Une Correspondance inédite de Prosper Mérimée/04

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Une Correspondance inédite de Prosper Mérimée
Revue des Deux Mondes4e période, tome 134 (p. 831-868).
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UNE CORRESPONDANCE INEDITE
DE
PROSPER MÉRIMÉE

DERNIERE PARTIE[1]


Madrid, casa de la Exma Sa del Montijo 22 octobre 1859.

Madame,

Il m’a été impossible d’aller à Madrid par Bayonne, toutes les places du courrier et des deux diligences étant prises jusqu’à la fin de ce mois. Force m’a été de m’embarquer pour Alicante, où je suis arrivé après une très longue et très ennuyeuse navigation. De là je suis allé en chemin de fer jusqu’à la porte de Madrid, et j’en suis reparti pour Carabanchel. C’est là qu’est mon principal établissement, attendu qu’on se figure être à la campagne et que la campagne est quelque chose de bon à la fin d’octobre, à trois cents mètres au-dessus du niveau de la mer ; mais je vais et viens, et c’est de Madrid que je vous écris. Ma première visite a été au portier du duc d’Abrantès, lequel m’a dit que M. Rubinos était encore de ce monde, sur quoi je lui ai remis lettre et livre. J’espère qu’il trouvera moyen de l’envoyer à votre ami le chanoine. J’ai trouvé ici bien des changemens. La civilisation y fait des progrès très considérables, trop considérables pour nous autres amateurs de la couleur locale. La crinoline a absolument dépossédé l’antique saya, si jolie et si immorale. On s’occupe beaucoup de la bourse et on fait des chemins de fer. Il n’y a plus de brigands et presque plus de guitares. Mais ce qui est bien plus triste, c’est que les jeunes personnes que j’avais laissées avec des tailles à la main, comme dit Henri IV, ont pris un embonpoint déplorable. Quelques-unes ont profité de quatre ans d’absence pour se marier et avoir trois enfans. Lundi dernier, je suis allé au Musée, d’où aux taureaux. Les Raphaëls sont restés toujours admirables, les taureaux ont dégénéré. Nous en avons mis un à la porte, tant il était bête, ne sachant ce qu’on lui voulait, mais bien déterminé à ne faire de mal à personne. Les autres n’ont pas montré beaucoup plus de courage. Il n’y en a pas un seul qui se soit jeté franchement sur le matador. Dans le bon temps, c’était tout autre chose. Cependant il y a eu tant d’entrailles de chevaux mises à l’air, et tant de sang répandu que je suis resté deux jours sans manger de viande.

Vous seriez contente de l’esprit public espagnol. La guerre contre le Maroc est accueillie avec enthousiasme. Il me semble être aux temps des croisades. Ce qu’il y a de malheureux, c’est que les modérés, et même vos amis les légitimistes s’abstiennent de ces sentimens généreux, annoncent des revers, et tâchent par tous les moyens de s’opposer à la guerre. Il y a une espèce de fatalité qui pousse les oppositions aux bêtises. Il suffit que le gouvernement qu’on n’aime pas ait une bonne idée pour qu’on la reçoive mal, et comme le ministère est vicalvariste et progressiste, c’est-à-dire comme il est le ministère, l’opposition le combat, et se perd dans l’opinion. Tant pis pour lui ! Les Anglais aussi ont fait, dit-on, des efforts pour empêcher la guerre, ce qui les rend particulièrement odieux en ce moment. Les militaires annoncent qu’ils prendront Gibraltar en revenant de Fez. Je ne les en empêcherai pas.

Que faites-vous, madame, en ce moment ? Si j’en crois le froid et la pluie qu’il fait ici, vous ne devez pas avoir trop beau temps en France. Je vous écris à Paris à tout hasard. Il me semble qu’un château féodal en Touraine doit être un peu trop lugubre à la fin d’octobre. Les feuilles qui tombent me rendent triste. Voilà pourquoi Cannes me plaît tant. Il n’y a que des feuilles qui durent. C’est dommage que l’on ne puisse emporter tous ses amis dans cette terre de promission. Je pense qu’on m’y a retenu un appartement pour les plus vilains mois de l’hiver, et je commence à songer au retour. Dans une vingtaine de jours, je me remettrai en route pour le nord, c’est-à-dire pour la Provence, beaucoup plus chaude que Madrid. Si je passe quelques jours de suite à Madrid avant mon départ, j’espère vous rapporter un croquis du Musée. Malheureusement mon hôtesse est très éprise de la campagne et ne se dispose pas à revenir à la ville. Lorsque j’y vais, il est tard, et il faut revenir de bonne heure. Adieu, madame. Je ne vous ai pas donné de nouvelles de my precious self. L’animal est très bien portant : le moral à cent degrés au-dessous de zéro, mais meilleur qu’en France cependant. Lorsqu’on est en voyage, on ne voit jamais bien plus loin que le bout de son nez, et c’est bon. Veuillez agréer, madame, l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


Madrid, 7 novembre

Madame,

Comme je passe ma vie à la campagne et que je ne vais guère à Madrid qu’en visite, je n’ai pas pu travailler au Musée. Je voudrais bien pourtant vous en rapporter quelque chose. Je suis plus sensible que je ne pourrais dire aux prières que vous avez faites. C’est une preuve d’affection qui me touche d’autant plus que je ne suis pas gâté sous ce rapport. Quant à la prière que vous me conseillez de faire, je la ferai si cela vous fait beaucoup de plaisir, mais exactement comme je remplirai la commission que vous m’avez donnée. Si je croyais aux prières, ce n’est pas à la Vierge que je les adresserais. Je ne puis me représenter Dieu comme un souverain qui accorde des faveurs à la sollicitation de ses proches. Le culte de la Vierge serait pour moi une grande objection contre le catholicisme, si je n’en avais d’autres. Cela me paraît tout bonnement une superstition et un sacrifice fait aux idées populaires du paganisme. Je vous dis cela, bien que je craigne que cela ne vous fasse de la peine, mais parce que je me crois obligé de vous dire la vérité sur moi. Je pense très souvent à Dieu et à l’autre monde, quelquefois avec espérance ; d’autres fois avec beaucoup de doutes. Dieu me semble très probable, et le commencement de l’Évangile de saint Jean n’a rien qui me répugne. Quant à l’autre monde, j’ai bien plus de peine à y croire. Il m’est bien difficile de n’y pas voir une invention de la vanité humaine. Ma principale objection que je voudrais voir résoudre est celle-ci. Depuis que je m’observe, mon âme a changé très souvent. Il est certain que je suis absolument différent de ce que j’étais autrefois. Si je vis longtemps, mon âme s’affaiblira de plus en plus en même temps que mon corps. Un jour ne deviendra-t-elle pas, ce qu’était ma force à vingt-cinq ans, mon intelligence d’hier ? Ai-je été jamais libre de faire bien ou mal ? C’est encore une question tourmentante. Comme juré, je n’hésiterai jamais à condamner un homme qui a commis un crime. Si j’avais à donner ma voix au Jugement dernier, ce serait tout autre chose. Cet homme est bête, il a une organisation passionnée, il n’a eu ni éducation, ni bons exemples. Est-il réellement responsable de ce qu’il a fait ? Je rencontre un loup et je lui tire un coup de fusil. Je fais bien, parce que ce loup peut me manger ou en manger d’autres. Mais est-il coupable de manger les petits enfans, ayant des dents canines et étant organisé pour vivre de chair crue ? Je m’arrête, car je suis d’humeur sombre aujourd’hui.

Je ne sais si je vous ai raconté notre excursion dans la Manche, à deux ou trois lieues du Toboso, pour voir un vieux château de l’Impératrice. J’y ai trouvé trois demoiselles assez gentilles qui n’avaient jamais vu Madrid et qui dansaient des manchegas en remuant les bras comme on les dansait probablement sous Philippe II. J’ai passé quatre jours en plein moyen âge : malheureusement il faisait un temps gris et froid et j’ai eu des crampes d’estomac toutes les nuits, de plus un rhume abominable. J’ai fait connaissance avec un chanoine assez instruit et assez aimable et j’ai mangé trente-cinq espèces de confitures et de gâteaux faits par des religieuses dont la comtesse est la patronne.

L’enthousiasme guerrier va toujours croissant. Les volontaires abondent, et les grands seigneurs font des dons patriotiques comme on n’en fait plus chez nous. Les dames fabriquent de la charpie et vous demandent vos vieilles chemises. Tous les jeunes gens vont en Afrique et les demoiselles ne peuvent plus danser. Je crois que je vais être obligé d’aller à Paris pour deux ou trois jours vers le 20 de ce mois. Cependant je suis toujours irrésolu, attiré d’un côté vers Paris, de l’autre vers Cannes, où il paraît qu’il y a du soleil. Ici il y en a depuis deux jours seulement et le Tage a son sourcil, c’est-à-dire un petit nuage blanc qui est mauvais signe.

Adieu, madame, veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.

Vous savez que Mary se marie, que M. Ch… revient et qu’Edouard reste à Paris.

Novembre 1859.

Madame,

Je vous accorde sans peine que pour croire il n’est pas besoin de preuves. Il suffit d’une disposition particulière de l’esprit. Cette disposition existe plus ou moins fortement chez tous les hommes. Chez un petit nombre, elle est constante ; chez la plupart, elle est transitoire. Par exemple la passion fait croire quelque chose sans démonstration. Puis, quand la passion cesse, la raison critique la croyance et elle s’efface. Il est très probable que ceux qui croient toujours sont plus heureux que les autres. Mais, encore une fois, comment croire sans passion ? Pratiquement parlant il me semble que le doute a moins d’inconvéniens que la croyance. Il n’y a rien de plus terrible qu’un homme convaincu quand il est logicien et qu’il part d’une donnée fausse. Un des hommes les plus convaincus qui aient existé me paraît être Philippe II, et je le tiens pour le plus abominable tyran et l’homme qui a fait le plus de mal à son pays. Il raisonnait juste, et jamais la conséquence d’une de ses convictions ne l’arrêtait, quelque horrible qu’elle fût. Lisez, je vous prie, dans Prescott ou dans Gachard, l’histoire de Montigny : c’est une des plus curieuses qui se puissent trouver.

Vous avez probablement raison de dire que les massacreurs de la Saint-Barthélémy n’étaient pas de bons catholiques, et vous ne savez pas que, dans ma jeunesse, j’ai été honni pour avoir imprimé que ce massacre était une émeute populaire comme les Vêpres siciliennes. Mais cela n’a pas empêché que la cour de Rome, qui n’y avait pas pris part, ne louât le fait et ne fit frapper à cette occasion une belle médaille. Cela ne prouve pas que le pape fût cruel. Je ne le suis pas, et j’étais bien aise que nos canons rayés tuassent beaucoup d’Autrichiens. En 1572, on ne distinguait pas encore très nettement la différence qu’il y a entre tuer en bataille ou en guet-apens. Les catholiques fervens se félicitèrent de la Saint-Barthélémy parce qu’ils croyaient que c’en était fait de l’hérésie. S’il n’y avait pas eu d’attirés protestans que ceux qui périrent alors, et s’il était certain que de leur sang il n’en naquît pas d’autres, un logicien catholique serait obligé d’approuver la mesure de rigueur prise le 24 août. Je ne veux pas traiter un point qui m’entraînerait trop loin, et je suis déjà fâché d’en avoir tant dit. Je crains de vous faire de la peine, ce qui m’en ferait à moi.

Avila est une petite ville de la Vieille-Castille, pas très loin de Guisando où il y a des taureaux de pierre élevés par les Cellibériens. J’y fus mangé jadis par beaucoup d’insectes, mais j’e ne me rappelle pas de tableau ayant appartenu à sainte Thérèse. J’ai connu quelques-uns de ses parens, entre autres le général Alava, qui avait sa robe. On m’a dit qu’il existait des portraits de sainte Thérèse, mais j’e n’en ai jamais vu. Je m’informerai à Madrid de la Vierge et des portraits, mais je ne vous promets pas d’aller à Avila en cette saison. C’est au pied des montagnes, et il doit déjà y faire très froid. Si vous avez quelque chose à me commander à Tolède, j’irai sans doute y faire une visite. Il y avait là un chanoine, le P. Gijon, homme très aimable, qui m’a fait voir plusieurs fois toutes les merveilles de la cathédrale, entre autres les bijoux de la Vierge. Il y a des bracelets en or, perles et émail blanc, donnés par Charles-Quint, qui sont admirables. Je voudrais que nos orfèvres les eussent à leur disposition pour apprendre leur métier. Adieu, madame, pardonnez-moi mes doutes, mes entêtemens et le reste. Je voudrais bien me convertir si vous en aviez plus d’affection pour moi, et si je ne croyais pas qu’avant tout vous estimez la sincérité. Voilà pourquoi je me montre à vous tel que je suis. Croyez au moins que je suis bien sensible à l’intérêt que vous avez pour moi et que j’y pense souvent quand je suis triste, comme à une consolation. Veuillez agréer, madame, l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.

