu’il n’y a pas d’aristocratie sans cette loi. Rien de plus ridicule qu’une aristocratie pauvre, dans un temps où aucun grand résultat ne peut être obtenu sans argent. Il n’y a pas probablement de royauté possible sans aristocratie, mais il y a un revers à la médaille. Dans une famille illustre, où l’aîné a tout le bien, les cadets vivent ordinairement d’abus, ce qui est fâcheux toujours, et tend à devenir impossible. Vous avez lu la triste aventure de ce jeune frère d’un peer of the realm, qui, à la bataille d’Inkermann, se couchait à terre parce que le sifflement des balles lui était désagréable. La maudite liberté de la presse empêchera qu’il ne devienne colonel. Si les Indes étaient perdues pour l’Angleterre, que deviendraient les nombreux cadets qui y sont officiers, juges, collecteurs, etc. ? La tendance en Angleterre est à ne donner les places qu’à des capacités. Si ce système se consolide, il faudra bien un jour attenter à la loi des substitutions, ou bien les cadets mangeront les aînés, comme les plébéiens mangèrent les patriciens à Rome, avec l’aide de Marius et de César, deux fort grands hommes, ayant quelques défauts. D’un autre côté je ne sais rien de plus déplorable que la division continuelle de la propriété telle qu’elle se pratique en France. Il n’y a que des habitudes d’association qui puissent remédier à cela. Depuis quelques années pourtant, on a fait des progrès. Ainsi j’ai vu dans le Midi des machines à battre qui se promenaient de village en village, donnant un sac à chaque petit propriétaire. Avec de bonnes banques agricoles, on peut faire d’excellentes cultures en petit. Mais chez nous, selon l’usage national, on a mis la charrue avant les bœufs. On a commencé par où il aurait fallu finir (le système démocratique une fois admis). Il fallait créer l’esprit d’association, puis faire notre loi de succession ; c’est ainsi qu’on nous a donné un gouvernement constitutionnel avant que nous n’eussions les mœurs constitutionnelles. Je crois que rien ne serait plus impopulaire en ce pays-ci qu’un changement à la loi des successions. Vous vous rappelez que la Chambre des pairs rejeta cette proposition faite sous le ministère de M. de Villèle. La Chambre des pairs ! Ce pays-ci est démocratique, il ne faut pas se le dissimuler. Le protestantisme se serait infailliblement établi en France sans le peuple des villes, qui ne voulut pas se laisser violenter par la noblesse. Les lois ne font pas les nations, elles sont l’expression de leurs caractères, et notre loi de succession représente assez bien notre turbulence habituelle.

On dit que Béranger est mort fort chrétiennement. Je l’ai beaucoup connu et je l’aimais beaucoup. Il était très sincèrement déiste, et sur la fin de sa vie, il voyait souvent des ecclésiastiques et paraissait aimer leur conversation ; c’était l’homme de meilleur conseil que j’aie connu ; il ne disait jamais : « Qu’allait-il faire dans cette galère ? » mais il trouvait moyen de vous en tirer. Il était surtout le confident des femmes, d’une discrétion admirable et comprenant toutes leurs passions, tous leurs scrupules, tous leurs préjugés. Il était extrêmement charitable, et personne assurément n’a fait plus de bien que lui. Je connais un assez grand nombre de ses chansons nouvelles. Elles sont d’un tout autre caractère que les anciennes, d’une simplicité que je trouvais parfois affectée, et plus profondes par le sentiment. Nous nous disputions souvent ; il prétendait écrire pour le peuple, je lui disais que le peuple était bête et l’admirait sur notre parole. Ce peuple lui a nui un peu comme poète, à mon avis.

Vous voyez, madame, que je ne suis pas allé en Espagne. Mme de M… se porte bien, et elle est à Caravanchel, entourée de cinq à six demoiselles charmantes. Qu’irais-je faire là-bas ? Je pense d’ailleurs la voir bientôt en France. Votre description de ces eaux souterraines la fait venir à la bouche, mais je pense que ce mystérieux asile ne s’ouvre pas pour les profanes et qu’il faut faire preuve de rhumatisme pour y entrer. Êtes-vous affligée, madame, de ce vilain mal ? J’en ai eu quelques atteintes autrefois, et l’eau froide m’a guéri. Je vous recommande ce remède, qui est assez désagréable pendant quelques jours, et qui, au bout d’un mois, devient un besoin comme le thé. Je travaille un peu ici ; j’ai trouvé qu’on brassait le budget, et je fais de la prose pour faire avoir de l’argent aux vieilles églises. Vous me dites X…, et on me répond Z… J’ai vu hier encore un des inspecteurs généraux qui m’a dit qu’il attendait toujours les rectifications qu’on avait demandées. Il promet de mener l’affaire bon train dès qu’elle lui sera remise. M. A… ne peut autre chose que de dire à M. Guérin de se dépêcher. On le lui a écrit et d’une manière pressante, mais je le soupçonne d’être un peu indolent. Je vous ai mandé, je crois, que les changemens qu’on lui demandait n’étaient pas des changemens de style, mais nécessaires, indispensables même, à la solidité de la construction, et qu’il devait en résulter de l’économie. Il fait à Paris une chaleur admirable. Il n’y a presque plus d’eau dans la Seine ; ce temps-là me fait beaucoup de bien ; et je me sens moins vieux, moins nerveux et moins triste. L’autre jour j’ai fait une expérience sur moi-même, je suis allé voir quelqu’un qui m’a fait beaucoup de mal, et je me suis trouvé moins sot qu’à l’ordinaire en sa présence, moins ému, et moins triste après. Je me suis mis à lire Sénèque ; l’avez-vous lu ? Vous savez qu’on dit qu’il avait eu des relations avec saint Paul. Je n’en crois rien, mais c’était un homme supérieur. Il dit des choses très propres à donner de l’énergie à l’âme, seulement d’une façon trop spirituelle. C’est Beaumarchais prêchant. On a traduit ses lettres, mais je ne sais comment on aura pu rendre en français tout son clinquant latin. Adieu, madame, je vous adresse cette lettre comme la précédente, à Florence. J’espère que la poste lui sera légère. J’ai reçu des nouvelles de M. C… Il compte rester en Amérique jusqu’à ce que sa fille soit mariée.

Veuillez agréer, madame, l’expression de mes respectueux hommages.

PROSPER MÉRIMÉE.


Samedi soir.

Madame,

J’ai dîné l’autre jour avec M. A…, qui paraît être un des faiseurs du ministère des Cultes. Je lui ai fait une grosse querelle pour les chicanes qu’on vous oppose, et il m’a promis d’arranger l’affaire. D’un autre côté, j’ai fort instamment prié les inspecteurs généraux de prendre le projet sous leur protection. M. A… m’a dit qu’il n’avait encore rien reçu de la préfecture d’Indre-et-Loire. Il paraît que depuis qu’il y a des chemins de fer, les communications officielles n’ont rien gagné en rapidité. Paciencia. Si j’apprenais quelque chose, je vous préviendrais aussitôt.

Je suis depuis quelques jours à composer de la prose pour m’acquitter de vieilles promesses à la Revue des Deux Mondes et à un éditeur. Je récolte les fruits amers de ma faiblesse de caractère. Je n’ai pas le courage de dire non, ni celui d’envoyer promener les gens qui me rappellent ce que j’ai été assez bête pour leur promettre. Il faut que je fasse une histoire de l’abbaye de Saint-Martin-des-Champs, actuellement le Conservatoire, et je n’en sais pas le premier mot. J’aimerais mieux avoir à écrire la vie du patron de cette église, qui fut un grand saint, et dont Grégoire de Tours parle longuement et d’une façon intéressante. J’espère que toutes les tribulations que j’ai éprouvées pour restaurer des églises et écrire leur histoire me seront comptées on déduction de mes péchés.

Vous ai-je dit que j’avais vu le jeune C…, qui n’a fait que traverser Paris pour aller à Alexandrie ? Il m’a paru excédé de son pays et de ses compatriotes. Il en conte des énormités incroyables. C’est, avec l’ex-république romaine, le pays le plus complètement dépourvu de moralité, et je ne sais s’il n’a pas un avenir aussi grand que ladite république. N’est-ce pas une chose curieuse que cette prodigieuse démoralisation, accompagnée de tant de puissance et de tant de bon sens pratique ?

