Une Correspondance inédite de Sainte-Beuve - Lettres à M. et Mme Juste Olivier/04

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Une Correspondance inédite de Sainte-Beuve - Lettres à M. et Mme Juste Olivier
Revue des Deux Mondes5e période, tome 22 (p. 139-172).
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UNE CORRESPONDANCE INÉDITE
DE
SAINTE-BEUVE
LETTRES Á M. ET Mme JUSTE OLIVIER

QUATRIÈME PARTIE[1]


1840

Janvier (s. d.).

« Que ce miroir et cet autre miroir et ce troisième miroir où l’on vous rencontre et où l’on vous reconnaît est agréable et trompeur[2] ! Je me suis retourné comme M. Vinet, et je n’ai rien vu, tandis que lui, il ne tenait qu’à lui de vous voir. Vous me ferez lire ce livre, chère Madame, et vous ne me punirez pas de la longue privation où j’ai été de vous depuis ces quinze longs jours. J’ai été pris depuis les huit derniers sans désemparer par un article, et ce qui restait des devoirs du Jour de l’an, venant à travers, me dilapidait la vie en vérité. Votre dernière lettre était fort aimable pourtant ; elle l’était surtout par la promesse qu’elle laissait échapper. Venez donc au printemps, et n’ayez peur de rien vérifier : vous auriez trop à faire pour vous y reconnaître, c’est par-là que j’espère bien me dérober, et c’est par-là aussi, chère Madame, que je suis innocent. A force de me dissiper, je demeure très fidèle ; et, grâce à cet art à la Louis XI de diviser, vous régnez. Vous régneriez sans cela encore, mais je parle comme à une personne qui doute et qui demande presque des démonstrations.

« J’ai lu avant-hier du Port-Royal chez Mme Récamier. Comme je ne voulais lire qu’un chapitre, il m’a fallu donner des explications, et, de fil en aiguille, je me suis surpris faisant quasi un cours comme à Lausanne. Je me suis arrêté aussitôt, car il y a des choses qu’il faut laisser dans tout l’idéal du souvenir. Il y avait un monde très bigarré que Mme Récamier avait choisi sans me consulter, sachant bien qu’elle concilierait tout par un sourire : M. de Custine[3] ! Mme Tastu, la rationaliste et raisonneuse trois fois sensée depuis que la lyre n’est plus, Mme d’Hautefeuille, auteur de L’Ame exilée et du Lys d’Israël, un fin bas bleu catholique ; que sais-je encore ? Le soir, je suis allé dîner chez une dame qui n’était pas là le matin, et je me suis trouvé à table à côté de Mme Delphine de Girardin (Gay). J’avais, il me semble, écrit sur son mari, il y a deux mois, dans un article contre les journalistes industriels ; elle a été fort gracieuse, et je n’ai été gêné qu’autant qu’il le fallait pour ne pas être trop pardonné ni par conséquent engagé pour l’avenir.

« Voilà une belle vie, me direz-vous, et bien petite en effet d’intérêt et d’aspiration : mais c’est précisément, chère Madame, ce que je voulais vous faire dire, afin que vous ne pensiez pas qu’on puisse avoir trop d’intérêt sérieux et d’inspiration profonde loin des reines des prés d’Eysins et du grand orme de Rovéréa. Ce que je dis là, combien je le pense !

« Ecrivez-moi de meilleures choses que celles-ci ; donnez-moi des nouvelles de tous et de votre livre et des travaux qui y ont succédé. J’ai fait bien exactement vos souvenirs à Mme de Tascher, à ma mère, et elles y ont été bien sensibles. Marmier est revenu depuis cinq jours, c’est une dissipation assez douce au prix de tant d’autres plus obligées. J’ai été heureux de le revoir si bien portant et n’ayant pas trop encore la ride de trente ans. La mienne est bien creusée ; ma santé, sans être plus mauvaise, est celle d’un homme qui ne peut plus beaucoup marcher sans fatigue, qui a un paletot et un cache-nez au moindre froid, et qui aurait un essai de perruque, s’il osait. Je crois bien que Hugo passera décidément à l’Académie. Mille amitiés au cher Olivier, baisers aux petits grandissans, et à vous du cœur, chère Madame,

« SAINTE-BEUVE

« Je n’oublie pas l’excellent Lèbre. »


Samedi 29 février 1840.

« Mon cher Olivier,

« J’ai tardé à vous écrire, espérant toujours qu’un mot me viendrait de la part de Mme Olivier, qui me rassurerait sur sa santé et sur ce que votre lettre me laissait d’un peu trop incertain. Est-elle donc assez indisposée pour ne pouvoir écrire ? Veuillez me dire ce qui en est au juste, mon cher ami, car je suis inquiet. Cette inquiétude empêche toute autre pensée d’aller vers vous pour vous distraire avec les choses d’ici. Si vous étiez gai, si Mme Olivier était bien portante, s’il n’y avait qu’une prochaine menace d’une petite sœur à Doudou et à Aloys, je vous dirais alors que la mascarade d’ici ne continue pas mal ; nous dînons chez Buloz mercredi avec Mme Sand : à savoir Musset, M. Rossi, M. de Rémusat, qui l’a désiré, etc., j’omets les autres, mais vous voyez que cela ne commence pas mal. Sa pièce est en répétition[4], M. de Chateaubriand a été assez malade d’un gros rhume ; il a eu les sangsues, a gardé la chambre ; enfin ç’à été tout l’appareil d’une petite maladie, lui qui semblait invulnérable comme un demi-dieu. Je répondrai à M. Monnard la prochaine fois et aurai soin que le nom du paysagiste distingué dont il me parle aille à l’oreille du mystérieux critique des beaux-arts qui doit faire le Salon à la Revue.