Le château d’Arteagaest en Biscaye, ou plutôt en Guipuzcoa. C’est une des seigneuries de l’Impératrice, qui l’a fait réparer. Je ne sache pas qu’on y ait découvert quelque chose. Je suis allé à Saint-Sauveur l’autre jour et j’y ai reçu une forte perruque pour avoir mal parlé du duc d’Albe et de ses vivacités à l’égard du comte d’Egmont. L’Empereur a un chien des Pyrénées que je voudrais vous faire voir. Il est grand comme un âne. J’ai bien ri des obligations sénatoriales du mari d’Anastasie. Vous avez bien raison de dire qu’il serait précieux à garder dans un coffre pour l’interroger quand on en aurait affaire ; mais c’est que quand il commence il ne finit pas.


Cannes, 27 décembre 1859.

Madame,

Il y a je ne sais combien de jours que je veux vous écrire, mais j’avais pris une de mes grandes résolutions de n’écrire de lettres que lorsque j’aurais fini un article nécrologique dont je ne pouvais venir à bout. En partant de Paris, j’avais appris la mort d’un de mes amis et confrères. M. Lenormant. Nous n’avions pas une idée en commun peut-être, mais c’était un excellent homme qui avait toujours été bienveillant pour moi. Sa femme m’a prié de parler de lui dans un journal. Cela m’a semblé singulier, mais je ne pouvais refuser. J’ai donc griffonné pendant plusieurs jours sans pouvoir faire quelque chose de tolérable. Il me semble que j’aurais pu vous dire dans une lettre tout le bien que je pensais de lui, mais il faut tourner cela pompeusement pour le public, et cela m’a mis au désespoir. Enfin j’ai envoyé à Paris un nombre suffisant de pages dont je suis très mal satisfait.

M. Lenormant s’est converti sous mes yeux, et voici comment. Nous étions ensemble en Grèce, allant aux Thermopyles et descendant un ravin très roide à pied, tenant nos chevaux par la bride. Nous vîmes tout à coup, sur la crête de la pente opposée dudit ravin, un homme qui, malgré l’escarpement et les rochers, allait courant comme s’il tombait. Il avait pourtant un grand manteau blanc, un long fusil et un daim mort sur les épaules. Il fut au fond du ravin avant nous et là nous nous rencontrâmes. Je lui demandai s’il voulait nous vendre son daim. Il me répondit : « Je veux le manger avec mes amis. » Cela se dit en grec : tous filous mou. Ce mot de filous me fit rire, car cet homme avait très mauvaise mine. Il disparut dans les broussailles en un bond ou deux. Au moment de remonter à cheval, M. Lenormant me demanda ce que je pensais de cet homme. Je lui répondis qu’il m’avait tout l’air de Samiel le chasseur sauvage. — Non, dit-il, je crois que c’est le diable. — C’est très probable, lui dis-je, et je partis en avant avec Ampère. Au bout d’un instant, surpris de ne pas entendre de pas de chevaux derrière moi, je me retournai et je vis M. Lenormant par terre, avec l’épaule démise. C’était très loin de tout secours ; nous le portâmes comme nous pûmes dans un village, et il se passa deux jours avant que nous pussions trouver un médecin. Pendant ces deux jours il resta à peu près seul dans le village, et plus tard, il a dit qu’il avait employé son temps à réfléchir et qu’il s’était converti. Il a raconté depuis, dans son cours, qu’il avait vu le diable et moi aussi. C’était un grand savant et un aimable homme. Nous faisons tout ce que nous pouvons pour que son fils obtienne une place à la Bibliothèque.

Nous avons eu notre hiver à Cannes, terrible aussi, bien que fort différent du vôtre. Trois ou quatre jours de gelée, puis une mer horrible, qui a emporté le parapet de la jetée de Cannes. Après cela, le beau soleil est revenu, et nous sommes en plein printemps. Aujourd’hui j’ai fait une longue promenade sans paletot, et j’ai dessiné en plein air jusqu’après le coucher du soleil. Je suppose que vous êtes en plein dégel, et qu’on ne voit pas la maison de son voisin à trois heures du soir. Je ne suis pas beaucoup mieux portant que je n’étais en partant, mais cependant je respire un peu mieux que lorsque j’étais en Espagne. A propos, avez-vous reçu des nouvelles de votre chanoine et du livre que j’ai remis à un M. Rubinos, majordome du duc d’Abrantès ?

Je suis ici avec les deux C… Le père se croit plus malade qu’il n’est. Je le trouve fort nerveux, toujours préoccupé de l’accident qui lui est arrivé et craignant un peu trop le vent et la fatigue. Le fils, qui s’ennuie horriblement ici, est un vrai modèle de tendresse filiale. Il a soin de son père à chaque instant et fait tout ce qu’il peut pour l’amuser et l’intéresser. Nous avons encore deux dames russes dont une fort jolie, et une autre qui a une maison agréable et du thé jaune. Avec lord Brougham et sa belle-sœur qui parle trois fois plus que lui, voilà toute notre société. Pour moi, la seule que j’aime c’est la plage ou la montagne. J’ai pris Paris en grippe, et bien que j’aie encore du temps devant moi avant d’y retourner, je n’y pense qu’avec une espèce d’horreur. L’idée de s’habiller après le dîner m’est toujours pénible, et je jouis de penser que cet ennuyeux commencement d’année se passera dans la campagne, sans obligations officielles ni habit doré. Je crois qu’au fond cela annonce que je suis devenu bien vieux. Je m’en aperçois chaque jour davantage. Il y a dans une fin d’année quelque chose de très désagréable : c’est la revue qu’on fait involontairement de cette année. Qu’ai-je fait ? Rien. Et j’ai vieilli, et c’est à peine s’il me restera quelques souvenirs de cette année-là qui a passé si vite. Je m’étais promis il y a longtemps de savoir tous les ans quelque chose de plus, et je trouve que j’ai oublié bien plus. Hélas ! hélas ! pourquoi le temps passe-t-il si vite, et si peu comme on voudrait ? Voilà bien des lamentations, madame, qu’il faut pardonner à un pauvre vieux garçon qui n’a guère dormi cette nuit et à qui les battemens des vagues ont donné l’insomnie la plus mélancolique.

Vous devez me regarder comme un Gascon. Je vous avais promis un croquis du musée de Madrid. J’ai fait ce croquis et c’est un tour de force, car à vingt-cinq pieds de distance il rappelle assez bien la couleur de l’original, mais cela n’est plus compréhensible quand on le tient à la main. J’ai donc rapporté de Madrid une lithographie du tableau, et avec cette lithographie j’ai retrouvé les formes de l’original, la couleur avec mon croquis. Malheureusement j’ai été invité à Compiègne et n’ai pas eu le temps d’achever mon œuvre. Vous ne l’aurez que trois jours après mon retour à Paris, c’est-à-dire au commencement de mars. Vous me demanderez pourquoi je ne l’achève pas à Cannes ? C’est que c’est collé sur une énorme planche qu’il était impossible de transporter. Enfin, si cela s’achève comme je l’ai commencé, cela sera presque aussi bien dans son genre que le mouchoir de Nipi, qui a excité votre hilarité.

Je suis à me demander s’il existe un lieu où l’hiver ne se fasse pas sentir. On me parle de l’Egypte au-delà des cataractes, mais il faut huit jours de mer et je ne sais combien de temps en barque sur le Nil pour y arriver. D’ailleurs j’ai une aversion très prononcée pour les hiéroglyphes et les antiquités égyptiennes toutes jetées dans le même moule. L’esprit de suite des ouvriers égyptiens avait quelque chose de tuant pour la pensée. On me dit qu’on ne connaît pas de vers dans leur langue. Ils ont vécu des milliers d’années sans imagination. Avez-vous lu le roman traduit par M. de Rougé ? Il n’y en a guère non plus. Adieu, madame, je me trompais tout à l’heure en accusant les vagues. C’est la pensée de deux articles à faire qui me tenait éveillé. Gardez-vous des gens de lettres ! J’ai appris ici la mort de ce pauvre lord Holland, et je suis très inquiet de son testament. Il disposait absolument de sa fortune, et je ne sais s’il aura pensé à sa femme.

Veuillez agréer, madame, tous mes vœux pour la nouvelle année et l’expression de tous mes tendres et respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


Cannes, 8 février 1860.

Madame,

Le tableau de Velasquez, dont je vous ménage la surprise, est un Couronnement de la Vierge. La singularité, c’est qu’il n’y a que du rouge et du bleu, mais les deux couleurs sont dans une harmonie délicieuse, dans l’original s’entend. Je ne parle guère de foi à Edouard C… et je ne le pervertis pas : vous l’avez déjà perverti. Je veux dire que les charmes des salons de Paris l’ont séduit au point que, sans eux, il ne croit pas qu’on puisse vivre. Nous avons ici un baron Bunsen, Allemand et même Prussien, qui a été ministre de son pays à Rome et en Angleterre pendant nombre d’années. Il nous prête des livres, c’est-à-dire les siens. J’en lis un en sept volumes sur les origines du christianisme. Il y a une érudition immense et un fatras abominable. C’est en anglais ou plutôt en baragouin. A l’exemple de la plupart de ses compatriotes, il est extrêmement affirmatif et peu logique. Il fait des dissertations à perte de vue où il substitue des mots aux idées et embrouille tout ce dont il parle. Il est violemment antipapiste. Il se dit chrétien et est, je crois, panthéiste à son insu. Son galimatias m’amuse cependant, grâce à la partie historique où il y a de bonnes recherches. Il a retrouvé et traduit du copte et du grec des règlemens des premières communautés chrétiennes, faits vers le IIe siècle de notre ère, qui m’ont beaucoup intéressé. La prétention des protestans et surtout des Allemands, c’est que leurs croyances sont celles des premiers chrétiens. Ils font tout ce qu’ils peuvent pour concilier les textes avec la raison que le P. Canaye avait tant en horreur, mais je trouve qu’ils en usent bien lestement avec les textes. Je me suis fait donner autrefois des leçons de théologie par un chanoine de Saint-Thomas de Strasbourg, grand luthérien, qui me prouvait que saint Jean était arien.

Vous m’avez envoyé un très joli paysage qui représente, je pense, Cannes, telle que vous vous la figurez. C’est Cannes au XVe siècle. Les Cannais ont depuis longtemps quitté leur montagne et la protection du château pour s’étendre le long de la mer. C’est maintenant une rue d’une lieue de long bordée des fantaisies architecturales les plus grotesques qui puissent venir à l’imagination d’un Anglais. Ici les Anglais dominent. Ils ont acheté tous les jolis endroits et les ont gâtés avec des châteaux gothiques et des cottages baroques. Cannes a encore cette singularité qu’elle renferme une quantité d’églises dissidentes extraordinaire pour sa population. Nous avons une chapelle écossaise, une anglicane, une méthodiste, une protestante calviniste et une vaudoise, ce qui ne se trouve pas ailleurs, et ce qui m’a appris qu’il existait encore des vaudois. Elle est à côté de chez moi, et on me dit qu’il y a dans la partie montagneuse du département un certain nombre de villages vaudois, ce qui montre que les moyens de rigueur ne sont pas trop bons pour l’extirpation des hérésies.

J’ai appris que le P. Lacordaire était mon confrère. Je ne sais trop pour qui j’aurais voté si j’avais été à Paris, mais il me semble que, si j’avais l’honneur d’être moine et prédicateur, je ne serais pas académicien. Savez-vous qu’il va devenir bien difficile de trouver du gibier académique, et je pense souvent à la peine qu’on aura à me remplacer. Cependant je crains que la nécessité ne s’en fasse sentir bientôt. Je me sens saisi par la vieillesse. J’ai depuis quinze jours un rhumatisme à la hanche pour avoir dessiné dans une gorge avec un vent glacé sur le dos. Nel cuor più non mi sento bel fior di gioventù. Je me résigne, mais mal. Ce qui me fait plus de peine que je ne saurais dire, c’est que je ne crois pas que je voulusse revivre les années de ma jeunesse, peut-être même quand on m’offrirait de profiter de mon expérience pour les employer mieux que je n’ai fait.