On m’a prêté un livre curieux que je vous recommande. C’est un récit officiel de l’avènement de l’empereur Nicolas. Cela a été écrit à peu près sous sa dictée, imprimé d’abord à 25 exemplaires pour les membres de la famille impériale, puis donné au public par l’empereur Alexandre. Le livre semble fait pour expliquer le changement dans l’ordre d’hérédité, et l’explication est si entortillée qu’on est tenté de croire à un mystère où l’on n’en voyait pas d’abord. Quand le grand-duc Constantin est venu à Paris, il affectait une brusquerie assez étrange avec tout le monde. L’Impératrice, qui n’est pas très endurante, l’a payé en même monnaie, lui a demandé un jour, à brûle-pourpoint, si son oncle Alexandre avait été assassiné. Il a répondu : « Non ; il est mort naturellement, mais s’il ne s’était pas dépêché de mourir, il aurait été assassiné. »

Je lis tous les soirs à votre intention un chapitre de saint Luc en grec. Il y avait très longtemps que je n’avais ouvert un livre grec. Je suis tombé hier sur un passage singulier. Luc, vin, 46. Jésus demande qui l’a touché ? « Je me suis aperçu que la force (ou une force) était sortie de moi. » J’ai regardé la version française. Elle dit une vertu. Il semble que ce soit comme une étincelle électrique qui se soit échappée. On dirait très bien le mot dynamis dans ce cas. Si j’avais été le Concile de Nicée, je n’aurais conservé que l’Evangile de saint Jean, qui me paraît beaucoup plus élevé que les autres. Je suis allé un jour à la cour de Damiette, voir un dentiste qui était grand maître des Templiers et pape d’une religion. Il prêchait en grand costume et disait des platitudes. J’entrai dans la sacristie pour lui acheter un petit livre et avoir un prétexte de le faire parler. Il me dit qu’il avait un évangile de saint Jean sur parchemin pourpre du IIIe siècle avec des variantes curieuses, et m’offrit de me le montrer un autre jour. Je ne me rappelle pas ce qui m’empêcha d’y aller, mais je fus surpris de ce mot de pourpre, car, en effet, les très anciens manuscrits sont sur du vélin de cette couleur. Il n’est pas absolument impossible qu’il eût trouvé quelque part un évangile du IIIe siècle. Il y a à Rome un Virgile de la même date.

Adieu, madame, veuillez excuser mes dissertations et agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.

Dimanche soir, 1857.

Madame,

Votre lettre, qui s’est croisée avec la mienne, m’a fait penser à une chanson que ma mère me chantait quand j’étais petit. Il s’agit d’un Suisse qui vient demander au roi sa grâce, et qui s’accuse d’avoir fait tomber le chapeau de son sergent :


Le roi lui dit : Suisse,
Retourne à ton exercice. —
Le Suisse dit entre ses dents :
Sire, son tête était dedans.


Je croyais n’avoir affaire qu’à un ministre et vous m’en suscitez deux. Malheureusement je ne connais pas M. Billault et je n’ai jamais mis les pieds chez lui, et ne saurais prendre sur moi de le faire. Tout ce qui m’est possible, c’est d’aller chez le chef de son cabinet, que j’ai rencontré chez M. Fould, et de lui conter l’affaire. A vous dire le vrai, elle ne me paraît pas trop bonne. Le préfet a été un peu vite en besogne. Il a préjugé deux décisions. Le ministre des Cultes ne peut (le peut-il ?) donner que le tiers de la somme votée par la commune.

D’autre part, le ministre de l’Intérieur ne peut autoriser une commune à s’imposer une contribution qui ne peut avoir le résultat qu’elle en attend, et si, en effet, l’église doit coûter 44 000 francs et que le ministre de l’Instruction publique n’en veuille et n’en puisse donner que 8 000, le ministre de l’Intérieur doit conclure très judicieusement que pour arriver à n’avoir pas une église, il serait souverainement mauvais d’autoriser la commune à s’imposer 25 000 francs. Tout le mal de l’affaire, je le crains, est dans le mystère que vous avez fait de votre générosité et des 10 000 francs qui complètent le devis de M. Guérin. Si vous aviez dit les choses tout d’abord, peut-être aurait-on réussi. Maintenant cela me paraît fort problématique.

Voici mon avis :

1° Obtenir du préfet une lettre qui rappelle l’autorisation qu’il a donnée, ou avoir une copie de cette autorisation ;

2° Le devis rectifié de M. Guérin ;

3° Une nouvelle demande du maire et du Conseil municipal pour l’église ;

4° Un mot de vous, ostensible, où vous diriez vos intentions de contribuer à l’achèvement de l’église, l’autorisation de l’Intérieur étant accordée et la subvention des Cultes.

Muni de toutes ces pièces, j’irai chez le chef du cabinet de M. Billault, et je tâcherai de le fléchir ; mais, je le répète, l’affaire me paraît difficile et commencée par le mauvais bout. Cependant je ferai de mon mieux.

L’explication de M. Foisset m’a fait sourire. Il est très commode d’expliquer par l’hébreu les textes grecs. Il est encore plus facile de traduire le grec en français sans s’inquiéter de la signification des mots. Je trouve, par exemple, Marc, III-21, qu’on fait dire à la mère et aux parens de Jésus qu’il va tomber en défaillance. Et en grec il y a : « Il a un accès de folie. » Mais tout cela me touche peu. Pour moi, les évangiles sont une rédaction faite par des gens illettrés, de traditions différentes et déjà anciennes ; le tout mêlé de toutes les idées populaires du temps. Je n’en rends pas Jésus le moins du monde responsable. Il se peut qu’il ait dit à sa mère : « Je me soucie aussi peu que vous que le vin manque. » Je voudrais qu’il eût dit cela. Il est plus probable qu’ayant, comme tous les Orientaux, peu d’estime pour les femmes, il ait dit à sa mère de se mêler de ses affaires. Il dit d’ailleurs, et c’est un point de doctrine : « Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui font la volonté de Dieu », c’est-à-dire ceux de ma croyance. Voilà le vrai langage d’un prophète. Je n’ai pas besoin de vous dire que je ne crois pas au miracle de la légion de diables envoyée dans 2 000 cochons. Ce qui me frappe dans l’histoire, c’est que le narrateur avait l’idée de son temps qu’on ne pouvait chasser d’un corps un esprit immonde sans lui assigner une autre résidence. C’est encore une autre idée que je m’explique (parce que j’ai étudié la magie quand j’avais 16 ans) qui fait dire à Jésus dans Luc, VIII, 46 : « Une force est sortie de moi », sans qu’il sache l’emploi qui en a été fait. Tout cela, je le répète, me donne la mesure des connaissances des rédacteurs et ne fait rien à la doctrine elle-même. Ce qui me choque dans la robe nuptiale, c’est le triste sens que présente la parabole : Beaucoup d’appelés et peu d’élus. Si cela s’applique à ce monde, cela est trop parfaitement vrai. Si à un autre monde, cela me semble fort injuste, et ce qu’il y a de plus mauvais, c’est l’usage qu’on a fait de ce texte. Mais c’est assez vous scandaliser, madame ; j’attends vos ordres pour l’affaire d’X… Je ne vois de moyen de succès que dans la tactique que j’ai l’honneur de vous proposer.

Veuillez agréer, madame, l’expression de tous mes respects.

PROSPER MÉRIMÉE.


Paris, 29 août 1857.

Madame,

Je reçois vos deux lettres à la fois en arrivant ici. Je pense qu’il vaut mieux vous écrire à Paris qu’à Marseille, ville où les lettres se perdent. Je crois vous avoir mandé, madame, que j’étais allé me rafraîchir en Suisse en attendant un mariage où je joue le sot rôle de témoin, et qui se célèbre aujourd’hui. Voilà pourquoi j’ai quitté Genève sans avoir vu le Mont-Blanc, qui s’est voilé à mon approche. En revanche, la Jungfrau a daigné se laisser voir dans toute sa splendeur. Je la trouve plus belle et en apparence plus haute que le Mont-Blanc, qui est obtus, tandis que la Vierge de l’Oberland est pointue.

Mais d’abord, pour répondre catégoriquement à vos deux aimables lettres, je n’ai pas lu les Mémoires du duc de Raguse, sinon quelques extraits qui m’ont horriblement dégoûté du livre et de l’homme que j’ai connu et que j’aimais un peu, peut-être parce que je le plaignais comme une espèce d’Œdipe, victime du Destin. Ce qu’il a écrit du Prince Eugène montre le fond du sac : un égoïsme infâme. Il me semble un homme poursuivi par un spectre, inventant chaque jour quelque ruse nouvelle pour lui échapper et le rencontrant toujours. D’après ce que j’ai entendu dire, le livre jouit du mépris général. Je n’ai appris que par vous ce qu’il dit de vous. I would not hear your ennemy say so. Je ne pense pas que vous deviez vous en occuper un instant. C’est un menteur. Je savais depuis longtemps, et il savait parfaitement l’affaire du Prince Eugène, qu’il a accusé pour non pas se justifier, mais pour qu’il y eût plus de coupables. Il savait que l’ordre envoyé au Prince Eugène avait été immédiatement retiré, et il l’a accusé de trahison, connaissant mieux que personne son innocence. S’il était mort sans rien dire, on l’aurait plaint peut-être ; il s’est jeté, de gaîté de cœur, un tombereau de bouc sur sa tombe.

