Une Correspondance inédite de Prosper Mérimée/03

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Une Correspondance inédite de Prosper Mérimée
Revue des Deux Mondes4e période, tome 134 (p. 565-592).
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UNE CORRESPONDANCE INEDITE
DE
PROSPER MÉRIMÉE

TROISIÈME PARTIE[1]


Paris, 26 octobre 1858.

Madame,

Je suis arrivé ici il y a quelques jours en assez bon état de conservation, mais avec le remords d’être resté bien longtemps sans vous donner de mes nouvelles. Je crois vous avoir écrit après avoir quitté Venise, m’en retournant par Gênes à Paris. Tel était du moins mon projet, mais le temps était si beau, la mer si calme, que je me suis senti invinciblement appelé à Florence. J’y ai passé un mois qui s’est écoulé comme un jour, formant souvent le dessein de vous écrire, et un peu honteux de vous dire que j’étais là sans avoir pris vos commissions. Je voulais cependant prendre mon courage à deux mains et aller voir de votre part Mlle de F… Malheureusement elle n’était pas à Florence. En revanche j’y ai rencontré Ampère, que je croyais à Rome et qui m’a servi de cicérone à Fiesole et autres lieux.

Je vous ai avoué, je pense, que la première vue de Venise ne m’avait guère plu. J’en suis sorti le cœur gros. Il n’en a pas été de même à Florence. J’ai été ravi dès mon arrivée, et cela a duré tout le temps de mon séjour. Les vieux palais avec leurs grands anneaux de fer, les églises, les rues, et les habitans même, tout m’a enchanté. Le parler de ces gens-là a quelque chose de musical qui me va droit au cœur, et j’aime jusqu’à la façon dont ils prononcent le C. Cela ôte à l’italien ce qu’il a d’un peu efféminé. Ma plus grande joie a été de voir une foule de tableaux que je connaissais par des copies ou par des gravures ; c’est dommage que les musées soient mal éclairés et mal tenus. Y avait-il déjà de votre temps aux Uffizi l’Orateur étrusque, cette belle statue de bronze de l’école réaliste ? On l’a placée le dos au midi, et les jours de soleil on ne voit absolument rien. J’ai trouvé dans la sacristie de Santa Croce (je crois) un tombeau d’une cousine ou sœur de Mlle de F… Cela est un peu recherché et coquet, mais plein de grâce. Je ne tiens pas à ce que l’on trouve les bonnes choses sans travail : l’important c’est de produire du bon. Je suis encore furieux d’avoir vu dans la même église le tombeau de ce méchant plagiaire d’Alfieri entre Dante et Machiavel. La duchesse d’Albany s’est fait enterrer modestement dans la sacristie. De Florence, dont je ne veux pas vous dire toutes les merveilles que vous connaissez mieux que moi, je suis allé à Pistole et à Sienne, où je me suis donné une indigestion de préraphaélites ; puis je me suis acheminé à Nice à petites, très petites journées, le long de la Corniche. Depuis la Spezzia, c’est une suite de tableaux admirables, même pour quelqu’un qui avait encore devant les yeux les montagnes de la Suisse, de Salzbourg et du Tyrol. Dans cette saison surtout, c’est un voyage délicieux. Enfin, ce qui ne gâte rien, on trouve partout de bonnes auberges, sans animaux ennemis du repos des voyageurs. Au reste, je crois qu’il n’y en a plus, ni de mauvaises auberges, qu’on France. Je disais à Sa Majesté qu’elle devrait réformer ce scandale et faire venir dans quelques villes une colonie d’aubergistes suisses et de « kellners » pour civiliser notre patrie. Observez, madame, l’influence qu’une mauvaise nuit a sur les impressions de voyage. S’il y avait des hôtels en France, il y aurait des voyageurs, et en effet il y a, même assez près de Paris, quantité de lieux qui valent ce qu’on va voir outre-mer ou outre-monts. Je suppose, madame, que vous n’avez quitté la Brie que pour la Touraine. J’ai reçu, il y a quelques jours, la visite d’Edouard C… arrivant de Jérusalem et de Moscou. Son père m’a écrit ; il se trouve médiocrement bien dans ses foyers, mais n’en veut pas sortir avant d’avoir marié sa fille. Quant à Edouard, il passera son hiver ici. Il est présentement en Angleterre, mais seulement pour quelques jours. Pas un chat à Paris, ce qui me convient assez. Le ciel est gris, l’air froid. Je me repens d’être revenu sitôt. Adieu, madame, veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


1858.

Madame,

Je ferai de mon mieux pour les géraniums, mais je ne réponds de rien.

Comme vous avez deviné la marquise de Brinvilliers entre tant de portraits, je suis sûr que vous devinerez ce que veut dire ce sujet, mais d’abord voici la tradition. On dit que le château est celui de Rimini, et que l’écusson aux pieds du monsieur en bas rouges est d’un Malatesta. En effet dans l’original (qui a souffert), on distingue à peu près une tête, ou plutôt une ombre de tête, comme on dit dans la langue du blason. C’est peut-être d’un des Malatesta. La tête de mort du pèlerin est un autre Malatesta. Le costume du pèlerin m’est inconnu. Les clefs en sautoir et la croix rouge désignent peut-être un ordre religieux. Dans les tableaux du Giorgion, les petits détails ont souvent un sens. Ainsi il y a un arbre desséché, un lièvre, deux chiens qui se battent, un berger… tout cela me passe, aussi bien que la chasseresse en bas noirs et son compagnon. La devise latine sur le bassin est : Stultum est in illo statu vivere in quo non audet mori. « Il est insensé de vivre dans un état où on n’ose mourir. » Le latin est assez mauvais, mais le sens de la légende est moral et assez-bon. Bien que Giorgion fût à ce qu’on dit un grand vaurien, il avait parfois de bons momens. Enfin, madame, voilà mon essai de peinture cirée que je vous offre tel quel. Grâce à la cire, cela pourra allumer votre feu, lorsque vous vous en ennuierez.

Je devais partir jeudi ; le ministre de l’Instruction publique a voulu conférer avec la commission de la bibliothèque samedi, et il m’a fallu rester. Je devais partir dimanche ; mais Sa Majesté éprouve le besoin de dîner avec moi lundi. Je ne partirai donc que mardi s’il n’arrive pas de nouvelle anicroche. Avez-vous jeté les yeux sur ma mythologie ? Il me semble que vous êtes un peu faible sur cet article. Vous ai-je montré au musée des antiques Jason avalé par le dragon de Colchide ? C’est un renseignement nouveau et des plus curieux à ajouter à la masse des mythes où le héros succombe, et c’est la même idée que celle de l’arbre de la science dans la Genèse. Le marquis de Mascarille voulait mettre en madrigaux toute l’histoire romaine, les Grecs ont mis en contes de Ma mère l’Oie toutes les idées philosophiques. Si vous êtes à Paris à mon retour, comme je l’espère, vous savez que vous me devez une visite à la collection de M. Pourtalès.

Adieu, madame, veuillez agréer l’expression de mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMÉE.

Lundi, 19.


Paris, 22 décembre au soir, 1858.

Madame,

Lorsque j’ai reçu votre aimable lettre, le sort de M. l’abbé Cruice était déjà décidé, et il avait obtenu l’unanimité de nos suffrages. Je lui avais donné le mien par pur amour du grec dès que j’ai su qu’il voulait publier les Philosophoumena. Rarement on accorde toute la somme demandée pour les frais d’impression, mais cette fois tout le devis a été voté sans la moindre opposition. Vous voyez, madame, que vous ne m’avez aucune obligation. M. Cruice est venu me voir avant-hier matin quand malheureusement j’étais encore au lit avec un peu de fièvre, et je n’ai pu lui faire moi-même mes complimens. C’est ce temps abominable qui m’a donné un rhume dont je vais me guérir à Cannes, où je serai avant la fin de l’année.

Je voulais, madame, vous écrire de Compiègne, mais j’ai été retenu d’abord parce que je n’avais à vous conter que des choses qui ne vous auraient pas intéressée, puis surtout parce que je ne savais où vous adresser ma lettre. Vous ne sauriez croire comme cette pensée d’une lettre errante, arrivant longtemps après avoir été écrite, me tracasse quand je veux écrire à quelqu’un. Pendant que je faisais mes calculs pour deviner le lieu que vous habitiez, le temps se passait et la poste partait. Quand je dis que le temps se passait, c’est une façon de parler, car je l’ai trouvé assez long. Cependant j’ai appris deux choses : premièrement, c’est qu’on peut vivre au grand air et dans un four sans inconvénient et même avec avantage pour la santé ; secondement, j’ai appris à faire des glaces, j’entends des glaces de Saint-Gobain. J’ai beaucoup admiré là le savoir-faire de mes maîtres, à qui on a fait une réception merveilleuse. J’ai surtout été charmé de voir une jeune personne que j’avais connue assez indifférente aux choses qui ne l’amusaient pas, prendre maintenant goût à son métier, et le faire en conscience et réussir complètement. Le peuple français étant donné, je ne crois pas la chose très difficile, mais il faut y prendre quelque peine et s’y mettre tout à fait.

