Une Correspondance inédite de Sainte-Beuve - Lettres à M. et Mme Juste Olivier/03

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Une Correspondance inédite de Sainte-Beuve - Lettres à M. et Mme Juste Olivier
Revue des Deux Mondes5e période, tome 18 (p. 276-313).
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UNE CORRESPONDANCE INÉDITE
DE
SAINTE-BEUVE
LETTRES Á M. ET Mme JUSTE OLIVIER

TROISIÈME PARTIE[1][2]


1839

Ce 6 janvier 1839.

« J’ai reçu avec bien du bonheur la chère lettre du jour de l’an : je me suis revu parmi vous ; ma journée d’ici en a été plus embellie qu’elle n’avait coutume, et dans l’air de fête que j’ai porté à quelques amis de Paris, vous entriez pour beaucoup. J’avais dès le matin le gracieux bonjour dans le cœur.

« Vous aurez reçu enfin des lettres de Mickiewicz, trop tardives je le crains. Je joins ici le seul mot que j’aie de lui depuis toutes nos lettres : sa douleur si vraie, si respectable et belle, le rendait incapable de toute autre pensée.

« Mme de Tascher est bien souffrante depuis quelques jours ; en général, tout le monde ici a quelque chose : Mme de Castries et son fils ont été atteints aussi. C’est inconcevable comme, cet hiver, on meurt aisément. Cela fait trembler ; et puis les chagrins,… tous mes amis d’ici en ont plus ou moins, et plutôt plus. Guttinguer en a eu un affreux par un gendre en fuite et déshonoré[3]. Si j’énumérais d’autres noms, je ne ferais que changer d’accidens. Buloz lui-même est au lit depuis quinze jours, pris dans tous les membres, et incapable de tout soin : on craint qu’il n’en ait pour des mois. En attendant, le gouvernail flotte un peu : c’est fâcheux en cette crise politique. Pour la littérature, nous y subvenons à qui mieux mieux.

« C’est en partie cette disette qui m’a fait donner avant-hier pour la Revue de Paris d’aujourd’hui quelques imitations en vers et sonnets de Lausanne, ces petites pièces d’Uhland, vues à travers Lèbre, les vers à la Société de Zofingue, les sonnets sur le lac et la bise, et celui à Madame[4]


Il est doux, vers le soir au printemps qui commence…


en un mot, tout un petit bouquet de Lausanne que vous pourrez respirer cette semaine dès qu’il y sera revenu. S’il y a parfum, ce sera votre pensée. En quelle année donc le major Davel a-t-il été exécuté ? Question à Olivier l’historien.

« Chez Marmier, l’autre jour, nous avons eu le petit punch. Les dames ont manqué ; décidément, dans sa mansarde, c’eût été trop compromettant. Nous nous en sommes passés. Nous avons dit des vers, petits, courts, vifs, comme le punch qu’à petits coups, nous buvions. Brizeux en a dit de jolis, pareils à des fleurettes franches et sauvages qu’une chèvre d’Arcadie irait mordre aux fentes des rochers. En qualité de Grec par le goût, il est, à un certain moment, entré dans une violente colère contre le Nord, et contre les sapins. Un Russe qui était là, M. de Tourgueneff, a répondu ; nous avons plaidé pour le Nord, et tout d’un coup Marmier allant à un rayon de sa bibliothèque y prit le livre des Deux Voix ; alors j’ai lu le Sapin à Brizeux, qui s’est déclaré désarmé : il a aimé surtout le sang rose[5].

« Voilà nos fêtes ; elles ressemblent aux vôtres, poésie, amitié, souvenir des absens.

« Bien des grâces à Mlle Sylvie, que je crois bien avoir embrassée l’autre fois ; amitiés à tous, à M. Ruchet, Urbain, Durand, Ducloux, etc. J’écris un mot à Lèbre.

« Adieu, cher Olivier, bon courage dans votre pénible et studieux hiver, et à vous, Madame et amie, bon courage aussi dans votre hiver mondain, auquel vous prendrez peut-être plus de goût que je ne voudrais vraiment. Je baise les enfans et remercie Mlle Lucie, à qui je souhaite tout bonheur sous ce toit du ciel.

« SAINTE-BEUVE. »


« Votre souvenir exprimé par vous-même m’a été bien doux, cher monsieur Lèbre ; j’y comptais, mais offert ainsi, il a un parfum pour moi qui n’appartient qu’aux fleurs de vos coteaux et à la pureté de vos cœurs ; tendre salut évangélique qui m’arrive à travers Clarens. Vous avez pris maintenant vos quartiers d’hiver : vous en avez de Gryon pour quelque temps, mais je suis sûr que le samedi soir le soleil vous tente encore avec les belles gelées, et que vous faites toujours le pèlerin. J’ai su vos luttes anti-hégéliennes, j’aurais bien voulu me retrouver dans cette même salle comme auditeur et spectateur :

Suave, mari magno

« Suivez-vous toujours votre pensée de grand ouvrage ? Heureux celui qui est fidèle jusqu’au bout à la haute pensée de sa jeunesse ! Gardez-moi toujours ce coin précieux de souvenir où je me reprends dans mes ennuis et mes dégoûts trop mérités ; j’apprécie du moins ce que vaut l’asile de telles amitiés et ce qu’elles nous laissent d’espoir à l’horizon ; c’est un passé qui promet l’avenir[6]. »


Ce 19 janvier 1839.

« Mes chers amis,

« J’ai reçu vos deux lettres si pleines de bonnes choses, j’ai hâte d’y répondre. Votre lettre, cher Olivier, est allée à Delécluze, qui profitera des indications que vous m’y donnez et qui se mettra directement en rapport avec M. Neef. La vôtre, Madame, a été relue plusieurs fois depuis hier ainsi que le mot qu’y a joint Olivier. Vous êtes donc à Lausanne dans des troubles ecclésiastiques et académiques comme nous dans des intrigues politiques. J’y assiste en observateur très éveillé. J’ai, l’autre jour, dîné avec des doctrinaires : Rémusat, Piscatory ; hier soir, j’ai rencontré Duvergier de Hauranne, qui sonna la charge et qui sonne déjà la victoire. Je vais chez M. Molé entre deux, et Mme de Tascher m’a fait l’autre hier dîner avec le girondin ultra-gouvernemental, son frère. Je puis vous assurer que si jamais je fais ce roman politique qui sera le pendant de Volupté, et dont l’objet, sinon le titre, sera Ambition, c’est en ce moment ou jamais que je le fais, que je le pense : j’approfondis tous les jours mon cardinal de Retz sans avoir besoin de le relire. Mais pour écrire ce livre, mes chers amis, oh ! qu’il me faudrait du repos ! du loisir ! un nid ! Car, à part ces distractions du Balcon, ma vie actuelle n’est pas tenable. Pardonnez-moi de vous en parler. Avant tout, j’ai Port-Royal à finir, mes embarras d’argent étant extrêmes et tels que je ne pouvais plus aller comme cela, j’ai dû prendre un parti. Je me suis arrangé avec Renduel pour me donner le droit de mettre dans la Revue douze morceaux, tirés de P.-R., douze portraits ; la Revue me les payera ; mon double travail de livre et de revue ne fera plus qu’un, et je vivrai dessus. A partir de mardi, je ne vais plus sortir qu’au soir, je refuserai tout et tiendrai bon dans ma forteresse jusqu’à terme. S’il ne me fallait absolument Paris pour des livres et tous les menus assortimens littéraires nécessaires au dernier apprêt et que j’avais négligés là-bas, j’irais chez quelque ami, dans un château vide, m’enterrer et finir l’œuvre : mais j’ai besoin, six fois par jour, de vérification à la bibliothèque, — ainsi à partir de mardi (je le répète devant vous comme un serment pour me garantir moi-même), je prends un parti moindre que celui de faire là-bas le cours, mais un parti analogue, et que je tâcherai de tenir également. Après quoi, œuvre faite, Port-Royal jeté au monde, je regarderai dans la vie et me remettrai à lutter au hasard avec le tous les jours.

« Je vous avoue que l’avenir commence à m’inquiéter ; car les désirs se font plus vastes en des cœurs vieillissans, quand ils n’ont pas été apaisés à temps, ni réglés jamais. Il me prend des regrets amers de voir, dans la misère de notre nation et de notre gouvernement, qu’il n’y a là aucune place pour des intelligences mûres et fermes qui s’y voudraient longuement employer[7]. Je me rejette alors au roman, à cette vie privée pour laquelle j’ai eu tant de penchant, mais que je commence à ne plus considérer en mes meilleurs jours que comme un pis-aller. J’essaie en idée toutes les perspectives, je change d’allée dix fois en une heure pour me demander : Est-ce que celle-là n’est pas le chemin ? Je me retrouve, après tout ce pirouettement sur moi-même, plus désorienté que jamais, plus perdu dans le carrefour de cette forêt dont Dante a parlé.

« Vous allez me rappeler à demi-voix : alle stelle ! mais non, avant tout, la terre où me poser, l’ombre où m’asseoir, la source et l’oubli s’il se peut : les étoiles, si elles sont durables et vraies, me luiront alors.

« Vous prendrez idée de tout ce que j’agite d’extrême en ma détresse quand je vous dirai que le mariage ! lui-même s’est présenté à mon esprit avec ses chances et n’a pas été tout d’abord anéanti et que je me suis demandé s’il n’y avait pas de ce côté un port, un gazon où l’on échoue.

« M. de Maistre, que je voyais l’autre jour ingénu, sensible, à soixante-seize ans, venant à Paris pour la première fois, étonné, doucement malin et souriant, m’offrait l’image d’une vie, ainsi passée sous des cieux bien divers et gardant sans mélange son grain attique parce qu’elle l’avait reçu en naissant. — Et je comprenais qu’avoir vécu ainsi serait un soir plus doux après une après-midi promeneuse, que toutes nos existences rongées, dévorées, amaigries, d’académie ou de chambre. — Et, tâchant d’oublier le bon Fortoul et de n’être point plagiaire, je me voyais à quart, d’heure de chez vous, aux pentes du lac, non loin de Mme Hare, et sachant, aux jours du plus grand émoi, entrer dans les récits de M. Frossard sur les impositionnaires, même y ajouter mon grain en narquois rustique du terroir. Car j’en serais, j’aurais quelques arbres à moi, un petit trône de verdure comme celui de derrière Mon repos, la vie privée enfin dans sa douceur sinon dans sa grandeur.

« Voilà les rêves que je refais à certaines minutes comme il y a quinze ans, oubliant ces années venues, l’âme ternie, l’ennui facile et la dérision de la vie.

Romæ Tibur amem ventosus, Tibure Romam.

(pour Olivier) oubliant que vous-mêmes n’êtes plus sûrement à ce nid où vous êtes nés, que le nid flotte, et que vous sortirez peut-être de votre lac pour notre mer aux prochaines crues.

« Vous m’avez quelquefois accusé, mes chers amis, de ne pas vous parler de moi et du fond ; je me suis assez échappé cette fois pour vous montrer que je ne rougis de rien avec vous, et que si je me tais souvent, c’est habitude plutôt prise envers moi-même.

« À vous de cœur.

« Sainte-Beuve.

« Amitiés à Lèbre, M. Vulliemin, Ducloux, Vinet, etc.

« Et toutes vos dames à commencer par Mlle Sylvie, qui me fait bien attendre…

« N. B. De Mickiewicz, si vous n’avez rien, il n’y faut plus compter. Sa femme ne guérit pas ; son illusion à lui est de ne vouloir pas croire à sa folie ; — il y perdra lui-même la raison. S’il n’a pas pris un parti, il n’y a aucune raison pour qu’il en prenne un dorénavant. Il est comme la pauvre Nina, il attend. »


Ce dimanche 10 février 1839.