Oui, madame, j’ai lu l’Evangile, et plusieurs fois en grec, d’abord au collège où j’ai trouvé une interprétation nouvelle (et la seule bonne) d’un passage de saint Jean, puis en français et en anglais. Tout récemment, à Lausanne, où les aubergistes en mettent dans toutes les chambres, j’ai relu saint Luc pour m’endormir, si j’ose le dire, mais je ne me suis endormi qu’après avoir fini l’Evangile. Je ne voudrais pas discuter trop ce livre avec vous parce que je vous ferais de la peine, attendu que je ne respecte pas le livre, bien que je l’admire comme un excellent traité de morale, mais je veux vous dire mon explication de saint Jean. Au commencement, l’auteur présente une espèce de symbole du christianisme en opposition à celui du paganisme. Les païens n’admettaient dans leur cosmogonie que la matière. Saint Jean, avec les platoniciens d’Alexandrie, admet le logos, le verbe, comme antérieur à la matière. Il dit : « La lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont point comprise. » Cela n’a guère de sens. La traduction protestante dit « ne l’ont point reçue », ce qui n’est pas plus clair. Or le verbe grec, de même que le verbe français comprendre signifie renfermer, tenir en soi, de même que, entendre, avoir connaissance. Ce que saint Jean veut dire, c’est que la lumière n’est pas partie des ténèbres, mais qu’elle a une autre origine. Les païens disent que tout est venu de Chaos, c’est-à-dire de la matière. La lumière, selon leurs théologiens et leurs physiciens, serait venue de la nuit, aurait été comprise dans la nuit. Saint Jean proteste contre le matérialisme et proclame la préexistence de l’esprit. J’ai été très fort dans mon temps sur la mythologie que j’ai étudiée avec une espèce de passion, et j’avais commencé un livre que j’ai laissé là, comme beaucoup d’autres, et qui vous aurait horrifiée. Je voulais trouver la loi de l’esprit humain qui lui fait inventer les mythes religieux, mythes très peu variés et qui tendent tous à obscurcir l’idée, déjà très difficile, d’un Démiurge, pour y substituer ce que les Grecs appellent un Cadmile, c’est-à-dire un médiateur. Si jamais vous avez la fantaisie d’apprendre le paganisme grec, je vous en ferai un petit cours en relisant mes notes. Les Grecs sont des enfans qui croient philosopher et qui font de la poésie. Mais en attendant, je prends acte de votre promesse d’un Evangile, et lorsque vous me l’aurez donné, je le ferai relier honorablement en maroquin, janséniste, comme votre Imitation. J’oubliais de vous dire que j’ai encore lu l’évangile de saint Luc en rommani, quand j’apprenais la langue des Bohémiens.

Je n’ai fait aucune démarche pour empêcher de brûler le poète dont vous me parlez, sinon de dire à un ministre qu’il faudrait mieux en brûler d’autres d’abord. Je pense que vous parlez d’un livre intitulé : Fleurs du Mal, livre très médiocre, nullement dangereux, où il y a quelques étincelles de poésie, comme il peut y en avoir dans un pauvre garçon qui ne connaît pas la vie et qui en est las parce qu’une grisette l’a trompé ! Je ne connais pas l’auteur, mais je parierais qu’il est mais et honnête, voilà pourquoi je voudrais qu’on ne le brûlât pas. Vous ai-je dit qu’on m’avait brûlé, moi, à Grasse, à la suite d’une mission, le carême passé. Probablement parce que pendant que j’habitais Cannes, je m’étais fait envoyer de Grasse de l’essence de cassie, ce qui avait révélé mon existence aux âmes dévotes de ce pays parfumé. Des gens bien informés m’assurent que Béranger s’est confessé. Je me souviens qu’autrefois nous avons souvent disserté des choses surnaturelles, et j’étais alors frappé de sa foi, non pas sans doute chrétienne, mais en un Dieu créateur et une âme immortelle. Il convenait que la démonstration du dernier point était bien difficile, mais il disait qu’il y croyait par la conscience. Cela se rapproche beaucoup de la foi, ce me semble. Je ne sais pourquoi vous me parlez mariage et miss. Peut-être vous ai-je dit quelque chose d’une miss écossaise que j’ai vue l’année passée et qui est une espèce de Diana Vernon. Elle a pris l’autre jours six saumons dans une seule pêche, à la ligne s’entend. Comment voulez-vous que je me marie ? J’ai passé l’âge, il y a bien longtemps. Je crois que j’aurais pu faire un mari tolérable si ma femme avait eu de l’esprit. J’aime beaucoup à être gouverné, et pendant que j’étais en Suisse, j’avais un guide, homme admirable qui disposait de moi absolument. On me disait qu’il me menait où il voulait aller. Tant mieux ! répondais-je. Rien de plus ennuyeux que de décider quelque chose. Ma cuisinière me fait enrager quelquefois quand elle me demande ce que je veux pour dîner. Quand j’étais mariable, je n’y pensais guère ; maintenant je songe parfois assez tristement à l’ennui de mourir seul avec une gouvernante ouvrant mon secrétaire un peu avant le dernier râlement. Mais qu’y faire à présent ? Lorsque je croyais arranger définitivement ma vie, je m’accusais un peu, dans ma conscience, d’égoïsme. Maintenant, j’ai trouvé quelque soulagement et quelque force contre un grand chagrin dans cette pensée que je n’avais pas été si égoïste que je croyais, et que j’avais plus perdu que gagné au marché que je croyais avantageux. Ne vaut-il pas mieux être dupe que trompeur ?

Croyez, madame, qu’en fait de tableaux comme en fait de paysages, il y a toujours, outre le tableau et le paysage, le sentiment qu’on porte en soi le jour où on voit pour la première fois. Les idées religieuses si puissantes chez vous, vous font trouver une impression religieuse devant un tableau de sainteté, sans que peut-être l’artiste ait cherché à exciter cette impression-là. Je suis habitué à ne considérer que le dessin ou la couleur dans un tableau. En vous parlant des Grâces de lord Ward, je n’ai pu que vous dire ce que je pensais de leur beauté. Je doute que Raphaël ait eu une idée morale en les peignant. Il est louable qu’étant le mauvais sujet que vous savez, il ait été assez dominé par le respect de l’œil pour avoir toujours cherché le beau dans la noblesse au lieu de s’abandonner aux mignardises capricieuses. C’est là le grand mérite des Grecs, abominables vauriens à tous égards, mais qui ont, à force d’esprit et de bon sens, trouvé le beau dans tous les arts. Je voudrais bien voir avec vous la tête d’Apollon de M. de Pourtalès et vous faire une petite leçon sur le mythe d’Apollon pour vous expliquer pourquoi le dieu vainqueur est si triste. Mais peut-être l’impression que m’a causée cette étrange tête tient-elle un peu à la disposition morale où j’étais quand je la vis pour la première fois. Adieu, madame, croyez que je n’ai nulle haine contre les moines. J’ai eu plusieurs amis moines en Espagne. Il y en a de bons et de mauvais ; je crois politique de n’en avoir pas beaucoup ; mais je ne voudrais pas empêcher les gens qui ont du goût pour le froc. Tenez-moi pour très tolérant.

Veuillez agréer, madame, l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


20 octobre 1857.

Madame,

Il m’a été impossible de retrouver la lettre que vous me demandez. J’ai eu beau ranger un à un tous les papiers de ma table, je ne puis concevoir ce qu’elle est devenue. En voici l’analyse en deux mots. Le ministre dit au préfet : « Vous n’avez pas des fonds suffisans (même avec l’imposition extraordinaire que vous me demandez d’autoriser) pour faire votre église. Le ministre des Cultes m’écrit que s’il donnait une subvention elle serait bien inférieure au déficit qu’il s’agit de couvrir. De plus, vous avez commencé les travaux sans y être autorisés. À ces causes je suis d’avis qu’il n’y a pas de suite à donner à l’affaire. » Il faut que j’aie brûlé votre lettre par distraction, ou que je l’aie serrée quelque part, ce qui n’est pas moins grave, car j’ai absolument oublié la cachette. J’espère que cela ne vous empochera pas de préparer la batterie que vous m’annoncez. En tous cas, M. Guérin pourrait facilement en avoir une copie à la préfecture du département. Je verrai encore demain, mais je désespère.