Vous avez vu les tableaux bibliques de Martin, ou du moins les illustrations de Milton et les lumières fantastiques dont il éclaire ses paysages. On nous a donné en revenant de Saint-Gobain à la nuit, le spectacle de trois lieues de bois et de collines éclairées par des flammes du Bengale de toutes les couleurs. C’est un des plus beaux spectacles que j’aie vus, et si j’avais de la mémoire ou le talent de Martin, je vous enverrais un croquis de cette illumination.

Vous me demandez des nouvelles, madame, comme si j’en savais. On parle beaucoup de ce que le grand-duc Constantin est venu faire, et il n’y a sorte de dessein qu’on ne lui prête. On m’écrit de Londres les inquiétudes qu’on a du nouveau Reform Bill ; la jalousie de nos relations trop tendres avec le frère de ce même grand-duc, puis beaucoup de scandal. Le second fils de lord W… a été poursuivi, d’autres disent arrêté, par des policemen, au moment où il entrait dans une maison par la fenêtre. Comme il n’y avait pas moyen de le prendre pour un houecbreaker, cela a fait du tort à la fille de M. J… G.., une Mrs. D… On dit encore que le marquis d’A… uns rwi off with somebody’s wife, etc. Il me semble que l’aristocratie anglaise commence à se négliger comme faisait la nôtre vers 1780. Nous sommes dans un temps où il ne faut pas faire de fautes sous peine de les payer. Pourtant je crois que les exclusions de Londres ont encore une longue carrière.

Si je ne vous ai pas parlé de Gênes, c’est, madame, que cette ville m’était trop connue. Je ne l’aime pas beaucoup. Les rues y sont trop étroites, et je n’entends pas un mot à leur vilain dialecte. J’ai cependant une passion à Gênes, c’est une marquise de Brignole peinte par Van Dyck et qui est ravissante, bien qu’elle n’ait pas de crinoline. Quand on a le courage de monter bien haut, on voit à Gênes une mer magnifique, mais il vaut bien mieux la côtoyer jusqu’à Nice en s’arrêtant comme j’ai fait, partout où l’on se trouve las. C’est une suite de paysages ravissans, et les petites villes qu’on rencontre sur le chemin ont toutes l’air d’avoir été bâties uniquement pour le plaisir des yeux. A vrai dire, en Italie, il semble que ce soit partout le grand but et les paysans qui font semblant de travailler à la terre ne sont peut-être que des figurans chargés d’animer le paysage. Avez-vous quelquefois cherché à retrouver l’Italie antique sous l’Italie moderne ? , à vous représenter un consul romain à Rome, ou même un Côme de Médicis à Florence ? Jamais je n’ai pu y parvenir. J’ai vu dans les rues de Florence des gens tellement ressemblant à ce Père de la Patrie, que je jurerais qu’ils sont bien réellement ses fils. Dans le Transtevere, on rencontre à chaque pas des têtes dont on a vu la copie en marbre au Vatican, mais je n’ai jamais pu saisir la transition entre le caractère des Italiens d’autrefois et celui d’aujourd’hui. Nous sommes, au contraire, les mêmes Gaulois qui prirent le Capitole et furent mis en déroute par des oies, et ce, malgré toutes les invasions et conquêtes que nous avons subies. Pourquoi le bourgeois romain est-il un être en général si drôle, tandis que le citoyen romain était un être si terrible ?

Je n’ai pas de nouvelles de Mme de C…. Elle est toujours à la campagne, et je n’ai pas eu le courage d’aller la voir. M. de C…, que j’avais rencontré sur le lac des Quatre-Cantons, me dit qu’elle passe presque toute sa vie couchée, et qu’elle ne peut se lever que deux ou trois heures par jour. Je la plains de tout mon cœur, mais je ne sais que lui dire. Entre elle et moi il n’y a pas de ces atonies crochus qui font les relations suivies. Je crains que mes atomes à moi ne perdent tout leur pouvoir accrochant.

Je suis revenu des fêtes où vous m’avez vu in the mind’s eye un peu plus ours que devant. Il faut que je sois mis en train, monté comme un tournebroche, pour aller dans le monde, et c’est en grande partie pour l’éviter que je vais à Cannes. Je crois outre cela que je suis réellement malade, et que je n’ai pas bien longtemps à faire mes fantaisies. Voilà l’excuse que je me donne à moi-même quand je me reproche ma paresse et mon oisiveté. Elle n’est pas pourtant aussi grande que vous pouvez vous le figurer. On me charge de faire quantité de choses ennuyeuses que je n’ai pas le courage de refuser. C’est un ami qui me demande une tartine pour son livre, ou un ministre qui veut avoir un mémoire sur la bibliothèque. Je passe ainsi mon temps à faire des choses assez ennuyeuses et assez inutiles, mais au fond du cœur ma grande raison pour ne pas refuser net, c’est que si je ne le faisais pas, je ne ferais rien du tout. Lorsque j’avais un but, c’était bien différent. J’avais une grande envie de plaire, et je m’appliquais. Maintenant je rencontrerais sous mes pieds les plus beaux diamans que je ne me baisserais pas pour les ramasser, faute d’avoir quelqu’un à qui les offrir. Je vais peindre à Cannes toute la sainte journée, et puisque vous avez déjà bien voulu agréer quelques-unes de mes croûtes, je vous demanderai à mon retour la permission d’augmenter votre collection. Adieu, madame, je vous souhaite une bonne année et un peu du beau ciel que je vais voir. Pourquoi n’allez-vous pas l’hiver dans le Midi ? Je vois beaucoup ici Edouard C… qui me paraît se plaire fort ici et ne pense guère à retourner en Amérique. Sa sœur n’est pas encore mariée, et le père ne reviendra pas probablement avant qu’elle ne soit établie. Veuillez me pardonner, madame, mon bien long bavardage et agréer l’expression de tous mes hommages respectueux.

PROSPER MERIMEE.

Cannes, 5 février 1859.

Madame,

Je vous remercie beaucoup de votre aimable lettre, et je suis très fier que vous m’ayez gardé pour la fin, car je vois que je tiens par-là une place honorable parmi vos correspondans. J’avais eu déjà de vos nouvelles par mon voisin M. d’E…, qui m’a dit qu’une lettre de vous à lui ou à sa femme « était pleine de questions sur mon compte ». Je crois lui avoir dit à cette occasion que la dernière fois que j’avais eu l’honneur de vous voir, c’était dans une malencontreuse visite au musée Pourtalès, et que je me proposais de vous écrire prochainement. Ai-je eu tort ? Si oui, je vous en demande pardon, et ne le ferai plus. Bien que très proches voisins, je vois très peu M. d’E… et encore moins sa femme. Mais je passe mon temps à courir par monts et par vaux, et le soir je suis trop fatigué pour m’habiller et faire des visites comme à Paris. Je ne comprends rien du tout à M. d’E… Il m’a paru instruit et particulièrement fort en conchyliologie, et l’autre jour il m’a dit une telle énormité en matière de homards que je le soupçonne de ne pas observer par lui-même les curieuses choses de ce monde. Si j’ai du papier de reste je vous conterai une expérience que j’ai faite sur un Bernard-l’Ermite, mais d’abord je veux répondre à plusieurs articles de votre lettre. Je n’ai pas vu M. de C… Je ne connais absolument ici que les personnes que j’ai rencontrées chez lord Brougham, c’est-à-dire M. de Bunsen et quelques Anglais. Mon nid, qui m’a bien fait rire, est un appartement meublé où je demeure avec deux Anglaises d’un âge très canonique, vieilles amies qui me soignent merveilleusement. J’ai devant ma fenêtre la mer qui, la semaine passée, m’empêchait de dormir, contre l’usage de la Méditerranée et du golfe de Cannes, qui est la douceur même. Mais, madame, comme disait mon patron de barque qui me mène quelquefois à l’île Saint-Honorat, « il ventait la peau du diable. » Ce n’était pourtant qu’un libeccio. Ici nous sommes à peu près protégés contre le mistral. A droite, j’ai les montagnes de l’Esterel, qui, après celles de l’Attique, ont les formes les plus élégantes que j’aie vues. Le soleil entre dans ma chambre de très bonne heure et ne la quitte que pour se coucher. Ce serait un pays de cocagne que Cannes si la cuisine n’y faisait pas défaut. Cet art est très peu avancé, et bien que je ne sois pas difficile, je ne mange guère. Il est vrai que cet air de montagnes nourrit et donne des forces. J’ai de petits spasmes de temps en temps, moins forts qu’à Paris. C’est peu qu’une vieille machine ne soit pas plus détraquée.

Comment pouvez-vous croire un instant, madame, que je n’aie été très touché et très sérieusement attendri de ce que vous me dites à l’occasion de la conversion de saint Paul. C’est de tous les saints le plus grand à mon avis, car c’est lui qui a le premier appris aux hommes à faire abstraction des castes et des nationalités. Ce qui est un truisme aujourd’hui, était au premier siècle la plus grande pensée et en apparence la plus difficile à faire admettre. Cependant il y avait déjà une tendance, et Sénèque avait inventé le mot d’humanité, qui était un néologisme alors et qui dut soulever l’Académie latine. Je me garderai bien de discuter le miracle de sa conversion. Nous serons d’accord sur un point, c’est qu’il eut la grâce, et malheureusement elle n’est pas donnée à tout le monde. Lorsque je lisais autrefois les Provinciales, l’inflexible logique de Pascal m’avait rendu presque jésuite, car j’admirais fort alors les efforts que les jésuites avaient faits pour dénaturer l’Écriture (et aussi la nature) dans l’intérêt de la civilisation. Mais il n’est que trop certain que tout le monde n’a pas la grâce. Tout le monde n’a pas la faculté d’être heureux, et certainement la foi est un des grands moyens de l’être. Je ne crois pas l’avoir jamais. Cela ne m’empêche pas, madame, d’être bien sensible aux témoignages d’intérêt que vous me donnez. Il y a très longtemps que je me sens de plus en plus étranger aux hommes, et dans le brouillard d’insouciance dans lequel on vit et je vis, je pense souvent avec joie et avec beaucoup d’orgueil que j’ai mérité un peu d’affection d’une âme comme la vôtre.