« Mes chers amis,

« J’espère que ces maladies auront un peu cessé et que peut-être votre hiver est comme le nôtre, finissant. Il me tarderait de le savoir. Sans être malade, je suis aussi empêché que possible par la quantité d’occupations et de pensées qui font siège alentour. Notre situation ici est plus embrouillée que jamais, et il m’est impossible de n’y pas songer beaucoup. Je n’ai jamais été si désintéressé ni si complètement éteint sur la passion politique, mais je n’en vois qu’avec plus d’intérêt, de curiosité et de dégoût tout ce qui se passe, tout ce qui remonte : le fond du vase est en jeu. Je travaille à travers cela à Port-Royal, avec lenteur toutefois, bien que je tienne mon serment.

« La publication que médite M. Eynard pourrait avoir de l’intérêt : Madame de Genlis est usée ici, elle a tant publié ! M. de Montesquiou n’a jamais été usé, ni même connu autre part que dans un certain monde dont il était l’oracle. Mais, indépendamment des deux principaux personnages, il doit y avoir un trésor intéressant dans cette correspondance ; si, lorsqu’elle paraîtra, je suis ici, j’y aiderai de grand cœur par quelque article un peu développé.

« Il n’y a aucun moyen d’avoir le Joubert qui n’avait été tiré qu’à 150 exemplaires : il faut attendre, on prépare une seconde édition plus complète, qui paraîtra d’ici un an. Nous ne la manquerons pas. Je n’ai pu encore savoir avec précision la liste des publications de Saint-Simon et de Fourier, ce qui n’est pas peu de chose : il faut que je me fasse donner cela par quelqu’un de compétent. Encore ce qu’il y a de plus curieux en fait d’ouvrages primitifs de l’un et de l’autre ne se pourra procurer, je le crains. Leurs écoles ont reproduit les ouvrages plus dogmatiques et qui servaient leurs vues de prédication ; mais les ouvrages les plus propres à faire connaître les génies dans leur jet original, tels que la Théorie des quatre mouvemens de Fourier, et l’Introduction à la philosophie du XIXe siècle de Saint-Simon, sont devenus introuvables.

« Muston m’a fait remettre l’autre jour un petit volume de vers où, parmi force hiatus et des fautes de français assez nombreuses, je trouve un parfum franc. Ce petit quatrain m’a transporté :


LE PÈLERIN
Regardant une étoile au ciel épanouie
Un jeune homme marchait : son léger manteau bleu
Diminuait toujours. Ce manteau c’est la vie,
Le jeune homme c’est l’âme, et l’étoile c’est Dieu !

« Avec des petites pièces comme celle-là, comme les quatre vers d’Olivier en tête des poésies recueillies par des sentiers fleuris, etc., on ferait une charmante anthologie après le christianisme.

« J’aurais bien besoin, pour me faire une exacte idée de la victoire de M. Druey[8], des explications de M. Frossard : je suis un peu tenté de croire, comme M. Berryer, à la coalition des philosophes hégéliens ou voltairiens avec les radicaux chrétiens dans cette abolition de la confession d’Augsbourg : est-ce donc une bêtise que je dis là ? J’en ai parlé l’autre jour à la rencontre avec M. Rossi, mais c’était moi qui étais le mieux informé.

« Je vois souvent Mme de Tascher qui a passé assez bien cet hiver : je ris avec elle de tout cela, et de notre coalition ici et de toutes choses, et très innocemment ; car elle a la foi au fond, et le rire avec elle n’a rien d’amer. Elle s’informe toujours de Mme Olivier ; mais nous allons même jusqu’à rire de ma belle fiancée comme elle dit, que je lui montrai au haut du grand escalier, beau papillon d’argent aux grandes ailes bleues. — Les ailes ne sont-elles pas déjà un peu tombées ?


« Rappelez-moi au souvenir de tous : j’ai dîné une fois avec M. Verny, le pasteur protestant, ami de M. Vinet.

« Comment sont-ils ?

« Amitiés à M. Espérandieu, Ducloux, Vulliemin, Péclard, Durand, Scholl, etc., à Mme Régnier ; j’espère que Mlle Sylvie est mieux : j’offre mes hommages à Mme Ruchet. Je serre la main à M. Ruchet, à Lèbre, à M. Urbain si vous êtes à portée : j’embrasse les petits sur les quatre joues.

« J’embrasse même Mme Olivier et vous, cher ami.

« SAINTE-BEUVE.


« Par Mme Forel, que je salue bien respectueusement, je vous prie de me rappeler au souvenir de M. de Brenles : et puisque je suis dans les octogénaires, je n’oublierai pas Mme Murat.

« Et puis si le vieux M. Cassat a encore un souffle sur André Chénier, faites-lui rendre l’oracle. Qu’en sait-il ? Quel jugement en ferait-il ? nous en sommes à écouter les moindres échos. »


Le 6 mars 1839.

« Mes chers amis,

« Nos lettres se croiseront encore une fois, mais, malgré l’impatience que cela donne, je ne veux pas plus tarder, et celle de vous écrire l’emporte. Il paraît qu’il se passe de véritables révolutions dans le canton de Vaud, que la réaction anti-méthodiste est en pleine veine, qu’on attaque au Grand Conseil les tendances de l’enseignement religieux, et que les pétitions vont même contre un candidat méthodiste à la place de pasteur à Lausanne. Quoique je ne cesse pas d’être au milieu de vous, vous le voyez, tout cela m’est bien égal si les désirs d’Olivier et les vôtres, Madame et chère amie, n’en sont pas contrariés : mais il m’est impossible de croire que votre vie très anti-méthodiste de cet hiver, Madame, n’ait pas levé tous les obstacles. Quand donc toute cette incertitude sera-t-elle terminée ?

« Nous sommes plus que jamais ici dans le gâchis politique par le résultat des élections qui rend à peu près la même Chambre, empêchant le ministère de continuer et ne désignant pas nettement ses successeurs. Je n’en suis au reste qu’aux nouvelles d’hier, et peut-être le télégraphe qui achève d’apprendre les nominations a-t-il déjà tout changé.

« Je vis toujours très retiré, travaillant. Je vais avoir deux gros volumes et portraits imprimés dans un mois : Port-Royal retarde de plus en plus ; ces deux volumes m’absorbent par les détails d’épreuves et d’additions. A propos, quoique la Revue Suisse vive, je ne puis m’empêcher de faire ce portrait de Mme de Charrière et de le donner ici : est-ce bien mal ? Il sera dans la Revue du 15. J’en avais besoin pour compléter mon dernier volume de portraits ; je m’y suis donc mis et je l’achève en ce moment, à la veille de l’impression, selon mon usage. Apaisez Secretan[9] s’il est toujours directeur de ladite Revue Suisse, et s’il s’aperçoit que l’article passe ici. S’il gronde trop, faites ma rançon, promettez autre chose, et sur les lieux (si j’existe), je paierai.

« Je relis votre dernière lettre, chère Madame, elle est bien jolie, à l’endroit des bas bleus et du vaudeville de M. Porchat (lequel se trouve ainsi donner le doigt au panthéiste M. Druey), et de tout. Mais, vers la fin, il y a des reproches voilés, et je vous jure qu’en lisant et relisant, il m’est impossible d’y rien voir sinon que j’ai eu quelque gros tort dont je ne me suis pas aperçu. Expliquez-vous, je vous prie, dites quoi. Et entre nous, pas de ces nuages.

« Je suis bien stérile de nouvelles et d’idées, n’étant depuis des jours que dans l’œuvre de mes épreuves ; je hâte, voyez-vous, ces volumes qui me donneront de l’argent, nerf de tout et clé de l’avenir. Cet avenir, c’est le printemps dans deux mois, et je ne sais quoi, que je n’ose préciser encore. En attendant, je pousse à mes volumes, qui me laisseront, en paraissant, le moyen d’aller, si rien d’absolu ne me retient.

« Adieu, que j’aille ou que je tarde, aimez-moi toujours autant et, en distribuant des amitiés à M. Vulliemin, Duclos, gardez les meilleures pour le logis, pour Lèbre, pour M. Ruchet, M. Urbain, embrassez les petits, et Olivier, Madame, comme je vous embrasse tous. Comment est Mlle Sylvie ?

« SAINTE-BEUVE.

« Ci-joint un mot pour jeter à M. Châtelain à Rolle. »


Ce 15 mars 1839.

« Madame et chère amie,

« Je reçois votre lettre et j’y veux répondre aussitôt, sûr cette fois d’avoir exorcisé ce guignon des lettres croisées. Voici bien au net mes projets, mes désirs, mon idylle, à moins d’accidens. J’irai vous voir de très bonne heure, je partirais dans cinq ou six semaines, je suppose, ou deux mois. Après quelque temps de séjour (et non limité) j’irais près d’Avignon voir la sœur de Mme Buloz, chez laquelle ils seraient tous, et je m’en reviendrais à travers la France, par le midi ou par le milieu jusqu’à Pouvray, terre de Mme de Tascher (dans le Perche) où je passerais un mois. A Lausanne, je ne voudrais voir quasi personne, c’est-à-dire les amis seuls, et non le monde ; d’ailleurs je suis toujours hors d’état de causer plus d’une ou deux fois par jour. Je ne voudrais arriver vers vous qu’après la décision du sort d’Olivier : quand sera-ce fait ? Votre hospitalité entière serait tout acceptée, croyez-le, sinon pour deux ou trois petites raisons de santé vraiment : j’ai besoin de me coucher deux ou trois fois le jour, de dormir sitôt que l’envie m’en prend, etc. (je ne parle pas du reste). Pour tout cela, j’ai un peu besoin de chambre à l’hôtel ; je tiendrais bien à mon bon M. Backosor, à qui j’ai promis de revenir : ils me donneraient une jolie chambre à leur bel hôtel avec vue sur le lac ; l’argent, l’argent, j’en aurai un peu : qu’est-ce que cela fait ? Avec mon double logement, j’échapperai aux ennuyeux et j’irai choisir les amis. Je ne sais vos projets d’été, mais vous quitterez peut-être Lausanne ; j’aimerais assez y rester très peu et aller ou à Aigle, ou à Eysins, ou par les montagnes dès les neiges fondues (et elles doivent fondre de bonne heure cette année). Je règle tout cela à ma guise. Ne dites pas aux gens que je viens ; laissez la chose en l’air : ce sera toujours quelques jours de gagnés en arrivant.

« J’ai toujours dans mon cœur des désirs de séjour chaque année dans le canton de Vaud : cette fois, je serai libre et je pourrai voir clair à tout cela, surtout avec vos quatre-s-yeux.

« Votre exposé de la situation morale des chrétiens en tous lieux est à merveille, et d’une vue tout à fait haute et mâle : je sens le vrai de tout cela. Nous sommes ici dans le détail des personnes plus que jamais ; Thiers gagne la partie de plus en plus, il finira par fourber tout le monde : il n’y a de garantie qu’en son esprit ; en aura-t-il assez pour comprendre qu’il n’en faut pas avoir trop ?

« Une question encore par l’obligeante Mme Forel, votre amie, à M. de Brenles sur Mme de Charnière (qui a paru aujourd’hui), mais c’est pour la réimpression. Le nom de son mari, quel est-il au long : ce nom de Saint-Hyacinthe de Charrière qu’on lui donne, est-il à son mari ? qu’est-ce que la Saint-Hyacinthe ? est-ce comme le Clavel de Brenles ? Y faut-il le de, de Saint-Hyacinthe. Est-ce Saint ou Sainte ? toutes questions graves, comme vous voulez. Offrez pour toute cette sotte peine à Mme Forel mes excuses entourées de mes plus respectueux souvenirs ; ainsi que pour M. de Brenles (et réponse par la prochaine, s’il vous plaît).