« Je suis très occupé, très tiraillé par le monde, y succombant un peu, et dans de réels soucis d’avenir. Pourquoi ma vie n’a-t-elle pu s’arranger à temps dans un coin du canton de Vaud ?

« Amitiés à ceux qui se souviennent de moi (Vulliemin, M. Ducloux, Lèbre, Espérandieu, Vinet, le Père Cassât, Frossard, et à Mlle Sylvie particulièrement, à la famille d’Eysins, à M. Ruchet. Mais il me faut un mot qui me rassure, mon cher Olivier. Vous, travaillez, et nous irons aux étoiles, ô poète, quoi que vous en disiez.

« A vous. »


6 mars 1840[5].

« Madame et chère amie,

« Votre lettre était bien attendue, et avec une inquiétude qui s’accroissait chaque matin. Enfin, vous n’êtes pas trop mal pour le moment, votre crainte n’est qu’à l’avenir. Souffrez que je vous dise qu’elle est exagérée. Je ne suis ni médecin ni accoucheuse, mais il me semble impossible qu’une femme qui a eu Doudou et Aloys, et qui se porte comme vous d’ordinaire, n’ait pas en elle toutes les conditions naturelles pour franchir cette crise, toujours grave, mais où toutes les ressources d’organisation se déploient. Soyez donc plus calme et ne voyez rien de fermé dans vos horizons : seulement une étoile de plus là-bas dans ce buisson tout contre la terre. Ce qu’Olivier me dit de Mickiewicz me fait bien plaisir : quelle jolie et poétique Académie on ferait en vous allant rejoindre ! Tout ce qu’il y a d’imprévu est possible pour moi ! Car ma vie que je livre à tous vents n’est pas longtemps tenable ainsi. J’ai eu hier une joie à votre sujet. Le dîner avec Mme Dudevant s : est si bien passé et elle a été si bonne enfant que je suis allé la voir chez elle : elle m’en avait donné la permission après le dîner. Je lui ai parlé de mes voyages en Suisse, de Lausanne : « Oh ! je connais là, m’a-t-elle dit (textuel), un jeune pasteur fort aimable, appelé Olivier, qui m’a un jour apporté des fleurs d’une manière charmante, de ces fleurs bleues qui croissent en haut des montagnes : il avait su je ne sais comment que je les aimais ; il m’a beaucoup parlé de sa femme aussi[6]. » Je n’ajoute rien, mais alors j’ai ajouté beaucoup comme vous pouvez croire ; je lui ai parlé du Sapin et de la chanson sur les beaux jours envolés[7] : c’est mon refrain quand je parle d’Olivier, parce qu’en deux mots cela le déclare grand poète. Je lui ai cité la dernière strophe. Elle m’a dit qu’elle voudrait avoir le tout. J’ai répondu que je vous demanderais toute la chanson. Ainsi le cher Olivier me l’adressera à son intention, et non sans une fleur bleue, s’il lui plaît[8]En somme, j’ai été content de la revoir très simple, pas folle, pas hautaine, avec ses bons instincts, et décidée à être sage désormais, m’a-t-elle dit, car il est grand temps. Cela fait tomber bien des calomnies et de sottes paroles de revoir tout simplement les gens qu’on a sincèrement aimés et qui ont eu quelque affection pour vous, pourvu toutefois qu’il n’y ait pas eu l’irréparable entre vous.

« Je griffonne incroyablement, mais je suis accablé d’épreuves de mes Poésies et de Volupté[9]qu’on réimprime, et je veux que cette lettre vous arrive par le courrier d’aujourd’hui, pour vous porter, chère Madame, toutes mes affections et mes espérances, et tous les vœux d’une pensée qui n’a jamais cessé de courir vers vous à travers les silences et les absences.

« Je vous embrasse tous et Lèbre. »


Vendredi, 13 mars 1840.

« Je suis bien en retard, chère Madame et cher Olivier ; mais toujours les mêmes excuses. Les vers ont été accueillis avec beaucoup de plaisir : Mme Dudevant doit me donner une lettre pour vous la prochaine fois que je la verrai. Les Fleurs bleues l’ont charmée et elle a admiré les Vieux Chênes[10]. Elle a lu ceux-ci à M. de Lamennais, qui était chez elle lorsqu’elle les a reçus, et l’austère banni du sanctuaire a répété avec émotion et application à lui-même la dernière strophe :


Aux nouveaux dieux, ivres de l’encensoir…


« Voilà des fortunes auxquelles les feuilles envolées de Rovéréa ne s’attendaient pas. Ils ont si sérieusement lu et admiré qu’elle m’a transmis une critique qu’ils ont faite, la seule dans les Vieux Chênes, c’est l’endroit et le mot de maugréant[11]. Croyez donc à tout le reste.

« Mon premier volume de Port-Royal va être mis en vente dans une quinzaine de jours[12] ; il a plus de 500 pages très remplies et ne va que jusqu’à la prison de M. de Saint-Cyran. M. Ducloux veut-il que Renduel lui en envoie un certain nombre d’exemplaires ? Demandez-le-lui avec toutes mes amitiés.