Je vous donnerai des nouvelles fraîches du comte de Chambord, qu’un de mes amis a vu à Venise il y a peu de jours. Il faisait froid à Venise, et le carnaval était très languissant.

Je fais beaucoup de mauvais lavis, et je rapporterai une formidable collection de souvenirs de Cannes. Si vous voulez me le permettre, je vous enverrai à mon retour mon portefeuille et vous ferez votre choix, ou vous me direz quel dessin je dois finir pour le rendre moins indigne de vous, car ce ne sont que des pochades faites pendant mes longues excursions.

Savez-vous, madame, ce que c’est qu’un Bernard-l’Ermite ? c’est une langouste très petite, de trois centimètres au plus, dont la queue est dépourvue d’écailles. Elle serait fort exposée à être mangée, si elle n’avait l’instinct de mettre cette queue nue dans une coquille. Il y a des naturalistes qui prétendent que Bernard mange le coquillage avant de prendre sa maison. C’est peut-être un cancan. Je ramassai l’autre jour un gros Bernard logé dans une coquille d’où on ne voyait sortir que le bout de ses antennes et ses deux petites pinces. Avec toutes les précautions possibles, je cassai la coquille et je mis la bête dans un plat d’eau de mer. Elle y faisait piteuse figure, la queue reployée, et les pinces en avant, déterminée pourtant à se défendre jusqu’au bout. Je plaçai à quelque distance une coquille vide. Aussitôt Bernard s’en approcha, en fit le tour, étendit ses deux bras pour mesurer l’ouverture, puis leva en l’air un seul bras, évidemment pour apprécier la hauteur de la maison. Il parut méditer pendant une minute. Son calcul de tête terminé, il plongea un bras dans la coquille pour s’assurer qu’elle était vide, puis faisant une cabriole il se lança la tête en bas et la queue en l’air de façon à retomber dans la coquille où il s’engaina comme un sabre dans son fourreau. Un moment après il se promenait fièrement dans le plat, traînant sa nouvelle coquille, avec l’aplomb et l’assurance d’un homme qui a un habit neuf. J’ai tellement admiré ce petit mathématicien que je l’ai reporté le lendemain à son rocher. Voilà, madame, mon histoire. J’aurais encore à vous conter celle d’une mante, mantis religiosa — qu’on appelle ici Prega Diou, prie-Dieu — que j’ai transportée de Nice à Paris et de Paris à Cannes, mais elle est morte hier. C’était une étrange bête dont je vous ferai le portrait de grandeur naturelle. Elle marche debout sur quatre pattes, ses deux pinces rapprochées sous le menton. C’est pour cela qu’on l’appelle en patois prie-Dieu. Elle mangeait ses trois mouches par jour, mais à Paris elle avait jeûné pendant deux mois. Ses serres et son bec vus à la loupe étaient des armes terribles.

Adieu, madame, vous voyez que j’admire la création dans les petites merveilles, non moins merveilles que les grandes. Je pense être à Paris vers la fin du mois. Je crains tellement le mauvais temps que je manque à tous mes devoirs politiques pour me soigner. Adieu, madame. Veuillez agréer l’expression de tous mes vœux pour votre bonheur et mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


Paris, 17 mars 1859.

Madame,

Me voici enfin à Paris. J’ai tardé tant que j’ai pu, j’ai lanterné de mon mieux sur la route, à Aix, à Avignon et ailleurs. Je suis parvenu à éviter les mascarades, mais non les dîners et les soirées. Décidément, il faut vivre à la campagne. Il me semble que vous m’avez fait un portrait bien ressemblant de M. d’E… Il est ce qu’on appelle en anglais very gumptious. Autrefois cela me mettait en fureur et je me mettais en quatre pour détromper les gens sur la bonne opinion qu’ils avaient d’eux-mêmes. A présent, je suis très tolérant. Cela ne me fait pas souffrir le moins du monde. Quelquefois même cela m’amuse, et d’ailleurs je tâche d’apprendre quelque chose de ceux qui savent tout. J’ai appris de M. d’E… un peu de conchyliologie. Je suis bien de votre avis, madame, les sciences naturelles n’offrent d’intérêt que par les généralités, mais il est bon qu’il y ait des gens qui étudient trois ans et dix ans les lavandes pour qu’on connaisse mieux les lois générales et si curieuses de l’organisation des végétaux. Et à propos de végétaux, connaissez-vous les palmiers de Bordighera, près de Menton ? Ils fournissent à une partie du nord de l’Italie des palmes pour le dimanche des Rameaux ; mais les feuilles de quelques arbres croissent pliées de la manière la plus étrange, recoquillées, plissées comme un jabot. Si j’étais resté à Cannes ce carême, je vous aurais envoyé une de ces palmes bénites.

Vous avez raison contre moi, madame, sur le fait de saint Paul. Cependant ma remarque subsiste en ce que sa doctrine est sans contredit la plus libérale et la plus générale, et qu’il s’est appliqué plus constamment à détruire les préjugés païens. Bien que citoyen romain, il était Grec de langue et d’esprit. Vous connaissez ma partialité pour tout ce qui est grec. C’est peut-être le secret de mon admiration pour saint Paul. J’en demande pardon à saint Pierre.

Je viens de lire un livre qui m’a intéressé, c’est le dernier volume de la correspondance du comte de Maistre. Un homme d’esprit se dévouant à servir les plus grands imbéciles, continuellement contrecarré dans ses efforts pour leur ouvrir les yeux sur leurs véritables intérêts, et n’y parvenant jamais, n’est-pas une sorte de long martyre presque aussi touchant que s’il eût sacrifié sa vie ? Puis le caractère de l’homme est si carré, si vigoureux et énergique que, bien que nous n’ayons guère deux opinions communes, je ne puis m’empêcher de l’aimer. Connaissez-vous son fils ? A-t-il une fille ? Les filles en général héritent de l’esprit des pères.

Je n’ai pas vu à Cannes M. de C… Il vivait fort retiré et moi de même. Je n’avais pas d’introducteur auprès de lui. Quant aux esprits frappeurs, j’y croirai quand ils auront fait un sonnet spirituel au lieu des tours de passe-passe qui leur sont ordinaires. Dans ma jeunesse, j’ai étudié la magie. J’ai tiré la bonne aventure et j’ai fait plus d’une prédiction qui s’est vérifiée. J’ai prédit à l’Impératrice qu’elle monterait sur un trône, j’ai prédit la naissance du prince impérial, ou plutôt que ce serait un garçon, la veille de sa naissance. J’ai fait tourner des tables, et une fois la tête d’une gouvernante, une fort jolie personne, qui avait bien envie de faire des folies et à qui je donnais, par la magie, de très bons conseils. Mais c’est précisément à cause de cela que je ne crois plus aux esprits. Si vous voulez me confier un enfant de huit ans pendant une semaine, je m’engage à lui faire voir toutes sortes de belles choses dans une goutte d’encre, mais je crois qu’il fera mieux d’apprendre son rudiment et son catéchisme.