« Quoi ? je ne verrai pas M. Lèbre à cause de ses vers à soie que j’avais fini par croire des êtres fabuleux ! mais il ne sera pas encore si tôt parti.

« Vous ne me dites pas assez de nouvelles d’Olivier et de ses cours : son Histoire du Canton a-t-elle continué de s’imprimer[10], ne fût-ce que lentement ? Il importe qu’il l’achève ; et il y compte, n’est-ce pas ?

« Vous n’irez pas à Genève sans offrir tous mes souvenirs à Mme Hare : vous ne soufflez plus mot du mariage Espérandieu : ne voyez-vous pas sa femme ? Pauvre Mme Clara, je la vois encore montant, avec ses grandes ailes bleues flottantes, Marteray[11], et moi derrière, tout poussif que j’étais alors, forcé de ralentir mon pas très lent pour ne pas devancer le sien et pour jouir à mon aise de cette démarche gracieusement languissante. Est-elle donc sérieusement malade ?

« Ampère est arrivé avant-hier de Rome : grand événement parmi les amis auxquels son entrain si spirituel et si affectueux manquait beaucoup.

« Adieu, chère Madame et amie, baisez pour moi Billon et Billou ; embrassez Olivier et dites à Lèbre toutes mes grâces.

« Bonjour et de tous mes respects et du cœur. »


Samedi.

« Il faut que ceci parte afin d’éviter de nouveau l’imbroglio des lettres croisées. — Qui, moi ? jeter des pierres dans votre lac ? attaquer qui ou quoi que ce soit du côté de Lausanne ? Mais comment m’avez-vous cru capable d’un tel méfait ? Je n’ai jeté quelques petits cailloux que du côté de Neuchâtel, ce qui est bien différent ; j’ai fait ma petite moue à Genève encore ; — mais à Lausanne ! Je suis vaudois et très vaudois ; je croyais faire plaisir à Lausanne même par ces petites pointes contre les antipathies d’à côté. Voilà comme on est injuste. Vous êtes bien sévère, Madame, pour mon français ; mais savez-vous que, sans m’en être douté, j’ai pour moi l’Académie : oui, ouvrez le gros dictionnaire de 1835, tome II, page 91, et mon que triomphe : il restera donc comme une Dent de Mordes sur Aigle. Vous voilà prise, chère prêcheuse. Allons, allons, la grammaire n’est pas notre fait à l’un ni à l’autre : aussi Mme Jacquet[12] a-t-elle plus raison : estre la colonelle ? Vous voilà à Genève, près de votre amie et dans toutes les émotions d’un printemps de cœur : j’espère qu’aucune bise ne viendra à la traverse. Pourquoi Mme Hare n’est-elle plus à Vevey ? Je l’aimerais mieux encore là ; c’est un cadre plus à part ; je suis du bout du lac décidément ; c’est vous qui m’en avez fait, et j’aurais peine à me réaccoutumer à Genève, à moins que Mme Hare n’y reste : ce qui sera fait aussi aisément dans ce cas-là que toutes les choses impossibles qui se retournent en un clin d’œil au gré du cœur. — Je voudrais bien, quand je serai là-bas, rester le moins possible à Lausanne même ; je ne voudrais pas plus dîner en ville que la première fois, ne pas voir plus de monde, que quelques visites d’amis, le matin et le soir chez vous. Enfin je suis décidé à esquiver encore une fois les invitations. Aussi je vous réitère ceci : quand Olivier sera-t-il nommé ? Quand sera-t-il un peu libre de ses cours ? Mes gros volumes de portraits s’achèvent dans une dizaine de jours : mais Buloz devient insatiable d’articles, et m’en demande presque pour chaque numéro. Ce qui accommoderait bien mes finances, si je ne les perdais tout aussitôt par des achats de livres et par un tas de sottes complaisances (souscriptions, etc.) avec lesquelles on vous arrache ici vos écus. Aussi je partirais bien volontiers (pour les mille raisons, sans parler de l’unique) dès que je saurais Olivier près d’être installé : car je ne puis douter qu’il le soit.

« Mme de Tascher, que j’ai vue hier, vous dit mille choses : elle ne va pas plus mal et sa gaîté est toujours charmante ; ce sont des quarts d’heure de bonheur que ceux où je la vois : n’en soyez pas jalouse, car vous y êtes souvent, et elle désire pour moi les mêmes choses sérieuses que vous.

« Adieu, chère Madame et amie, j’embrasse Olivier sans savoir si vous êtes à portée, je baise plus certainement la main à Mme Hare, et offre mes complimens à son mari, et, là-bas, à Lèbre. J’embrasse le lac en un mot. »


Ce vendredi.

« Avez-vous le printemps là-bas, chère Madame et amie, ou n’est-ce qu’un leurre pour rendre plus piquante la bise ? Ici nous liions un assez doux mois ; je m’inquiète un peu de ces variations d’air pour ma poitrine, qui n’est pas devenue des plus vaillantes et il me faut là-bas un vrai printemps. Tous les détails que vous me donnez sont bien excellens ; je ne suis pas si effrayé que vous de la ruche de Mme Backoser et de la quantité de frelons que ne tue pas cette fumée. Il n’y aura plus de feu alors, partant plus de fumée (quoique je sache bien des fumées sans fou) ; j’échapperais aux Français et aux Genevois en fermant ma porte et mettant une clef en dedans : on se sauve souvent plus à l’aide du grand nombre. Enfin nous verrons ; mais j’ai presque avec Mme Backoser, les sommeliers et sommelières, des engagemens de cœur auxquels il me coûterait de manquer pour d’autres Backoser.

« Vous m’effrayez avec ces ajournemens perpétuels que vous me dites pour le sort futur d’Olivier : est-ce donc chez vous plus lent encore que chez nous, où, depuis trois semaines, depuis la chute du ministère Molé, à l’aide de trois conférences par jour, on n’a pu encore organiser le moindre ministère ? Cela devient ici la plus amère plaisanterie contre le gouvernement représentatif ; et je crois que si ça continue et si l’on trouve sous sa main un bon despote, on le prendra : pitié, pitié que les théories ! Le fait est que dans notre singulier bateau à vapeur, du moment que les accidens extérieurs ont cessé et que tout a paru dans l’ordre, tout d’un coup la machine n’a plus fonctionné, sans qu’on puisse absolument savoir à quoi cela tient.

« En attendant, je fais des articles à la Revue et j’achève de réimprimer les anciens en volume. Je viens de dire enfin mon mot (ô douleur) sur Lamartine à propos de ses Recueillemens, qui sont des débordemens[13]. J’ai accepté la coupe et le glaive, j’ai bu l’une et j’ai frappé avec l’autre : il le fallait tôt ou tard, à moins d’abdiquer. Cela pourtant n’a pas été sans des amertumes intérieures sur la nécessité de la condition et la dureté du métier : Paupertas impulit audax (demandez à Olivier).

« Marmier est revenu ici passer les vacances de Pâques ; il vient de Rennes où il a commencé son cours de littérature et donné douze leçons. Les dames en ont raffolé, elles ont fait invasion dans la salle, au grand scandale de l’Université ; Cousin a tonné là contre dans le Conseil. On a fait à Rennes une complainte sur certaine dame trop assidue, et depuis le départ de Marmier, on chante cela à la beauté sous son balcon. Vous voyez que l’espèce est partout la même et qu’assez peu importe l’individu. Thésée ou Bacchus ! Ariane toujours. — Marmier d’ailleurs paraît décidé, avec raison selon moi, à en rester là, à ne pas retourner après ce premier et vif succès : il y trouverait en effet des ennuis, ne fût-ce que de la part de notre très pédante et morale Université. Il est toujours très gentil et aimable poète : vous lirez son livre sur la Littérature du Nord.

« Didier se marie, dites-le à Mlle Frossard ; je vous envoie ci-joint les lignes de faire part. La demoiselle qu’il épouse et qui est un peu femme libre, est. jolie, dit-on, amie de Mme Sand, Belge, assez bien posée dans le monde et ayant quelque fortune et encore plus d’espérances.

« Amitiés à tous, chère Madame ; si vous n’êtes pas encore à Genève, portez-y mes hommages à Mme Hare. Embrassez les Billou, Billon, le cher Olivier ; et un tendre bonjour à Lèbre. J’abrège les litanies d’amis à cause de la vue prochaine.

« Adieu et mille hommages de cœur.

« SAINTE-BEUVE. »


Lundi.

« Oui, je suis bien coupable et je me le suis dit tous les jours, mais j’ai été ballotté dans une telle incertitude et repris par une occupation si à jour fixe, que j’étais forcé de remettre. Buloz, me voyant toujours ici, m’a fait demander un article pour sa prochaine, à cause de la pesanteur philosophique et de la longueur des Cordes de la lyre ; on avait besoin de menu, il m’a fallu écrire au plus vite le portrait du bon M. Xavier de Maistre, et ce n’est que d’hier que j’en suis quitte. De plus un coup de vent a soufflé dans les projets de voyage : je souffre toujours de la poitrine, j’en étouffe et ne suis pas notablement mieux que quand vous m’avez connu ; la gorge n’est presque rien, mais c’est plus bas : j’en suis, comme toujours, à compter une conversation de plus ou de moins, bref on m’a poussé au Midi avant la Suisse. Ce qui m’effrayerait à Lausanne en ce moment c’est moins le reste de bise (que nous avons aussi) que la nécessité d’être à tous et d’accepter quelques invitations : ici, en les refusant à peu près toutes et en vivant en loup-garou, je trouve moyen d’être essoufflé encore et d’avoir les plus pénibles lassitudes de nuit à la poitrine. Aussi voici ce que je fais : je ne puis plus attendre ici sans m’irriter horriblement ; si j’arrive à Lausanne dans huit jours, je suis au bout de trois jours sur les dents, ne pouvant échapper ni fuir comme si tout était décidé pour vous et les vacances commencées. Je fais donc un détour pour humer du soleil et accumuler du silence. Je pars vendredi pour Marseille, je m’embarque droit pour Naples, où je reste quinze jours au plus ; je reviens par mer à Rome, où je reste huit jours ; et je reprends la mer pour tendre droit à Lausanne par le plus court, soit par Gênes. Turin et le Mont-Cenis, soit Livourne, Milan et le Simplon. Je compte être à Naples une douzaine de jours après mon départ d’ici ; je n’ai à faire route en voiture que jusqu’à Chalon-sur-Saône : là on prend le bateau à vapeur qui, par la Saône et le Rhône vous mène jusqu’à cet autre bateau de Marseille. Je ne resterai à Naples et à Rome que le temps strict que je vous dis, et, ces deux villes entrevues, l’été régnant, je vous arrive de par les monts en juin : le voyage de Buloz près d’Avignon ne se fera très probablement pas à cause de ces changemens de ministère. Il y a, dans cette nouvelle distribution de mon été, une si grande contrariété à ne vous voir que plus tard, qu’il faut l’utilité bien sentie du soleil, de la solitude et le sentiment surtout qu’il est temps d’en finir avec ce mal opiniâtre, pour que je me décide à un retard qu’il y a quelques jours encore je ne prévoyais pas. Je le prévoyais si peu que traduisant à mon guide un sonnet de Rowles, je m’amusais à me supposer à Lausanne, vous étant ici à ma place, et au lieu du Sombre bois dont parle l’Anglais, je mettais Rovéréa et disais, chère Madame :


Étrange est la musique aux derniers soirs d’automne
Quand vers Rovéréa, solitaire, j’entends
Craquer l’orme noueux et mugir les autans
Dans le feuillage mort qui roule et tourbillonne.

Mais qu’est-ce, si surtout sous la même couronne
De ces bois alors verts, et sur ces mêmes bancs,
On eut, soir et matin, la douceur des printemps
Auprès d’un cœur ami de qui l’absence étonne ?