Il m’est arrivé ici une chose singulière. Depuis cinq ou six ans j’étais poursuivi par un fantôme, ou pour parler moins poétiquement, j’avais un souvenir (non pas un remords) qui me rendait très malheureux. Je me suis aperçu l’autre jour que ce souvenir ne m’était rappelé que par accident, et qu’il n’était plus aussi pénible. Est-ce que je suis devenu philosophe ou que je commence à me momifier ? Le dernier est malheureusement le plus probable.

On me donne de bien tristes nouvelles de Mme de Boigne. Elle est fort malade et dangereusement. Il me semble que vous ne l’aimez pas. Pour ma part j’en fais grand cas. Il y a en elle deux personnes : la femme du monde qui veut avoir un salon et qui en fait le programme et la police ; puis une personne de cœur et d’esprit qui, dans l’intimité, a une foule de qualités qu’on s’étonne de rencontrer dans le monde. Je lui dois quelques bons conseils dont je lui serai toujours bien reconnaissant. Adieu, madame, je suis ici jusqu’à la fin du mois. Il y aura le 23 un discours encore plus intéressant que celui du P. Lacordaire, mais quitter mon soleil ! Diogène avait bien raison. Trois jours après mon arrivée, la Vierge de Velasquez sera chez vous, mais ne l’encadrez pas. Mettez-la dans un carton, et quand vous l’ouvrirez, pensez à l’artiste croûton qui est toujours bien heureux de votre souvenir et qui y trouve une consolation bien réelle dans les momens où les blue devils lui font la guerre.

Savez-vous que je suis inquiet de la santé du jeune C… ? Il est vrai qu’à son âge j’avais la force d’un lionceau et je ne puis m’accoutumer aux jeunes gens d’aujourd’hui. Il a un médecin homéopathe, et bien souvent je lui trouve mauvaise mine. Adieu, madame, veuillez agréer l’expression de tous mes vœux et mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


Cannes, 21 février 1860.

Madame,

Je crois comme vous qu’il ne faut pas trop compter sur le catholicisme de l’Académie française. Il est probable que, si l’empereur voulait rétablir l’autorité papale dans la Romagne, elle aurait nommé M. About. Cependant la réception sera drôle, M. Guizot protestant recevra M. Lacordaire, et l’un et l’autre se diront des douceurs. Combien de temps durera l’Académie et cet usage de présenter le nouveau venu au public comme un monstre marin ? Je me rappelle encore avec horreur ma réception à moi et la peur que me causaient les chapeaux roses et blancs qui ont bien voulu y venir : mais, chose étrange, lorsque j’ai eu à recevoir un immortel, je n’ai pas eu l’ombre d’une émotion.

Je ne crois pas du tout aux nouvelles que vous me donnez. Je tiens la Romagne comme définitivement perdue, au moins pour le pape, car je crois bien que si les Autrichiens ou autres la prennent aux Piémontais, ils la garderont pour eux. Au fond je m’explique très bien que le pape proteste, mais ce qui me paraît la dernière des folies, c’est d’enrôler des déserteurs autrichiens et toute la racaille de l’Allemagne catholique pour achever de se ruiner et de compromettre le peu qui lui reste. Observez, madame, que dans le siècle où nous vivons il est devenu nécessaire partout de changer ses habitudes. A Constantinople on n’étrangle plus ; on ne donne même plus de café empoisonné aux vizirs que l’on renvoie. Lorsque le cardinal Antonelli a tenu bon sur cette sotte affaire du petit Mortara et sur l’affaire beaucoup plus grave d’un autre juif à qui on avait pris sa femme, ce jour-là il a ôté la clef de la voûte du pouvoir temporel du Saint-Siège.

Je ne me plains pas du temps qu’il fait à Cannes, quand je lis dans mon journal celui qu’il fait ailleurs. Nous avons du soleil, mais pas trop de chaleur, quelquefois du vent. Hier j’ai voulu mener un de mes amis qui était venu me voir à un endroit très curieux à la pointe de la montagne de l’Esterel. C’est un pont naturel entre des roches énormes et la mer au-dessous. La veille il y avait eu une espèce de bourrasque, mais la mer sous mes fenêtres était si calme que nous avons cru que nous pourrions entrer facilement dans l’espèce de chambre qui précède le pont. En arrivant auprès des rochers, nous avons trouvé que la vieille mer, c’est-à-dire la bourrasque, de la veille, faisait encore le diable à quatre ; elle entrait et sortait de la chambre avec un bruit et une écume admirables. Nous avons regardé le bouillonnement de cette grande chaudière à une distance respectueuse, car notre petite barque, si elle y était entrée, aurait été fracassée en un instant. J’avais à la fois une peur horrible et une envie démesurée d’y entrer. Mais je n’ai pas besoin de vous dire que la prudence a eu le dessus. Je ne connais pas de puissance plus irritante que la mer, et je conçois très bien le courroux du roi Xerxès et ses mauvais procédés à son égard. Il y a une infinité de choses moins réellement grandes que la mer qui me paraissent bien plus imposantes. Mon professeur de géologie me disait que si le globe terrestre était représenté comme une boule de la grosseur d’une orange, le doigt ne sentirait pas plus les aspérités de l’Himalaya qu’il ne sent les petites saillies d’une orange véritable. Cependant les montagnes me font toujours un grand effet et me donnent l’idée d’un mystère. Le mouvement continuel de la mer et sa persistance à battre le rivage sans l’entamer me paraît misérable. Je suis tenté de lui demander, comme Nicole : De quoi cela guérit-il ?

Cela ne guérit pas les rhumatismes. Je souffre toujours de l’amour du paysage et des soleils couchans. Ce sont les plus traîtres, car cinq minutes après le bouquet du feu d’artifice, survient un petit frais humide dont les gens prudens se doivent garder. Je suis toujours plongé dans la lecture de M. de Bunsen. J’ai fait venir de Paris une inscription grecque trouvée à Autun, en fort mauvais vers, comme on en faisait au IIIe siècle, mais il semble que l’auteur de l’inscription a mis dans une espèce d’acrostiche le symbole de foi de son époque, et, à mon avis, la croyance à la présence réelle y est assez clairement exprimée. Je ne sais trop comment le protestantisme du baron va prendre cela. Je déjeune demain avec lui, et nous verrons ce qu’il dira. Vous voyez, madame, que je travaille à convertir les hérétiques. Il est une heure du matin, mon feu est éteint et mon papier fini. Adieu, madame, veuillez agréer l’expression de tous mes sentimens respectueux.

PROSPER MERIMEE.

Je serai à Paris vers le 3 ou i de mars.


Paris, 11 mars 1860.

Madame,

Voici votre portrait qui m’a fait grand plaisir. Je l’ai lu et relu et bien souvent, j’ai revu in the mind’s eye notre pauvre Cordelia. Mais voici mes critiques. Savez-vous que j’ai trouvé dans ce portrait le défaut dont je vous aurais le moins soupçonnée ? Oui, madame, trop d’impartialité. Comment se fait-il que vous qui voyez tout avec passion, vous jugiez aussi sagement ? Si j’avais l’audace de retoucher à un morceau excellent, je marquerais plus hardiment les défauts, comme aussi les qualités. Pour les qualités, vous ne parlez pas assez de son dévouement admirable à un homme fort indigne, selon moi, d’une amie pareille. Elle est morte à peine, se sacrifiant toutes les minutes de son existence à un vieux fat qui ne l’a jamais ni comprise, ni aimée. J’en aurais long à dire sur ce sujet. Quant aux défauts, voici celui qui m’avait choqué d’abord et qui pendant bien longtemps me l’avait rendue assez odieuse. Le monde lui avait donné une telle habitude du mensonge qu’elle en faisait usage à tout propos, sans but, sans utilité. La vérité ne venait dans sa bouche que par distraction ou quand la passion l’emportait. Comme presque tous les menteurs, elle croyait que tout le monde mentait, et de plus elle faisait à chacun l’honneur de croire qu’il se proposait un but, qu’il avait un projet. Elle a été très longtemps à deviner que je n’allais chez elle que parce que je m’y amusais. Nous avons eu l’un de l’autre la pire opinion pendant des années, mais je crois que, lorsqu’elle est morte, nous nous connaissions assez bien et nous nous aimions assez. Je voudrais encore que vous disiez quelque chose de son goût pour l’intrigue, variété de l’article mensonge. Elle aimait à tisser une toile, non pas pour y prendre des mouches, mais par amour pour l’art apparemment, car je ne pense pas qu’elle intriguât jamais pour faire quelque méchanceté. Faire quelque chose simplement lui était impossible, comme à un crabe de marcher droit.

Je suis arrivé à moitié mort de Cannes, bien que je me sois arrêté çà et là sur la route afin de ne pas me tremper trop brusquement à la manière de l’acier. Il y a huit jours tous nos Anglais se promenaient avec un parapluie blanc doublé de bleu pour ne pas attraper de coups de soleil. Tous les champs étaient couverts d’anémones, tous les amandiers en fleurs, et le lit de nos torrens était tellement rempli de grosses violettes qu’on les sentait à cent pas de distance. Quel changement ! J’ai retrouvé ici mon esquisse de Velasquez que j’avais cru laisser plus d’à moitié faite. Pas du tout. Quand j’y ai eu travaillé pendant deux jours, il m’a semblé qu’elle était moins avancée que lorsque je l’avais quittée pour aller à Cannes. Cependant vous l’aurez à la fin de cette semaine, à moins d’accident. J’ai passé ma journée d’hier à faire et défaire une barbe. Je regrette bien d’avoir commencé trop en grand, mais mes yeux deviennent si mauvais que j’avais cru bien faire en sortant de mes proportions ordinaires. Enfin vous verrez. La vierge est, je crois, le portrait de Mme Velasquez : Murillo faisait sa fille, et Raphaël, des coquines du Transtevere. Voilà de quoi s’inspirent ces gueux de peintres.

Votre proposition du Jardin des Plantes me plaît fort. Nous donnerons à manger aux bêtes, ce qui est toujours fort amusant pour elles et pour leurs bienfaiteurs. Avez-vous vu la Victoire de Brescia ? Vous savez que le plâtre, le premier qui ait été moulé, est à Paris. C’est une chose à voir. Il y a encore des moules des marbres d’Eleusis, l’imitation de Triptolème selon Vitet, qui le met au rang de la Vénus de Milo ? Je ne l’ai pas encore vu, ce Triptolème, et je doute.

Je n’ai encore vu personne. Je suis effrayé de rentrer dans le monde sortant ainsi du désert. Un habit noir à porter me semble bien lourd. Que sera-ce lorsqu’il faudra endosser l’habit brodé ; mais à chaque jour suffit sa peine.

Assurément vous avez vu la fontaine de Vaucluse. Quand ? Je l’avais déjà vue trois ou quatre fois, les eaux étant basses. J’y suis retourné l’autre jour. Toute la caverne était pleine et l’eau sortait à la racine du figuier qui en est en temps ordinaire à plus de quarante pieds. C’était beaucoup moins beau, quoique très beau encore. Les coquilles d’écrevisses se mangent toujours à l’hôtel de Pétrarque et de Laure, et elles sont faites, à présent, par une très belle personne blonde, quoique Provençale, de cinq pieds six pouces, une espèce de Vénus de Milo vivante ; elle m’a plu plus que la fontaine, et plus que le portrait de Laure qu’on montre à la cathédrale, mais auquel je ne crois guère.

Dites-moi ce que fera Mgr l’évêque de Moulins de sa succession ? Il hérite de M. de Dreux-Brézé, lequel avait hérité du marquis de Villette, lequel était mort dans l’admiration idolâtrique de Voltaire. Monseigneur se trouve posséder la canne de Voltaire, trois de ses perruques, son bonnet de nuit, et un certain nombre de poésies légères inédites, à ce qu’on prétend. Brûlera-t-il cela ? Ne vaudrait-il pas mieux le vendre au profit des pauvres, malgré ce que pourraient dire les mauvais esprits ? Vous savez que La Fontaine offrait à son curé l’argent d’une nouvelle édition de ses contes.