Je trouve Paris fort triste. Dame, on ne prêche pas pendant vingt ans le culte des intérêts matériels sans qu’il n’y ait beaucoup de prosélytes à cette belle doctrine ! Que doivent penser de nous nos ancêtres les Gaulois qui passèrent les Alpes seulement pour aller boire du vin ? Nous avons reçu hier M. Laprade à l’Académie, qui nous a fait un discours plus édifiant qu’amusant. Vitet, qui le recevait, a été merveilleux d’esprit et de grâce académique. Je suis allé un peu dans le monde depuis mon retour. Il me semble que le règne des femmes est tout à fait fini. Mais voici ce qui me met martello in testa. Les femmes aujourd’hui ont été beaucoup mieux élevées, je me trompe, ont appris beaucoup plus de choses que celles d’autrefois. On leur fait des cours de tout. Une jeune personne de seize ans pourrait passer un examen pour le doctorat. D’où vient qu’elles n’ont pas de goût pour la littérature, qu’elles ne s’occupent que de futilités, qu’elles sont très ennuyeuses et, je le crains, très ennuyées ? Connaissez-vous une femme âgée de moins de trente-cinq ans qui ait de l’esprit ? Croyez-moi, quand je vous jure que parmi les jeunes femmes les mieux nées et les mieux élevées, il y en a un certain nombre qui copient l’esprit et les manières des lorettes. Pourquoi cela ? Je voudrais bien que vous me dissiez le pourquoi. Je suis prêt à convenir qu’elles ont beaucoup plus de vertu qu’on n’en avait dans ma jeunesse, mais il y a moins de tentations aujourd’hui. J’ai parmi mes amis trois ou quatre jeunes gens ayant tout ce qu’il faut pour se faire aimer et distinguer dans le monde. Ils le fuient. Je suis exposé à bien des confidences de la part de ces jeunes gens, qui me croient de l’expérience et de la discrétion. Leurs romans sont d’une platitude désespérante. Je ne suis pas encore assez ermite pour que de temps à autre je ne me trouve en assez mauvaise compagnie. (Ici je dois avouer que je ne l’ai jamais aimée, mais que j’ai eu de la curiosité. Je regarde une actrice ou une demoiselle de la rue de Bréda, comme je regarde un prégadiou.) La mauvaise compagnie de ma jeunesse était assez gaie. Vers 1830, il y avait, dans les chœurs de l’Opéra cinq ou six femmes qui n’avaient pas les mots de Sophie Arnould, mais avec lesquelles on riait aux larmes depuis le commencement d’un souper jusqu’à la fin. J’ai soupé hier chez un des jeunes gens dont je vous parlais, et j’ai vu là trois sommités du demi-monde très jolies, habillées de la façon la plus ridicule, bêtes comme des choux, et cherchant à faire les belles dames. Les jeunes gens étaient sérieux, parlaient de politique et de chevaux, et faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour imiter des maris dans leur maison. Sauf les cigares que nous avons fumés (the ladies as well as the gentlemen), je vous assure qu’un Anglais se serait trompé et aurait cru se trouver dans le monde ordinaire. En revenant chez moi avec un homme de mon âge, je lui ai demandé si de notre temps les choses se passaient ainsi. Je crains toujours que la vieillesse ne me fasse voir le présent trop en laid. Il m’a dit : Combien de fois a-t-on ri pendant les deux heures que nous venons de passer ? Je me suis rappelé qu’on avait ri quand une de ces dames avait renversé avec sa dentelle une saucière pleine de sauce. Et puis ? Plus. Or, en 1830, c’étaient des risa sbudellate. Conclusion : le monde est malade. Rien ne s’y fait selon l’ordre naturel. Mais pourquoi, pourquoi ? Dites-le-moi, je vous en prie, madame, si vous le savez. Bien avant l’étude des insectes, celle du cœur humain est intéressante. C’est, je le dirai, ce qui m’intéresse encore le plus et ce que je comprends tous les jours un peu moins.

Adieu, madame, voilà des causeries fort peu édifiantes, vous me les pardonnerez, j’espère. Je suis un provincial arrivant à Paris, tout m’étonne. Quand donc y reviendrez-vous et quand vous mènerai-je voir les couronnes de Reccesvinthe à l’hôtel de Cluny ? Veuillez agréer, madame, mes excuses pour tout ce bavardage et l’expression de tous mes hommages respectueux.

PROSPER MERIMEE.


10 juillet 1859.

Madame,

Je vois par votre aimable lettre que vous n’avez pas reçu mes aquarelles. Si je vous en parle, c’est pour que vous ne supposiez pas que je les ai oubliées. Je les ai envoyées chez vous, trois jours après votre commande, mais vous étiez partie. Histoire que vous sachiez que je suis homme de parole.

Je suis toujours à Paris, où il fait plus chaud que l’année passée à pareille époque on Italie. Je ne voulais pas partir tant qu’il y avait des bulletins, maintenant je n’ai pas le courage de me mettre en route. On me demande en Angleterre, en Écosse et en Espagne. Probablement j’irai en Espagne vers la fin de septembre ; il paraît présentement que c’est une fournaise. Vous ne me donnez pas votre adresse. D’après votre lettre, je suppose que vous êtes en Vendée ou en Bretagne ; à tout hasard, j’adresse ma lettre à votre quartier général de Paris. Cette guerre m’a remué horriblement, j’aurais bien voulu être jeune pour y aller, bien que tout n’ait pas tourné précisément comme je l’aurais désiré. Je plains beaucoup les blessés, mais pas du tout les morts. Il me semble qu’il n’y a pas de fin meilleure qu’une belle balle sur un champ de bataille. Kalo molyvi, une bonne balle, c’est le souhait que les Clephtes se faisaient dans leurs toasts. J’ai relu hier ce que M. de Maistre dit de la guerre. Il me semble qu’il se tire habilement d’affaire en attribuant à un instinct divin le goût de tous les hommes pour cette étrange manière d’argumenter. Mais, au fond, son raisonnement ne me satisfait pas. Sans doute, comme il l’observe très bien, la guerre est un grand instrument de civilisation, quoiqu’elle étouffe parfois pour un temps la civilisation, mais pourquoi employer un pareil moyen ? Il est curieux de voir que, dans toutes les idées anciennes de la divinité, on l’a représentée ayant besoin d’outils et de matériaux pour arriver à ses fins. Ainsi, dans toutes les cosmogonies, on fait former l’homme de limon ou d’autre chose, mais toujours il y a quelque chose qu’emploie la volonté divine. Or, je demande pourquoi, dans nos élémens constitutifs, on a mis l’instinct de destruction à un plus haut degré que chez tous les animaux ? Il y a quelques années, en ma qualité de juge d’un concours de linguistique, j’ai lu un mémoire fort curieux d’un Allemand sur les Ariens. Il appelle ainsi la race humaine dont nous sortons et dont le sanscrit, ou un dialecte sanscrit, a été la langue primitive, d’où la nôtre et bien d’autres sont venues. Cet Allemand a été surpris de trouver que, dans toutes les langues dérivées du sanscrit, les mots qui expriment les relations de famille, les notions élémentaires d’agriculture qui se rapportent à la vie patriarcale sont les mêmes. Ainsi le mot fille qui, en grec, en latin, en russe, en allemand, est assez différent quant au son, a partout le sens de trayeuse, indiquant ses fonctions dans la vie patriarcale. Et, chose très étrange, les noms des premières armes, arc, lance, etc., sont différens de son et de sens dans les différentes langues provenant du sanscrit. Mon Allemand en tirait cette conclusion que la guerre était inconnue à la race arienne avant la séparation de ses tribus. Nous lui avons donné le prix et je regrette que son mémoire n’ait pas été imprimé.

Il y a un temps infini que je n’ai lu les lettres de Mme du Deffand, il ne m’en est resté qu’un souvenir peu agréable : point de cœur et de l’esprit cherché. Je me suis toujours représenté Mme du Deffand comme lady H… la mère du lord H… d’aujourd’hui. J’en avais une peur horrible. Elle était méchante comme le diable, insolente au possible, mais charmante à caqueter avec M. de Talleyrand. Lorsque à dîner Macaulay, qui aime un peu à disserter, s’embarquait dans une leçon d’histoire, elle lui envoyait son page qui disait à demi-voix, mais tout le monde entendait : Lady H… compliments to M. Macaulay and wishes he should broach another subject. Elle avait un ami homme d’esprit et philosophe qui lui faisait des mots et la rassurait quand elle avait peur de mourir. C’était M. A…, qu’on appelait lady H… ’s atheist, comme on aurait dit d’un autre, son chapelain. Cette génération était certainement fort aimable, mais elle m’a toujours paru manquer de passions généreuses. Elle savait user de la vie et de l’argent beaucoup mieux que la génération présente. Avec une très grande licence, ou corruption, si vous voulez, dans les mœurs, on avait conservé une politesse exquise ; on recherchait la science et on s’y intéressait sans trop la comprendre ; mais enfin on avait bien des manières de s’amuser par l’intelligence sans parler d’amusemens moins moraux. Les plaisirs de vanité, je crois, étaient moins recherchés que les autres. Pour la génération actuelle, la satisfaction de la vanité est le premier besoin. Croyez-vous qu’il y ait à Paris beaucoup de membres du Jockey-Club qui préfèrent leur plaisir à l’opinion de la douzaine de personnes dont ils tiennent à exciter l’envie ? S’il vous tombe sous la main un livre de la fin du siècle dernier écrit par le duc de Lauraguais et intitulé Lettres de Lauraguais, sautez à la fin du volume et lisez un fragment des mémoires de la duchesse de Brancas sur Mme de Châteauroux, sa vie et sa mort. C’est un petit chef-d’œuvre littéraire très peu connu et qui mérite de l’être.

Ed. C… n’est pas encore parti. Il barguigne beaucoup à nous quitter. Son père avait eu un instant envie de venir nous faire une visite et puis il paraît y avoir renoncé.

Paris est absolument désert, ce qui ne me déplaît pas trop. J’aime les longues soirées que je passe dans ma robe de chambre à lire. Je voudrais écrire, mais je n’en ai pas la force. Cependant j’ai fait l’autre jour un article sur les marbres d’Halicarnasse, que vous seriez digne de voir et d’admirer. C’est les marbres que je dis. C’est de la sculpture grecque romantique, de Praxitèle ou de Scopas, très différente de la sculpture de Phidias, moins noble mais avec plus d’imagination ; quelque chose comme Sophocle comparé à Homère.

Adieu, madame, je ne partirai pas sans prendre vos commissions, soit pour le nord, soit pour le sud. Si vous découvrez quelque dolmen inconnu, prenez-en note et recommandez-le à vos Bretons. Veuillez agréer, madame, l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.

Mercredi soir, 27 juillet.