« Le livre de poésies ne se passera pas en complimens, et je le veux, chère Madame ; envoyez-moi cette première feuille de Rovéréa, car je le lirai, ce livre, comme de vous. « Vinet m’en a donné le secret. Veuillez dire à M. Monnard toutes mes amitiés et hontes de n’avoir pas répondu encore. Sa Vie de Muller[13]me charme, m’élève ; quel noble emploi des facultés dans le grand historien ! J’ai vu aussi au Salon les très grands paysages de M. Duinne, le Genevois ; ils m’ont rappelé cette grande et chère Suisse. On ne sait encore qui en parlera à la Revue, tant sont courts nos horizons ! — Voilà de nouveaux ministres, un ami de M. de Rémusat, une espèce d’ennemi intime, Cousin, nous les appuierons, car, si on renversait Thiers dans huit jours (ce qui est possible), on le jetterait dans la gauche pure, et alors on jouerait gros jeu. Tout cet avenir est des plus incertains et même des plus sombres pour peu qu’on veuille le voir ainsi.

« J’ignore complètement la vie de cet été et de ce printemps de demain ; j’aurai à continuer mes volumes, mais je ne sais où je trouverai gîte à portée de Paris et des Bibliothèques. Oh ! qu’Olivier fait bien d’être mon caissier, car, moi, je ne le suis pas. « Soyez calme, espérante, vous, chère Madame, qui avez une étoile et qui l’êtes ; embrassez bien Aloys et deux fois Doudou pour ce soleil si vrai ; remerciez Louise. Amitiés à Lèbre, dont Ravaisson, qui le connaît par Ch. Secretan, me parlait et qu’on attendra toujours ici.

« Adieu, cher Olivier, et mille tendresses, chère Madame et amie.

« Je n’oublie ni Eysins ni Aigle. Je vois beaucoup des petites nièces du marquis de Langallerie, les filles du général Pelletier, et là un Monsieur de Saint-Julien (le fils du comte de Saint-Julien qui demeure près de Lausanne)[14]. Qui est-ce ? M. Ducloux le doit savoir. »


19 mars 1840.

« Je m’empresse, chère Madame et amie, de répondre à vos intimations semi-officielles sur l’affaire M…[15]. Je crois que rien n’est moins sûr ici et qu’il ne faut pas pousser l’illusion trop loin, comme trop souvent l’ont fait les compatriotes de l’illustre poète. Personne au monde ne sait si le ministère subsistera dans trois jours. Il a contre lui M. Molé, M. de Lamartine, M. de Salvandy, M. Villemain, M. D… Je parcours tous les degrés, toutes les notes de la gamine politique. Et, qui pis est, il a pour lui la gauche, danger nouveau. Pourtant, à force de dextérité, d’habileté dans le tête-à-tête à détacher les députés un à un, de tour de force de paroles dans les explications demandées, et où Thiers saurait se réconcilier la droite, sans s’aliéner la gauche, ils pourront emporter le vote des fonds secrets, et par conséquent rester. En ce cas, Mickiewicz aurait certes des chances ; ce ministère pourrait (avec raison) croire s’honorer devant l’opposition de gauche en le nommant, et cela équivaudrait à un doigt de gant jeté à la Russie sans danger. Cousin, de plus, tout sans cœur qu’il est, ose et sait vouloir quelquefois. Dans tous les cas, cela tarderait ; je crois qu’il faudrait attendre jusqu’après le budget, puisque c’est alors seulement que les fonds pourraient être votés pour une telle chose. Voilà, en mettant la chose au mieux, les termes les plus prochains. Je n’en parlerai pas à Cousin, que je n’ai pas encore vu depuis qu’il est ministre, et les paroles qu’il dirait ne signaleraient rien pour moi qui lui en ai tant entendu cracher : je craindrais, si elles étaient favorables, d’être dupe et de leurrer votre ami. Si je savais quels amis ici appuient Mickiewicz près de lui, je pourrais apprécier un peu la force du ressort, l’autorité et la valeur des témoignages. La question, au reste, me paraît simple, puisqu’il s’agit, non pas de choisir entre deux chaires, mais entre une chaire positive, et une promesse de chaire qui, en mettant tout au mieux, ne peut avoir plein effet que dans deux ou trois mois : avenir fabuleux désormais pour tout ministère !

« Renduel, à son retour, écrira à M. Ducloux, s’il le juge à propos : car il est allé à sa terre[16]et a fermé son magasin, comme il fait maintenant très souvent depuis qu’il est propriétaire : il est las de la librairie. Si ses arrangemens ne conviennent pas à M. Ducloux, que celui-ci fasse à sa guise. Mais je dirai à Renduel la chose, dès son retour, dans une dizaine de jours. Hormis les deux ou trois premiers jours, je ne m’occuperai pas du tout de cette publication ; c’est bien assez d’être accouché, à d’autres l’enfant !

« Ce comte de Saint-Julien, qui est retourné ces jours-ci à Lausanne, demeure du côté de Crissier, non loin de Vernand et de la belle Mme Clara, car elle est toujours belle dans mon cœur.

« Savez-vous, chère Madame, que cela rentre bien dans mes idées de savoir que vous lisez mes vers en tête à tête avec Mickiewicz ? Voyez-vous ! la plus grande gloire des poètes morts ou absens consiste à ce que les vivans heureux et présens les lisent pour en faire un accompagnement et un prétexte à leurs pensées : le piano du fond pendant lequel on cause. La Rochefoucauld a dit : « Nos actions sont comme les bouts-rimés que chacun fait rapporter à ce qui lui plaît. » Jugez si cela est encore plus vrai de nos vers.

« Je donnerais donc tout l’honneur d’être lu par vous avec lui,. au bonheur de lire près de vous ses vers et le Pharis, ou le sonnet en Ah ! Ah ! ou n’importe quoi interrompu par une parole de vous, par un sourire ou par de fous rires. — Et si lui, Mickiewicz, en était fier, il serait bien bon enfant vraiment ! — « Je serais bien fâché d’être immortel, dit Heine (le poète), parce que, si j’étais immortel, je verrais bien vite que je ne le suis pas. » Vous aurez reçu un mot de G. Sand que j’ai mis à la poste à l’instant pour vous en hâter le plaisir.