Vous êtes, madame, la bonté même. Vous êtes une des très rares personnes avec lesquelles on peut discuter, puisque vous permettez à vos adversaires de se défendre. Je vous parlais de ma crainte de vous scandaliser, parce qu’il me semble que, croyante comme vous êtes, il doit vous paraître monstrueux qu’on ne croie pas. Moi qui crois à bien peu de choses, je ne sais pas trop quel parti je ferais à quelqu’un qui me dirait que le faux Démétrius était Grégoire Otrepief.

Vous vous élevez contre la critique. Mais comment faire pour croire à quelque chose si ce n’est par la critique ? j’entends lorsqu’on n’a pas la foi, qui est à vos yeux une espèce de télescope moral, et aux miens un bandeau. Du moment qu’on met de côté la critique, où s’arrêter ? Dans le catholicisme même, il faut bien s’en servir. Lorsqu’un directeur, un évêque, ou un pape commande votre croyance, n’examinez-vous pas si cette croyance est orthodoxe ? Ce directeur, cet évêque peut être un nouvel Arius. Vous me dites que je crois bien aux Phéniciens et à Tamerlan, que je n’ai ni vus ni touchés, et que je n’aurais pas plus de peine à croire aux Écritures. 1o Je ne crois que sous bénéfice d’inventaire à tout ce que j’ai lu de Tamerlan et des Phéniciens. Je suis a priori persuadé qu’on a débité bien des contes à leur sujet, mais il est probable qu’une partie de leur histoire est vraie, et il y a moyen de le démontrer. Par exemple on me dit que les Phéniciens ont occupé la Sardaigne. Le fait n’a rien d’impossible ; de plus, je trouve en Sardaigne de vilains petits monstres en bronze tenant un gril et une épée et au bas une inscription dont les caractères sont ceux des médailles de Tyr et de Sidon. J’applique aux Écritures un procédé semblable. Je suis très loin de croire que tout est faux. Il me semble seulement que la certitude historique y manque sur un très grand nombre de points. 2o Admettant comme vrai tout ce qui est dans les Évangiles, je n’en suis pas plus catholique, peut-être même pas plus chrétien pour cela, car la religion qui en est sortie ne me paraît pas ressembler beaucoup à celle de Jésus-Christ. 3o Les interprètes des Évangiles sont continuellement obligés d’expliquer les passages qui leur semblent obscurs, et qui le sont en effet, puisque les luthériens en entendent quelques-uns d’une façon et les catholiques d’une autre. N’est-ce pas le cas encore d’employer la critique pour découvrir de quel côté est la vérité ?

Mais voyez d’un autre côté où l’on va avec la foi seule. Personne n’en a eu une plus fervente que Philippe II. Veuillez lire dans Prescott l’histoire de Montigny, qu’il fit étrangler en publiant qu’il était mort de maladie, et pour que ce crime ne fût pas perdu pour la postérité, il eut soin de faire mettre à Simancas toutes les preuves du fait, jusqu’à la lettre de sa main qui donnait cet ordre. Je suis parfaitement convaincu qu’il a toujours cru bien faire. S’il y a un dernier jugement, il ne peut être condamné. Son confesseur peut-être, ce qui n’empêche pas que, si j’avais été Flamand ou Anglais, je ne me fusse cru très permis de lui casser la tête et je m’en serais estimé davantage. J’en aurais long à dire sur ce sujet des peines finales, mais le papier finit et ma lampe aussi. Je n’ai jamais pu lire le nom du livre que vous voudriez lire. Si je l’ai, il est à votre service, et si vous me dites comment il faut vous renvoyer.

Adieu, madame, je suis horriblement honteux d’avoir perdu cette lettre et je n’y comprends rien. Veuillez me pardonner cela ainsi que le reste, et agréer tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.

J’ai fait ce matin un nouveau triage et n’ai rien découvert.

Je vous plains bien d’avoir un malade qui vous est cher, attaqué de cette horrible maladie. J’ai vu mon pauvre ami, le neveu de M. Royer-Collard, une des belles intelligences de ce temps, où il y en a si peu, s’éteindre ainsi plein de force morale. Bretonneau, qui était alors autre qu’il n’est aujourd’hui, lui avait conseillé un remède dont il ne voulut pas faire usage, parce que cela contrariait ses idées en médecine. Il était médecin aussi. Un autre de mes amis s’en est servi avec succès. C’était le Rhus toxicodendron. Vous pourriez consulter là-dessus un médecin habile. C’est un remède dangereux, mais dans un cas semblable il faut tout essayer.


Paris, 18 novembre 1857.

Madame,

J’ai tort de ne pas vous avoir écrit. Ce n’est pas l’envie qui m’a manqué ; mais outre que j’attendais une lettre de vous, car, si j’ose le dire, c’était votre tour, j’ai passé mon temps à Compiègne, et ce n’est pas un lieu où l’on a du loisir. J’ai reçu ce matin votre aimable lettre adressée rue du Bac. Veuillez vous souvenir que ma résidence est rue de Lille, 52. Je suis charmé d’apprendre que le préfet persiste et insiste auprès du ministère. Je crois que de la part des inspecteurs généraux, il n’y aura pas la moindre opposition. La seule difficulté, bien considérable il est vrai, c’est d’avoir de l’argent à la fin de l’année. Si l’archevêque de Tours veut bien faire quelques démarches, j’ai bonne espérance. Veuillez être persuadée que je ferai de mon mieux auprès des gens que je connais et qui peuvent avoir quelque influence. Si vous m’aviez dit où se trouve cette bluette de M. de Pontmartin, vous la recevriez en même temps que ma lettre ; mais il faut que j’aille aux informations, car je reviens d’un pays où l’on ne s’occupe guère de littérature.

Je vous approuve fort, madame, de planter. Lorsque j’étais en Orient, je me suis reposé bien souvent à l’ombre de beaux platanes, auprès d’une petite fontaine avec une tasse attachée par une chaîne de fer. Ces reposoirs sont des fondations d’honnêtes Turcs qui en mourant ont voulu laisser aux générations futures un petit bienfait. Il est agréable de penser qu’un jour un inconnu pensera à vous avec bienveillance. Par parenthèse, les Grecs dans leur pays ont coupé tous ces arbres turcs. J’ai fort admiré la nature pendant mon séjour à Compiègne. La forêt est encore magnifique, bien que les arbres soient ou dépouillés ou chargés de feuilles jaunes et rousses. Le dessous du bois est un magnifique tapis de feuilles mortes avec des taches brillantes de soleil, çà et là. Vous apprendrez avec plaisir que l’Empereur va faire restaurer le château de Pierrefonds. N’est-il pas singulier qu’un souverain français rebâtisse ce que Richelieu a démoli ? Il me semble entendre son ombre dire : Ils n’en font jamais d’autres. Nous avons eu une célèbre beauté anglaise, la duchesse de Manchester (Allemande) et nous lui avons fait jouer des charades pour la fête de l’Impératrice. J’aurais voulu que vous lui entendissiez dire des vers où j’avais eu quelque part (et quels vers) avec un accent à faire rire les morts. Je vais partir à la fin du mois pour Nice et Cannes. Je suis décidément poussif, et huit jours passés en culottes courtes ne m’ont pas raccommodé avec le monde. Je vais revoir le pays où les citronniers fleurissent. Je pense qu’en février il faudra revenir à la galère. Adieu, madame, je vais savoir des nouvelles de M. de Pontmartin. Je vous dirai en vous envoyant la sienne (excusez le calembour) ce que j’avais appris touchant l’église d’X… Je suis au milieu d’un paquet monstrueux de lettres non décachetées et auxquelles il me faut répondre.

Veuillez agréer, madame, l’hommage de tous mes respectueux sentimens.

PROSPER MERIMEE.


Paris, 21 novembre 1857.

Madame,

Voici votre livre ; une autre fois donnez des renseignemens plus précis et l’on ne vous fera pas attendre.

J’ai retrouvé la lettre que j’ai tant cherchée, précisément où j’aurais dû la chercher tout d’abord ; mais il n’y a rien de plus dangereux pour les gens désordonnés que de serrer quelque chose. Leur modestie naturelle n’admet pas un instant qu’ils aient eu de l’ordre une fois en leur vie. Très probablement cette lettre vous sera inutile, mais à tout hasard je vous l’envoie.

Le temps devient de plus en plus gris et désagréable ; je fais mes paquets pour Cannes. Je vais faire du paysage en plein air sans paletot ; vous n’en feriez pas autant en Touraine.