Reviens donc, ô printemps ! renais, feuillage aimé !
Mois des zéphyrs, accours ! chante, chanson de mai !
Mais triste elle sera, mais presque désolée,

Si ne revient aussi, charme de la saison,
Printemps de ton printemps, rayon de ton rayon,
Celle qui de ces bois bien loin s’en est allée[14] !


« Pour vous expliquer plus encore le choix extrême de Naples, je vous dirai que j’y ai un ami banquier qui m’aplanira avec le plus grand plaisir toutes les petites difficultés d’un frais débarqué, et me renseignera surtout sans m’obliger à plus que je ne voudrai. Pardon, chers amis, de tous ces détails qui me touchent, mais que je vous devais par cette raison même. Mon ami Marinier part dans trois semaines pour un nouveau voyage du Nord, pour les îles Féroë et la Laponie encore. Que ces incertitudes de l’Académie sont pitoyables et quelles pétaudières vraiment sont les démocraties ! on ne sait à qui s’en prendre. J’ai appris avec grand plaisir la nouvelle du mémoire de M. Vinet sur l’Eglise et l’Etat[15] par le Semeur ; mais n’est-ce pas le compte de M. Druey, qui ne voulait pas autre chose ? J’ai passé une soirée chez M. Hollard, il y a eu un mois, avec M. Verny, M. Lutheroth, Mme de Pressensé.

« Me voilà d’aujourd’hui dans les préparatifs les plus hâtés : je recevrai votre prochaine à Naples, poste restante, si vous voulez bien ; j’y répondrai aussitôt, et, lorsque je le ferai, je serai presque déjà en train de revenir vers vous.

« Je n’embrasse pas Lèbre que je rencontrerai peut-être sur le bateau : ce serait une grande joie. J’embrasse Olivier, sérieux et noble dans son attente du sort, mais quelle petitesse encore une fois à tous ces gens ! Je baise les deux petits ; quant au reste des amis, je n’en nommerai aucun de peur d’en glisser un par mégarde qui soit pour quelqu’un des moyens termes et pour les faux-fuyans académiques.

« Adieu, chère Madame et amie, je compte sur bien des affectueuses indulgences, et vous donne à tous mes respects du cœur. »


Ce 21 mai 1839. Naples.

« Je reçois, Madame et chère amie, votre bonne lettre au retour d’une petite expédition à Sorrente, Capri, Ischia, qui m’a pris trois jours ; je suis étonné moi-même de citer ces noms d’original et pour les avoir vérifiés sur les lieux : j’y crois à peine, et pourtant j’en jouis. Le soleil de Naples est un idéal qui disparaît un peu de près ; tout le monde ici se plaint du changement de saison, c’est comme à Paris, à peine plus de pesanteur ; et j’attends encore le ciel bleu de nos rêves. Mais l’horizon est grand, les paysages sont agrestes et riches, la mer y joint des beautés divines : je ne suis donc pas désappointé. En demeurant, on trouverait d’autres beautés moins indiquées, et ce sont les plus douces, comme mon séjour en Suisse me l’a déjà appris. Je ne suis plus ici que pour peu de jours : je vais aller à Rome ; avant d’oser attaquer cette grande cité dans Port-Royal, il m’est bon de la connaître, j’espère en revenir plus respectueux, au moins plus indulgent comme pour quelque chose qu’on a aimé[16]. Au milieu des cérémonies et des superstitions de Naples, j’ai bien souvent songé à Lausanne. J’ai mieux compris les églises dépouillées de la Réforme devant les autels d’argent de Saint-Janvier. On y voit sur un devant d’autel les Sirènes qui sourient et dansent parce qu’on leur apporte le sang de saint Janvier martyr, et elles ont bien raison de sourire et de danser, car ce sang ne les gênera pas du tout. Je suis hier monté au Vésuve : auprès des excursions suisses, ce n’est rien du tout ; mais, au retour, j’ai bien joui de la vue du golfe et de nommer dans mon cœur toutes les côtes déjà par moi parcourues. Je vous parle de moi, chers amis, et ne vous ai pas encore dit ma joie de savoir votre position fixée enfin dans la patrie de votre amour et de vos amis, car j’en suis de cette patrie aussi. Vous voyez ce qu’est la France. Une poignée de fous et d’atroces qui viennent toujours à propos pour donner raison aux hypocrites, aux peureux et aux politiques. Les cœurs libres, fiers et purs n’ont rien à y faire : heureux ceux qui ont leur Léman !

« Oh ! je suis si las : ne pourrais-je m’y reposer ? Je dis cela tout le long des chemins, à chaque vallée heureuse.

« Votre loyauté délicate, chère Madame, s’est trompée (comme elle fait quelquefois) sur le sens bien innocent d’une phrase sur mon ami le banquier : puis-je donc me plaindre d’un soin qui n’accuse que l’amitié même ? Non, je ne crains pas les chères obligations de là-bas. Qui sait ? je vous reviendrai peut-être si désarmé et si déplumé au retour d’Italie que je logerai sans trop de façon chez mes chers amis les Professeurs. Vous seriez bien étonnée, n’est-ce pas ?

« Les excès de fatigue m’ont un peu rendu l’irritation de poitrine qui avait cessé, je vais tâcher de la faire de nouveau disparaître. Une grande irritation de caractère s’y était mêlée dans ces derniers temps : elle n’échappait pas à mes amis de Paris, pas même à moi. J’ai cru nécessaire ce voyage solitaire pour mieux réfléchir sur moi-même et mieux réfléchir en moi l’horizon attristé au moment du passage de la jeunesse à l’âge qui la suit. Rome et Naples ne sont là que des bordures : le vrai paysage est celui des années arides et dépouillées qui s’avancent et que j’ai vu surgir !

« Amitiés à nos amis, Ducloux, Esperandieu, Vinet, Vulliemin, Durand, Lèbre. Celui-ci est-il revenu ? Le long de mon chemin dans le midi de la France, je n’ai cessé de voir ses mûriers. J’embrasse les chers petits. Je salue respectueusement Mlle Sylvie, amitiés à M. Ruchet, à M. Urbain, à toute la famille. J’embrasse de cœur Olivier. Je pourrai recevoir encore une lettre de vous, après quoi ce sera moi. Adieu. »


Marseille, le 22 juin matin.

« Mes chers amis,

« Me voici revenu d’Italie hier soir. J’ai quitté. Rome dans la nuit du 18, après y avoir excédé de bien peu le temps que j’avais marqué. Je vous reviens bien fatigué, mais d’un autre genre de fatigue que celui dont je souffrais auparavant ; la poitrine m’a l’air d’être très bien autant que je la puis distinguer dans la fatigue générale. J’ai assez bien vu Rome et dans le sens où je la voulais voir : je comprends ce que c’est maintenant. On y devient aisément dévot, chacun à son saint, l’un à l’Apollon du Belvédère et au grec, l’autre à Raphaël, l’autre aux chapelets ; j’ai vu des dévots de toutes les sortes et qui chacun ne voyaient que leur objet. Rome et son séjour prolongé sont le plus grand prétexte à la paresse de l’âme et à un parti pris : on y penche tout d’un côté et rien ne vous y contrarie dans ce grand silence. Au fond, tout cela est mort ; Rome n’est qu’une grande ville de province, traversée d’étrangers. Ce qui y vit ou qui achève d’y mourir (et achèvera longtemps) a le petit pouls d’un vieillard : ce qu’était le ministère Fleury en France. C’est mon impression ; gardez-la pour vous, mes chers amis ; n’en dites surtout rien à Mickiewicz, si, comme on me l’a assuré à Rome, il est enfin parmi vous ; dans ce cas, faites-lui des amitiés de tout le petit couvent de Rome, de Jérôme Kaiziwicz, du comte César Plater, et d’un Russe même qui m’a prié de lui serrer fortement la main, M. Nicolas de Gogol. Je n’ai eu aucune nouvelle de France ni de personne depuis cinq semaines ; je vais en attendre à Lyon de ma mère. Trois jours ici, autant à Lyon je suppose, et le temps des trajets ; je vous arriverai donc un de ces matins du mois finissant. Me voudrez-vous bien loger, chère Madame et amie, à condition de ne pas vous déranger ? de ne pas déranger le travail d’Olivier ni de M. Lèbre ? Si la disposition de la maison est la même, la petite chambre bleue, celle d’où vous me montriez du canapé la Dent de Mordes, ferait bien mon affaire. Je vous reviens plus épris du Léman que jamais ; je suis bien content d’avoir vu l’Italie, Naples et son beau ciel, pour savoir que le beau ciel est le même quasi partout, que le rayon est le rayon, et le Léman un de ces beaux miroirs que nulle comparaison ne ternit. Il faut que j’y vive, que j’y passe régulièrement cinq mois d’été, à l’étude libre, à la pensée, à la poésie, à la solitude, à la tristesse, à l’amitié ; je reviendrai passer l’hiver de sept mois à Paris et y faire le condottiere, le pirate critique infatigable et autant que se pourra équitable. Mais j’aurai mes étés, et les aurai près de vous.

« Nous verrons à arranger tout cela[17]. Aucun adieu donc, mais mille bonjours et à tous nos amis, dont je n’énumère plus les noms, puisque je les vois déjà et les salue de la main. Des baisers aux petits.

« A bientôt et toujours. »


Ce mardi (milieu d’août).

« Votre charmante lettre m’est arrivée hier ; je n’étais que depuis un jour à Paris. En effet, parti le mardi à une heure du matin, je suis arrivé à Besançon le soir et n’ai pu trouver une place de coupé que pour le surlendemain. J’ai dû passer là tout un jour et je l’ai employé à visiter mon ami M. Weill, le bibliothécaire, l’ami de Nodier, le tome premier de Nodier déposé là dès l’enfance, moins doré à la tranche, mais moins tacheté au dedans : charmant et bonhomme, très savant. J’étais installé dans son cabinet à le questionner sur Nodier, quand arrive M. de Gingins ; je me sauve, non sans le voir ; mais que dites-vous, Olivier, de l’âge de M. de Gingins ? Il n’a au plus que trente-huit ans. Il venait lire des manuscrits bourguignons à Dijon. J’ai encore dû passer presque un jour : je suis donc arrivé à Paris dans la nuit du samedi au dimanche. Dès sept heures du matin, j’arrivais chez ma mère en toilette : j’ai été un peu frappé de sa pâleur et de son air plus défait avant sa toilette à elle. Sa chute l’avait affaiblie ; elle va bien maintenant, mais j’ai senti avec tristesse qu’elle était moins verte qu’à mon départ. J’ai repris à l’instant mes habitudes de travail et rouvert mes brouillons de Port-Royal, sur lesquels en ce moment même je vous écris. J’ai peu vu de monde encore. Pourtant Buloz tout d’abord. Je l’ai trouvé très fatigué de santé, très découragé au fond, et ayant quelque raison de l’être. On le fait menacer tous les matins de destitution ; on veut l’effrayer pour éteindre son opposition ; il va avoir une audience du maréchal Soult avant de partir pour chercher sa femme. La littérature est dans la même crise que la librairie ; il y a eu toutes sortes de faillites ; tous les libraires avisés (Gosselin, Renduel) se retirent et ne font plus d’affaires. Enfin c’est une triste perspective, Buloz me l’a déroulée et je la crois peu exagérée. Après tout, les individus s’en pourront toujours tirer par exception, et il nous faut tâcher d’être de ceux-là. Je ferai en sorte qu’il ait lu le Davel avant son départ, quoique cela ne doive servir qu’à ouvrir les voies à la seconde partie qu’il ne pourra lire qu’à son retour ; il part samedi. De mes amis d’ici, je n’ai encore rien à vous raconter, mes chers amis, car je n’en ai vu presque aucun, excepté la belle Mme Gaillard que la maternité a tout à fait couronnée. Mlle Geli, la beauté de la (illisible) a eu ici grand succès quand elle y est venue avec son père : elle se marie chez vous avec un avocat nommé Jacquard. Savez-vous cela ? J’ai mis en ordre les vers et Bonnaire les insérera dans sa Revue de Paris de dimanche. Ainsi, chère Madame, vous n’aurez pas à en entendre parler aux demoiselles Herminie, ni au club Forel, puisque vous ne serez pas à Lausanne. Ici la pièce de L… me fera plus d’obligations que là-bas et pour d’autres causes ; ils ne trouvent plus la dame assez jolie. Et hier, j’entendais décider en pleine Revue qu’elle était décidément trop maigre. C’est ainsi qu’une montagne ou une rivière, ou seulement le pont de Saint-Maurice, renverse toute une moralité. Bien aimable êtes-vous, chère Madame, de penser à ces mœurs valaisannes, notez-moi tout cela ; notez pour vous aussi les indices de romans à faire, nous passerons un bon bout de notre vie à dévider (en Transjurane), entre Mont-Blanc et Dole, ces sujets vaudois, y compris Fabrice, qui s’achèvera, je le jure, par Davel : ce sera joli de travailler ainsi à qui mieux mieux tous les trois, dépeçant chacun et historiant notre canton de Vaud. Travaillez donc, et aimez-moi toujours ; j’embrasse Olivier, son père, sa mère, M. Urbain, j’offre mes hommages reconnaissans à Mme Urbain et à Mlle… Quant à Doudou, c’est un petit railleur que je renvoie par-devant Aloys le grave, non sans les baiser tous les deux. Mille bonjours pour aujourd’hui et tendresses à tous.