« Qui donc peut vous dire méchante ? ne soyez pas triste seulement, regardez du côté du lac à ces cimes éclairées qui couronnent Aigle, et ne laissez pas trop longtemps les nuages les obscurcir.

« A vous de cœur.


Avril 1840. — Vendredi. « Chers amis,

« J’avais trop présumé de nos hommes d’État. Il y a trois jours, M. Barthélémy Saint-Hilaire, secrétaire du cabinet de M. Cousin, est venu chez moi sans me trouver : je l’ai été voir au Ministère le lendemain. Il était chargé par M. Cousin de me consulter confidentiellement non. sur les talens, mais sur la prudence et l’irréprochabilité sociale et politique de Mickiewicz. J’ai répondu sans avoir besoin de m’en référer à de plus amples informations. Hier, après avoir dîné chez M. Cousin, celui-ci m’a pris à part pour m’en parler.

« Il veut décidément fonder au Collège de France une chaire de littérature et de langue slave, dédommagement intellectuel de la nationalité polonaise trop désertée par la France.

« Il prévoit des obstacles en haut lieu, de la part d’un personnage, dit-il, qu’il connaissait bien jusqu’ici, mais qu’il apprend chaque jour à mieux connaître. Ce personnage, qui a bondi au vote de Villemain pour la Pologne, bondira bien plus à la pensée d’une fondation qui sera un vote permanent.

« M. Cousin espère en triompher : il ne demandera à Mickiewicz que de choisir pour la première année une langue et une branche slave autre que la polonaise.

« Il sera obligé de lui demander la nationalisation française, qui est de rigueur.

« Il lui écrira lui-même, aussitôt la loi passée pour la fonda-lion, ou peut-être avant.

« Voilà les termes nouveaux : si la chose se faisait aussi solennellement, devant les Chambres, au bruit de l’artillerie de la presse contre l’empereur Nicolas, avec une pensée d’hommage national à la Pologne, il se pourrait que l’adhésion de Mickiewicz fût commandée ! Au reste, je ne suis que rapporteur. Il faut attendre et il n’y a rien de mieux à faire que de remplir sa chaire là-bas comme s’il ne s’agissait d’autre chose, à la garde le reste, comme on dit chez vous.

« Le ministère triomphe ; son succès, un moment des plus douteux, est complet : ce dîner chez Cousin était curieux. J’étais à deux places de Hugo, Nisard de l’autre côté, Scribe, Delavigne à l’autre bout, Hugo courtisant Pongerville, qui lui donne sa voix ; la grande conciliation universelle est en train de se faire ! Quelle comédie ! Dans les salons de M. de Rémusat tout passe, opposition, littérature, conservateurs : c’est une fureur de transaction, comme avant c’en était une de combat. Je n’ai jamais rien vu de si amusant ni de si bigarré. C’est Thiers, le grand escamoteur, qui a joué ce tour de passe-passe.

« Etant allé voir Mme Sand l’autre jour à deux heures, par le premier beau matin de printemps, comme elle sortait en voiture avec sa fille et Chopin, je l’ai accompagnée à la promenade et nous avons été au Bois de Boulogne entendre le bruit des pins dans une petite sapinière près de la mare d’Auteuil : nous y avons causé Suisse et canton de Vaud. Elle m’a questionné sur Mlle Doy, sa correspondante ; j’ai été discret ; nous avons parlé de vous, et je ne l’ai plus été du tout, chère Madame. Vous n’avez pas besoin de lui répondre, je lui ai fait Vos remercie-mens et amitiés. Ce que j’ai admiré, c’est que, durant ces trois heures de promenade printanière et sensée, elle n’a pas songé à me parler de sa pièce[17], qui se joue dans trois jours, et ne s’en est plus même souvenue : voilà un trait rare et qui compense bien des fautes d’écrivain ! Elle a vraiment tout mon cœur depuis cette reprise d’amitié.

« Nous poussons à la conciliation au sein de la Revue : voilà Duvergier de Hauranne qui y récrit ; nous attisons les cendres du Globe. Dans ces passes politiques périlleuses, c’est Rossi qui tient le gouvernail de la chronique avec grand succès (ne le nommez pas trop autour de vous). En un mot, ce n’est ici qu’alliances et rapprochemens.

« Je vous parlerai dans ma prochaine du canton de Vaud et de mes projets encore vagues de cette saison ; ces rayons renais-sans ont rallumé tout mon amour, qui ne s’était jamais refroidi, pour votre belle nature.

« A vous tous, chers amis, chère Madame. »


Vendredi, 10 avril 1840.