Vous, madame, qui avez le culte des vieux souvenirs, trouvez-moi des argumens pour prouver que notre temps ne vaut pas le XVIe siècle. Je fais une préface à mon édition de Brantôme, et de loin, à vue de nez, la thèse me souriait. Maintenant que je suis dans la discussion, je trouve que je me suis un peu beaucoup avancé. Ce n’est pas que je n’aie le plus grand mépris pour mon époque, mais le XVIe siècle était un vilain siècle, il faut en convenir. Je me demande si l’on avait autant de courage autrefois qu’à présent. Par exemple, à la bataille de Dreux, le duc de Guise faisait porter son armure et monter son cheval par un sien écuyer, qui reçut vingt coups de pistolet. C’était très brave de la part de l’écuyer, mais aujourd’hui quel général oserait faire endosser son habit brodé à un soldat pour s’éviter des balles ? Peut-être la supériorité apparente en beaucoup de choses de notre temps tient-elle uniquement à la publicité de toutes les actions humaines. Nous trouvant placés eu quelque sorte sur un théâtre, nous soignons nos gestes et nos paroles comme des comédiens en face du public, sans que le diable y perde rien.

Je vous ai parlé d’un grand chagrin que j’ai eu et que j’ai. Depuis quelque temps il a changé de forme. J’ai découvert, ou j’ai cru découvrir le mot d’une énigme qui m’était demeurée tout à fait obscure. Cela ne m’a pas consolé, mais cela a donné une nouvelle forme à mon chagrin. J’ai maintenant plus de pitié que de colère, et je trouve que j’ai été surtout bête. Comme je n’ai jamais eu trop d’amour-propre, for a mon of my weight, je suis peut-être moins triste de cette découverte là que ne le serait un autre. Cependant je voudrais bien recommencer ma vie à partir de vingt ans. Jusqu’à quelle époque, madame, demeurez-vous à X… ? Vous ne me parlez pas de votre malade, d’où je conclus qu’il vous a quittée. Avez-vous parlé à un médecin du Rhus toxicodendron ? On dit encore des merveilles des bains de sable chaud de Cannes en été. Je viens de voir un homme parfaitement guéri en apparence. Adieu, madame, j’envoie le livre chez vous, comme vous m’avez prescrit, et je prends, comme Gribouille, l’occasion de la poste pour vous annoncer son arrivée prochaine. Veuillez agréer l’expression de mes respectueux hommages. Je pars le 1er décembre, et je vous dirai où je me serai appiégé pour passer ce vilain mois. Je n’ai aucune nouvelle des Ch… J’ai espoir dans le bon sens du père qui connaissait le fort et le faible de son pays et qui n’était pas joueur.


Paris, 20 janvier 1858.

Madame,

Il me semble que vous voyez notre siècle un peu en laid et je trouve que vous voyez le XVIe trop en beau. Assurément les preux qui vendirent la couronne de France à Henri IV en 1589 aimaient autant l’argent que les gens de bourse et les faiseurs de chemins de fer aujourd’hui. Il y avait sans doute plus de foi qu’il n’y en a maintenant, mais elle s’accommodait avec tous les caractères et toutes les passions ; elle n’a pas empêché beaucoup de crimes et en a causé plusieurs. Le respect de la famille était, je crois, plus grand, au XVIe siècle qu’il n’est au XIXe. Cependant il ne serait pas facile de décider s’il en résultait plus de bien que de mal. Ni le respect de la royauté, ni les liens du sang n’empêchèrent le connétable de Bourbon de nous battre à Pavie. Le brave chevalier Bayard ne voulait pas monter à la brèche de Padoue parce que l’Empereur faisait donner ses lansquenets qui n’étaient pas gentilshommes, et cette crainte de se compromettre parmi de petites gens avait fait déjà perdre la bataille d’Azincourt. Je crois qu’à toutes les époques l’homme a été un animal assez mauvais et très sot. Il brille ; encore par ces deux qualités, mais le pouvoir de l’opinion l’oblige à s’observer à présent un peu plus qu’autrefois. La sécurité matérielle étant plus grande, grâce à l’institution de la gendarmerie et au Code criminel, le monde n’est plus obligé de se diviser en coteries, ou associations défensives, comme on était forcé de le faire dans le bon temps. Or on se passait bien des choses dans ces coteries, toujours en vue de la sécurité, et l’on n’y connaissait guère d’autre crime que la trahison envers les associés. Je trouve qu’on est fort indulgent aujourd’hui pour les fripons, mais on l’a toujours été en France lorsqu’ils avaient de l’esprit et de belles manières. Au reste je crois qu’il est très difficile de décider entre la moralité d’une époque et celle d’une autre époque, attendu que la valeur des actions change selon les temps. Il me paraît probable qu’un assassinat n’était pas un crime aussi odieux au XVIe siècle qu’il l’est aujourd’hui, et c’est un des mérites de la civilisation de faire prendre des habitudes favorables à l’humanité. La charité n’est peut-être pas plus grande à présent qu’autrefois, mais elle est mieux administrée et profite davantage à l’humanité.

Quoiqu’il en soit, madame, ma préface est faite et je suis à Paris. Je ne vous ai pas écrit de Cannes, dont j’arrive, par deux raisons également mauvaises. La première parce que je ne savais s’il fallait adresser ma lettre à X… ou à Paris. La seconde, que j’avais oublié dans mon écrin de bijoux l’oiseau, symbole de la foi, et que je ne savais comment cacheter ma lettre. La vérité c’est que j’ai vécu d’une vie si animale que je n’avais pas une idée à mettre sur le papier. J’allais me promener au soleil toute la journée et je rentrais le soir trop fatigué pour prendre une plume. J’ai fait une trentaine d’affreux croquis sur du papier à sucre, mais si grands que je ne pourrais trouver une boîte aux lettres en état de les recevoir. Je n’ai rien dessiné à Nice, qu’une petite église de Saint-Antoine sur la route qui mène au col de Tende. En revanche je rapporte un panorama de Cannes. Ma seule aventure digne de mémoire est d’avoir fait naufrage dans l’île de Sainte-Marguerite, où l’on m’a fait coucher non pas dans le lit du Masque de fer, mais sur un matelas de même métal. J’y ai trouvé un hôte très hospitalier dans la personne du commandant du fort et un marabout arabe à qui j’ai fait présent d’un canif ; il m’a donné sa bénédiction. Je suis revenu bien à contre-cœur de ce beau pays, mais on m’a nommé président d’une commission pour réformer l’administration de la Bibliothèque Impériale, et comme ce n’est pas une chose facile ni agréable, j’ai cru qu’il était impossible de refuser. J’ai passé aujourd’hui sept heures dans l’exercice de mes fonctions qui ont beaucoup de rapport avec celles que remplit Hercule auprès d’Augias. Je regrette bien de n’avoir pas les épaules de ce héros.

Il est impossible, madame, qu’admirant le courage comme vous faites, vous n’ayez pas été frappée de celui de l’Impératrice, qui ne pensait qu’aux blessés, et qui disait : « Ne vous occupez pas de moi, c’est mon métier. » — Et à l’Empereur qui lui donnait le bras dans l’escalier. « Allons doucement ; montrons que nous n’avons pas peur. » N’est-il pas beau de pouvoir dire cela avec une robe toute mouchetée de sang et un petit morceau de fer dans la paupière ? — Je me réjouis que votre église soit adoptée par le préfet. J’en ai parlé au cardinal Morlot avant mon départ. J’ai reçu des nouvelles de M. Ch… Il est à Baltimore. Edouard était à Alexandrie à la fin de novembre. M. Ch… me dit qu’il n’a rien perdu, attendu qu’il ne fait pas d’affaires et que les fermiers le paient comme par le passé. Il me paraît fort ennuyé de son pays, mais déterminé à y rester jusqu’à ce qu’il ait établi sa fille. Je lui souhaite un gendre honnête… Grand problème à résoudre. Adieu, madame, veuillez excuser ce griffonnage et agréer l’expression de tous mes hommages respectueux. J’y joindrais mes vœux pour la nouvelle année si elle n’était pas si avancée. Elle m’a surpris, car janvier à Cannes me faisait croire que jetais en juin. Je n’ai pas encore la grippe, mais patience.


Mercredi soir.

Madame,

Je pensais à vous écrire quand j’ai reçu votre lettre. En effet, il y a longtemps que je n’avais eu de vos nouvelles, et je craignais que vous ne fussiez retenue à la campagne par votre malade. Vous me croyez apparemment la bosse de la destruction, puisque vous m’accusez de vouloir porter la hache dans la Bibliothèque Impériale. Si vous connaissiez cet établissement, vous changeriez d’opinion sans doute. Pour ma justification, je vous dirai d’abord que j’ai stipulé qu’aucune destitution ne suivrait mon rapport ; qu’aucun des employés actuels ne perdrait rien de son traitement, et que les réformes que nous aurions à proposer s’opéreraient par voie d’extinction. Maintenant il faut que vous sachiez que depuis un très long temps on donne et l’on reçoit les places de bibliothécaire comme des sinécures ; que le désordre y est arrivé à un point qui passe toute croyance ; et que depuis les bâtimens, qui tombent en ruine, jusqu’aux livres qui se cachent dans tous les recoins, il faut tout réorganiser. La besogne n’est pas mince, et pour moi particulièrement difficile, attendu que je connais et pratique comme amis la plupart des monstres de ces lieux. Je suis désolé de leur faire de la peine, et je dois leur dire qu’ils font très mal leur besogne. Jugez de la mauvaise humeur que cela me donne !