J’ai laissé les deux C… certainement en meilleure santé qu’ils n’étaient venus. Ils ont un médecin homéopathe allemand, et par conséquent un peu plus charlatan qu’il ne faut. L’un et l’autre semblent se trouver bien de ses ordonnances, que le soleil de Cannes rend encore meilleures. L’homéopathie, les tables tournantes et bien d’autres choses me donnent une pauvre idée de mon siècle.

Je n’ai pu convertir le baron de Bunsen, qui s’est moqué de mon inscription grecque. Le fait est qu’elle est en très mauvais vers et peu intelligible. Je croyais y avoir vu la preuve qu’au IIIe siècle on croyait à la présence réelle, mais M. de Bunsen nie par vives raisons. J’ai lu les trois quarts de son livre qui m’a intéressé. C’est un fatras très indigeste, mais très savant. Et on voit que l’auteur est au fond un excellent homme. En fait de lion, nous avons eu à Cannes M. Cobden, qui m’a plu beaucoup. Je ne sais pourquoi je me l’étais représenté comme une espèce d’ours socialiste, mal léché. C’est un homme du monde très poli et très spirituel, infiniment moins anglais que lord Granville ou lord Brougham. Adieu, madame, je vous ai écrit sur grand papier par la même raison que je fais mon Couronnement majuscule, pour ménager mes yeux, mais je ne puis plus écrire gros et je vous accable de ma prose. Veuillez m’excuser, il y a si longtemps que je n’ai causé. Mille remerciemens de votre billet, de votre album que je vous rends. Veuillez agréer l’expression de mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


Paris, 21 mars 1860.

Madame,

Le portrait était très joli, mais pas assez vrai, et je suis content que vous n’en soyez pas l’auteur. Je vous ai retrouvée dans ce que vous dites de Mme de C… dans votre dernière lettre. Il me semble qu’elle devait être bien jeune lorsque Mme de Staël est morte.

L’outremer est une couleur qui devrait être interdite aux faiseurs d’aquarelle. Quand on n’a pas du papier merveilleux, cela fait des taches, des embus, toutes les misères possibles. Malheureusement la Vierge a un manteau bleu, et pour le faire plus brillant voilà trois esquisses que j’ai condamnées. J’ai commencé la quatrième aujourd’hui. Vous verrez, madame, que j’ai de la patience, sinon du talent, mais accordez-moi quelques jours de plus. A force de recommencer j’ai appris mon tableau par cœur, et je crois que je pourrais le dessiner les yeux fermés.

Je mène une vie ridicule. Je dîne en ville tous les jours, et depuis huit jours j’ai arboré trois fois les tight inexpressibles. Dimanche, j’ai entendu aux Tuileries chanter Mme Conneau. Elle a une voix de soixante mille francs, et, ce qui devrait se payer le double, beaucoup d’âme. Je regrette que vous ne l’ayez pas entendue. Quand je ne mange ni ne suis en uniforme, je lis le dix-septième volume de M. Thiers, qui me fait mal à l’estomac. Il est poétique à force d’être simple et vrai. Etes-vous de ces cœurs français qui souffrent de la perte de la bataille de Poitiers ? Moi, j’en suis ; et cela m’empêche d’avoir, en lisant Froissart, une bonne partie de la satisfaction littéraire qu’un académicien devrait éprouver. Est-ce faiblesse ou bon sentiment ? Je connais des gens très estimables absolument dépourvus de patriotisme, ou, comme on dit maintenant, de chauvinisme.

J’ai vu hier matin M. d’E… qui m’a paru très changé. Sa femme est très souffrante et ne peut se consoler. Cela me fait penser que je ne vous avais jamais dit que j’avais vu M. de C…, qui s’intéresse à une église de Bretagne, pas trop belle, mais il y a aussi beaucoup de patriotisme dans l’appréciation de l’architecture. Hier l’architecte de cette église est venu me voir et m’a promis d’aller dans peu de temps voir comment elle se porte. Etes-vous contente de la réparation de la petite église de Rivière ? L’architecte de Tours l’a saccagée et nous l’avons raccommodée avec amour. C’est une des plus anciennes de votre pays. Vous devriez bien persuader à vos Chinonais de conserver le dolmen de l’île Bouchard qu’ils ont à moitié démoli.

Avez-vous entendu Pierre de Médicis ? Hier on en a chanté quelques morceaux qui m’ont plu. Cela m’a paru mieux que de la musique de prince, et très supérieur à la musique d’un autre prince, Bavarois à la vérité, qui fait aussi des opéras.

Vous avez fait semblant de ne pas comprendre mon insinuation au sujet du bas-relief d’Eleusis. Je crains que vous n’ayez des préjugés contre la mythologie grecque, comme M. Rio qui disait que les Grecs étant païens n’avaient pu exceller dans les arts. Cela se passait au Louvre, il y a quelques années, en présence d’une très nombreuse société, très admiratrice de M. Ingres, qui manqua éclater dans sa peau. Adieu, madame, il est trois heures du matin, et je vais tâcher de dormir. Vous a-t-on dit comment se nomme le roi de Piémont ? Annexandre Ier.

Si vous vouliez la semaine prochaine voir ce bas-relief ou bien aller voir les bêtes, il me semble que le temps se remet. Ce qui ne m’empêche pas d’être abominablement enrhumé.


Mardi soir.

Madame,

A qui parlez-vous de tête perdue ? J’ai passé trois jours à chercher mes dessins de voyage, au nombre de deux ou trois cents, et par conséquent formant une masse comme un grand in-folio, sans pouvoir me rappeler où je les avais mis. Ma gouvernante les a dénichés, lorsque j’avais pris mon parti de leur perte, et que je faisais des conjectures sans fin sur le mauvais goût du voleur qui n’avait pris que cela chez moi. La Vénus de Milo a une tête assurément, et M. de Laborde a la seule tête de Phidias qui ait subsisté ; j’entends tête des statues du fronton. J’en ai un moule. Si vous n’étiez pas effrayée d’aller chez un garçon, je vous la montrerais et bien d’autres belles choses. Mais, pour ne pas sortir du chapitre têtes, vous m’effrayez en me disant que vous ne tenez pas au manteau de la Vierge, mais seulement à sa tête et que l’expression soit ce qu’il faut. Cela me rappelle le conseil que donnait un académicien à un jeune auteur qui lui montrait une tragédie de sa façon. « C’est très bien, dit-il, mais pour assurer le succès de l’ouvrage, vous feriez bien d’y mettre quelques petits traits dans le genre du « qu’il mourût » de Corneille ou quelque chose d’approchant. » Moi, madame, je n’ai jamais su faire de tête. Je me casse la mienne à essayer de vous donner une idée de l’arrangement des couleurs de Velasquez. Lui s’est contenté de faire le portrait de sa femme, ou peut-être de celle d’un autre, car la sienne était un peu brune, et cette Vierge est blanche. Enfin j’aurai bientôt fini et je vous enverrai le dessin par Mlle Sophie, qui est une personne assez futée, mais très méchante.

Je suppose que vous me croyez fort malade. J’ai en effet trois ou quatre maladies mortelles, et de plus des blue devils qui sont pires que tous les maux. Cependant, je ne mourrai pas ici. Probablement ce sera sur une grande route ou dans une auberge. J’en ai toujours eu le pressentiment. Je pense à faire un très grand voyage en Orient. Depuis deux ou trois jours j’en suis très préoccupé et j’aurais envie de mettre une annonce dans le journal : « Wanted an agréable companion. »

J’ai eu de la prose à faire pour les monumens historiques et je n’ai pas encore commencé le livre que vous m’avez envoyé. Cet abbé n’est-il pas le même que vous m’avez recommandé pour les Philosophoumena d’Origène ?

Que ferions-nous de l’abbaye de Saint-Wandrille ? Elle est horriblement ruinée, et nous n’avons pas assez d’argent pour soutenir de plus beaux monumens encore existans, mais menacés de ruine. Nous avons acheté il y a deux ans un des plus beaux châteaux de France, avec tours, créneaux, mâchicoulis et des logemens pour une garnison de deux mille hommes, mais il ne nous en a coûté que 3 000 francs. C’est le château de Bonaguil, dans le département de Lot-et-Garonne. L’abbaye de Saint-Wandrille coûtera plus cher, et nous sommes bien pauvres cette année ; enfin, tenez pour certain qu’il y a en France bien des ruines plus belles que celles de Saint-Wandrille. Les archéologues normands sont des gascons et ils ont fait grand bruit de leur architecture dans un temps où l’on n’y entendait pas grand’chose, et où la France était un pays à peu près inexploré. Maintenant ce sont les Bretons qui crient pour leurs monumens. Ils n’ont que des dolmens. Cela n’empêche pas qu’à votre considération, je ne fasse des efforts pour le Folgoël, si tant est qu’il ait besoin de réparations de notre compétence. Notre architecte doit y aller très prochainement. Avez-vous lu le dix-septième volume de M. Thiers ? Il m’a charmé, sauf la conclusion qui m’a paru un peu longue. L’auteur prend ses lecteurs pour des députés à qui il faut mâcher et remâcher ce qu’on leur sert. Adieu, madame, vous savez que vous n’avez qu’un mot à dire pour me faire aller aux bêtes comme sainte Perpétue. Veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


Samedi soir.

Madame,

Je crois que ma Vierge est finie. Si vous voulez permettre, je vous l’enverrai par Sophie lundi dans la matinée. Vous trouverez une personne très futée qui fait enrager ma cuisinière et moi, et autrefois mon domestique, mais maintenant j’ai pris son frère dont je ne me trouve pas trop bien, mais j’aime la paix dans mon ménage et je crois que je suis assez commode à servir. J’ai bien envie de ne pas couper ce dessin avant d’avoir eu vos critiques.

Je suis allé aujourd’hui à l’École des Beaux-Arts. Les marbres d’Eleusis ont été envoyés au moulage et ne seront remontés que dans une huitaine de jours. J’allais vous proposer de les voir.

Si vous ne me faites rien dire, je vous enverrai Sophie lundi.

Veuillez agréer, madame, l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


Madame,

La vérité est que j’avais fait des croquis d’après presque tous les Velasquez du Musée de Madrid, excepté deux, ce Couronnement de la Vierge, et un beaucoup plus beau et plus grand qu’on appelle les Fileuses. Ce dernier est d’un effet de lumière très extraordinaire, très sombre au premier plan ; au second il y a des personnages qui s’enlèvent sur un fond de tapisserie éclairé et des couleurs les plus vives. J’ai préféré la Vierge parce que cela m’a semblé plus facile d’une part, et de l’autre parce que j’ai pensé que le sujet vous plairait. La Vierge a les yeux fermés, ou du moins tellement baissés qu’on n’en voit rien. La singularité, c’est de n’avoir employé que trois couleurs. Il m’a semblé d’ailleurs que cela n’avait pas été fini, je suppose que c’est un des derniers ouvrages de Velasquez, commencé probablement peu avant le mariage de Louis XIV, pour lequel, en sa qualité de chambellan, il se donna tant de tracas qu’il en mourut. Si je retourne jamais à Madrid je tâcherai de faire les Fileuses. Il n’y a plus de bon papier depuis que les chiffons coûtent si cher, et celui dont je me suis servi était particulièrement mauvais, outre cela je n’ai plus ni yeux ni main, et je n’ai pas eu l’esprit de me pourvoir d’un pinceau neuf. Enfin, puisque cela vous a fait quelque plaisir, j’ai réussi. Mettez-le dans un carton, Ou vous verrez tous les rouges disparaître et les violets devenir tout bleus. J’ai oublié de vous dire que l’original était de la grandeur de demi-nature.

Comme je ne suppose pas que vous ayez beaucoup de goût pour les batailles, je ne vous ai pas envoyé les cartes à joindre au dix-septième volume de M. Thiers. Si vous y tenez, elles sont à vos ordres, mais je crois que le pays vous est bien connu, puisque vous y avez un château. J’ai vu l’auteur avant-hier. Il est très heureux de son succès. Sept mille nouveaux souscripteurs depuis le seizième volume, et on tire à cinquante mille exemplaires. Il y a encore deux volumes dont le premier sera l’histoire des dix mois de la Restauration et du congrès de Vienne, sur lequel il a eu des communications très curieuses de plusieurs ministres, entre autres de M. de Metternich. Ce qu’il m’a dit du caractère de Louis XVIII m’a très intéressé et m’a paru vrai.