« Chère Madame,

« Me voilà encore négociateur, et presque officiel. M. Cousin, que j’ai vu hier à sa soirée, m’a retenu quand je sortais, et, avec une insistance qui me prouve sa résolution, malgré la foule des survenans, m’a dit (chaque phrase était coupée par une personne qu’on annonçait et qui venait saluer) : « Je suis au pied du mur, mon cher Sainte-Beuve, encore deux ou trois petites affaires et je m’occupe de celle de M… Je trouverai des difficultés en haut lieu, mais je les surmonterai. Maintenant, c’est de M. Mickiewicz qu’il faut que je sois sûr. Le prince Adam Czartoryski, probablement), de ses amis et des miens, me répond de sa prudence, de sa modération de conduite ; je sais d’ailleurs tous ses talens et ses vertus. Mais il y a ici un parti polonais : il importe que sa présence dans une chaire n’ait qu’un caractère scientifique. Qu’il soit sûr d’une chose : la seule présence de son nom sur l’affiche du Collège de France est un fait politique suffisant. Il faudrait donc que, par le choix de ses sujets d’abord, par la sévérité de sa parole, par son influence près de ses amis enfin, il remplisse cette convenance. Ce que je lui dirai en ministre, tâchez qu’on le lui dise en ami. J’ai envie d’une chose : dans quelques jours, tout simplement, de lui écrire, de ma belle main, le fait, le projet, notre désir… » Je l’y ai fort engagé, ajoutant que c’était la seule manière d’avoir de Mickiewicz, engagé là-bas, une réponse sur laquelle on pût compter ; que Mickiewicz ne pouvait même, dans sa situation, avoir un avis sur ce projet que d’après une information positive et officielle. Il va le faire dans quelques jours. En attendant, on prépare le rapport sur la fondation de la chaire, on amasse les documens sur le slave, et Barthélémy Saint-Hilaire est chargé de digérer tout cela en corps : il doit me le montrer dès que ce sera prêt. Voilà, mes chers amis, la situation. Votre devoir, ce me semble, est d’informer Mickiewicz et de le laisser dans la plénitude de sa réflexion Apres tout, cette dispute qu’on fait de lui au canton de Vaud ne peut être que glorieuse à ce digne canton qui a pris les devans. Vous verrez dans ma préface de Port-Royal, que vous recevrez dès qu’on aura la réponse de M. Ducloux, combien je suis Vaudois et de l’Académie de Lausanne toujours.

« A propos de cela, chers amis et chère Madame, me voilà en quête d’un gîte pour six ou huit mois encore : où vivre caché avec des livres, sans trop de dépense ? J’essaie toutes les combinaisons depuis Passy à la porte de Paris, jusqu’à Pouvray, de Mme de Tascher, jusqu’à quelque chambre qui donne sur ce beau lac si chéri. La difficulté est : 1° dans les livres dont j’ai besoin à tout moment ; 2° dans l’argent que j’ai à peine et que je ne puis gagner par des articles, faisant le Port-Royal.

« Pour les livres, j’emporterai avec moi une malle, et Lausanne (en y joignant M. Cassat et le libraire mystique, etc.) me fournirait les autres mieux que ville de France. Je pourrais même à la rigueur en tirer de la Bibliothèque du Roi, de Paris.

« Quant à l’argent, si on trouvait une petite chambre ou deux petites chambres en maison sûre, sans bruit, sans punaises, sans voisin, sans fumée, où l’on pût vivre dans un rigoureux incognito, ne venant que chez vous à de certaines heures, peut-être ! car il faut quitter absolument Paris dans trois semaines, et je ne sais où aller.

« J’ai vieilli, je souffre un peu de corps, de poitrine, surtout de cerveau : j’ai besoin de repos, de travail suivi, de solitude rigoureuse.

« L’histoire du comte de Saint-Julien est charmante, j’en avais un arrière-souvenir de l’avoir entendue de M. Ducloux. Son fils est un jeune homme charmant aussi, mais je vois que la fin de tout ceci est comme toutes les fins : il faut fermer le roman à temps.

« Nous, chère Madame, qui ne faisons pas un roman du tout, mais une histoire douce et sage, il ne faut pas fermer, mais lire toujours davantage, et voilà comment votre lac me rappelle si aisément, quoique je ne sache encore si cela sera. Mais voyez en attendant. Je me livre à votre amitié.

« A vous et aux chers petits. »


Mardi, 28 avril 1840.

« Chère Madame, chers amis, je suis bien en retard et en négligence, ce semble, avec vous ; il n’y a pas de ma faute ; j’achève de tout à l’heure seulement un grand article Nodier pour la Revue, qui m’occupe depuis quinze jours sans relâche. Mon Port-Royal est publié et en route vers vous : il y a trois exemplaires de moi, l’un pour vous, l’un pour M. Monnard, l’autre pour M. Vinet ; le reste est de Renduel à M. Ducloux. Ce livre réussit fort ici et surpasse mes désirs. M. Royer-Collard, le patron de la chose, a donné le ton en en parlant tout haut, et nos belles dames ou nos beaux messieurs jasent à ravir depuis huit jours de la Mère Angélique.

« Vous savez de Mickiewicz plus ou autant que moi. Je n’ai pas eu le temps de revoir M. Cousin, le rapport sur la chaire slave a paru sans que j’eusse à m’en occuper ; les journaux vont leur train, et le public est saisi de l’affaire. Il ne faut pas oublier une chose, c’est qu’il serait possible que la Chambre, qui n’avait pas été sondée à l’avance et qui ne savait ce que c’était que le slave (quand on a prononcé tous les noms de dialectes, cela les a fait rire), ne votât pas le projet de loi. Je dis que ce serait possible, et Mickiewicz doit prévoir ce cas dans son attitude là-bas ; il ne faut pas qu’il se prononce avant le vote. J’espère pourtant que son nom fera voter la loi. — De plus, il y a ici d’autres noms mis en avant comme capables, à son refus, de la chaire : quand une place est créée, il ne manque jamais de gens capables ; on cite deux noms, ce me semble, qui, au besoin, pourraient être assez appuyés ; il ne faut donc pas qu’il se prononce là-bas avant d’avoir eu à se prononcer officiellement par devers M. Cousin. « Vous aurez reçu par la poste un petit volume de vers qui m’a donné de la satisfaction paternelle, à le voir si joliment imprimé. Je n’ai pas encore reçu votre envoi par Risler ; pourquoi si tard ?