Pourquoi veut-on détruire les Carmes ? Je n’en avais pas entendu parler. J’ai visité un couvent autrefois qui n’a de curieux que ses tristes souvenirs. M. de Lamartine a copié les inscriptions tout de travers. Si vous voulez voir cela en ma compagnie, je suis tout à vos ordres, mais j’aimerais mieux voir autre chose. Voulez-vous plutôt voir le musée ? Cela est moins lugubre et il ne faut pas chercher les émotions pénibles, car on en trouve assez sans aller au-devant. Il y a, ou il y avait dans votre rue un très beau Raphaël de la première manière, n° 54, chez un M. Moor, Anglais très poli qui reçoit tout venant. C’est la Dispute d’Apollon et de Marsyas. Marsyas joue de la flûte avec beaucoup d’application, et Apollon l’écoute avec une attention terriblement malveillante. Ils sont dans un paysage étrange comme ceux de fra Bartolomeo, avec des oiseaux qui volent au-dessus de leur tête. Les deux personnages sont nus comme des vers, avec de petites jambes grêles, comme c’était la mode de les avoir au commencement du XVIe siècle. C’est d’ailleurs admirablement modelé et peint on ne sait avec quels instrumens. Il n’y a pas de Flamands qui aient approché de cette finesse. Je vous conseille, aussitôt ma lettre reçue, d’envoyer votre carte à M. Moor, et s’il est encore à Paris d’aller voir son tableau. Je ne puis malheureusement vous offrir mon bras, car je suis pris tous les jours par cette maudite commission, jusqu’à lundi, mardi serait trop tard. A propos d’œuvres d’art, voici une réduction d’un de nos chefs-d’œuvre. C’est le couvent de Saint-Antoine auprès de Nice ; c’est la vue qu’on en a après avoir passé le col de Tende. Il y a là des eaux admirables. Depuis que je me suis mis à peindre à la gouache, j’ai oublié entièrement l’usage de l’aquarelle, et je ne sais plus comment m’y prendre. J’avais commencé une aquarelle que j’ai barbouillée de blanc faute de pouvoir m’en tirer autrement. J’ai rapporté trente ou quarante chefs-d’œuvre de cette espèce. J’ai vu aujourd’hui Mme de G…, qui m’a paru un peu mieux. On lui fait un traitement nouveau dont elle se trouve assez bien. Mme de M… est morte et j’ai su pourquoi on a dit qu’elle avait épousé M. P… C’est que M. P… avait été chargé par elle de mettre à la porte le précepteur de ses enfans qui était un fort vilain homme, et pour se venger, il a inventé l’histoire qui a cours encore. Il paraît d’ailleurs que M. P… est son parent assez proche. Adieu, madame, veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MÉRIMÉE.


Mercredi soir.

Madame,

Il faut que vous me croyiez d’une bien grande férocité pour supposer que je ne suis pas profondément touché de votre Madone, et bien plus encore du sentiment qui vous porte à me la donner. Je voudrais bien en être plus digne, mais croyez que je la conserverai comme la plus précieuse relique. Je ne suis pas gâté par les sentimens que j’inspire. En tout temps je serais bien sensible à une marque d’intérêt comme la vôtre.

Je suis fâché que vous ne veuilliez pas voir votre voisin le Raphaël païen. La tête de l’Apollon, avec son expression d’excessive attention et de tristesse fatale, me paraît en son genre aussi belle que celle de M. de Pourtalès. Si Raphaël n’a pas volé cela (il était un peu adonné au plagiat), il faut qu’il ait su la mythologie comme Moi. La tristesse du dieu est une des idées païennes dont l’art antique a tiré le plus grand parti.

Vous ai-je dit, madame, que j’avais fait à Cannes une préface pour Brantôme ?

Si je ne craignais de vous ennuyer, peut-être de vous scandaliser, et sûrement de vous fatiguer les yeux avec un griffonnage destiné aux compositeurs, je vous prierais d’en lire deux pages sur le monde du XVIe siècle. Je n’ai pas fait de comparaison entre ce temps et le nôtre, je me suis borné à expliquer pourquoi on était alors si méchant et je crois en avoir trouvé la raison dans l’influence de l’Italie civilisée sur la France barbare.

Mais ce qui me ferait bien plus de plaisir que la peine que vous prendriez à me lire, c’est que nous lissions une visite au musée.

Vous savez qu’on vient d’arranger une partie de la grande galerie. La semaine prochaine je passerai mes nuits à enrager en faisant mon rapport sur la bibliothèque, et ce me serait une grande distraction que de voir avec vous des madones de Raphaël et de belles Vénitiennes du Titien, car la peinture ne peut être toujours dans le ciel.

Adieu, madame, veuillez agréer tous mes remerciemens bien sincères, et l’expression de mes respectueux hommages.

P. M.


11 mars 1858.

Madame,

Je crois qu’il serait à la rigueur possible d’entrer au musée un lundi, jour où l’on ne rencontre que les balayeurs, mais il faudrait d’abord avoir recours à M. de Nieuwerkerke, ce qui vous ennuierait peut-être plus que le public en masse. Outre le lundi, il y a le samedi où les rapins ne sont pas à l’ouvrage et n’obstruent pas les tableaux. Pour ma part je ne pourrais lundi prochain, parce que c’est jour de commission de la Bibliothèque, mais samedi je serais libre et à vos ordres.

Si vous acceptez samedi, veuillez me dire où je dois vous rencontrer. Comme vous passez devant ma porte, auriez-vous quelque objection à me faire demander ?

Avez-vous vu le Raphaël ? il part le 15. Je ne vous ai pas envoyé le passage de ma préface parce que j’ai pensé d’une part que c’était indiscret, de l’autre que lorsque cela serait *en épreuve, vous auriez moins de peine à le lire.

Je suis fort occupé de mon rapport. Je lis en ce moment un bitte book et je prends des notes. Il n’y a que 10 933 queries à lire avec les réponses.

Veuillez agréer, madame, l’expression de mes respectueux hommages.

PROSPER MÉRIMÉE.


Mercredi.

Dimanche, 22 mars 1858.

Madame,

Je serai prêt à midi moins un quart jeudi ou vendredi. Veuillez m’avertir seulement du jour et du lieu.

La fin de mon rapport et le beau temps qu’il fait m’ont remis. Il me semble que je suis à Cannes. Cependant il faut que je le lise demain, ce maudit rapport, puisqu’on le copie et qu’on l’imprime, après quoi on m’assassinera pour l’avoir fait. C’est une opération assez délicate que de chercher des argumens pour quelque chose qu’on désapprouve. C’est cependant le devoir d’un rapporteur, cela forme le caractère et doit préparer à la diplomatie. Je vous donnerai deux pages de ma préface en allant au musée. Veuillez agréer, madame, l’expression de mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


Je voudrais bien connaître la personne très instruite qui cause de moi.


Madame,

Je vous écris de mon lit, où je suis encore non pas précisément malade, mais las et emmigrainé. J’ai envoyé à M. Jannet, mon illustre éditeur, ma préface, et elle est peut-être à l’heure qu’il est sous la presse. Nous avons parlé de tant de choses l’autre jour que j’ai oublié tout à fait de vous montrer ces deux pages. Vous n’y perdez pas.

Je suis sans le moindre pouvoir pour conserver la chapelle qui vous intéresse. Je la regrette comme vous, mais je ne sais pas comment on pourrait la sauver si elle est sur un alignement. D’ailleurs toutes les questions de ce genre où les monumens historiques interviennent ne peuvent se décider que par de l’argent, et c’est ce qui nous manque malheureusement le plus. Il faudrait non seulement acheter, mais conserver, et c’est une autre impossibilité.

Vous parlez si mystérieusement de votre interlocuteur, ami d’une vieille dame anglaise, que je ne devine pas du tout. Il me semble, madame, que je n’aurais pas trop peur de ce qu’on pourrait dire de moi, vous présente. Vous êtes de ces gens qui, selon l’expression espagnole, hacen espaldas aux gens en péril, même aux inconnus.