Madame,

Vous m’humiliez beaucoup en vous accusant de fautes d’orthographe. Tutto il mondo è paese. Nous en faisons tous, et Voltaire en faisait, c’est pourquoi il faut se consoler. Mais l’erratum qui me fait beaucoup plus de peine, c’est celui de sans but. Me croyez-vous donc si susceptible et pouvez-vous penser que vous avez besoin de prendre des précautions pour me dire mes vérités ? Il est trop vrai que ma vie est sans but. Lorsque j’en avais, ce n’était pas grand’chose, je l’ai appris depuis à mon très grand regret. Figurez-vous la figure qu’on fait lorsque, après avoir admiré pendant de longues années ce qu’on croyait un diamant, on s’aperçoit que c’est un morceau de verre. Je suis encore tout abruti d’une découverte pareille que j’ai faite, il y a cinq ou six ans. J’en ris quelquefois maintenant, mais jaune, et voilà pourquoi je n’ai le cœur à rien. Je crois, sans compliment, que vous êtes la personne à qui maintenant j’ai le plus d’envie de plaire, mais j’ai trop d’estime et d’affection pour vous pour être hypocrite avec vous, voilà pourquoi je suis toujours sceptique.

Votre histoire du petit groom qui voudrait tuer est curieuse et vient de cire pour illustrer nos réflexions sur la guerre. M. Cuvier disait que l’inspection d’une mâchoire humaine révélait un animal essentiellement destructeur. Les enfans le sont encore plus que les grandes personnes ; cet âge est sans pitié. Pendant ma campagne du mois de juin 1848, j’ai observé la férocité des gamins, qui m’a paru épouvantable. Heureusement on devient plus humain en vieillissant. Je me rappelle avec quel ravissement j’ai vu les premiers combats de taureaux ; maintenant ils ne me plaisent presque plus. Il me semble, madame, qu’il ne faut pas désespérer de l’Italie, ni jeter le manche après la cognée. Je suis de ceux qui trouvaient dur de se faire casser les os pour en faire un peuple. Moyennant quelques batailles, leur position est fort améliorée, et s’ils sont sages, ils peuvent faire beaucoup pour leur bonheur ; s’ils font des sottises, tant pis pour eux ! Je crois la restauration de la duchesse de Parme assurée, celle du jeune grand-duc de Toscane difficile, et celle du duc de Modène à peu près impossible. Je tiens le dernier pour l’avant-dernier des mauvais princes et je n’en ai aucune pitié. Je ne vous parlerai pas du pape, car sur ce sujet nous ne pourrions jamais nous entendre ; j’aimerais mieux être sujet de l’empereur du Maroc que du cardinal Antonelli. Je vais me faire donner les lettres de Mme du Deffand. Il faut qu’elles soient bien amusantes, puisqu’elles vous ont amusée. J’ai grand besoin de livres pour la solitude où je vis. Hier, après avoir dîné chez un collègue, je suis allé avec lui au Pré-Catelan ; nous y avons trouvé le directeur de l’établissement, qui nous a conduits dans les coulisses, ou plutôt dans les allées d’un jardin où il y avait quarante danseuses espagnoles arrivées de la veille. J’ai causé avec ces demoiselles et j’ai admiré ce petit trait d’orgueil national. Je leur ai demandé si elles étaient Andalouses ; elles m’ont dit qu’elles étaient de Valence, et elles mentaient, car elles parlaient très bon castillan entre elles ; et ma principale interlocutrice s’appelait Agueda, nom qui ne se trouve pas hors de la Vieille-Castille. Savez-vous pourquoi elles se disaient de Valence ? C’est que Valence, pour un Castillan, ce n’est pas l’Espagne, et qu’elles avaient honte de leur métier et qu’elles ne voulaient pas qu’un étranger crût que des Castillanes de sang bleu fissent métier de danser en public. Le jour de la fête de sainte Agueda, il y a une cérémonie très extraordinaire dans un certain village de la Vieille-Castille qui porte son nom. L’alcade, le notaire, l’alguazil, etc., se démettent de leurs fonctions, où ils sont remplacés par des femmes. Je n’ai jamais pu me procurer la légende de sainte Agueda, qui, je le suppose, a été une maîtresse femme en son temps. L’Agueda non sainte m’a demandé si j’avais vu Valence ; je lui ai dit que j’y avais été dans ma jeunesse, à quoi elle a répondu : « Il y a bien longtemps, n’est-ce pas ? » et j’ai eu la franchise de traduire la réponse à mes amis. Toutes ces femmes avaient des pieds extraordinaires de petitesse. Elles avaient un cortège de mères ayant l’air de revenir du sabbat. Voyez à quoi sert de défendre la traite des noirs. La plus vieille de ces danseuses n’a pas dix ans. Maintenant l’idée générale en Espagne chez les filles qui se trouvent jolies, c’est qu’elles feront fortune à Paris. Vous ai-je conté l’histoire de Mlle B…, de Grenade ? On annonce dans la loge de son père, à Grenade, que Mlle de M… épousait l’empereur. Elle s’écrie : « Qu’on me mène à Paris ! Ici, il n’y a pas d’avenir pour une jeune personne. »

Je n’irai pas tout de suite en Espagne, mais à la fin de septembre pour profiter des derniers beaux jours. Je tacherai de revenir au commencement de décembre. Je dis, je tâcherai, parce qu’on ne quitte pas Madrid comme on veut. Je tâcherai de vous rapporter une aquarelle d’après un tableau de Velasquez ou de Murillo, et si je vais à Tolède, je m’y procurerai quelque belle image de la Vierge de la cathédrale. Elle a une parure en émail blanc et or que Charles-Quint lui a donnée : c’est ce que j’ai vu de plus charmant comme travail d’orfèvrerie.

Je vais, en attendant le mois de septembre, faire une visite à Trouville et peut-être une autre en Écosse ; mais le Nord, que vous vous représentez si poétiquement, ne me sourit guère. Les brouillards et la pluie ont tant d’influence sur ma santé et mon humeur que je crains de les affronter dans leur quartier général. Il n’y a que la cuisine qui me plaise absolument en Écosse, mais je commence à n’être plus gourmand. Je perds mes défauts on vieillissant, madame, et si j’arrivais à la centaine je serais un vrai prodige ; malheureusement je deviens tous les jours plus patraque. J’ai des crispations d’estomac très douloureuses et très fréquentes qui me mettent d’une humeur de chien. Il n’y a rien de plus triste que les maux dont on ne voit pas le siège.

Je suis charmé d’apprendre qu’on travaille à Chinon, malheureusement il y a bien peu d’argent. Je ne sais pas si la ville qui nous en promettait s’est enfin exécutée. Adieu, madame, je m’aperçois qu’il est l’heure d’aller à l’Académie : vous saurez que j’en suis directeur pour deux mois encore. J’ai une peur affreuse qu’un de mes confrères ne me fasse le tour de mourir sous ma présidence. Veuillez agréer, madame, l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


Paris, 9 août 1859.

Madame,

J’ai à vous remercier beaucoup des lettres de Mme du Deffand que je lis avec le plus grand plaisir. Il ne m’était pas resté une trop bonne impression de son temps ni de la dame elle-même. Ce nouveau volume me réconcilie un peu avec tous les deux. Les gens du XVIIIe siècle nous semblent à certains égards des enfans, parce que nous sommes nés vieux de toute leur expérience et qu’il ne nous en a rien coûté pour savoir ce qu’ils ont appris à leurs dépens. Mais ce que nous ne verrons plus guère, et c’est grand dommage, c’est de vivre en société, chacun travaillant à se rendre la vie agréable et à la rendre telle aux autres. Ne remarquez-vous pas combien aujourd’hui il y a peu de ces affections durables et fortes comme il y en avait tant vers 1760 à Paris. Certainement Mme du Deffand et la duchesse de Choiseul et Horace Walpole avaient vécu dans un milieu à dessécher le cœur et à montrer le mal de toute chose. Cependant tous ces gens sont pleins de sentimens affectueux et tendres. Ils oublient leurs principes d’égoïsme lorsqu’il s’agit de leurs amis. Ce sont de bonnes natures, assez mal élevées, imbues d’assez mauvais principes, mais en qui n’entre pas un grain de méchanceté ni d’hypocrisie. On leur voit faire des choses qui nous paraissent aujourd’hui assez sales et plates, comme, par exemple, de faire la cour à Mme de Pompadour. Mais les mêmes actions n’ont pas la même valeur dans tous les temps. Je parierais bien que la société n’est pas moins corrompue qu’elle n’était alors : seulement l’opinion a changé sur la question du scandale. On était fort tolérant sur cela il y a un siècle. Alors que toute femme avait un amant, il eût été trop injuste d’empêcher les rois d’avoir leurs maîtresses. Je crois qu’aujourd’hui on attache beaucoup trop d’importance à la chasteté. Non pas que je nie que ce ne soit une vertu, mais il y a des rangs dans les vertus comme dans les vices. Il me semble absurde qu’une femme soit bannie de la société pour avoir eu un amant, tandis qu’elle peut aller partout étant avare, fausse et méchante. La morale de ce siècle-ci n’est pas assurément celle qu’on enseigne dans l’Evangile. A mon avis, il vaut mieux trop aimer que pas assez. Maintenant les cœurs secs sont au pinacle. Connaissez-vous dans le monde des femmes et des hommes ayant des relations dévouées et des amitiés à l’épreuve comme il y en avait en 1759 ? Pour moi, je n’en connais pas, si ce n’est peut-être parmi de vieilles gens qu’on peut à peine compter dans notre siècle. Parmi les hommes je n’en vois guère plus, et c’est encore parmi les gens qui ont passé la cinquantaine que l’on trouve des amitiés vraiment solides.