Je n’ai pas reçu une ligne des C… J’ai laissé le fils s’ennuyant et le père ne s’amusant pas trop : le premier calomniant le climat parce qu’il ne comporte pas les toilettes des salons de Paris, seul objet de son admiration ; le second parce qu’il n’a plus la force nécessaire pour faire de grandes courses. Il n’y a pas de mistral à Cannes, mais du libeccio, qui est quelquefois très désagréable, comme cette année par exemple où il y avait beaucoup de neige en Italie. Je prêchais le mariage à Ed… quand j’étais à Cannes, et il me répondait des niaiseries. Le paraître est la grande affaire pour lui, et comme la plupart des jeunes gens de ce temps, la plus jolie femme du monde ne lui plaisait pas si elle n’avait pas une robe et une tournure chic. J’ai été plus romanesque dans mon temps, mais j’ai peut-être eu tort.

Vous savez donc le latin, madame, car vous l’écrivez à merveille. Ce latin que Cicéron aurait pris pour du langage barbare, est assez beau ; mais les mêmes magnifiques paroles existent dans toutes les religions. On en disait autant aux initiés aux mystères d’Eleusis, mais en bon grec. Changer les ténèbres en lumière, ne se peut ; mais, quand on ferme les yeux de parti pris, on voit trente-six mille bougies, comme disait le baron de Vidille, qui ne pouvait se résoudre à prononcer le mot plébéien de chandelles.

J’ai lu avec plaisir quelques pages de l’abbé Cruice. Il est trop concis et pas trop clair. Ce qu’il dit des premières hérésies m’intéresse, mais je n’y comprendrais absolument rien si je n’avais lu quelques bouquins sur le même sujet. Je voudrais qu’il eût cherché un peu le pourquoi de ces hérésies. Il me semble que chacune a eu son motif, sa raison d’être, et qu’en masse elles offrent une histoire de l’esprit humain. Voilà pourquoi cela m’intéresse. Voltaire a tort de dire qu’on s’est querellé toujours pour des mots. Sans doute les trois quarts des gens qui se querellent ne comprennent pas les mots sur lesquels roule le débat. Mais sous ces mots il y a toujours des idées que quelques-uns comprennent et dont presque tous ont un sentiment instinctif. Adieu, madame, il m’a paru que vous aviez fait beaucoup plus la conquête de Sophie qu’elle n’a fait la vôtre. Veuillez agréer tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.

Mardi soir.


Mercredi.

Madame,

Ni la Proserpine ni la Victoire ne sont visibles en ce moment. On les moule et elles sont en pièces. Mais nous irons voir le Raphaël qu’on vient de rentoiler, si vous n’avez rien de mieux à faire, ou bien les sculptures, ou bien tout ce que vous voudrez. Je suis charmé que l’histoire de Thiers vous ait plu. Il est à un point de vue si différent du vôtre qu’il faut un talent rare pour qu’il ne vous ait pas choquée comme je le craignais.

Je viens de recevoir une lettre d’Espagne très triste, où l’on me parle de la mort de ce pauvre Ortega, que j’ai vu souvent à Madrid, et qui était un très aimable garçon, avec toutes sortes de bonnes qualités, mais avec une ambition démesurée. Il a été condamné à mort par un homme qui a fait exactement ce que Ortega a fait, seulement il a réussi. Je croyais plus de chances au comte de Montemolin dans le pays où il a débarqué. Autrefois Cabrera y était une espèce de Dieu. Mais il y a de cela douze ans, et on oublie vite par le temps qui court. D’ailleurs Cabrera n’est pas venu. Il a épousé une Anglaise avec beaucoup de millions, et depuis lors il est moins héroïque que lorsqu’il courait les montagnes du Maestrizgo. A la place de l’innocente Isabelle, je n’aurais pas pris mon cousin. On dit qu’on l’enverra aux Canaries.

Adieu, madame, je ne sortirai pas avant quatre heures. Si vous ne pouvez me prendre, je m’en consolerai en faisant de la prose que j’ai en train.

Veuillez agréer, madame, l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE. Voici le livre de l’abbé Cruice, qui m’a intéressé, mais ce n’est qu’un abrégé, et je voudrais plus de détails. Il y a une bonne traduction du martyre de sainte Perpétue.


Mardi soir, 1er mai.

Madame,

Il est bien dur de quitter ainsi les gens lorsque le printemps n’est pas encore venu et qu’il n’y a pas de feuilles aux arbres, et que nous aurions pu malgré la pluie voir des ossemens de mammouth et un petit morceau de la crinière d’un éléphant trouvé confit dans la glace sur les bords de l’Obi ou de l’Amour. Voilà ce que je montrais aux étrangers de distinction lorsque j’étais dans les bonnes grâces de M. Cuvier.

Je vous remercie beaucoup du charmant volume que vous m’avez envoyé. Je n’aime pas l’auteur, qui s’aimait trop lui-même et qui a fait autant de mal à ce pays-ci que Richelieu et Mazarin y avaient fait de bien. Que dites-vous de cette maxime : « La vérité est toujours bien reçue quand on me l’apporte avec respect et sans passion. » Comme il vous aurait envoyée à la Bastille, vous, madame, si vous lui aviez dit la vérité ; assurément ce n’aurait pas été pour faute de respect. Il y a un livre de M. Pierre Clément assez curieux sur Louis XIV et ses ministres. Il montre combien on lui cachait de vérités par respect, et je dois dire à sa louange qu’en mainte occasion, en particulier lors de la révocation de l’Edit de Nantes, il n’a commis de fautes que parce qu’on le trompait indignement sur l’état des choses. Il me semble qu’un des plus grands reproches qu’on puisse adresser à Louis XIV, c’est de s’être appliqué à énerver sa noblesse, lorsque le temps approchait où elle allait avoir besoin de toutes ses forces pour défendre le trône. Après le cardinal de Richelieu, la noblesse n’était plus à craindre pour la royauté.

On m’a montré la lettre d’adieu de ce pauvre Ortega à sa femme ; elle est extrêmement touchante. Par contre, on médit que le comte de Montemolin est disposé à reconnaître l’innocente Isabelle, ce qui ne serait pas héroïque. Tout cela me paraît faire les affaires des rouges qui foncent en couleur et augmentent en nombre tous les jours de l’autre côté des Pyrénées. On dit qu’on parle tout haut à Madrid de la nécessité d’une régence. Voilà encore un pays qu’on me gâte abominablement.

Je vois que vous avez lu Thiers en conscience et je suis sûr que vous avez été entraînée comme toutes les âmes généreuses par le mouvement du récit. Il voit les choses d’un point de vue si différent du vôtre, qu’en théorie vous serez en complet antagonisme, mais dans la pratique et les détails vous vous rencontrerez par le cœur qu’il a très bon, quoi qu’on en ait dit, et bien meilleur que ses anciens collègues. On m’a prêté un livre qui m’amuse assez, c’est l’Histoire des Girondins par Granier de Cassagnac. Il les entreprend par leur côté faible, en faisant voir qu’ils étaient bêtes. Je trouve qu’il en fait aussi trop des scélérats. C’étaient des imbéciles et des fous enragés, mais l’auteur ne tient pas assez compte des épidémies morales qui passent sur un peuple comme la grippe et le choléra. Je suis bien d’avis qu’on tue les chiens enragés, mais il ne faut pas dire que ce sont de mauvaises bêtes. C’est la rage qui est mauvaise. Lisez cela, je crois que vous serez intéressée, bien que l’auteur ait ôté beaucoup de poésie à l’histoire et que vous aimiez beaucoup trop la poésie.

J’ai retrouvé les deux C… en meilleur état que je ne m’y attendais, l’un et l’autre très brunis, mais plus forts et mieux portans que je ne les avais laissés. Edouard est dans le ravissement de son Paris. J’en voudrais être à cinq cents lieues et je vous envie de le quitter. A propos, vous ne m’avez pas dit de quel côté vous portiez vos pas : en Brie, ou bien en Touraine ; dans l’incertitude je vous adresse ma lettre à Paris.

Adieu, madame, veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


Vendredi soir, 10 mai 1860.

Madame,

Il y a plusieurs jours que je veux vous écrire et que je ne le fais pas, parce que je souffre de l’estomac et que je suis beaucoup trop sombre. Hier je suis allé faire une longue promenade dans les champs, qui m’a fait du bien, et je suis revenu ici avec une petite provision d’air pur dans les poumons. Je suis allé à Bellevue, d’où je suis parti pédestrement, et tantôt dessinant, tantôt regardant les herbes et les insectes, je comptais aller dîner à Versailles, mais il s’est trouvé qu’après quatre ou cinq heures de marche je me suis aperçu que je m’étais égaré complètement, et après avoir encore bien trotté je me suis trouvé dans les bois de Fleury, où j’ai bien dîné, dans le même restaurant que trois étudians ayant chacun son étudiante, qui toutes les trois se sont mises à fumer. Cela m’a fort amusé et rendu jeune pour quelques heures. Ce monde-là vaut mieux, à ce qu’il m’a semblé, que le monde des salons. Je ne prétends pas dire qu’il vaille grand’chose, mais il a moins d’affectation et entre autres n’a pas celle de vouloir avoir l’air de ne pas s’amuser. Convenez, madame, que les critiques qui nous reprochent, à nous autres, pauvres romanciers, d’écrire des choses invraisemblables, sont des niais, qui ne savent ce qu’ils disent. L’histoire que nous voyons et que nous faisons tous les jours est infiniment moins vraisemblable que les romans de Dumas et de Balzac. L’expédition du comte de Montemolin et celle de Garibaldi appartiennent au moyen âge tout pur, si ce n’est au temps des géans et des princesses errantes. On croit rêver. Le plus drôle c’est qu’on parle encore de civilisation, de droit international, etc. Je ne crois pas que Garibaldi obtienne plus de succès que le comte de Montemolin, mais j’espère qu’il se montrera plus game que l’autre. Et puis on nous parle encore d’une croisade contre les Turcs, afin de délivrer les chrétiens d’Orient qui ne valent guère mieux au fond que leurs oppresseurs. Tout cela promet pour cet été, mais j’ai bien peur que ce goût si général des aventures et de l’aventure n’attire à l’Europe un peu plus de tracas que besoin n’est, pour rendre les gazettes intéressantes.

Bien que j’aie joui beaucoup hier du spectacle de la pure nature — je parle des bois et des champs, non des étudians, — je me demande comment vous pouvez passer le temps en Brie par les pluies et les brouillards qu’il fait. Je ne me suis jamais représenté votre vie à la campagne, et comme je ne fais jamais de questions, Edouard ne m’a rien appris à ce sujet. Je vois dans Giraud-Saint-Fargeau que C… a une population de deux cent soixante-huit âmes, et j’en conclus qu’il n’y a pas trop de pauvres, que vous les voyez tous et secourez tous en bien peu de temps. Du reste de votre journée je ne sais que faire, et cela me tracasse quelquefois. Plantez-vous ou bâtissez-vous ? Il paraît que c’est un grand bonheur. J’ai un cousin qui y passe toute sa vie, et s’en trouve bien. Il était un peu tourmenté des blue devils comme moi, et cela paraît l’avoir entièrement guéri. Pour moi, je crains la propriété, comme une responsabilité et j’évite à présent jusqu’à celle d’un chat.

Je me suis remis à écrivailler, et de l’histoire ancienne. Le moderne n’a jamais eu pour moi beaucoup de charmes. En somme, le reproche que je fais aux modernes c’est de n’avoir jamais eu la franchise, ou, si vous voulez, l’audace des anciens. Dans toute affaire il y a deux côtés : l’officiel et le réel. Alexandre allait en Asie pour conquérir. Aujourd’hui on n’annexe pas un village sans assurer ses contemporains de son désintéressement. Les gouvernemens parlementaires qui ont trouvé ce système établi depuis longtemps l’ont singulièrement perfectionné, comme aussi l’art de mentir. Je lis le soir pour m’endormir les Lettres de Cicéron. Quoique parlementaire, il dit les choses plus franchement qu’on ne les dit aujourd’hui, et, il me semble, plus honnêtement. Si vous avez sous la main les traductions des auteurs latins de Nisard, lisez les Lettres de Cicéron, je suis sûr qu’elles vous intéresseront comme Saint-Simon ou les Mémoires de La Rochefoucauld. Quand vous les aurez lues, il ne vous restera plus qu’à lire Hérodote, et alors vous deviendrez enthousiaste de l’antiquité. Les G.., se meublent. Mme de Circourt est installée à la campagne. Il me semble qu’on commencera s’en aller de Paris ; cependant les dîners, les soirées et les concerts ne cessent pas, et j’en sors deux fois plus triste.