« Quant au point auquel vous et moi pensons le plus, au départ, je n’ose dire encore ; le grand obstacle est : 1° ma mère et son âge ; 2° les livres à charrier, et pas tous encore. Je pars officiellement depuis le 1er mai, c’est-à-dire dans trois jours ; je n’y serai plus pour personne. Mme Pellegrin (mère de Mme Gaillard)[18]m’offre Précy. Si c’était possible, je resterais caché dans mon galetas, ici, ne sortant que de nuit et labourant tout le jour sans voir personne que la bonne de ma mère pour guichetière[19]. Mais je crains que ce ne soit là un roman, malgré ma volonté. Voilà ma situation vraie, chers amis, dans toute sa flottaison. Comme, à partir du 1er mai, je serai tout à ma réflexion solitaire, je me fixerai vite et, une fois fixé à un but, je m’y tiendrai.

« Permettez-moi, chers amis, de ne pas répondre jusque-là à ces arrangemens qui seraient si doux et si faciles, moi une fois sur les lieux.

« J’ai dîné, il y a quelque temps, avec M. Rigaud, l’ex-syndic de Genève, chez M. de Salvandy. Il m’a appris le malheur de M. Diodati. — M. Rigaud m’a fait au dîner un sensible plaisir : on l’interrogeait sur Genève, sur le Valais ; quelqu’un passant la frontière lui fit une question sur le canton de Vaud, il allait répondre, quand, se tournant vers moi, il me passa la parole en disant : « Mais voilà M. Sainte-Beuve qui pourra vous répondre mieux que moi. » Mon orgueil vaudois s’est redressé et j’ai souri et rougi.

« Comment vont vos santés, vous, Madame, qui êtes en souffrance permanente, et Olivier, qui était fatigué à l’autre lettre ? Parlez-moi des enfans, d’Eysins, d’Aigle, de tous nos amis, même des on-dit et du comte de Saint-Julien ou de tout autre. — La pièce de Mme Sand passe demain et l’on attend d’un jour à l’autre Rayons et Ombres de Hugo.

« A vous, chère Madame et cher ami, aux vôtres. »


16 mai 1840.

« Chère Madame,

« Rien de nouveau sur Mickiewicz. Cousin, que j’ai revu et qui avait reçu sa lettre, m’a dit qu’il comptait (après l’explication qu’il avait donnée à la commission) que la loi passerait, au moins en ce qui concernait la chaire slave.

« J’ai reçu enfin le petit volume de Poésie chrétienne et la biographie de M. Manuel. Remerciez bien M. Monnard du plaisir qu’il m’a fait[20]. Je lis avec plaisir et grignote en tous sens ce petit volume de poésies où il y en a tant de rares et d’imprévues. Que celle de M. Vinet me touche : D’où vient, Seigneur ! Cela, bien chanté, doit faire éclater en larmes. Comme vous êtes savante, chère Madame, et ingénieuse critique, d’avoir composé ce volume ainsi ! On est donc tout dans ce cher canton de Vaud.

« J’y voudrais être : mais les livres, les notes à chaque page, les manuscrits à vérifier (j’en ai deux ou trois volumes in-folio sur ma table, qui longent mon récit), tout cela est bien difficile à porter. Je me le dis et j’en souffre : ma solitude, si courte que je la fasse ici, est incomplète et pénible. Mes amis m’en veulent de ce que je n’y vais pas. Je me brouille avec aucuns. Le plus simple sera peut-être à un certain moment où je n’y pourrai plus tenir de chaleur, d’ennui, de travail et de brouilleries, d’aller passer quinze jours là-bas sans livres. Vous voyez que je bats la campagne et suis moins maître que jamais ; au fait, quelque chose de tout cela se fera.

« Je ne conçois pas que vous n’ayez pas encore reçu ces Port-Royal : on disait que ce serait à Lausanne dans huit jours.

« Le cher Olivier est bien bon de mettre de longs post-scriptum à vos courts billets. Quand il y mêle le nom de Mlle Sylvie, malgré le sourire narquois et vaudois du messager, j’accepte l’augure et je crois comme si… je croyais encore. Mais non, je ne crois plus à toutes ces choses où il se glisse un brin de tendre. Je ne suis plus qu’un caustique qui se contente d’être moins méchant au fond qu’il ne paraît.

« Je n’ai pas encore lu le volume de Victor Hugo. Pour Cosima, notre bravoure de chevalier ne nous a pas empêchés d’être battus à plate couture, mais en chevalerie ces petits accidens-là ne tirent pas à conséquence. On se relève de dessus l’herbe un peu bosselé, un peu chiffonné, et tout est dit.

« Amitiés à tous, à ceux qui se souviennent de moi, aux deux bouts du lac ; baisers aux quatre joues roses.

« A vous, chère Madame et cher Olivier.

« Mille choses à Lèbre : que fait-il ? va-t-il encore à Clarens ? »


27 mai 1840.

« Cher ami et chère Madame,

« J’ai reçu des complimens par ces deux lettres, mais pas si doux que les vôtres assurément. Ici, cela a été très bien : j’ai pour moi M. Royer-Collard et Janin et l’entre-deux. Aussi je crains fort qu’aux volumes suivans, on n’attende trop et qu’on ne crie à la décadence. Nos journaux n’ont encore rien dit du tout, mais, en littérature comme en tout, ils ne disent qu’après ou à côté. Il ne faut pas s’en soucier.

« Qu’est-ce que ce Courrier suisse qui est éclos[21], est-il à M. Druey ou à M. Monnard ? Que m’avez-vous dit une fois, Madame, des poésies de M. Delâtre ? est-il de Lausanne ? précisez tout cela un peu[22].