« SAINTE-BEUVE.

« S’il vient des lettres, inutile de vous prier de me les renvoyer ici, lorsque vous passerez à Lausanne ; de même pour la brochure de Monnard que vous pourriez mettre sous bande, ou bien attendre une occasion. On s’est présenté chez M. Risler pour remettre les 100 francs dus à M. Ducloux. M. Risler était à la campagne et pour quelque temps encore ; il y a donc eu retard jusqu’à son retour. Voudrez-vous le dire à M. Ducloux. Bonjour. »


20 août.

« Mes chers amis,

« Voici que nos lettres vont encore se croiser et j’en enrage Je n’avais pas répondu tout aussitôt à la lettre d’Olivier, et de jour en jour j’attendais un mot de vous, Madame, pour riposter et voilà que le mot tarde, et que le mien va vous chercher sans trop savoir si c’est à Eysins encore, à Aigle déjà, ou dans l’entre-deux qu’il vous faut saisir. J’ai reçu le manuscrit d’Olivier à merveille ; Buloz partait le lendemain ; il n’a pu lire, mais il sera ici de retour le 10 du mois prochain : ainsi le retard sera de peu. Je ferai les petites corrections qu’Olivier m’indique : il m’en coûte pourtant d’ôter pour annuler le roi. Je me suis remis tout à fait au travail et c’est d’un grand attrait, le seul qui me soit donné loin de toutes les douceurs auxquelles vous m’aviez si bien accoutumé. C’est sur Port-Royal que je me suis jeté : il faut me hâter, car chacun ici se jette sur le XVIIe siècle ; on le dépèce en tous sens, c’est une exploitation à dégoûter ceux qui l’aiment avec culte et discrétion. Mais, à peine à Porl-Royal, il faut mener de front la Revue, donner un article pour le prochain numéro : le cerveau se tiraille, l’enfer recommence. Oh ! que je suis donc loin d’Eysins ! Mon cœur y revole pourtant.

« Ces vers n’ont pu paraître encore dans la Revue de Paris : ils font trente-six pages, c’est une difficulté de les faire entrer ; ils ne passeront, je pense, que dans huit jours. Je n’ai encore reçu que de très rares amis. Ampère est allé passer une quinzaine chez Tocqueville avec qui il est très lié et il a grand’raison ; ce sont des âmes pures, un coin enviable dans ce tableau du temps si sali. J’ai revu un soir Mme Valmore, j’ai retenu de son album ces vers :


L’HORLOGE ARRETEE

Horloge d’où s’élançait l’heure
Vibrante en passant dans l’or pur,
Comme l’oiseau qui chante ou pleure
Dans un arbre où son nid est sûr !
Ton haleine égale et sonore
Sous le froid cadran ne bat plus :
Tout s’éteint-il comme l’aurore
Des beaux jours qu’à ton front j’ai lus !


« Je vois Labitte souvent et nous tenons de grands discours littéraires, des projets d’articles ; il m’est d’une amitié bien secourable dans tout ce travail d’érudition quand il s’agit d’assaisonner là-bas des pages de Port-Royal.

« Vous savez, mes chers amis, à peu près tout de ma vie d’ici : des soirées sans emploi, que le beau temps et la promenade diminuent encore, mais qui deviennent de plus en plus tristes avec les ombres. Hier, en me promenant par les larges quais devant les grands horizons de Paris et ses lignes de monumens, je me figurais que je vous conduisais ; j’étais fier d’un Paris si vaste, je me croyais à Naples pour la clarté, je jouissais de songer que les Alpes mêmes ne vous empêcheraient pas de trouver cela beau ; je me figurais aussi M. Ducloux avec vous et son étonnement à lui qui s’imagine Paris comme un tas de pierres, sans air ni ciel. Enfin pardonnez-moi toute cette rêverie moins triste un moment, puisque c’est avec vous que je la parcourais, puisque c’est à vous que je la montrais. Retombé avec moi-même, je suis bien insipide et ne me figure plus rien. Ecrivez-moi donc, chère Madame et amie, et dites-moi où vous en êtes de votre roman et de vos rêves. Vous savez combien j’aime tout cela et comme j’y entre ; j’ai toujours vécu chez les autres, j’ai cherché toujours mon nid dans leurs âmes, et ce n’est pas maintenant que je changerai.

« Adieu ou à bientôt, c’est le même ; si vous êtes à Eysins, mes amitiés et mes respects à tous ; si vous êtes à Aigle, un redoublement d’hommages à Mlle Sylvie, et partout baisers à toutes les joues des petits.

« J’embrasse Olivier.

« SAINTE-BEUVE.

« J’ai reçu une lettre renvoyée de Lausanne sans autre adresse que Paris ; elle avait toute chance pour ne pas m’arriver. Il faudrait avoir la complaisance ou de recevoir les lettres qui m’arriveraient ou d’y faire mettre à la poste une adresse complète. Cette lettre qui a couru tout Paris était de M. Reuchlin[18]. Adieu. »


Le 1er septembre.

« Madame et chère amie,

« Je reçois votre seconde lettre avant d’avoir encore répondu à l’autre et l’harmonie est rétablie. Vous m’écrivez des choses fort bonnes et très capables d’adoucir les ennuis très recommencés d’ici. Il n’y a que ma santé qui soit à merveille : elle a épouvanté mes amis à force de couleur et de fleuri, surtout de bravoure. J’ai donc repris le travail, Port-Royal court assez. J’ai en même temps entamé la guerre depuis longtemps méditée envers et contre tous, par un article dans la Revue des Deux Mondes d’aujourd’hui sur la Littérature industrielle. J’y frappe à droite et à gauche et le plus de la pointe que je puis. Buloz n’est pas encore revenu ; il ne sera ici que dans huit jours. Moi-même je profite de l’intervalle des deux Revues, pour payer le devoir que vous savez à Mme de Tascher ; je pars ce soir pour être revenu dimanche ou lundi prochain : c’est assez loin, il faut passer une nuit en voiture, mais elle m’a témoigné tant de plaisir à me voir que je dois retrancher au cloître et à la guerre ces huit jours encore. Après quoi, je ne sors plus du casque ni du froc. Travaillez bien vous-même ; votre idée d’un recueil religieux poétique est très bonne[19], il va paraître ici un recueil un peu analogue fait en commun par Mme et M. Lenormant (nièce et neveu de Mme Récamier) ; mais il y aura bien assez de différence pour que cela ne vous serve que d’une indication de plus : je vous le ferai tenir dès qu’il aura paru. Ils s’arrêtent à Voltaire et ne citent rien au-delà, mais ils remontent aussi dans le XIVe siècle ; enfin vous verrez… Ce que vous voyez pour les voyageurs en Suisse est partout ; le flot montant monde et ravage ; la démocratie, le vulgaire, le tout le monde sera dans tout. Il n’y aura plus qu’à se cacher dans quelque pli de terrain, si l’on en trouve, à s’y tenir coi et surtout à ne pas se lever (comme ont fait ces guides maladroits de M. Emery, vous savez) avant que la troupe soit passée ; ainsi on échappe encore et on pourra rêver seul ou à deux dans son buisson. Mais quel triste état général de société ! Surtout pour ceux qui ont rêvé le choix, le roman, le mystère. Cela nous consolera de vieillir et de mourir, je le vois bien.

« Si Olivier a visité son Mont-Rose, qu’il m’en parle un peu, je ferai tout cela un jour : oui, je serai intrépide en avançant ; il ne me faut que du temps et un peu de réflexion pour oser. Nous visiterons nos monts aux endroits vierges, et, revenu ici, j’en parlerai le moins possible pour qu’on n’aille pas dénicher nos nids. On dit que Lamartine est en train d’achever une tragédie pour Mlle Rachel[20] Hugo fait son drame aussi. De Vigny revient d’Angleterre où il va souvent ; il a hérité de son beau-père, une fortune dans l’Inde : être riche, cela lui sied et réjouit ses amis. Sa poésie d’ivoire y gagnera. Un peu d’or au pied de l’albâtre.

« Je vous écris peu, à cause des préparatifs et de la malle entre-bâillée qui m’attend. Nous causerons de vous avec Mme de Tascher. J’aurai plus de loisir là de rêver à vous ; j’y pense toujours ; mais rêver demande plus de place, et les bois de Pouvray sont infinis.

« J’embrasse Olivier, les chers enfans, j’offre mes hommages très tendres à Mlle Sylvie, mes respects à Mme Ruchet, mes amitiés à votre père.

« Adieu, c’est-à-dire bonjour et toujours

« SAINTE-BEUVE.

« J’ai payé Risler pour M. Ducloux. »


Ce dimanche 15 septembre.

« Chère Madame et amie,

« Votre lettre m’arrive le lendemain de mon retour même, mais elle m’a pris dans l’avant-veille d’une Revue, et il m’a fallu attendre les relevailles, qui ne sont que de ce matin. J’ai passé aussi mes huit, jours en plein repos, sinon aussi cotonneux que celui d’Aigle, du moins très doux, très silencieux, très champêtre, à perte de vue de bois et de haies. Une vieille bibliothèque que je dépouillais (style de bibliographe) occupait le premier matin ; puis le déjeuner à 9 heures et demie ; puis un peu de lecture et de notes encore ; et des courses ensuite, longues et solitaires, pour mériter le diner de 5 heures. Vers 4 heures et demie, j’entrais au salon causer avec Mme de Tascher, assez bien portante, quoique avec sa toux par quinte, mais l’ensemble de sa santé est mieux, ce me semble ; après le dîner, promenade en commun, musique quelquefois de Mlle Marie, et vers 8 heures et demie, bâillement universel dû à nos fatigues, et l’on se couchait. Voilà le train des huit jours, sauf quelques sorties en char à bancs avec M. de Tascher, très aimable et soigneux hôte, qui a voulu me montrer quelques points des environs.