Adieu, madame, veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MÉRIMÉE.


Paris, 21 juin 1860.

Madame,

J’étais vraiment trop enrhumé pour oser vous écrire. On est dans un tel état d’abrutissement après une quinte de toux et d’éternuemens, qu’on est incapable dépenser. Voilà comme j’étais encore hier. J’ai gagné mon rhume à porter des bas de soie dans les longs et froids corridors de Fontainebleau, où j’ai passé deux semaines, très malade vraiment. Ce qu’il y a de désagréable c’est de penser que l’on mourra d’un rhume, car ou ne meurt que de cela, quand on n’a pas la chance des coups de canon. C’est une mort bête et qui ne doit pas être trop douce. Enfin il paraît que ce n’est pas encore pour cette fois.

J’ai trouvé bien peu de soleil, mais de très beaux arbres à Fontainebleau. J’étais logé à deux pas du lieu où Monaldeschi eut tant de désagrément. Je n’ai pas vu son ombre, non plus que le grand veneur, que Sully prétend avoir aperçu, ce qui m’a toujours laissé de grands doutes sur la bonne foi de ce grand financier. Nous avions beaucoup de belles femmes ; deux petites Péruviennes ayant des pieds impossibles, une princesse polonaise qui improvisait en français, etc., toutes en crinolines d’une telle envergure que la descente du grand escalier était presque scandaleuse. Bien qu’il soit assez agréable de voir des bas de toutes sortes de couleur, comme on les porte le matin, j’ai passé mon temps assez mélancoliquement. Mon humeur est maintenant beaucoup trop dépendante du soleil et de la pluie. Il me faut absolument un ciel bleu.

J’ai très souvent causé (histoire, archéologie, morale) avec le maître de la maison ; et toujours je pensais à vous pendant et après ces conversations. Vous me demanderez pourquoi ? Parce que je me disais que, si vous étiez à ma place, si vous le voyiez, sans opinion arrêtée d’avance, sans convictions ni attachemens antérieurs, il vous plairait infiniment. Vous vous moquerez de moi, si je vous dis que je n’ai jamais rencontré un homme plus naïf. Il ne dit jamais rien d’appris. Ses idées sont quelquefois bizarres, étranges, mais bien originales. Il a un talent singulier pour gagner la confiance et mettre les gens à leur aise. C’est l’effet qu’il a produit toujours sur les gens de ma connaissance très intime qui ont eu affaire à lui. Cependant il n’a pas l’air de le chercher. Il est extrêmement poli et bienveillant, mais réservé. Il sait faire parler. La carte des Gaules qu’il fait faire lui a donné le goût des études archéologiques et de l’histoire romaine. Comme je suis coupable de deux gros volumes sur les derniers temps de la République, je suis assez fort sur ce sujet, pas assez pourtant, parce qu’il voudrait savoir ce qu’on ne saura jamais. J’ai bien lu en grec et en latin que César était l’amant de la femme de Pompée et de la sœur de Caton, mais je n’ai jamais pu découvrir quel chapeau, bonnet ou couvre-chef était à son usage, Je disais donc à Mine host qu’un des traits les plus extraordinaires de ce César, c’est d’être devenu amoureux fou de Cléopâtre à l’âge de 53 ans. Cela l’avait rendu romantique, et il voulait remonter le Nil avec elle dans une cange pour chercher la source du fleuve, mystérieuse dès cette époque. Cela me mena à raconter comment de cette liaison était né un joli garçon qu’on appelle Césarion, et qui était bien son fils, ajoutai-je, car Auguste le fit mourir. L’anecdote qu’il ne savait pas, et peut-être aussi mon car lui firent faire une exclamation de surprise et d’indignation, si honnête, que je fus tout honteux de m’être montré plus machiavélique que je ne le suis. Je suis charmé d’apprendre que mes géraniums ont des rejetons présentables. Je suis chanceux en fait de fleurs. Un de mes amis avait donné mon nom à un œillet magnifique, mais dont toutes les marcottes ont produit des fleurs déplorables. J’irai le mois prochain en Angleterre et peut-être en Écosse, et si vous avez quelque commission florale, vous savez que je suis tout à vos ordres. Le pauvre père C… ne va pas trop bien. Il me paraît perdre courage et envie de vivre. Sa fille et son gendre sont ici. La jeune femme a pris toutes les petites manières polonaises, a little ingenuity and artifice, comme le veut Mrs. Malaprop pour une demoiselle bien élevée. Le mari m’a plu assez. Il y a un petit garçon fort gentil qui ne parle que polonais.

Il y avait à Fontainebleau des photographies de Palerme prises pendant, ou tout de suite après la bataille. Les barricades sont misérables pour nous autres connaisseurs parisiens. J’ai vu cependant une invention nouvelle. C’est une grande voile tendue par le haut seulement, à l’entrée d’une grande rue, pour cacher ce qui s’y passe. Il paraît que le bombardement a été sérieux, car on voit quantité de maisons absolument renversées dans les plus beaux quartiers. Capituler honteusement après avoir bombardé, c’est le coup de grâce pour la monarchie napolitaine. Nous vivons dans un drôle de temps et comme il me semble en plein moyen âge. Garibaldi est un vrai Normand, un roi de mer. Lui et ses gens ont tout fait. Les Napolitains d’un côté et les Siciliens de l’autre ont brûlé quantité de poudre à se fusiller hors de portée. Quand ils avaient épuisé leurs cartouches, chacun se sauvait de son côté. Voilà ce que sont devenus les descendans de Timoléon et des Samnites. Je viens de lire le troisième volume de M. Guizot. Il m’a moins intéressé que les précédens. Adieu, madame, ne viendrez-vous pas à Paris un de ces jours voir les hippopotames ? Veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.


Glenquoich, 23 août 1860.

Madame,

J’erre depuis si longtemps que je n’ai pu vous écrire comme j’en avais envie. Les plumes d’auberge sont difficiles à manier, ou quand on est en visite, le déjeuner, le lunch et le dîner prennent tant de temps qu’on n’a jamais celui d’écrire. Je suis en Angleterre depuis six semaines, et en Écosse depuis trois, dans un pays magnifique quand on peut le voir, malheureusement ce n’est pas tous les jours qu’on le peut. La pluie et le brouillard font rage. Ajoutez à cela les midges, qui sont des espèces de cousins microscopiques, mais des plus venimeux. Ma figure ressemble en ce moment à une carte en relief de la Suisse. Tout cela ne nous empêche pas de faire de belles promenades à pied, en voiture et en bateau sur les lacs. Nous en avons deux tout auprès de la maison, un d’eau douce, c’est celui de Glenquoich, et un d’eau salée : loch Hourne, c’est-à-dire lac d’enfer. Malgré ce nom lugubre, c’est un très joli lac, enfermé de montagnes couvertes de bruyères et débouchant en face de l’île de Skye. Nous allons y pêcher des harengs et des truites de mer, poisson très distingué dont je viens de faire la connaissance et qui est très supérieur à ses cousins terrestres. Nous avons ici assez nombreuse compagnie. En France cela serait ou plus amusant ou plus ennuyeux. Ici on est peu sociable, mais on ne se prend pas en grippe ni on ne se joue de méchans tours comme cela se faisait chez nous au temps de ma jeunesse. Les Anglais ne savent pas causer. Après la demi-heure qui suit la retraite des dames au dîner, on a épuisé tout ce qu’on avait à dire sur le droit du papier et sur M. Gladstone, et quand on rentre au salon, chacun prend un livre ou un journal et laisse son voisin libre d’en faire aillant. Après tout, je ne sais pas si cette manière d’être n’est pas la meilleure de toutes.

J’ai trouvé en Écosse comme en Angleterre la mode du volontairisme. Elle y est même portée beaucoup plus loin. Il y a des gens qui font quinze milles à pied par jour pour se donner le plaisir d’apprendre la charge en douze temps. Je m’attendais à trouver l’organisation des volontaires très aristocratique. Au contraire, il me semble qu’il y a tendance démocratique. Ainsi, les soldats nomment leurs officiers, comme autrefois dans notre garde nationale. En Écosse et dans beaucoup de comtés d’Angleterre, les grands propriétaires ont été nommés colonels, leurs intendans lieutenans, etc. Mais dans d’autres endroits, dans les villes manufacturières, il n’en a pas été de même. Comme on a la prétention de paraître une nation de soldats, il est question d’armer jusqu’aux ouvriers de Manchester et de Birmingham, et il ne manque pas de gens d’esprit pour dire des bêtises à ce sujet, comme, par exemple, lord Elcho qui prétend que les ouvriers, en passant par la discipline militaire, deviendront plus dociles et plus résignés. Pour moi, je ne doute pas que, si l’on met ce projet à exécution au premier Strike d’une ville manufacturière, on ne voie une émeute à la carabine remplacer les antiques émeutes à coups de poing. Mais cela n’arrivera pas encore tout de suite, et je crois même que pour quelque temps encore les volontaires seront un appui aux institutions de pays, tout de même que la garde nationale a été un appui pour Louis-Philippe. Ce sont des appuis auxquels il est prudent de ne pas trop se fier.

Que devenez-vous, madame ? Je vois par les journaux que le temps n’a pas été moins rigoureux pour vous qu’il ne l’est pour nous. Je crains bien que l’hiver ne soit rude pour les pauvres gens. Ici la récolte est à peu près perdue. Il est vrai qu’on n’a que de l’avoine et çà et là un peu d’orge. Il en est de même en Angleterre. Tous les blés étaient couchés quand je roulais sur la ligne de Londres à Edimbourg. Lorsque la pluie cesse pendant deux heures, il fait tant de vent que les chemins sont secs autour du lac et qu’on peut aller à la promenade. Je dessine quand je puis, mais je ne réussis guère. Le mérite des paysages d’Écosse c’est de changer d’effet à chaque minute. Les montagnes ne gardent pas un instant les mêmes teintes, et je passe mon temps à effacer ce que je viens de faire. Adieu, madame, je serai à Paris presque aussitôt que cette lettre. J’attends un mien ami qui vient loger chez moi. Je ne vous donne pas d’adresse avant Paris, parce que je crois que je ne m’arrêterai nulle part. Je n’ai pas de nouvelles de M. C.., si ce n’est qu’il se trouvait assez mal du séjour des Eaux-Bonnes. Adieu encore, madame, veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


Paris, 6 septembre 1860.

Madame,

J’ai trouvé votre aimable lettre à mon arrivée, qui m’a remis d’un affreux passage, où j’avais été si trempé par les embruns que mes cheveux étaient couverts de cristallisations salines. Que les Néréides doivent avoir de peine à se friser ! J’ai fait hier un croquis de l’île de Skye d’après un autre croquis fait sur place, et je vous l’ai envoyé à Paris. C’est un drôle de pays où l’on vit longtemps, dit-on, mais il me semble que ce n’est guère la peine. Cette île est habitée par les puritains les plus durs à cuire de toute l’Ecosse. M. Ellice, chez qui j’étais à Glenquoich, y mena l’évêque d’Oxford, lequel débarqua dans une redingote bien boutonnée qui cachait son tablier[2], et se mit à distribuer des six pence aux mendians. Comme il les avait épuisés, il fut accosté par une vieille femme de cent ans bien comptés, qui lui demanda l’aumône. En faveur de son âge il lui donna une demi-couronne. La vieille se répandait en bénédictions très éloquentes dans sa langue, lorsque Mme Ellice, qui a appris un peu de gaélique, lui dit : « Savez-vous qui vous a fait l’aumône ? C’est un évêque anglican. » La vieille fut saisie d’horreur comme si elle avait vu un capucin : pour les puritains, un évêque est un prêtre de Baal. Elle avait bien envie de rengainer ses bénédictions, mais il aurait fallu rendre la demi-couronne. Ramassant tout ce qu’elle savait d’anglais, elle lui dit : I hope you sh’ant be damned.