J’ai cherché dans mes paperasses, inutilement jusqu’à présent, des notes que j’avais écrites sur des mythes antiques, un mois que je donnais des leçons de mythologie à trois dames. Mon cours avait un grand succès, lorsqu’il fut interrompu par un voyage, et naturellement il ne fut pas repris. Il y a ou il doit y avoir quelque chose sur l’antagonisme dont nous parlions l’autre jour, et que je vous montrerai si je mets la main dessus.

Je ne vois presque pas, madame, et ma tête pèse comme celle de Jupiter avant la naissance de Minerve, Je vous remercie de ne pas vous être ennuyée au Louvre et d’y être venue. Je vous combattrai au sujet de l’art quand je serai moins souffrant. Je ne lis plus saint Augustin. Il a fini par me sembler trop rhéteur. Adieu, madame, veuillez agréer l’expression de mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


Samedi.

13 mai 1858.

Madame,

Voulez-vous m’inscrire sur votre liste pour vingt francs et me faire crédit jusqu’à ce que j’aie l’honneur de vous voir ? Je ne comprends pas trop l’œuvre dont vous me parlez, mais puisque vous vous en mêlez, ce ne peut être qu’une très bonne chose.

Je vous trouve un peu sévère pour Pouchkine, et je me réjouis fort que vous soyez indulgente pour moi. Je suis très touché que vous veuillez bien penser à moi dans vos prières : Angel in thy orisons remember me. Ce qui plaît à la malignité de ma nature, c’est que vous me regardez au fond comme un affreux païen et que vous voulez bien cependant prendre intérêt à mon âme. Veuillez croire, madame, que j’en suis bien reconnaissant et très fier. Occuper une petite place dans votre mémoire est un grand bonheur.

Agréez, madame, l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


Mardi matin.

Paris, 1er juin 1858.

Madame,

Où vous adresser cette lettre ? Vous ne me dites pas où vous êtes, si en Touraine, si en Brie ? Je reviens de Fontainebleau où j’ai passé quelques jours, je ne dirai pas à m’amuser, mais à m’agiter. Nous avons pris un cerf, dansé, joué des charades, etc. Nous n’avons vu ni le grand veneur, ni l’ombre de Monaldeschi. La reine m’a paru une très bonne personne, assez agréable de figure sans être noble d’aspect, sachant tout, parlant de tout, accomplie en tout, mais se croyant obligée d’avoir de la vivacité française parce qu’elle se trouvait en France. Vous devinez ce que c’est que la vivacité d’une Allemande qui veut être Française. J’ai fait les fonctions d’imprésario pour notre théâtre de charades et parfois celles d’acteur. Nous avons eu la galanterie de jouer Orange, et pour le tout de faire un petit compliment à Sa Majesté Néerlandaise qui a fort bien pris.

C’était le jugement de Paris, avec trois très belles femmes et le berger Paris représenté par un jeune prince de Nassau qui a été charmant de fini et de charge. Eh bien, madame, voyez ce qu’on gagne à se mettre en quatre pour les souverains. Vous croyez peut-être que j’ai gagné un fromage de Hollande à mon métier de courtisan. Je n’ai gagné qu’un rhume atroce, et pour m’en guérir, je me suis empoisonné avec du laudanum, si bien que j’ai manqué en crever. J’ai passé une matinée à dormir debout avec une migraine horrible. Maintenant je suis à peu près bien, toussant un peu et plein de joie de ne plus dîner en tight inexpressibles. Je n’entends pas grand’chose à l’affaire des hospices ; autant que j’en puis juger, la mesure est bonne au fond, mais on l’a mal présentée ; conduite avec prudence et surtout avec lenteur, elle aurait pour résultat d’augmenter notablement le revenu des pauvres. Je suis enchanté d’apprendre que les géraniums ont supporté si héroïquement le voyage. J’ai appris à Fontainebleau qu’il y avait à Londres une serre admirable où l’on voyait les plus belles fleurs du monde. Si je l’avais su plus tôt, j’aurais essayé de vous en rapporter pied ou aile. Je ne fais pas de projets, cependant je regarde souvent une carte du Tyrol, et je me dis qu’il serait bien agréable de descendre la vallée du Tagliamento et de gagner ainsi Venise. Si je me décidais pour tout de bon, me permettrez, vous, madame, de vous demander deux lignes d’introduction pour quelqu’un à Venise ou à Padoue. Je n’y connais personne et je serais bien aise d’y pouvoir passer une soirée lorsque la solitude me rendrait par trop mélancolique. De ma préface, je ne sais rien du tout, si ce n’est que j’en ai corrigé une épreuve. Je ne sais pas ce que le libraire a fait depuis plus d’un mois.

Adieu, madame, je vous écris au milieu d’une dispute académique qui me trouble et ne me laisse pas comprendre ce que j’écris. Je voudrais bien savoir où vous avez trouvé l’histoire des Malatesta, et en particulier de cette dame qui en savait si long. Savez-vous que je regrette que les jeunes lionnes de ce temps-ci ne soient pas plus savantes ?

Veuillez agréer, madame, l’hommage de tous mes sentimens respectueux.

PROSPER MERIMEE.

Juin ou juillet 1858.

Madame,

Je suis fâché que ma petite drôlerie ne vous ait pas plu. Vous cherchez trop dans toute chose l’utilité en ce monde et dans l’autre ; c’est trop exiger. La mythologie a le mérite de nous conserver des idées très anciennes sur les impénétrables secrets de ce monde, pas beaucoup plus extravagantes que ce qu’ont imaginé de grands philosophes et incomparablement plus poétiques de forme. N’est-ce pas déjà quelque chose ? En outre, le moyen de comprendre quelque poète antique que ce soit si l’on n’a pas appris un peu de ce fatras ? Au fond, je trouve que les anciens Grecs ont fait comme nous faisons. Ils éloignent le plus qu’ils peuvent les idées inaccessibles à l’homme, les escamotent, pour ainsi dire, au milieu d’un flux d’images, et ne vous présentent que des faits secondaires dont l’intelligence est un peu moins difficile, ou plutôt qui le paraît moins, ce qui revient au même. Remarquez la singulière conformité de toutes les religions pour laisser l’idée de la divinité dans le back ground et lui donner des intermédiaires à moitié ou tout à fait humains. Les musulmans nous reprochent d’avoir une religion trop anthropomorphique, et il y a bien quelque chose de vrai là-dedans, surtout parmi les néo-catholiques. Je ne veux pas discuter avec vous le fond de la mythologie grecque de peur de vous scandaliser en vous montrant comment elle ressemble beaucoup à nos dogmes. Les philosophes grecs ont pris leurs légendes nationales, et sans en croire un seul mot se sont mis à l’œuvre pour en tirer quelque chose d’utile. Le plus grand tour de force qu’ils aient fait a été d’enter le spiritualisme sur le fond dont le vieux paganisme les avait gratifiés, et ils y sont parvenus par les moyens que vous employez lorsque vous me dites que le commandement de Dieu à Abraham était par figure. On a fait également une figure du sacrifice de la fille de Jephté. Puis, à ce spiritualisme grec, s’est joint le fond très beau et très élevé de la religion mosaïque, et cela a produit l’Evangile de saint Jean. En somme, je ne puis voir partout qu’une même difficulté, une même aspiration à savoir, et surtout une même impossibilité à croire (quand on n’a pas la foi).

Je vais voir les belles montagnes du Tyrol et de l’Oberland, puis Venise. Je vous demanderai la permission, madame, de vous donner quelquefois de mes nouvelles et de vous demander une lettre pour quelque Vénitien d’esprit. Il y a des soirées en voyage où on est très malheureux faute de trouver à échanger une idée. Je vous écris au milieu de tous mes paquets encore à faire. Je frémis en pensant à tout ce que j’ai dû oublier. D’un autre côté, on peut très bien voyager partout, grâce à la civilisation, pourvu qu’on ait des souliers à soi. Adieu, madame, pardonnez-moi mes doutes. C’est une maladie malheureusement incurable chez moi. Si vous avez quelques ordres à me donner pour Venise, je serai très heureux de les exécuter si j’en suis capable.

Veuillez agréer, madame, l’expression de tous mes vœux et de mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


Méran, 29 juillet au soir.