« Nous avons causé de vous, et j’y ai surtout pensé. Pas de vers pourtant, Lausanne avait tout pris, et ma verve n’était plus qu’aux annotations sur les vieux livres. Comme grande diversion, nous avons eu la visite du médecin de campagne, homme instruit et d’esprit, la visite et le prône à la messe du curé, le plus amusant et le plus simplet des gens de la robe : le dimanche que j’ai passé à Pouvray était juste celui de la fête du village, dédiée à la Vierge. La messe a duré trois grandes heures ; le curé s’est mis en frais d’éloquence sur la Vierge. J’ai soutenu à Mme de Tascher que, s’il avait débité cela à Paris il y a quelque trente ans, on l’aurait nommé membre de l’Académie française. Nous avons bien ri (après la messe s’entend) ; M. de Tascher rendait le pain bénit ce jour-là, et Mlle Marie a quêté : sa quête a été de 16 francs, ce qui, de temps immémorial ne s’était vu à Pouvray, aussi le curé en était d’une joie naïve qu’il motivait. Voilà où en sont nos cures de village ; Madame la ministre de Crassier a quelque chose de plus idéal, et mon cousin Berthollet[21] me semble un peu plus éloquent. Mais le bonhomme de Pouvray est pieux, et je serais fâché qu’il fût autre. Je suis revenu de Pouvray enchanté, reconnaissant de la chère hospitalité (seulement comparable à une autre que vous savez). En arrivant j’ai trouvé les affaires, le combat. Mon article contre la Littérature industrielle a fait son coup ; on a crié, on m’a répondu des injures, au moins quelques-unes, mais j’ai atteint pour le moment mon but, et nous allons continuer de ramer dans cette bonne galère de la Revue. Nous sommes occupés d’y rallier pour le quart d’heure les doctrinaires, M. Guizot, de Rémusat, etc., l’ancien Globe, de faire en un mot une vraie coalition de bon sens et de bon goût, et non de passion : y réussirons-nous ?

« Zurich occupe beaucoup ici : ce bête de Semeur, avec sa béate admiration pour la première émeute contre Strauss, reste la bouche ouverte. Mais au moins, chez vous, le torrent débordé rentre assez vite dans son lit et ne fait pas trop de limon. C’est la Grande-Eau près d’Aigle, on ne laisse pas d’y vivre très bien.

« Buloz revenu pour huit jours repart aujourd’hui chercher sa femme, qu’il avait ramenée d’Avignon dans le Berry ; il revient dans huit autres jours, il a le Major (Davel) sans l’avoir encore lu ; dans quinze jours, j’espère vous écrire le oui d’insertion. Qu’Olivier écrive donc pour nous, pour la Revue, sa course au Mont Rose : on aime fort ces récits chez nous ; cher Olivier, faites donc cela. Je n’ai pas oublié ces vers à moi que vous désirez ravoir ; je vous les copierais aujourd’hui, mais je suis un peu pressé : vous les aurez bientôt

« Il faut me dire sur ces vers ce que vous pensez et ne pas attendre de se voir pour cela, mais me l’écrire la prochaine fois pour ne pas l’oublier et que j’en profite. Nous en aurons bientôt de Brizeux, j’espère.

« Je suis toujours dans Port-Royal', mais avec bien des, fenêtres à mon pauvre cloître : c’est égal, j’y suis.

« Aimez-moi toujours, pensez toujours à moi, chers amis, M. Lèbre ne viendra donc jamais à Paris ? Mille amitiés à lui, à tout Aigle, à M. et Mme Ruchet, à Mlle Sylvie, en relevant cela de tous les respects. A Eysins de même ; baisers aux petits, et, distribution de bonnes grâces à tous les amis qui vous parleront de moi. »


Le 1er octobre 1839.

« Chère Madame et amie,

« J’étais vraiment inquiet quand votre lettre est arrivée : j’apprends avec plaisir que vous êtes bien (sauf la fluxion d’Olivier) et que c’est le séjour de Burier qui seul vous a un peu ensommeillée. Ici on dort très peu ; l’activité est grande, autant que la disette, la famine au propre et au figuré. La littérature s’en ressent plus que jamais ; ce sont des concurrences, des entre-mangeries perpétuelles. L’autre jour, Villemain a failli provoquer comme ministre la fondation d’un immense journal littéraire et scientifique qui tuait tous ceux qu’il n’englobait pas. A son insu, on m’avait offert la branche littéraire à diriger, et j’ai ainsi tout appris : l’affaire n’est qu’ajournée. C’est un aiguillon pour Buloz et aussi une angoisse ; pour moi, je meurs de faim presque à la lettre, ou du moins, sauf le dîner, je manque de tout. Depuis mon manifeste contre les industriels, je suis loin d’être plus lier que jamais et pourtant plus gueux : voilà ce que c’est que l’honneur. A cela il y a des compensations, l’automne est redevenu charmant : chaque matin, Paris est émaillé de monde. La vie physique et le soleil sont beaucoup dans la joie.

« Je n’ai pourtant que ce qui fait le strict nécessaire, croyez-le bien. J’espère que l’article d’Olivier pourra passer dans la Revue du 15 octobre. Buloz, qui n’a pas encore lu, y compte, et j’espère qu’il ne lira que pour la forme ; il est tout préparé. Il est assez en goût de Töpffer de Genève, ce serait assez bon de le recruter. On aurait ainsi, parmi les troupes d’élite et sa garde royale, un peloton de Suisses français. Mlle Rachel a la poitrine très atteinte ; elle ne joue plus, elle a grandi de deux pouces. On croit qu’elle s’en va. Elle est si jeune pourtant ! Mme Dudevant a donné un drame aux Français, qu’on va jouer dans quelques jours : Le baiser dans l’amour. C’est la grande nouvelle. Il paraît que c’est très bien

« O mauvaise plume critique et trop amie pour cela ! Vous n’avez pas osé, peureuse, et vous m’avez chatouillé au lieu de me piquer !

« J’ai compris ainsi à travers les triples voiles et la rougeur ; les vers sur l’Italie, et notamment certain sonnet sur Saint-Laurent, sont vraiment trop doux pour être nés en si beau lieu. Passe encore quand on est entre Aï ou sur le chemin nouveau caillouteux des Cépés. Est-ce cela ? car à quoi sert-il de me dire (c’est M. de Maistre qui dit cela) qu’il y a des serpens en général et de prendre garde, au lieu de me dire, il y a là un serpent, voyez, et éloignez-vous.

« Je suis bien en hâte ; j’embrasse Olivier, les chers petits, toute la famille d’Aigle, Mlle Sylvie aussi (de loin comme toujours), amitiés à M. Ruchet, hommages à Mesdames, souvenirs à Eysins.

« Nous avons assez de peine à trouver des libraires, pauvres écrivains, sans croire qu’on viendra voler nos tiroirs : c’était bon au siècle de Voltaire et de la Pucelle. Adieu. »


Le 1er novembre.

« Cher ami,

« A vous d’abord, et sur Davel, puisque vous me pressez. Rien n’est décidé encore : Buloz trouve l’affaire longue et l’héroïsme du major ne lui est pas entré ; il trouve qu’il s’est laissé prendre sans y parer, comme un sot (il a dit cela) ; il est vrai qu’il n’avait pas encore achevé quand il me l’a dit. Je lui ai fait redemander ce matin même le manuscrit, de peur que quelque feuillet ne s’égarât à la longue ; voici sa réponse que je reçois à l’instant et qui vous exprimera son reste de doute. Revoyant au point de vue d’ici, il me semble qu’il aurait fallu ne pas discuter l’acte, mais le raconter, l’expliquer, l’affirmer. Un mot sur la relation de Berne et de Lausanne au commencement ; un historique rapide de la vie du major jusque-là ; un énoncé, conjectural, peu importe, mais net de ses intentions, son entreprise, l’exécution : ne pas cesser de raconter, en un mot. Attendons pourtant à dimanche, et, s’il y a jour, en retranchant sans mutiler, nous irons. On est ici plus inattentif que jamais, voulant du nouveau et être amusé, à tout prix, et n’accordant pas une minute de mise en train à l’amusement : là sont en littérature (comme dans tout) les plus réelles difficultés de la position. On est blasé et on reste vif.

« Je n’ai pas encore vu M. Vulliemin, mes chers amis ; j’espère qu’il ne m’en voudra pas, Madame, de cette soirée toujours ajournée et peut-être un peu par votre faute, je le crois bien. Maintenant que vous êtes à Lausanne, vous m’en donnerez un peu des nouvelles : sur Mickiewicz et son cours[22] ; sur M. Frossard et son mal ; sur M. Vinet et ce qu’il écrit. Je m’occupe toujours beaucoup, en idée des Vaudois. Hier, c’était du vieux M. Cassât ou bien de M. Charles Eynard[23] dont je voudrais voir mainte biographie copieuse ; dans une dernière revue, je l’y pousse. J’espère que toutes les jeunes béantes (sans parler des autres) ne scandalisent pas trop, même Mme Forel. Ici tout cela coule, on ne se doute même pas qu’il y ait des différences. Paris, si méchant qu’il soit, a bien son charme pour cette facilité-là. On revient à qui mieux mieux de la campagne. Mme de Tascher est de retour ; je lis demain du Port-Royal chez Mme Récamier à M. de Chateaubriand. Ampère nous a lu l’autre jour un petit roman gallo-romain et franc du Ve siècle, un appendice en vignette à ses deux volumes : c’est fort ingénieux, il n’y manque que quelques touches lumineuses pour que ce soit tout à fait bien. Marmier va revenir de Stockholm. Je suis assez mondain, au moins les soirs ; car je travaille très exactement toutes les journées. J’ai revu les Nodier et l’Arsenal et cherche, par ces dissipations d’esprit et ces éclairs de souvenir, à tromper l’ennui présent, l’avenir douteux et si empêché, dites aussi l’absence. Tout le monde est si gueux ici que j’ai appris avec une vraie satisfaction et sentiment de condoléance que notre roi Louis-Philippe, malgré ses 12 millions tant reprochés, n’a pas de quoi payer ses fournisseurs et qu’il s’endette journellement. Quand tout le monde est si mal à l’aise, cela finit par consoler. La philosophie ne consiste souvent qu’à se bien pénétrer du mal des autres. C’est le moitié chemin de la charité.

« Travaillez bien, chère Madame, sans ternir pourtant vos yeux par toutes les poudreuses lectures ; faites et défaites les poètes, relevez Du Bartas et battez-moi, je serai heureux de tout, de votre part. « Embrassez les chers petits ; amitiés à Lèbre, et à tous ceux qui vous parleront de moi. J’embrasse Olivier. Bien à vous.

« SAINTE-BEUVE.

« Eysins et Aigle toujours. »


Le 15 novembre.

« Cher Olivier,

« Vous me demandez le Davel d’un ton d’empressement qui me fait peur, et je n’obéis pas, craignant que vous ne vouliez mettre le major aux oubliettes. J’ai le manuscrit ; je n’ai plus le droit de vous exprimer un avis. Mais il me semble pourtant que ce travail imprimé tel qu’il est, sans y changer un seul mot, ferait une brochure des plus intéressantes ; qu’imprimé à Lausanne, par exemple, et envoyé ici à une trentaine d’exemplaires, elle se pourrait distribuer aux gens les plus compétens en histoire[24] ; qu’il pourrait en être rendu compte dans quelques journaux ; que je m’en chargerais moi-même dans la Revue et qu’une partie de l’effet ne serait perdu ni pour le major ni pour son historien, Celui-ci est toujours de cette race poétique (que je sais) qui dit volontiers tout ou rien, et qui joue gros jeu en galant homme : l’historien doit mieux savoir les tiers-partis et biaiser avec le monde qui, depuis qu’il y a histoire (et quelques Attilas à part), n’est qu’un biais perpétuel. À cette condition, je vous renvoie le manuscrit, sans en prendre copie au préalable.