« Ici, le ministère tient : la loi sur le slave n’a pas encore été discutée. On a rogné hier à la Chambre un million (sur deux proposés) pour la translation de Napoléon : c’est là le bruit à la mode. Polyeucte a été joué par Mlle Rachel et les autres comédiens français avec fin succès inimaginable. Ce n’avait pas été joué depuis plus de vingt ans : cela paraît la plus belle pièce du monde et presque d’un bout à l’autre ; il y a foule, applaudissemens, on suit dans son livre pour ne rien perdre. Le malheur est que la charmante, noble et simple Rachel se fatigue beaucoup et a peine à suffire.

« Marmier va partir pour la Hollande avec une mission de M. de Rémusat pour prétexte, mais en réalité pour compléter ses études sur le Nord et faire un livre sur la littérature hollandaise : ce sera neuf et joli.

« Les Rayons et les Ombres ont paru ; il y a de très belles choses, d’aussi belles que jamais, mais aussi de plus détestables. A côté de vers charmans sur l’amour :

Aimer, c’est croire au rayon,
c’est regarder à l’étoile,
c’est mettre la main à ce qui bout.

« N’est-ce pas comme si, au milieu d’un beau salon, on apportait tout d’un coup une marmite ? Il y a beaucoup de ces incongruités-là. Ce ne sont plus des taches, ce sont des immondices.

« Lamartine, qui décidément est un grand orateur politique, a une tragédie en train pour Mlle Rachel : le sujet en est Toussaint-Louverture et l’émancipation des noirs.

« Voilà des nouvelles, chère Madame, en réponse des vôtres. Mais tâchez donc d’être mieux et de vous ressentir du printemps.

« Mille tendresses à Olivier et à Doudou, Aloys étant absent.

« Voici une lettre pour Mme Herminie : si elle est encore à Rolle, veuillez y mettre l’adresse et l’envoyer. J’écrirai à M. Vinet dans la prochaine. Remerciez bien Mme Régnier de son doux suffrage. »


Mardi, 9 juin 1840.

« C’est égal, je n’y comprends rien ; et si je tenais M. Besancenet ou M. Pellis, il faudrait bien qu’ils missent un nom scientifique à ce mal-là. Permis à vous de l’ignorer, belle Dame, mais tout a un nom. — Savez-vous que, d’ici à très peu de jours, l’affaire de Mickiewicz va passer à la Chambre ? Mais Cousin a si mal défendu jusqu’ici son budget, que je crains, si, ce jour-là, la Chambre est en veine d’économie. Il s’est fait grand tort sur un point, c’est en ayant Mme C… publiquement pour maîtresse : elle est enceinte, il a été à Nanterre pour la nourrice. Ce polisson d’Alphonse Karr, dans ses Guêpes, a raconté tout cela. De plus, Cousin est malade, fatigué, de sorte que ce vote, dans l’état où est la Chambre, avec la moitié des députés qui décampent, dépend un peu d’un coup de dés. Je m’effraye peut-être trop ; mais, de plus, quand la loi passerait, il n’est pas très sûr que Cousin puisse rester longtemps et soit là pour en surveiller les suites par rapport à Mickiewicz. Comme, dans tous les cas, ce serait Thiers qui aurait la haute main, on serait sûr par lui d’un résultat. Ce sont toujours des lenteurs et des chances.

« Je travaille peu et suis très fatigué : je passe la journée seul à rêver, à dormir, à émietter quelque livre. Je dîne chez Pinson ou en ville, car depuis un mois la bonne de ma mère a été assez gravement malade. Je vais assez dans le monde et j’observe. J’ai hier dîné avec Mme Sand et avant-hier chez M. Thiers. Buloz me demandant à cor et à cris une nouvelle, je me suis à peu près décidé à lui faire M. de ***[23], vous savez ? cette histoire d’Orbe, chère Madame. Ne soyez pas trop sévère, si j’en gâte quelque chose. Ecrivez-moi à temps vos pensées là-dessus, s’il vous plaît. En mettant la scène dans le pays de Vaud vers 1793, on y était encore sous la domination bernoise, n’est-ce pas ? on était sous des baillis comme Bonstetten[24] ? J’ai envie de faire faire à la demoiselle et au monsieur le voyage des Ormonts ; les Ormonts étaient alors partie du pays de Vaud, n’est-ce pas ? et sous Berne ? La Gruyère était à Fribourg, n’est-ce pas ? Pour qu’ils se marient, lui étant catholique, ne pourrait-elle pas l’être aussi, par une certaine combinaison de famille (son père serait catholique et sa mère protestante) qui lui permettrait d’avoir cependant toute la pureté vaudoise et même cette raideur de la seconde virginité ? Mais je n’ai rien d’arrêté là-dessus. Si la plume vous fatigue, dictez à Olivier vos vues sur mes questions, ou laissez-les-lui deviner.

« Marmier repart après-demain pour un long voyage, il visite d’abord ses parens près de Colmar, et de là va en Hollande, où il restera l’hiver. Il y fera un volume sur la littérature de ce pays. M. de Rémusat lui a donné comme prétexte une mission pour les archives ; moyennant cela, il clora son cycle du Nord.

« Quand vous aurez le temps de lire un roman, chère Madame, et que vous n’en craindrez pas les émotions, lisez Léonore de Biran, de Mme de Cubières, femme de notre ministre de la Guerre ; Jay vous aura cela, c’est à lire, et Marie d"Enambuc de Mme Reybaud, aussi (Revue des Deux Mondes).

« Vous devriez bien me raconter quelques-unes de ces conversations d’Aloys et de Doudou, qui rappellent le monde enfant et les bégaiemens de l’Eden. Je suis sûr que, malgré tous vos maux de nerfs, cela ne vous fatiguerait pas.

« Donnez-moi aussi quelques détails, cher Olivier, sur vos travaux, sur l’Académie, sur votre histoire surtout[25]. Je ne vous parle pas de tant de personnes dont je me souviens pourtant si bien. Comment va le genou de M. Frossard ?