Je viens de faire un petit voyage en Normandie dont je ne me suis guère bien trouvé. Je suis tombé d’un rocher sur un autre qui avait beaucoup de pointes, comme celui de Sancho et je me suis meurtri le coude, la jambe et la main, puis j’ai descendu et remonté une falaise qui pour la raideur et les casse-cou l’emporte sur tout ce que j’ai vu dans les Alpes ou les Pyrénées, et j’en ai rapporté une courbature. Enfin, de l’ensemble de mon voyage, j’ai rapporté des douleurs d’estomac et la fièvre. J’étais hors d’état de vous écrire hier. Aujourd’hui je me trouve très faible, mais tolérablement et j’en profite pour vous remercier de votre bonne lettre du 1er août, que j’ai reçue au moment de monter dans le chemin de fer. Vous avez tort de dire du mal de votre papier. Il a le mérite de tenir plus de prose que l’ancien, et je le préfère quand il s’agit de la vôtre. Comment ! vous avez voyagé dans la Sierra de Ronda ! Je vais chercher dans mon capharnaüm de croquis pour retrouver une vue du Tajo de Ronda que vous vous rappelez sans doute. Il y a quelques vingt-neuf ans que j’entrai dans Ronda sur un cheval efflanqué qui me déposa mollement sur les cailloux qui pavent le pont qui traverse le ravin. Mais je n’en ai gardé nulle rancune.

Je trouve ici dans mon journal deux nouvelles qui pourraient avoir quelque influence sur mon voyage. L’une que le fils de la duchesse d’Albe est malade à Vittoria, l’autre que le choléra est à Murcie. Ces deux motifs pourraient bien éloigner de Madrid Mme de M… et alors je n’aurais plus à passer les Pyrénées. J’espère toutefois qu’il y a beaucoup d’exagération dans les deux nouvelles. Mme de M… qui est très poltronne avec ses filles, ne l’est pas lorsqu’elle est seule, et si elle se déterminait à rester à Madrid, ce serait une raison de plus pour moi d’aller lui tenir compagnie, car probablement il y a une espèce d’émigration. Je me crois à l’abri du choléra pour l’avoir vu très souvent, et notamment à sa première apparition où j’étais officiellement une des autorités chargées de le réprimer. Vous savez comme j’ai rempli ma tâche. Il m’a semblé que ce n’était pas la mort probable qui m’est destinée, et de plus qu’elle est assez douce. Enfin je suis seul au monde, et ma peau ne vaut pas grand’chose. Mais je ne partirai pas sans prendre vos commissions. J’ai été frappé de la ressemblance du Cotentin avec l’Angleterre. Le pays et les hommes sont les mêmes. A Cherbourg, j’ai trouvé beaucoup de très belles personnes, blanches, roses et sans expression. Je pense aussi que les jupons ne sont pas si amples ni si longs qu’à Paris ou à Londres. Adieu, madame, veuillez agréer tous mes respectueux hommages.


1859

Madame,

Voilà le Tajo. Excusez les fautes de l’auteur, qui n’a plus d’yeux et qui a travaillé en fin cette fois afin de profiter de l’occasion de la poste.

Je ne suis plus si content du second volume. Il y a énormément de rabâchage, et la vieille dame devient bien aigre. Il faudrait des notes et il n’y en a que lorsqu’on n’en a pas besoin. L’auteur, que je présume être le fils de mon ancien confrère le marquis de Saint-A… se trouvait à un bal avec moi il y a bien longtemps. Nous regardions danser tous les deux la fille de la duchesse de G… qui, moins belle que sa mère, était cependant charmante, et qui dansait une contredanse aussi bien que Mlle Taglioni. (Ce n’est pas peu dire, car j’ai vu danser Mlle Taglioni à un bal chez elle, et je vous assure qu’elle était, admirable, et qu’on ne sentait pas le moindrement du monde l’actrice dans sa façon de faire.) Il paraît que ma figure exprimait l’admiration. M. de Saint-A… me dit : « Est-ce que vous faites de la différence entre une femme qui est jolie et une autre ? — Assurément. — Moi, je n’ai jamais pu y trouver de différence. » Il disait cela d’un air si candide, qu’on voyait bien qu’il ne disait que la vérité. Son père était un homme d’esprit au contraire, très aimable et d’une politesse bienveillante qui me charmait. Ces deux qualités gagnent beaucoup à être réunies. Les notes du fils sont aussi niaises que celles de mon confrère M. Walckenaer sur les fables de La Fontaine : Lionceau, le petit d’un lion, etc.

Je vois par mon journal que le fils de la duchesse d’Albe est hors d’affaire. Quant au choléra, je ne sais qu’en penser.

Je viens de commencer la lecture d’un livre assez curieux. C’est un tableau du clergé séculier en Russie, écrit en russe, mais de l’autre côté de la frontière, par un prêtre russe, à ce qu’on dit. Cela est fort difficile à lire, parce que je suis obligé continuellement d’avoir recours au dictionnaire, et puis parce que l’auteur écrit avec une certaine emphase orientale particulière à la langue de l’Eglise dans son pays, mais cela est fort intéressant. On m’assure que cela est très vrai. Il est évident qu’il va y avoir un schisme en Russie. Il y a déjà 11 millions de sectaires. L’Eglise russe, comme l’Eglise anglicane, est une institution politique organisée par Pierre le Grand. Si le pouvoir spirituel est enlevé aux tsars, le temporel en souffrira beaucoup. Nous aurons un protestantisme grec.

Adieu, madame, on vient me chercher pour me mener à l’Institut. Je ne veux pas tarder à vous envoyer ce mauvais croquis, car vous avouez que vous aimez la promptitude.

Veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

Mercredi.


15 août 1859.

Madame,

Autrefois j’ai su assez bien et en détail l’histoire du schisme d’Orient pour en avoir souvent causé avec un grand théologien, mais j’ai à peu près tout oublié. Il me semble que la querelle vint vers le IXe ou Xe siècle lorsque Photius, que nous révérons parce qu’il nous a conservé des renseignemens intéressans sur les auteurs grecs, se querella avec le pape Nicolas sur le symbole. Les Latins avaient ajouté à cette phrase : « Nous tenons que le Saint-Esprit procède du Père et du fils ». Photius disait que c’était une impiété. Je crois que cette dispute se rattache à une autre plus ancienne sur la question de savoir si le fils était consubstantiel ou pareil au Père. En grec, les mots se ressemblent à un i près : Omoousios ou omoiousios. Tout cela rentre dans les mystères. La grande distinction entre la croyance grecque et la latine, c’est que la première a été beaucoup plus tolérante et moins soucieuse de la puissance temporelle. En Russie, c’est la religion, qui a empêché l’asservissement du pays aux Polonais vers 1612. Pierre le Grand, qui n’avait aucune croyance religieuse, voulut rendre-le clergé russe encore plus docile qu’il n’était. Il destitua le patriarche et se fit le chef de la religion. Il changea aussi la liturgie d’une manière notable. Ces altérations n’ont pas été toutes adoptées, et il y a toujours eu des protestations. La plupart des sectaires tiennent pour les vieilles pratiques antérieures à Pierre le Grand. D’autres ont adopté quelques-unes des opinions des puritains ; enfin il y en a qui font toutes les extravagances possibles et qui font même du suicide un article de foi. Les Grecs disent avec beaucoup de raison, je crois, qu’ils sont beaucoup plus près de la primitive Eglise que les catholiques. Les catholiques, d’un autre côté, disent qu’ils n’ont pas ajouté, comme on le leur reproche, mais qu’ils ont développé. D’ailleurs, en dépit de Bossuet, je ne trouve pas que les variations des églises réformées soient une preuve de la fausseté de leur dogme. Les catholiques ont, dans l’organisation de leur Eglise un pouvoir interprétant. Il est clair que tant que ce pouvoir interprétant sera reconnu, on ne pourra l’accuser de divisions et de variations. On peut comparer l’Écriture à un recueil de lois, le Saint-Siège à la cour de cassation, Au moyen de la cour de cassation, on supplée toujours à l’insuffisance de la loi. Mais comment avoir une cour de cassation toujours composée de jurisconsultes habiles ?