« J’ai vu une fois M. Vulliemin après nous être cherchés plusieurs ; c’était le dimanche soir dans sa famille ; il a été très gentil et paraît ici assez amusé. Je l’ai fort engagé à aller voir une petite pièce de vaudeville : Passé minuit, et je crois qu’il ne s’en fera pas faute : en attendant, il visite force archives et historiens. M. Rossi, qui est au centre et au sommet, l’y pilote en ami. J’ai eu grand plaisir à paraître si bien informé de toutes les nouvelles de Lausanne, du mariage de Mlle Herminie. Je suis Vaudois plus que vous ne le croyez, plus que vous ne vous l’êtes dit depuis quinze jours assurément, Madame ; car je suis clairvoyant aussi, mais toujours je ne le dis pas, de peur de me tromper. Beaucoup de clairvoyance demande encore plus de prudence, car dans cette clairvoyance entre aussi la vue du cœur des gens, et de ce cœur avec ses bonnes et moins bonnes choses, avec son amitié, sa susceptibilité, sa vanité même. J’ai toujours vu que, si l’on se mettait une seule minute à dire chacun tout haut ce que l’on pense, la société à l’instant croulerait tout entière abîmée dans un épouvantable fracas : ce qui est vrai de la société, n’est pas tout à fait faux de l’amitié même. Mais vous me direz, chère Madame, que vous n’avez rien dit tout haut, mais seulement bien bas ; je prends donc que vous n’ayez rien dit et prends que je n’ai écouté ni répondu.

« Mme Delphine (Gay) Girardin a lu avant-hier chez elle une comédie en vers, déjà lue aux Français, dirigée contre M. Thiers et son mariage. C’est une revanche. Elle s’est dit : on m’attaque, où sont les purs ? Et, en Romaine, elle a porté la guerre à Carthage ; tout y est, la belle-mère, les frères, les sœurs ; à la fin, M. Thiers, il est vrai, sort blanc comme neige ; et cela s’intitule : l’École du journalisme, c’est-à-dire de la calomnie. Le piquant est qu’elle avait deux cents personnes et tous les journalistes, qui faisaient la grimace, mais n’avaient pas résisté à l’hameçon. D’ailleurs, des gens graves aussi : M. Ballanche y était.

« Pourriez-vous me dire, cher Olivier, quel journal rédigeait, en 1798, à Lausanne, Mme de Polier, dans lequel parurent pour la première fois quelques-unes des poésies attribuées à Clotilde de Surville ; car cela aussi nous est venu d’abord du canton de Vaud[25] ?

« Si j’avais fini Port-Royal, je me réconcilierais avec Villemain tout exprès pour me faire attacher à la commission scientifique d’Afrique, et pour voir du pays, et pour aller, jusqu’à ce qu’on tombe. Cette expédition des Portes de fer m’a tenté.

« Bonjour, chers amis, soyez indulgens pour la fièvre involontaire de Paris et croyez surtout qu’on vous aime.

« SAINTE-BEUVE. »


Samedi.

« Madame et chère amie,

« Je ne vous écrirai qu’un mot, mais je ne veux pas paraître oublier. Je ne suis Qu’occupé outre mesure et souffrant par-là même du cerveau. Notre vie, au fond, n’est pas tenable : nous avons trop à penser. Il faut faire la Revue et Port-Royal : c’est trop de la moitié. Il faut vivre au jour le jour et penser à l’avenir ; je n’y tiens plus déjà. L’article d’Olivier n’a pu être mis au dernier numéro par suite de l’encombrement et du reste de ces longs articles Gœthe, Melanchton. Je crains que Buloz ne trouve trop longue la deuxième partie ; il ne l’a pas lue encore, mais seulement le commencement et la fin et avait trouvé l’épitaphe inutile. Nous arrangerons tout cela, et les noms de la Gruyère ne seront pas écorchés. Cette affaire du grand journal est ajournée faute du nerf, ce qui est au fond de tout : Villemain n’a pas voulu donner de fonds, et les libraires ont reculé. Dans aucun cas, je n’en eusse été. J’écoutais seulement pour me tenir au courant. Il faut avoir quelque fidélité en sa vie, et selon son ordre, à Buloz[26], sinon à son Roi et à son Empereur : on ne choisit pas toujours les objets de sa fidélité, mais il y faut tenir, dût-on crever. Voilà une chevalerie, chère Madame, bien véritable sous sa crudité : il en est de plus douces, mais ce n’est plus à Paris qu’elles règnent. Tout est ici intérêt, aigreur, misère. Je n’exagère pas.

« Je ne croyais pas que Hugo fût allé à Lausanne : il paraît qu’il s’est sauvé à Marseille, battu par le froid et la bise des monts ; ce que vous me dites de ces Gargantuas poétiques est bien joli. Qu’y faire ? le canton de Vaud fait aussi partie du monde, lequel est donné en usufruit à tous, et n’appartient en propre à aucun. Toujours, toujours, sous une forme ou une autre, il survient des Burgondes. Heureux ceux qui ne les voient pas ! M. de Gingins ne se doute pas de ceux-là, j’en suis sûr. Tâchez d’être sourds comme lui.

« C’est tout pour aujourd’hui, l’imprimeur vient ; baisers aux chers petits (qui sont des Burgondes aussi), salut à Aigle et à Eysins au premier beau couchant vu de la fenêtre.

« Amitiés et dévouement à vous deux et Lèbre. »


Dimanche.

« Croyez-vous, chère Madame, qu’on puisse vous répondre tout incontinent ? quand on est dans des veilles et des avant-veilles de revue ; les petits bouts de critique, les épreuves du voisin à revoir, tout le menu tracas qu’on finit par aimer, et que Buloz (notre Roi) exige, vous confisquent des quartiers entiers de quinzaine, et de là les phrases avec les amis restent en suspens comme un télégraphe arrêté par le brouillard. Mon rayon du soleil d’ici répond bien tard à celui qui s’est levé plus tôt sur Rovéréa, mais voici pourtant qu’il y répond.

« Mme de Tascher a été bien vraiment sensible à votre souvenir et elle vous rend le sien avec cette grâce aimante qu’elle garde dans une santé toujours inquiétante pour ses amis. Je ne ris jamais tant qu’avec elle, et nous devons aller tous manger du gâteau mardi à une boulangerie viennoise très splendide et très friande. Mlle Marie aime beaucoup les gâteaux, et son cousin, revenu d’Alger, et qui vient d’être nommé capitaine, nous paie à tous ce joyeux régal. Mlle Rachel, ressuscitée plus forte et plus tragédienne que jamais, a hier ravi tout Paris dans Emilie de Cinna. Mm* Dudevant attend pour faire jouer son drame[27] que Mme Dorval soit libro d’un engagement avec un autre théâtre. Mme d’Agoult, qui est revenue ici précédant Liszt de quelques mois, est un peu en froid avec elle, mais on est en train de s’expliquer, et il n’y a pas à désespérer que l’amnistie ne soit complète et que tout finisse par une réconciliation générale. Mme d’Agoult m’a beaucoup parlé de M. Diodati, qu’elle connaît et qu’elle apprécie à merveille ; c’est une bien noble personne et digne de mieux que d’aucune indulgence. Il paraît dans la Revue de ce matin un article éloquent de Mme Dudevant sur Gœthe, Byron et Mickiewicz : ce dernier y reçoit une couronne ardente. Il y a trois grandes victimes : Goethe, le Tsar et le catholicisme ; mais à George Sand on passe tout, et bon nombre de vérités critiques profondes éclatent dans ce coup de foudre. La chaire de Mickiewicz en sera là-bas un peu illuminée.

« Je n’ai pas revu M. Vulliemin et remets de soir en soir, étant (passé de certaines heures réservées au travail) dans un vrai torrent de chaque jour, et ne pouvant subvenir physiquement aux choses indispensables. A la garde ! comme on dit dans notre canton. Comment, sérieusement, faut-il renvoyer l’article d’Olivier ? Par la poste, cela me paraît impossible, vu la grosseur et la dimension des premiers feuillets ; pourrait-on par Risler en adressant à M. Ducloux ?

« J’ai reçu une lettre de M. Ch. Eynard et son volume de Tissot par une dame russe (comtesse Edling) que j’ai cherché avoir sans réussir à l’atteindre. Remerciez bien M. Eynard à l’occasion.

« Ne m’oubliez pas auprès de tous les amis que je ne nomme plus, mais auxquels souvent je pense, M. Ducloux, Esperandieu, Monnard.

« Je remettrai à Risler, un de ces jours, le petit volume de Mme Favre, à moins que je ne le confie à M. Vulliemin. Je suis heureux de savoir Olivier si bien, et il faut, tout occupé qu’il est, qu’il me le dise quelquefois, ne fût-ce que par deux lignes d’un sourire moqueur, comme il sait si bien faire.

« Pour moi, je suis bien brisé dans mes os et mes muscles ; je suis un véritable invalide et mon cerveau s’en ressent. Non pas mon cœur, s’il vous plaît ; prêtez-lui donc, chers amis, tout ce qu’il a et ne dit pas assez. J’embrasse les deux enfans et salue les deux bouts du lac. »


Mardi.

« Mille grâces, chère Madame et chers amis, de vos détails impatiemment attendus : je m’ennuyais bien de ce long silence ; vous le justifiez, mais il n’a pas moins été bien long. J’ai laissé partir M. Vulliemin sans le voir et sans lui donner de lettres, attendant toujours. Vous me demandez des nouvelles de moi, chère Madame, elles ne sont guère bonnes. A part le travail que je tâche de sauver avant tout, le reste va comme il peut ; et, comme je ne fais jamais d’examen de conscience, je ne sais plus le lendemain ce que j’ai fait la veille. Au hasard, au hasard ! C’est là mon seul mot d’ordre qui rime avec l’art, sans trop s’inquiéter de la raison. Je fais Porl-Royal : un volume, d’ici à trois semaines ou un mois, sera imprimé ; mais cela m’avance peu, puisqu’il y en a quatre énormes de plus de cinq cents pages. Quand j’en aurai deux de prêts, je les lâcherai peut-être. Ce qui ruine tout bonheur, c’est la vie matérielle non arrangée, et la nécessité de penser en ce sens ou en l’autre selon les nécessités de la bourbe. Des quartiers de mois s’en vont ainsi dans des trains de travaux ennuyeux, irritans, futiles ; et, comme je n’ai pas l’ancre au dedans, le coin du feu, la famille, et que j’en suis incapable, je me fais pirate de plus en plus. Tout cela vient de ce qu’on n’a pas d’argent et uniquement de cela : c’est bête, mais les choses du monde sont ainsi. Un grain de sable ici ou là, dit Pascal, interrompt une pensée, ruine une ambition et change le monde. Voilà une fois pour toutes ma triste histoire intérieure. Sans argent, pas de loisir ; sans loisir, pas d’amour :


Otia si tollas, periere cupidinis arcus


(demandez à Olivier, Madame) ; pas de poésie même, trop peu d’amitié aussi, du moins dans la culture et les témoignages. On est sec, ou on le paraît, parce qu’on est pressé. Mais il fallait commencer, me direz-vous, par borner ses besoins et par modérer ses désirs. Oui, mais quand on ne l’a pas fait ; et que les besoins sont acquis, que les désirs sont de grands garçons, et même déjà de vieux garçons ?

« En attendant, je vous aime toujours et beaucoup. Je vous félicite, chère Madame, de vos succès d’éditeur et de critique. Le petit livre de Mme Lenormant a paru ; à part quelques vers de Desmarets, Arnauld d’Andilly, etc., vous connaissez probablement tout ce qui s’y trouve. Je vous lirai, quoi que vous en disiez. J’ai reçu de M. Monnard une belle biographie de Jean de Muller : remerciez-le bien en attendant que la Revue le fasse. N’avez-vous pas toujours la biographie de M. Manuel par lui et pour moi ? En ce cas, un jour, par Risler, glissez-la-moi. Quelle occasion trouver donc pour renvoyer le Davel ?