Madame,

Mille remerciemens pour votre aimable lettre d’Inspruck. Je suis honteux d’y répondre si tard, car il y a cinq jours que je l’ai reçue, mais je ne me suis pas arrêté à Inspruck, que je connaissais déjà, et depuis j’ai toujours erré dans ces belles montagnes. Ce matin, j’ai monté au Stelvio, et en rentrant à Trafoï on m’a montré les traces d’un ours avec lequel je ne sais trop si j’aurais aimé à avoir un entretien, car ses pattes étaient bien larges. Je ne puis croire que les vilaines petites boutures que je vous ai rapportées aient produit une si belle fleur que celle que vous m’avez envoyée. Il faut que votre jardinier ait un secret magique. Je vous envoie encore une toute petite fleur, que vous appelez en grec œil de souris, mais que les Allemands sentimentaux appellent vergiss mein nicht. Elle a été cueillie à plus de 7 000 pieds de haut, tout près du glacier de Trafoï. Voici quel a été mon itinéraire. J’ai passé quinze jours dans l’Oberland, où ce que j’ai vu de plus beau a été la source du Rhône, dont je tâcherai de vous faire un dessin ; puis j’ai traversé le lac de Constance et suis allé à Munich voir des antiquités et le palais du Roi, sous la protection de M. Klenze, qui est un Allemand plein de bonhomie, c’est-à-dire un fin merle. D’où j’ai gagné Saltzbourg et suis monté au Gaisberg, d’où l’on voit les plus belles montagnes possibles et dix lacs, mais chacun grand comme un verre. Sauf l’infériorité décidée des lacs, c’est beaucoup plus beau que le Righi, et heureusement encore inconnu aux Anglais. Puis je suis allé dans le Zitterthal, où j’ai vu les plus beaux hommes et les plus belles femmes du Tyrol, sauf qu’elles ont des pieds un peu grands et des jambes qu’elles montrent fort, plus grosses que le corps d’un mouton. Pendant que je soupais à Zell, mon aubergiste est entré avec trois grands gaillards à moustaches et une fille de l’encolure de MlIe Alboni. Tout ce monde, sans dire gare, s’est mis à chanter admirablement des airs de montagnes avec accompagnement de zitter. La fille était celle de l’aubergiste et a un contralto que vous autres, Parisiens, payeriez cent mille francs. Le lendemain, on n’a rien mis sur la carte pour le concert, et lorsque j’ai rassemblé tout mon allemand pour tourner au contralto un compliment finissant par une médaille à l’effigie de mon souverain, elle m’a baisé la main avec transport. Trouvez, ailleurs, de grands talens si faciles à contenter. Ce peuple-ci me plaît, Je le soupçonne d’être un peu bête, mais il est bon et franc, le contraire des Allemands, à mon avis. Ce qui m’enchante, c’est de voir que tout le monde a l’air content. On ne voit pas de châteaux ni de pauvres, il semble que tout est pour le mieux. Cependant ils se plaignent de payer trop de contributions. Les routes sont excellentes, et l’on n’est plus ennuyé par les passeports comme autrefois. Rien de plus civil que les employés de la frontière. Je vous dirai qu’une partie de la ville de Vienne croit que je suis la cause de cette heureuse réforme. Il y a quelques années, j’ai causé avec le baron de Bach, ministre de l’Intérieur, homme de beaucoup d’esprit et fin comme l’ambre. Je lui demandai comment de si bonnes gens que les Autrichiens avaient le talent de se faire détester de leurs sujets, et avec la politesse germanique, il me répondit que ce n’était qu’en Franco qu’on pouvait trouver des employés inférieurs gens d’esprit. Je lui peignis avec des couleurs très pratiques l’ennui des passeports demandés à tout bout de chemin, et on n’en demande plus. La mouche qui fit marcher le coche n’est pas plus fière que moi. Adieu, madame, veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

Je vais demain à Botzen, puis à Venise, et je n’oublierai pas le palais que vous m’avez indiqué.

PROSPER MÉRIMÉE.


Venise, 24 août 1858.

Madame,

J’ai vu le palais Vendramin de fond en comble. J’en suis charmé ; on voit partout les arrangemens d’une femme d’esprit et de goût. Il y a des portraits historiques du plus haut intérêt, notamment un de Mme de Grignan par Mignard, qui est le meilleur, le plus joli et le plus authentique que j’aie encore vu. J’ai remarqué aussi un buste en marbre de Mme la duchesse de B…, qu’on m’a dit très ressemblant et où j’ai retrouvé avec les changemens que le temps produit toujours, les traits qui étaient demeurés dans ma mémoire depuis une exposition au Louvre, je n’ose dire l’année. J’ai eu pour guide un serviteur de la maison très intelligent, moitié Italien, moitié Français, qui a été d’une complaisance parfaite. Je lui ai demandé s’il vous connaissait, et à l’illumination soudaine de ses yeux, j’ai compris à quel point vous étiez dans ses bonnes grâces. Je n’avais aucune raison pour aller chez la duchesse de Parme, et j’en aurais pu avoir pour l’éviter. Si l’occasion de lui être présenté s’était offerte, je ne l’aurais pas manquée afin de lui parler de vous et d’effacer ainsi la mauvaise note que mon nom pouvait lui laisser. Mais elle n’a été que peu de jours ici en même temps que moi, et je n’étais pas du seul bal officiel qu’a donné l’archiduc. Les pauvres princes sont tellement circonvenus d’ennuyeuses visites, que je me reprocherais d’ajouter la mienne à leurs ennuis ordinaires.

Que me dites-vous, madame, de votre âge ? Cela me paraît tout à fait impossible. Si vous avez soixante ans, quel âge ai-je donc, moi ? Cent vingt assurément à mesurer par la vraie mesure, celle de l’imagination. La vôtre est à sa première jeunesse ; la mienne, à la décrépitude. En me promenant dans les salles du palais Vendramin, cette affreuse pensée du temps me tourmentait. Je revoyais des tableaux qu’il me semblait avoir vu faire la veille, et quand je me demandais quand ils avaient été réellement peints, il me fallait faire un calcul effroyable. Il y a surtout des époques dans la vie plus tristes que les autres quand on fait ces examens rétrospectifs, celles dont il ne reste plus aucun souvenir. Malheureusement ces blancs-là ne sont pas rares chez moi. Je voudrais vous donner mon jugement impartial sur Venise, mais j’hésite encore. J’y ai trouvé beaucoup de désappointemens. Rien de ce qu’on m’avait annoncé ne s’est trouvé tel que je l’avais vu in the mind’s eye. En revanche un bien plus grand nombre d’agréables surprises m’était réservé. Je commence à concevoir qu’on s’éprenne de ce pays, qu’on y vive et qu’on y meure sans en sortir. J’ai eu tort d’y venir par le Tyrol. Les grandes montagnes gâtent la vue, on ne peut plus abaisser ses regards, et l’on est comme Michel-Ange après avoir peint le plafond de la chapelle Sixtine. Un autre malheur, c’est que je suis trop savant en architecture gothique et que j’en ai vu trop de beaux échantillons pour n’être pas très difficile. Ici, tout a été fait pour la décoration, pour la montre. On n’a pas assez soigné la réalité. Les détails sont partout horriblement négligés. Ajoutez à cela l’aspect minable de tous ces palais, leur délabrement, et représentez-vous l’effet que cela peut produire sur un archéologue élevé dans le respect des belles lignes et des moulures purement sculptées. L’Académie m’a aussi un peu surpris. L’Assunta de Titien est une belle bigolante, bien dorée par le soleil de Chioggia. Lorsqu’on a vu le Denier de César à Dresde et le Couronnement d’épines du musée de Paris, les Titien de Venise semblent comme du thé après la troisième eau. Je suis prodigieusement admirateur du Giorgione, et il n’y en a pas un seul à Venise ; je me trompe, on m’en a montré dix ou douze, dont pas un seul ne ressemble à ses ouvrages authentiques. J’ai appris ici à connaître et à estimer des maîtres qu’on juge fort mal ailleurs, Bonifazio par exemple. Vous rappelez-vous le mauvais riche dînant entre deux grosses Vénitiennes pendant que le pauvre est à sa porte ? Jean Bellin a fait également ma conquête. Il y a une Vierge et des anges de lui aux Frari qui m’ont enchanté. C’est la naïveté et la grâce même, malheureusement sans toute la noblesse qu’il faudrait peut-être.

J’ai vu très peu la société. On me dit qu’il n’y en a pas. Cependant j’ai passé quelques soirées avec des dames portant des cages et toutes très jolies. Beaucoup d’inquiétude, à ce qu’il m’a semblé, de la malveillance probable d’un étranger et surtout d’un Français. Grand despotisme exercé par ces dames, d’abord sur l’objet aimé, puis sur tous les habitués de leur cercle, même sur ceux qui n’aspirent pas à remplacer l’objet en question. Si je ne me trompe fort, on pense très peu, on s’amuse de fort petites choses, et l’on y est assez heureux. Adieu, madame, je purs dans quelques jours pour Brescia et Milan, puis j’irai au lac Majeur et de là je ne sais trop où, mais à Gênes sûrement. Probablement je serai à Paris vers la fin de septembre. Veuillez agréer, madame, l’expression de tous mes respectueux hommages.


PROSPER MERIMEE.

  1. Voyez la Revue du 1er mars 1896.