Vous regrettez le beau temps de la chevalerie, madame, mais nous sommes en plein moyen âge. Le droit de l’épée décide de tout comme au temps de la chevalerie. Le chevalier errant d’aujourd’hui, c’est Garibaldi. Sa dame c’est l’Italie. Les chevaliers errans n’avaient pas toujours des belles bien fidèles, mais ils les faisaient valoir à grands coups de sabre. Au fond, tout cela est abominable. C’est de la barbarie toute pure (comme au moyen âge). Mais savez-vous une jolie chose ? Don Juan, le frère du comte de Montemolin, s’allie aux républicains d’Espagne et vient de lancer un petit manifeste qui fait grand bruit. Après les folies de son frère, je dis folies par euphémisme, il a voulu faire mieux. J’ai dîné à Londres chez lord Shaftesbury, très high churchman qui a dit au Parlement que les Druses étaient les plus honnêtes gens du monde, très disposés à accueillir les missionnaires protestans, mais qu’ils avaient été poussés à bout parce que l’Empereur leur avait envoyé des missionnaires catholiques. Je lui ai demandé s’il avait lu l’ouvrage de M. de Sacy sur les Druses. Il n’en avait jamais entendu parler. Alors, je lui ai appris que les Druses adoraient le grim gentleman below, ce qui l’a un peu épouffé. C’est une chose admirable, comment ce peuple si sensé, je ne parle pas des Druses, mais des Anglais — prend facilement des vessies pour des lanternes — dès que la passion s’en mêle. Je ne crois pas que l’expédition européenne fasse grand bien en Asie. Ce qui me paraît probable, c’est qu’elle fera massacrer les chrétiens à Konieh, à Orfa et à Diarbekir où il est impossible d’aller. Le sultan Abdul Medjid se trouve avoir mangé d’avance ses revenus de 4861. Il est impossible que cela dure. Le mal, c’est qu’il n’y a rien en Orient de prêt à mettre à la place des Turcs. Vous ai-je écrit d’Ecosse le grand scandale de lady Grey et de l’amiral Keppel ? C’est une histoire qui illustre les mœurs de ce pays si moral. Mais je crains de vous l’avoir déjà contée. J’ai vu hier les C… Le père m’a paru bien mal. Il dit qu’il veut passer l’hiver à Paris, parce qu’il s’ennuierait trop à Pise et qu’il ne sait pas l’italien. Je lui ai offert de le recommander par mes amis, mais il me paraît avoir peu de disposition à changer de place. Son fils l’a mis dans un appartement assez joli, mais qui n’a ni air ni lumière. Pour moi ce serait une prison. Ils m’ont dit que Mme de Circourt allait un peu mieux, cependant elle est obligée de demeurer couchée une partie de la journée. Voici le beau temps revenu, mais toujours froid. J’espère que vous êtes aussi bien traitée que nous par le soleil. Je voulais en repassant par Londres vous rapporter des géraniums, mais lord Ashburton qui a une très belle serre, était parti, et je n’ai trouvé aucun fleuriste à qui m’adresser. Adieu, madame, veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


21 mars 1801.

Madame,

Vous autres poètes vous êtes terribles pour le pauvre monde qui ne possède pas comme vous un vocabulaire d’adjectifs et d’épithètes. Je me suis permis de blâmer les bottes de S. M. Napolitaine et son manteau soi-disant catalan. Cela n’empêche pas qu’elle ne se soit fort bien conduite à Gaëte et qu’elle n’ait tiré tout le parti possible de la situation, cela n’empêche pas qu’il ne faille pas mettre des bottes dans une ville où on ne peut aller à cheval, ni se masquer pour soigner des blessés. Oserai-je vous demander si Mme la duchesse de Berry eût fait pareille chose ? Pour Ferdinand II quand on a dit qu’il avait fait son devoir trop tard, malheureusement il me semble qu’on parle bien et sérieusement. Si vous lui donnez du héros, etc., que pourrons-nous dire, nous autres pauvres diables de prosateurs, quand nous voudrons parler de Léonidas, de Charles XII, et de quelques autres rois qui avaient encore plus de mérite et autant de courage ?

Mon Bulgare est plus ressemblant que l’ours, bien qu’il posât beaucoup moins bien, mais j’ai peu d’habitude avec les ours. Que ferons-nous de ce monde-là, je parle des Bulgares, en Orient ? Je suis de ceux qui croient que le malade de l’Empereur Nicolas est pour tout de bon à l’agonie. Il n’y a pas trop à le regretter. Mais ses héritiers ne valent pas mieux que lui.

Je vous demande bien pardon de ne pas m’être rappelé notre visite au Musée de Cluny. Je nie rappelais très bien que nous avions fait une expédition ensemble, mais je ne me souvenais plus où nous étions allés. Nous pourrons voir l’Ecole des Beaux-Arts où il y a de nouveaux moulages rapportés par le fils de M. Lenormant, qui est mort en Grèce. Les chinoiseries ne vous auraient pas trop intéressée je crois, d’après ce qu’on m’en a dit, car je ne les ai pas vues. Mais il y avait la collection d’armures du prince Soltykof que je connaissais et qui sont vraiment belles. Si j’avais su que vous fussiez à Paris, je vous aurais proposé de les voir sans penser que vous pussiez y avoir quelque objection. Je conçois qu’on n’aille pas voir les gens pour lesquels on n’a pas de goût, mais pourquoi ne pas visiter les choses que l’on aime ? Nous nous serions querellés sur la chevalerie et les chevaliers qui, malgré toute la poétique ferraille qui les couvrait, ne valaient pas nos militaires modernes sachant braver des dangers beaucoup plus grands qu’autrefois, sans armure défensive et recevant la mort sans la donner. Croyez que le courage a fait quelque progrès depuis la belle invention (quoique bien démocratique) de la poudre.

Comme j’arrive des pays barbares et que je ne me suis pas encore trop mis au courant, je n’ai appris que l’autre jour le mariage prochain de Mme de H… Il me semble que c’est ce qu’on appelle un beau mariage. Je la crois une excellente femme et elle a, à mon avis, presque toutes les bonnes qualités de sa mère, et quelque chose de sa grâce. Je ne connais guère le futur. On ne le dit pas très fort. Si c’est un bon homme, c’est quelque chose. Je ne sais pas ce qu’est devenue l’autre pauvre sœur depuis la mort de son mari.

Je vais faire une petite course de quelques jours, je pense être à Paris dans les premiers jours d’avril. Je suis horriblement ennuyé de la société cette année, elle me paraît encore plus aigre que l’année dernière et malgré cela guère plus spirituelle. Adieu, madame, veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MÉRIMÉE.


Paris, 11 avril 1862.

Madame,

Il y a huit jours que je suis à Paris, ayant toujours sous les yeux la dernière lettre que vous m’avez adressée à Cannes, qui est pour moi un remords. Mais j’ai trouvé tant d’affaires et de tracas en venant ici que je n’ai pas eu le temps ou la disposition de vous écrire. Je suis toujours horriblement triste en rentrant à Paris. Il faut un courage surhumain pour quitter Cannes en ce moment, lorsque tout fleurit. Si vous pouvez vous figurer des champs entiers d’anémones rouges, bleues, roses et blanches, les unes simples, les autres doubles, des fossés et des lits de torrens tapissés de violettes de Parme, peut-être que cela vous donnera l’envie d’aller à Cannes. Au mois d’octobre prochain, ce sera la chose la plus facile du monde, car le chemin de fer sera ouvert jusqu’au Var, c’est-à-dire jusqu’à une demi-lieue de Nice. A partir de Toulon ce chemin n’est qu’une suite de panoramas charmans. Il faut faire ce voyage, ne fût-ce que pour y passer une semaine.

J’ai trouvé le peu d’amis que j’ai, encore vieillis, et quelques-uns m’ont paru radoter. Peut-être leur ai-je produit le même effet. Tout le monde m’a semblé aussi un peu plus aigre que je l’avais laissé. Quant à cela, moi je suis revenu très doux et moins méchant que je ne l’étais en partant. Je crois que la solitude dans un beau lieu est une bonne médecine pour l’âme. Elle perd ses épines comme font certaines plantes lorsqu’on les met en bonne terre.

Je n’ai pas eu le temps d’aller voir en passant l’évêque de Marseille, mais mes amies anglaises ont été se casser le nez à sa porte. Il était à la campagne avec sa sœur qui, dit-on, se porte remarquablement bien depuis qu’elle est dans le Midi. L’effet de ce climat particulièrement sur les natures du Nord est extraordinaire. Nous avons renvoyé le petit prince anglais engraissé, tanné et guéri. Il avait une drôle de maladie. Sa peau s’écorchait à la moindre occasion. On dit que cela arrive aux tempéramens ultralymphatiques. Le pauvre Edouard a la jaunisse, à ce qu’il m’écrit. Je n’ai pas encore eu le temps d’aller le voir. Les affaires de son pays semblent aller mieux, et voilà le Nord qui a décidément la corde. Je crois que la paix se fera bientôt, et alors Dieu sait quelles misères nous feront les vainqueurs qui auront pris l’habitude de la guerre, très probablement le goût d’icelle, et qui ont in store de vieilles rancunes.

Je vais à Londres dans une quinzaine de jours ; on m’a nommé membre du jury international pour les papiers peints. On m’avait d’abord mis à la faïence, qui ne m’allait guère. Très probablement on me donnera la médaille, — je veux dire à ma classe, et je n’en aurai pas pour bien longtemps. Il y en aura toujours assez pour me faire faire du mauvais sang. Nous allons avoir des dîners de quatre heures et des speeches au dessert. On m’écrit que l’exposition combine la laideur et l’incommodité, cependant c’est un officier du génie qui l’a faite. La dernière fois c’était un jardinier. Ces Anglais ont toujours des idées à eux. J’ai laissé la duchesse de Vallombrosa mieux portante et la princesse de Beauvau plus mal qu’à mon arrivée. Son mari ne paraît pas se douter de son état, elle encore moins, me dit-on, ce qui est presque toujours le cas avec les maladies de poitrine. Est-il vrai que le pape soit malade et qu’on lui ait déjà nommé ou plutôt désigné un successeur ? c’est ce que me disent mes amis Italiens. Ils prétendent qu’en cas grave on se dispense des formes ordinaires d’un conclave. Je n’ai aucune idée là-dessus.

Il y a dans ce moment un tableau de M. Ingres qu’on va voir, c’est Jésus parmi les docteurs. Je l’ai vu il y a bien longtemps avant qu’il ne fût terminé, et cela me semblait une magnifique chose. Il avait eu l’idée de mettre l’enfant sur le siège d’une grande personne, les pieds ne touchant pas la terre. Cela caractérisait parfaitement l’âge et faisait le contraste le plus heureux avec les figures des docteurs. Je vais écrire à M. Ingres pour lui demander un billet, et je vous demanderai, s’il nie l’envoie, quand vous voudrez vous en servir. Adieu, madame, veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


British Muséum,

10 juin au soir 1862.

Madame,

Je reçois votre lettre un peu tard ; elle m’est apportée par un de mes amis qui a eu l’esprit de passer chez moi et de prendre ma correspondance attardée. Je ne vous croyais pas à Paris par le beau temps qu’il doit y faire. Sous ce rapport nous ne sommes pas gâtés. Je vous écris au coin du feu, et bien qu’il fasse jour jusqu’à neuf heures (il en est sept et demie), c’est à peine si je vois la maison en face de ma fenêtre. Je ne sais si je vous ai dit comme quoi on m’avait chargé de soutenir à Londres les intérêts des papiers peints. Il y a plus d’un mois que je m’acquitte de mes fonctions avec une résignation extraordinaire. Elles n’ont rien de très agréable. C’est une tour de Babel que notre jury et je ne crois pas que nous valions beaucoup mieux que les constructeurs de ladite tour. Nos compatriotes ont encore plus de goût et plus de sentiment des arts que les Anglais, mais la distance qui nous séparait tend à se rétrécir tous les jours. Nous nous laissons gagner de vitesse ; et si nous n’y prenons garde, nous pourrons bien nous trouver un jour distancés, comme l’a été cette année le cheval favori le Marquis, battu par un cheval inconnu.