« Il faut, en cette fin d’année, que vous fassiez bien nommément mes amitiés à ceux qui là-bas se souviennent le plus de moi, M. Monnard, M. Vinet, Ducloux, Mme Régnier, Mme Forel,… enfin, vous savez ; je n’oublie personne, et ces années (oui, ce sont des années et non des mois) passées là, forment déjà pour moi un fond lointain de souvenirs, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus vrai et de plus durable dans le souvenir.

« Mais, à Eysins, à Aigle, rappelez-moi tout singulièrement et faites mes hommages et mes vœux au père d’Olivier, à son excellente mère, à M. Urbain, à sa femme, à M. Ruchet et à Madame, à Mademoiselle Sylvie toujours présente à l’extrême bord de la grande tour d’Aï. J’embrasse Lèbre, qui est de la maison ; je voudrais bien donner des bonbons à Aloys et à Edouard et écouter la chanson du papa ; je me suis laissé inviter à dîner le Jour de l’an chez Mme Valmore (et bien des choses à ces demoiselles aussi).

« Adieu, chère Madame, cher Olivier, et tous mes vœux.

« SAINTE-BEUVE.


« Hugo n’est pas encore de l’Académie ; ç’a été la grande nouvelle des trois dernières semaines : l’élection a été remise à trois mois ; dans l’intervalle, il mourra quelques académiciens ; Hugo entrera-t-il ? Il a toutes nos destinées académiques dans ses flancs : savez-vous que, si j’étais de l’Académie, j’aurais sans peine deux ou trois mille francs par an (étant d’une des commissions) ; ce jour-là, je mettrais une perruque, je renoncerais à tout projet de cour près de Mme Forel, mais j’aurais plus le temps, sinon de vous aimer, du moins de vous le dire. »

  1. Voyez la Revue du 15 octobre et du 1er novembre.
  2. Voyez la Revue du 15 octobre.
  3. Au mois de juin suivant, Mme Victor Hugo écrivait à ce sujet à Ulric Guttinguer : " Mon cher Monsieur, je suis beaucoup mieux de santé depuis quelques jours. J’emploie ce mieux à répondre à votre lettre si furieuse contre vos gendres ; ceci nous prouve la vérité du proverbe : il ne faut pas désunir ce que Dieu a uni. Entre l’arbre et l’écorce il ne faut pas mettre le doigt, surtout quand l’arbre est tant soit peu véreux, ajouterai-je… » (Lettre inédite communiquée par M. Gabriel Guttinguer.)
  4. Toutes ces pièces figurent au tome II de ses Poésies complètes.
  5. Voici cette pièce du Sapin qui, dans son temps, fut très populaire.
    LE SAPIN

    Ainsi qu’une grande pensée
    Qui féconde un cœur désolé,
    Sur la cime étroite, élancée,
    Se dresse un sapin exilé.

    Jouant avec leur chevelure,
    Le vent seul arrache un murmure
    A ses rameaux, fléchis en vain,
    Car nul oiseau ne les caresse,
    Et la voix des forêts sans cesse
    Roule autour d’eux son chant lointain.
     
    L’arbre a grandi, fier et sublime,
    Sur son piédestal glorieux,
    N’aimant que l’aigle de l’abîme,
    Le soleil, la neige et les cieux.
    Il buvait la tiède rosée,
    Les parfums qu’à l’herbe embrasée
    Enlève un souffle humide et frais ;
    Et d’air pur baignant ses feuillages,
    Il s’enveloppait de nuages
    Afin de s’endormir en paix.

    Parfois, sur la couche glacée
    Où tombent ses fruits résineux,
    Une empreinte rouge est tracée ;
    Des ours la laissent après eux.
    Ce sang vermeil comme la rose
    Sous les vents de la nuit éclose,
    Est la seule fleur du rocher :
    Mais lorsqu’il paraît sous ses branches,
    L’arbre y jette ses barbes blanches,
    Et semble vouloir le cacher.

    II hait aussi l’épervier sombre,
    Quand il vient, d’un vol tournoyant.
    Enlacer sa tige dans l’ombre,
    Ou mesurer son front géant.
    Au battement confus des ailes
    Il mêle des plaintes nouvelles,
    Et, froissant ses dards à grand bruit,
    Il dresse ses bras, les balance,
    Frissonne, et mugit, et s’élance…
    Épouvanté, l’oiseau s’enfuit.

    Pourquoi souffrirait-il l’approche
    De quelque habitant du vallon ?
    Il doit vivre seul sur sa roche,
    Que le temps lui soit court ou long :
    Il doit tout ignorer du monde ;
    Et sans une voix qui réponde
    A ses vagues appels d’amour,
    Il faut qu’il vieillisse et supporte
    Ce que chaque an nouveau rapporte,
    Et les tourmens de chaque jour.

    Aussi, roidissant son courage,
    Il revoit toujours, au matin,
    Bondir l’avalanche sauvage
    Qu’éveille un murmure incertain.
    Il entend le glacier sonore
    Longtemps après gronder encore,
    Imitant la foudre en courroux ;
    Et sur la cascade troublée,
    Quand tombe une roche écroulée,
    Il sait ce que font de tels coups.

    Ne le plaignez pas, si la terre
    A fui son abri soucieux.
    Il est malheureux, solitaire,
    Oui ! mais sa tête est près des cieux.
    Qui sait quelle haleine bénie,
    Ou quelle enivrante harmonie
    A parfois bercé son sommeil ?
    Ah ! pour lui les anges peut-être
    N’ont pas dédaigné d’apparaître
    Dans un blanc rayon du soleil.

    Un jour, luttant avec l’orage
    Qui tourmentait ses longs rameaux,
    Il gémit, et d’un cri sauvage
    Salua des destins nouveaux,
    Car la nue, agitant ses ailes,
    Sur lui jetant des étincelles,
    Semblait un céleste envoyé.
    Et l’embrassant avec furie,
    L’arbre au tonnerre se marie ;
    Puis il retombe foudroyé.

  6. On voit par cette lettre et celles qui la précèdent la place qu’Ad. Lèbre s’était faite dans le cœur et l’esprit de Sainte-Beuve. Nous lui consacrerons plus loin une petite notice à l’occasion de sa mort prématurée, car à peine avait-il eu le temps de donner toute sa mesure, qu’il fut enlevé à ses amis dans la fleur de son âge.
  7. C’est la première fois peut-être que Sainte-Beuve regrettait de ne jouer aucun rôle politique, mais ce regret n’était pas très sérieux au fond ; l’ambition, pour me servir du titre de son roman projeté, ne le prit que sur le tard, et encore, quand il brigua le poste de sénateur sous l’Empire, était-ce moins par ambition que par intérêt, pour se mettre à l’abri des soucis d’argent qui le poursuivaient.
  8. M. Druey fut le principal auteur de la révolution qui bouleversa le canton de Vaud, en 1845.
  9. Le philosophe Charles Secretan, qui avait fondé en 1837 la Revue Suisse, dont il ne devait abandonner la direction qu’en 1843.
  10. Juste Olivier n’acheva cet ouvrage qu’en 1842.
  11. Rue très montante de Lausanne.
  12. Femme du conseiller d’État qui, le 1er novembre 1837, présida la cérémonie de l’installation de Vinet et de Sainte-Beuve comme professeurs à l’Académie de Lausanne, car, chose remarquable, ils furent installés le même jour.
  13. Voyez la Revue du 1er avril 1839.
  14. Ce sonnet a été publié par Sainte-Beuve au tome II de ses Poésies complètes, p. 305, avec ces variantes : vers 5, si déjà, au lieu de si surtout ; vers à : mais triste tu seras, au lieu de : elle sera.
  15. Vinet s’était de bonne heure prononcé pour la séparation de l’Église et de l’État, qu’il considérait comme la garantie de la liberté religieuse. Il écrivait dès 1824 : « La protection du gouvernement est un joug pour l’Église. Les relations qu’on a établies entre l’État et la religion, entre la société politique et le royaume des cieux me paraissent, je l’avoue, adultères et funestes. »
  16. Il devait y avoir pour guide l’abbé Gerbet, celui de tous les disciples de Lamennais auquel il est resté le plus fidèle. Se rappeler le beau portrait qu’il a tracé de lui au tome VI des Lundis.
  17. Hélas ! l’homme propose et Dieu dispose. Sainte-Beuve devenu de plus en plus Parisien, malgré ses prédilections marquées pour la petite patrie vaudoise, ne devait plus revoir le Léman.
  18. L’historien allemand de Port-Royal.
  19. Allusion au livre que Mme Juste Olivier publia en 1830 sous le titre : Poésie chrétienne, recueillie de divers auteurs français.
  20. . Toussaint-Louverture.
  21. Pasteur distingué du canton de Vaud, parent de la famille Olivier.
  22. Vinet fut conquis dès le premier jour par la puissance de la parole de Mickiewicz et a défini en deux mots l’impression que lui fit sa poésie : « Effrayant et sublime. » (Alexandre Vinet, par E. Rambert, t. II, p. 45.)
  23. C’est à lui qu’il écrivait un jour, après que les Olivier l’eurent rejoint à Paris : « Nous causons de vous ici quelquefois avec nos amis Olivier : il y a toute une colonie vaudoise ; j’en suis un peu exilé comme eux, c’est mon impression constante. Je suis de ceux qui n’ont plus de patrie. Paris n’en est pas une, c’est un grand hôtel où l’on vit à l’entresol. On y arrive pour passer quelques jours et on y reste toute sa vie, mais toujours pressé, toujours impatient et sentant que ce n’est pas là le lieu où l’on s’assied. » (Correspondance de Sainte-Beuve, t. III, p. 24.
  24. C’est le parti auquel s’arrêta Juste Olivier : le Major Davel, première des « Études d’histoire nationale, » parut en 1842.
  25. La chanoinesse Polier dirigeait alors le Journal de Lausanne, publication littéraire à laquelle Gibbon, en séjour à Lausanne, s’intéressait beaucoup.
  26. Sainte-Beuve ne fut pas toujours fidèle à M. Buloz, mais il faut lui rendre cette justice que, tant que dura sa collaboration à la Revue des Deux Mondes, il lui fut profondément dévoué.
    Au mois de février 1840, à la suite d’un article paru dans la Revue du 1er de ce mois sur la comédie de l’École du Monde, de M. Walewski, le journal le Messager ayant ouvert une série d’attaques directes et même de dénonciations formelles contre M. Buloz, commissaire du roi auprès du Théâtre-Français, et lui ayant reproché, d’un air méprisant, ses titres mêmes à la fondation de la Revue des Deux Mondes, Sainte-Beuve riposta en ces termes :
    « Nous n’avons pas à discuter ici la question soulevée par le Messager en ce qui concerne l’administration et l’organisation même du Théâtre-Français. Mais l’espèce de dédain affiché pour la capacité personnelle et la compétence du jugement de M. le commissaire royal est vraiment plaisante : faut-il donc avoir écrit de médiocres feuilletons ou de fades comédies pour obtenir de les juger ? On prouve déjà son droit à les rejeter parce bon sens qui a empêché de les commettre. La Revue des Deux Mondes, tant reprochée à M. Buloz, demeure son titre, comme, dans sa lettre au Journal des Débats du 10 de ce mois, il l’a très bien revendique. Fonder à une époque de dissolution et de charlatanisme une entreprise littéraire élevée, consciencieuse, durable, unir la plupart des talens solides ou brillant, résister aux médiocrités conjurées, à leurs insinuations, à leurs menaces, à leurs grosses vengeances, paraître s’en apercevoir le moins possible et redoubler d’efforts vers le mieux, c’est là un rôle que les entrepreneurs de la Revue (pour parler le langage du Messager) doivent s’honorer d’avoir conçu, et où il ne leur reste qu’à s’affermir. » (Revue des Deux Mondes du 15 février 1840.)
  27. Cosima, qui fut représenté au Théâtre-Français le 29 avril 1840.