C’est assez, ce me semble, de trois pages de théologie. J’aurais mieux fait de vous parler de mon livre russe, qui me semble bien fait et qui m’intéresse. Mais il y a des choses encore plus intéressantes. Vous me faites venir l’eau à la bouche en me parlant de l’Ecosse et de la chance de vous y rencontrer. Malheureusement, je suis toujours dans la même incertitude sur mes voyages. Vous me reprochez de ne pas parler ouvertement et de détourner la conversation, dans les rares occasions où nous avons pu causer. I was not aware of the fact. Mais il est possible. Alors cela a tenu sans doute à deux causes : ou bien j’ai craint de dire quelque chose qui vous déplût, ou bien j’ai craint d’être engagé sur un sujet pénible, sans avoir de soulagement ou de consolation à espérer. Quand on ne croit guère à la médecine, il ne faut pas parler de ses maladies. Mon malheur à moi c’est de connaître très bien les miennes et de les savoir incurables. Je vois avec peine que vous faites grand cas de Waller Scott. Je l’ai beaucoup aimé ; maintenant, je ne puis le relire. Il a des rabâchages qui m’excèdent, et c’est un petit esprit et une nature basse. En littérature, c’est une manière de Gérard Dow qui peint merveilleusement une cruche, et qui n’a jamais su faire une figure. Dans le temps où les romans historiques sont revenus à la mode, il a exploité habilement ce genre bâtard et il a fait de détestables disciples. Il a donné des idées fausses sur l’histoire, comme le Voyage du jeune Anacharsis a donné des idées fausses sur l’antiquité pour avoir mêlé le vrai et le faux. Puis il est d’une ignorance crasse. Dans un de ses romans il fait mourir Tilly après Gustave-Adolphe, etc.

Adieu, madame, j’ai été bien mouillé à la revue. C’était très beau. Rion de plus extraordinaire que les Kabyles ; rien de plus drôle que les zouaves défilant avec toutes sortes de bêtes, notamment un chien savant habillé qui marchait en tête avec évidemment la conscience de son importance et le sentiment le plus vif de l’honneur du corps. Il était curieux de voir toutes ces figures européennes de tant de teintes différentes passées uniformément à un même glacis, en opposition avec la teinte violet clair des turcos, teinte à laquelle ni la poudre ni le soleil ne peuvent rien ajouter. Adieu, madame, veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


30 août 1859.

Madame,

C’est hétéroclite que je suis, non pas étéro ni clyte. Cela veut dire en grec que je penche autrement, que je suis un substantif dont la déclinaison est irrégulière. Hélas ! que voulez-vous ? Je croyais avoir trouvé moyen de vous être agréable et de faire un compliment au catholicisme en disant qu’il avait dans son organisation un système de perfectionnement, et j’étais tout lier de ma comparaison avec la cour de cassation, qui vous indigne. Vous ai-je dit que les sectaires russes s’élevaient à vingt millions ? Il n’y en a que onze millions. Je vous soupçonne d’apporter un peu d’enthousiasme dans les chiffres. Mais vous en avez pour tout, et je vous aime et je vous en admire davantage. Comment se fait-il que vous soyez ce que vous êtes, étant née en France et ayant vécu dans le monde ? J’ai été enthousiaste, moi aussi, dans ma jeunesse, mais il m’est arrivé ce qui arriva à un chat que j’avais élevé dans la persuasion que le mal n’existait pas. Il ne connaissait que le bien. Il monta un jour sur les toits et revint avec la patte cassée, cent coups de griffes, et la robe déchirée. Depuis il fut prudent, méfiant et pessimiste, au demeurant un assez bon chat. Pour ma justification, je vous avouerai en outre qu’en vous parlant du chien Magenta, je cherchais à vous faire ma cour. Il me semblait que vous n’aimiez pas les grands côtés de ce régime. J’ai eu tort ; pardon, mais je voulais vous plaire, je m’y suis mal pris. Cependant ayez un peu d’orgueil de cet aveu. Je ne crois pas qu’il y ait maintenant trois personnes à qui je me soucie de plaire. Heureusement pour vous, on m’a interrompu en cet endroit de ma lettre, et si j’avais continué, vous auriez pu me croire encore enthousiaste, Je suis charmé de nous trouver si conformes d’avis au sujet de Walter Scott. Mais je voudrais bien savoir si vous êtes comme la plupart des femmes, ennemie de l’histoire véritable ! Savez-vous quelque gré à un homme qui lit de vieux papiers, de vieux bouquins, interroge tous les témoignages pour arriver à la connaissance d’un fait ? Lorsque j’ai cessé d’écrire, l’histoire était la seule chose qui m’intéressât encore en fait de littérature. Je vous soupçonne de ne pas aimer la vérité et de tenir à des illusions agréables. A côté de l’histoire vraie, le peuple, toujours poétique, en fait une romanesque qui a son mérite assurément, mais qui raconte les choses comme elles auraient se passer. Vous vous représentez Du Guesclin comme le prototype de la chevalerie. Seriez-vous bien aise qu’on vous montrât en lui un profond politique, très dépourvu de préjugés, passablement avide d’argent, très spirituel et aimant la France au lieu d’aimer son seigneur et sa province ? Il fut, avec Charles V, le seul homme de son temps qui eût cette grande idée. Vous aurez lu que, lorsqu’il passa près d’Avignon avec les grandes compagnies, il pria le pape de lui donner cent mille francs ; que, sur le refus du pape, il se mit à piller ; sur quoi le pape mit un impôt sur les bourgeois d’Avignon et le lui donna. Ici le peuple espiègle et aimant à rire des gens d’église, a ajouté « que Du Guesclin ayant su l’origine de l’argent, avait dit : Nous ne faisons pas la guerre pour les bourgeois d’Avignon, nous voulons de l’argent du Saint-Père et des cardinaux », et qu’il fallut en passer par où il voulut. J’ai trouvé une charte curieuse qui prouve que Du Guesclin prit l’argent sans demander d’où il venait. J’ai encore trouvé qu’il avait tiré immensément d’argent de Henri II, pour l’aider à renverser et à tuer le roi légitime D. Pedre, qui n’était pas beaucoup plus cruel que l’autre. J’ai raconté tout cela fort exactement et cherché à expliquer par quels raisonnemens il avait agi. Ne préférez-vous pas la tradition à l’histoire et la poésie à la prose ?

C’est ce que vous faites pour la religion. Vous ne voulez pas admettre de doute ; vous ne voulez pas entendre parler des inconvéniens ; vous ne voyez que les grands et beaux côtés. Comme vous êtes grande, bonne et enthousiaste, tout est pour le mieux. Mais avec la foi, quand on l’a, et qu’on n’est ni grand ni bon, savez-vous ce qu’on fait ? On invente l’inquisition comme Torquemada. On commence par faire brûler des Juifs, puis on finit par vouloir brûler tout le monde, et faire de la monarchie de Charles Quint le royaume de l’innocente Isabelle. Croyez que le doute a son bon côté, pratique, s’entend, pour cette vie. Voyez les bêtises et les horreurs des philosophes convaincus en 1793, contre-partie, aussi vraie de la Saint-Barthélémy en 1572. Si mon papier ne me faisait défaut, je vous en dirais bien d’autres, mais je n’ai de pince que pour vous prier d’excuser mon entêtement et vous offrir l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


Je viens de retrouver un croquis que j’ai fait autrefois. Il ne tiendrait qu’à vous d’y voir une sainte Elisabeth changeant ses pains en roses, mais mon amour de la vérité m’oblige à vous avouer que c’est un portrait de la marquise de Ganges, celle que ses beaux-frères empoisonnèrent et assassinèrent assez mal au XVIIe siècle. Cela vient du couvent de Villeneuve près d’Avignon. Je vous le donnerai si cela peut vous être agréable. La susdite marquise peinte par Mignard est en habit de religieuse.

Je ne puis souffrir la princesse des Ursins, non plus que Mme de Maintenon. Je viens de lire les Mémoires de la princesse Daschkoff, qui n’apprennent rien et ne valent rien, c’est-à-dire qu’ils valent trente francs, grand dommage !

Paris, 5 septembre 1859.

Madame,

Je suis au contraire enchanté de vos opinions sur l’histoire et la vérité historique. Je n’aurais pas cru que vous allassiez si loin dans la bonne voie, Je ne puis m’empêcher seulement de trouver que vous tenez encore un peu trop aux illusions. Remarquez bien que l’histoire vraie ne démolit jamais un grand homme. Elle ne change pas en petit ce qui passait pour grand ; elle explique seulement. Henri IV, par exemple, que vous citez et que vous voulez qu’on respecte, sera toujours un des plus grands rois que nous ayons eus. Cependant on ne peut dire que ce fût un bon homme, ni surtout qu’il fût franc. Il reste un des plus habiles politiques, et un des hommes les plus spirituels de notre pays, et, de plus, ce qui est plus important, un de ceux qui ont le mieux compris et préparé les destinées de la France. Il y a en lui quelque chose de très séduisant ; c’est le caractère aventureux qu’il devait à sa nature gasconne et à son éducation. Il se mettait très souvent dans de très mauvais pas, sûr de s’en tirer ensuite à force d’esprit. N’avez-vous pas connu des gens de ce caractère ? Ce sont les plus aimables.

Je pars ce soir pour Tarbes, où je resterai une semaine. Je serai à Paris du 12 au 15, où j’espère que vous serez encore, et que nous pourrons faire une visite aux couronnes wisigothiques, si le cœur vous en dit. Cependant, pour le cas où vous ne feriez que traverser Paris, je vous envoie la marquise de Ganges en religieuse. Si elle vous paraît immorale ou trop laide, faites-en un autodafé. Je ne me suis pas bien expliqué pourquoi ce portrait se trouve dans la sacristie du couvent des religieuses à Villeneuve, à côté du Couronnement de la Vierge attribué au roi René. Peut-être la marquise était-elle une des bienfaitrices dudit couvent. Ce qui m’a toujours fâché c’est que ses beaux-frères n’aient pas été pendus.