Il y a ici, outre l’exposition qui vous amuserait, peut-être oui, peut-être non, une autre exposition qui vous intéresserait davantage et que vous devriez bien voir. C’est encore une de ces grandes et belles choses que fait l’aristocratie dans ce pays-ci. On a réuni dans le musée du South-Kensington tous les objets de curiosité épars dans deux cents châteaux, et cela remplit plusieurs salles immenses. Il y a depuis des baignoires d’argent du XVIe siècle jusqu’aux bijoux les plus délicats de la Renaissance. Vingt-trois vases de la faïence de Henri II sur trente-six ou trente-sept que l’on connaît dans le monde. On nous a donné l’autre soir une belle fête dans ces salles illuminées au gaz al giorno avec accompagnement de belles dames fort décolletées et de très mauvaise musique. Les assiettes de Faenza et de Gubbio faisaient un effet merveilleux à la lumière du gaz. La seule chose drôle c’était le grand nombre de policemen le chapeau sur la tête qui se promenaient dans cette foule d’élite, et non sans raison, car il y avait de quoi tenter les amateurs les plus vertueux. Je dîne en ville tous les jours depuis un mois. Vous n’avez pas d’idée du plaisir que j’aurais à manger une côtelette chez moi. J’en ai pourtant pour une quinzaine de jours encore, après quoi, j’aurai fait mon temps et je reviendrai à Paris. Si vous y étiez encore, madame, nous ferions cette visite au Musée Campana, que je connais très imparfaitement et que j’aurais bien du plaisir à étudier avec vous. Je vais dîner aujourd’hui chez un M. Baring qui a les plus beaux tableaux du monde. Il n’a voulu me les montrer que moyennant que je dînerais avec lui. Adieu, madame, veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.

Paris, 15 octobre 1862.

Madame,

Je pensais qu’il y avait bien longtemps que je n’avais eu de vos nouvelles, et je me disais qu’aussitôt sorti de mon lit je vous écrirais, lorsqu’on m’a apporté une lettre de vous. Elle me confirme dans cette résolution généreuse d’écrire, qu’il n’est pas toujours facile de mettre à exécution, surtout à Paris. J’y suis depuis fort peu de jours. Vous m’avez laissé, je crois, à Londres, dînant vingt-sept jours de suite en ville, délivrant des speeches et faisant des rapports sur les papiers peints. (J’en ai fait un supplémentaire pour annoncer à nos industriels que, s’ils ne se mettent pas à travailler sérieusement, les Anglais leur dameront le pion dans toutes les applications de l’art à l’industrie.) Toute cette prose dite et écrite, je suis parti pour Bagnères-de-Bigorre, en compagnie de mon ami, M. Panizzi, et j’ai pris des eaux, c’est-à-dire que je me suis baigné trente jours de suite et j’ai avalé soixante verres d’une eau chaude pas trop bonne. Cela m’a fait beaucoup de bien d’abord, puis beaucoup de mal, et je m’en suis revenu à Bordeaux assez mal en point. Après nous être restaurés quelques jours dans la capitale de la Gironde, nous sommes allés à Biarritz chez des hôtes très gracieux que je ne vous nommerai pas. Panizzi nous a quittés, et moi je suis resté jusqu’à la fin du séjour, ce qui m’a procuré un petit empoisonnement par le vert-de-gris, dont douze ou quinze personnes ont été plus ou moins atteintes. Je suis ici pour peu de jours. J’irai à Compiègne pour la fête de l’Impératrice, et aussitôt après je partirai pour Cannes. Voilà, madame, l’histoire très complète de mes pérégrinations. Je n’aime pas trop la Suisse, mais j’aime beaucoup le Tyrol, qui est aussi beau que la Suisse et qui a l’avantage de ne pas avoir de Suisses. Les femmes ont des bas verts et baisent la main des voyageurs qui leur donnent un trinkgeld. J’ai gardé un tendre souvenir des Tyroliennes, particulièrement d’une musicienne de la grosseur d’un éléphant, ayant le plus beau contralto du monde, qui me chantait toutes les gargouillades de son pays pendant mon dîner. Le seul inconvénient de tous ces beaux pays est qu’il y pleut trop.

J’ai entendu parler du tableau que vous dites. Il paraît que ce n’est pas un Raphaël et que cela ne vaut pas grand’chose. Le puff est poussé aujourd’hui aux dernières limites.

Puisque vous vous livrez à l’agriculture, madame, pourquoi ne faites-vous pas venir chez vous M. Daniel ? M. Daniel est un Hollandais, ami de l’empereur d’Autriche, qui fait des merveilles. Je l’ai rencontré cette année à Tarbes, chez M. Fould. Il court le monde pour répandre ses découvertes et les donne gratis pro deo. Il tortille les branches d’un arbre fruitier et les abaisse vers la terre selon un certain angle, moyennant quoi il vient énormément de fruits. Semez deux radis : dès que les feuilles d’un de ces radis paraîtront, couchez-les vers la terre au moyen de deux petites pierres ; laissez l’autre radis tranquille. Trois jours après, vous trouverez le premier radis grossi du double de son confrère. La sœur de M. Fould a fait arranger son potager de Rocquencourt l’année dernière et elle a eu cette année une récolte surprenante. On fait en ce moment des expériences en grand dans les fermes de l’Empereur. M. Daniel a inventé aussi un petit instrument avec lequel vous grefferez quatre mille arbres en un jour. E questo e nulla. Il fait un poêle au milieu d’un champ, et ce champ se trouve fertilisé comme si on y avait apporté cent charettes de fumier. Et encore bien d’autres belles choses que je ne comprends pas, en ma qualité de Parisien, n’ayant jamais cultivé que du chiendent dans un pot pour mes chats. Quant à ce moyen d’augmenter le rapport des arbres en courbant leurs branches, je me suis rappelé qu’à Cannes, où on est bête et où l’on fait de la prose sans le savoir, on attache les branches des rosiers aux tiges voisines de cette manière. Je croyais que c’était pour empêcher les maraudeurs d’entrer dans les champs de roses, mais il paraît que cela a la plus grande influence sur le rapport des rosiers. Convenez, madame, que vous êtes un peu surprise de me trouver si savant. J’en suis moi-même étonné et je me hâte de vous transmettre le résumé de mes connaissances avant que je ne les oublie.

Edouard m’a écrit bien tristement et très philosophiquement au sujet de la guerre civile de son pays. Son gouvernement lui prend 21 pour 100 de son bien et son banquier 31, total : 52 pour 100, et je crains qu’il ne soit pas au bout du compte à payer. C’est son oncle qui commande les confédérés. Il me semble que de part et d’autre on se bat assez mal, mais qu’on se tue beaucoup. Ils me font penser à des singes qui ont volé un rasoir. On dit que l’Angleterre presse beaucoup la France d’intervenir et de reconnaître le Sud, mais je doute que les Yankees d’ailleurs aient assez de bon sens pour écouter des conseils. Ce qui gouverne dans le Nord à présent, c’est une espèce de gens qui, n’ayant rien à perdre, trouve l’état des choses très agréable et rempli d’émotion. Comme d’ailleurs ils sont braves, très coquins et plus qu’à demi sauvages, la guerre leur convient parfaitement, et je n’y vois pas de fin, car c’est un grand préjugé que de croire qu’on ait besoin d’argent pour se battre. Nous avons bien montré, dans la Révolution, que c’était un luxe inutile. D’autres nouvelles, je ne vous en dirai pas, sinon qu’hier soir M. Thouvenel et M. de Persigny n’étaient plus ministres, mais trois ou quatre autres voulaient les suivre et on cherchait à les retenir. Je ne me charge pas d’ailleurs d’expliquer ce qui se fait, et encore moins de deviner ce qui se fera. On disait que le pied de Garibaldi n’allait pas trop bien. Que dites-vous des batailles de Hyde-Park ? Je regrette de n’avoir pas vu cela. Adieu, madame, veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.


Cannes, 28 février 1863. Madame,

Je reçois ce matin une très aimable lettre de vous, sans lieu ni date, comme on décrit certains livres très rares dans les catalogues de vente. Je suppose que vous êtes à Paris, car vous appartenez à l’école mondaine qui passe dans les brouillards les plus beaux jours de l’année. Si vous voyiez nos champs couverts d’anémones, vous les trouveriez, je crois, encore plus beaux que le pavé de votre rue.

J’ai passé mon hiver assez douloureusement, respirant juste assez pour ne pas étouffer, attrapant chaque jour un rhume nouveau, et me guérissant de l’ancien. Si vous aviez pratiqué ce climat, madame, vous comprendriez la chose. Il fait très chaud depuis 10 heures jusqu’à 4 heures, ou plutôt, jusqu’au coucher du soleil. Cette chaleur et le grand air, et le parfum des bois de pins et des buissons de myrtes vous guérissent de vos maux et singulièrement de vos rhumes. On se met à dessiner, et on se laisse prendre au coucher du soleil, qui vous jette sur la tête un air froid et humide qui vous extermine. Aux charmes de la peinture que je pratique avec le succès que vous savez, je joins ceux de l’archery. Un médecin anglais m’a conseillé de tirer de l’arc pour donner du jeu et de la force aux muscles de ma poitrine. Je m’en trouve en effet assez bien. Je fais la guerre aux pommes de pin, et je suis devenu assez adroit pour en abattre beaucoup avec un arc chinois qui me donne des cors aux doigts des mains. Le soir, je varie mes plaisirs en écrivant la biographie d’un affreux drôle nommé Chmielnicki, hetman des Cosaques de l’Ukraine, vers le milieu du XVIIe siècle, qui paraît avoir, inventé la guerre des nationalités. Voyez comme je prends mes héros à contretemps. Ce grand homme voulait délivrer les Petits-Russiens, ou les Cosaques, ses compatriotes, du joug des Polonais, qui, dans ce temps-là, faisaient toutes les misères possibles aux paysans de leur pays. Aujourd’hui, à ce qu’il me semble, les Polonais ont repris faveur. Le défaut de mon œuvre, c’est qu’elle manque de diversité. Autant de Cosaques que les Polonais peuvent attraper, autant ils en empalent. Autant de Polonais pris par les Cosaques, autant d’écorchés vifs. Cela est un peu monotone. Je voudrais varier, mais la vérité historique me retient. Cela se publie dans le Journal des Savans dont je suis un des rédacteurs, quoique indigne, et à mon retour à Paris je vous demande la permission de vous envoyer cette affaire.

Celles du Mexique me tourmentent beaucoup, j’espère qu’on ne les compliquera pas en les mêlant de celles de Pologne. Bien que les Polonais soient bons catholiques, je ne puis oublier qu’ils ont donné deux fois de la mort aux rats au marquis Wielopolski, et qu’ils ont voulu trois fois l’assassiner, parce qu’il tâche de rendre la Pologne heureuse avec le gouvernement de l’empereur Alexandre. De plus, je me souviens qu’en 1848 j’ai entendu parler polonais sur toutes les barricades.

Quel drôle de temps que le nôtre, et comme il serait amusant d’en lire l’histoire dans deux ou trois siècles ! Tout est possible, disait M. de Talleyrand. Voici l’Autriche devenue libérale et les Prussiens marchant grand train à un petit 93. Mon ami, M. Odo Russell, a pris au sérieux une plaisanterie du pape, et lord Russell, son oncle, en a fait une grosse affaire. Que devient celle de la reine de Naples, et qui acceptera la succession ou plutôt la banqueroute du roi Othon ? J’ai eu l’honneur d’être le cicérone de son horreur de père, il y a deux mois. C’est un homme de beaucoup d’esprit, très vicieux et de très bonne humeur. J’ai fait des efforts inouïs en lui montrant les lions d’ici, pour le faire parler de deux personnes, que je n’ai jamais nommées, bien entendu, Lola Montes et le roi Othon. Il a très bien vu mon intention et a déjoué toutes mes attaques avec une tactique admirable. C’est pourquoi je n’ai pas eu l’ordre royal du Chien vert, sur lequel je comptais en menant le monarque à l’île Saint-Honorat. Je pense être à Paris dans quelques jours. Je viens de faire des bassesses pour que le chemin de fer, qui n’est pas encore ouvert, daigne me mener à la prochaine station. Je compte ne faire qu’un très court séjour à Paris, et revenir prendre mes amies anglaises à Pâques. Adieu, madame, mille remerciemens de votre aimable et bon souvenir.

Veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 mars et du 1er avril.
  2. Sorte d’ornement liturgique (en anglais a pron) que les évêques anglicans portent, avec la perruque, en officiant.