J’irai en Espagne à la fin de septembre, et je suis dans de grands embarras au sujet de la route à suivre. J’ai peur de la mer et du golfe du Lion, dont j’ai fait une mauvaise expérience il y a quelques années. D’un autre côté, on me dépeint la route d’Irun à Madrid comme quelque chose d’atroce. C’est celle que j’ai parcourue souvent, mais qui n’a pas été réparée. Enfin sarà lo che sarà. On devient tous les jours plus douillet, et vous avez bien raison de regretter le bon temps où l’on voyageait à cheval et où une grande princesse s’en allait d’Espagne en Flandres sur son palefroi sans crainte de se casser en route. Mais comme toutes ces belles dames devaient être sales ! Je crois que c’est cette considération qui m’a empêché de trouver du plaisir à lire l’Arioste. J’entends dire à quantité de gens en qui j’ai confiance que c’est admirable. Je serais charmé qu’il ne vous plût pas, parce que j’ai confiance en votre jugement, en matière de poésie surtout. Voici une chose qui m’étonne : pourquoi les femmes, qui ont tant d’imagination, ne sont-elles pas poètes ? Il y a bien Sapho, qui a fait la plus belle ode connue, quoique très immorale, mais ce n’était pas plus une femme que la vivandière des zouaves qui a tué tant d’Autrichiens. Nous avons donné le prix de poésie cette année à une demoiselle qu’on dit très maigre. Plus maigre encore était son œuvre. Vous avez raison de dire que la tache de M. Villemain était bien difficile. Une des premières difficultés, c’est de lire les œuvres des lauréats, et il faut avoir la vie dure pour pouvoir en dire quelque chose. Je vous quitte pour faire mes paquets, madame. Je charge la marquise de vous présenter tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


Paris, 10 septembre au soir.

Madame,

Il ne faut pas dire di mais de Abrantes. Mondoñede est une ville, ou soi-disant telle, en Galice, et à moins de trouver un porteur d’eau retournant de Madrid dans ses foyers, je ne sais trop comment on pourrait envoyer le petit paquet à son adresse. Ce qui me paraît beaucoup plus facile, c’est d’adresser cela à la Corogne par les bateaux à vapeur de Bayonne, qui font le service des dépêches. Si vous approuvez ce système, veuillez m’en faire part avant le 27 de ce mois. Je pourrai au besoin recommander le livre au consul de France.

La Victoire de Brescia est une Victoire, comme ses ailes le témoignent. La Vénus de Milo est une grande divinité, peut-être une Vénus victorieuse. La Victoire de Brescia est un des plus beaux, sinon le plus beau bronze antique qu’on connaisse, et d’une conservation incroyable. Il n’y a qu’un bout d’aile cassé, encore l’a-t-on retrouvé, mais non ressoudé. Contre l’ordinaire des bronzes antiques, couverts de pièces appliquées au marteau, celui-ci est fondu avec une habileté rare. On l’a trouvé au lieu même où la statue est exposée, dans un temple d’Esculape, avec une inscription au nom de Vespasien. Il y avait autour de la statue, tombée de son piédestal et couverte de cendres, une douzaine de bustes, dont quelques-uns très curieux. On a couvert le temple avec un toit moderne et on en a fait un musée. Les Brescians n’avaient pas voulu laisser mouler leur statue jusqu’à présent. De plus, les Autrichiens avaient voulu l’emporter, mais les Français sont entrés dans la ville avant qu’on eût scié la tige de fer qui maintient la statue sur son socle, en sorte que les barbares n’ont eu que le temps de prendre leurs jambes à leur cou, sans rien emporter. Si j’avais été le général français qui est entré à Brescia, j’aurais laissé emporter la statue, puis je l’aurais reprise, et gardée, bien entendu. C’est déjà beaucoup d’avoir un moule.

Je suis charmé que la marquise de Ganges vous plaise. On dit, à Villeneuve-lès-Avignon, que ce portrait est de Mignard. Je ne le garantirais pas. Il a un peu souffert du soleil. À présent on en a un peu plus de soin. Dans le même couvent, il y a un Couronnement de la Vierge attribué au roi René, selon moi trop beau pour venir d’une main royale. Mon aquarelle est beaucoup trop noire, comme tout ce que je fais, dont j’enrage.

Je voudrais bien ne pas avoir à répondre à une autre partie de votre lettre, parce que nous n’allons plus nous entendre. Il y a deux façons de croire : l’une fondée sur des présomptions contrôlées par une critique raisonnée ; l’autre ne s’appuie que sur un sentiment intime. Produire ce sentiment sans avoir recours à la raison, est une faculté ou un don que tout le monde n’a pas. Je comprends très bien ces paroles : « Cherchez et vous trouverez, » mais je ne les crois pas applicables dans mon cas. Si l’on applique à l’histoire religieuse les règles ordinaires de la critique historique, l’authenticité de la tradition sera encore moins croyable que le récit de Tite-Live des premières années de Rome. Quiconque lira la Bible comme un livre ordinaire, sans croire a priori, n’y verra qu’une compilation très ancienne, remplie des défauts et des beautés de la littérature orientale. Le Nouveau Testament, à part la légende biographique, se distingue de tous les livres antiques par une admirable morale, présentée du côté pratique et s’adressant à tout le monde. C’est le résumé des meilleurs principes, jadis réservés par les philosophes grecs pour un petit nombre d’adeptes, maintenant mis à la portée de tous les hommes sans exception. Il me paraît évident qu’il n’y a pas de meilleure règle de conduite à suivre, quelque doute qu’on puisse avoir d’ailleurs sur l’origine du livre.

En toute occasion, il est extrêmement difficile d’acquérir une conviction, du moment qu’on n’a pas la foi et qu’on applique à tout les mêmes règles de critique. Malheureusement dès qu’on arrive à chercher le fond des choses, on se trouve presque aussitôt dépourvu de tout moyen de critique. Il est trop évident qu’il y a quelque chose en ce monde qui nous échappe et que nous ne pouvons pas comprendre. Si dans une autre planète il existe des êtres possédant six sens, il nous serait impossible, faute d’un sixième sens, de comprendre le leur, car pour le comprendre il faudrait l’avoir. Pour comprendre les choses surhumaines, il faudrait avoir une nature surhumaine. Nous sommes donc réduits, soit à nous contenter d’une explication, qui n’est en général qu’un mot incompréhensible, substitué à une idée incompréhensible, ou bien à demeurer dans le doute. On a écrit des milliers de volumes sur les propriétés de l’aiguille aimantée, mais depuis que l’aimant est connu, on n’a pas avancé d’une ligne dans la connaissance de la cause du phénomène. Si nous ne pouvons comprendre le plus simple des phénomènes que nous avons sous les yeux, pouvons-nous espérer de deviner des problèmes bien plus compliqués qu’il ne nous est pas même possible d’examiner ? On m’a donné à lire dernièrement un livre très curieux d’un astronome anglais sur les nébuleuses. Ce sont ces taches blanches qu’on voit dans le ciel par une nuit sereine. Lord Ross a construit le plus grand télescope connu avec lequel, au lieu d’une tache blanche, on aperçoit des myriades d’astres. Chacun de ces astres est un soleil, beaucoup plus gros que le nôtre, et probablement le contre d’un système. Au-delà de ces astres, il est probable qu’on en voit beaucoup d’autres, car il n’y a presque pas de place dans le ciel, où, avec un bon instrument, on n’aperçoive, soit des astres, soit des lueurs qui font présumer des astres. Il y en a quelques-uns dont la lumière met dix mille ans à venir à la terre, à raison de 32 millions de lieues par sept minutes. Comment nous, qui occupons une des plus petites places dans un des plus petits systèmes, pourrions-nous jamais parvenir à comprendre la cause de tout cela ? Et s’il fallait employer à cette occasion les règles ordinaires de la critique, ne pourrait-on pas présumer que les explications données sur cette terre à nous, étant uniquement applicables à ladite terre, sont par cela même fort suspectes ? Nous sommes une cinquième roue à un carrosse et nous prétendons que le carrosse roule pour nous.

J’en aurais long à dire sur la propreté des belles dames d’autrefois. C’est une mode moderne, comme beaucoup d’autres, renouvelée des Grecs. Etes-vous allée à Versailles ? Avez-vous lu Dangeau et Saint-Simon ? Louis XIV se faisait faire la barbe deux fois par semaine. Il n’est pas prouvé qu’il ait pris un bain dans sa vie. Il se lavait les mains avec un peu d’esprit-de-vin. Je m’arrête parce qu’il ne faut pas tout dire, et que cela n’empêche pas qu’il ne fût un grand roi. Il y a dans Brantôme cette phrase : « J’ai connu beaucoup de gentilshommes qui, premier que porter leurs bas de soye, prioient leurs dames et maîtresse de les porter devant eux quelque huit ou dix jours, du plus que du moins, et puis les portoient en très grand vénération et contentement d’esprit et de corps. »

N. B. Que la cour de France était alors la plus propre de l’Europe, sauf peut-être celle du Sultan, qui, en sa qualité de Turc, nous était probablement supérieur en ce point.


PROSPER MERIMEE.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 mars.