« Adieu, chers amis, baisers aux enfans ; bonjour à Eysins et à Aigle et plus près à M. Ruchet qui paraît devoir être chez vous. »


20 juin 1840.

« Chère Madame,

« La chaire est votée et à une belle majorité : c’est très heureux. Cousin n’était guère sûr de la chose quelques jours auparavant ; il suffisait d’une boutade de la Chambre pour ajourner à l’année prochaine, c’est-à-dire après l’an 40. Hier Cousin m’a dit, en me faisant participer à son triomphe : Eh bien ! notre chaire est votée, — il n’y a donc plus qu’à quitter Mickiewicz. Cependant la chose n’a point eu ici le caractère politique et l’hommage à la Pologne que j’aurais voulu. N’importe : il faut que les destins aient leur cours et que la Pologne, en attendant le réveil (s’il doit y en avoir), campe à Paris.

« Que vous êtes bonne et attentive (Olivier et vous) dans tous les renseignemens ! La nouvelle se trouve encore ajournée ; j’aimerais n’écrire ces choses-là que sur les lieux mêmes, près de vous, mais les destins parlent parfois à mon oreille, et j’obéis à Buloz-Rhadamanthe.

« Oui, je vis dans une mondanité déterminée ; avec deux santés, une chétive et gisante jusqu’à quatre heures de l’après-midi ; l’autre vive et curieuse de quatre heures à minuit. Je vais où on m’invite, n’importe où, je fais des projets, je suis en colère continuellement à propos de tout ce qui me révolte ; la colère est de l’amour rentré bien souvent, et, comme voilà le soleil et la saison d’aimer, je passe tout en colère et me dédommage, par là.

« A propos, savez-vous. que Mme C…, insultée par Karr dans ses Guêpes, est allée chez lui et lui a donné un coup de couteau qui a glissé, bien que, dit-elle, elle ail frappé ferme. Karr était tremblant et l’a priée que cela restât entre eux. On commence pourtant à en parler, mais la justice, je crois, s’abstiendra ; honneur à Mme C… et aux Charlotte Corday :


O vertu, le poignard !


« Elle a fait ce coup étant enceinte de huit mois et demi, qu’en dites-vous ?

« Le dialogue des enfans est adorable : envoyez-m’en comme cela encore. Je raconte cela aux momens où je ne suis pas en colère, ce qui arrive bien encore quelquefois.

« Mme de Tascher part bientôt pour Pouvray et veut m’emmener ; je résiste, sans dire non, c’est une manière plus sûre de résister. Mais voilà que je dis leur secret aux femmes.

« Je suis bien participant de cœur aux succès de M. Ruchet ; qu’il devienne donc aussi conseiller d’Etat ; il faut se mettre en selle quand le moment est venu, et ne plus poser pied à terre que quand on vous y jette.

« Le pauvre M. Daunou en est bien près : il se meurt vraiment d’un mal de vessie ; ce sera une grande perte et encore prématurée malgré ses soixante-dix-neuf ans.

« Je lirai M. Diodati[26]dès que j’atteindrai cette Bibliothèque : dites-lui, en attendant, toute ma reconnaissance.

« Adieu, chère Madame et amie, je crains que ma gaieté ne vous ennuie, car vous verrez bien qu’elle est factice et qu’il n’y a de bonheur que plus près de vous. »


Vendredi, 10 juillet 1840.

« Vous me grondez, chère Madame et amie, et c’est bien mal, car, grondé que je suis par moi-même, si vous y ajoutez votre blâme, je n’ai plus de recours et suis en complète despondence. Pour finir les affaires, la Chambre de Paris a hier voté la loi slave ; il n’y a plus maintenant que la signature de Louis-Philippe à obtenir pour Mickiewicz. Dans tout ceci, je ne crois pas avoir fait défection, mais simple commission. On m’a chargé de dire, J’ai dit ; j’ai été boîte aux lettres, très fidèle et impartiale, voilà tout. Au fond, Mickiewicz va avoir ici au Collège de France 5 000 francs pour trois leçons par semaine, sans aucun soin ni devoir administratif ou universitaire. On y joindra, en le chargeant de dresser un catalogue raisonné des manuscrits slaves qui sont à la bibliothèque du Roi, un surcroît d’appointemens de 2 000 francs à peu près ou peut-être 3 000. C’est du moins le projet de M. Cousin. Avec cela, mettez-y le côté national et polonais qu’il représente. A moins d’un choix très déclaré de sa part pour Lausanne, était-il permis à ses amis de le retenir ? Vous-même l’avez senti avec votre parfaite délicatesse. Il eût fallu, pour nous enhardir, qu’il ne voulût pas. Or, il voulait, il veut tout bas ; les tracas académiques l’ennuient, il se trouve surchargé du nombre de leçons et des autres devoirs. Je l’ai su ici par Faucher, son allié (beau-frère, je crois). Donc laissons, et que les destins s’accomplissent.

« Je ne sais si les miens s’accompliront jamais : je suis fort souffrant au fond et d’une force vitale bien accablée : je ne puis travailler réellement et la vie que je mène, peu fatigante d’ailleurs, est quasi une distraction que je m’impose ou du moins que je me permets faute de mieux. Mon cerveau est, à la lettre, sur les dents ; ces atroces mœurs que je vois de près me dégoûtent et flétrissent au dedans toute idéale pensée. Il y faut rester plongé, et l’ironie alors, aussi froide que possible, est le seul état convenable. Item, il faut vivre, dit très bien M. Dormond. Je crois que je vais sauter le pas et accepter une place de bibliothécaire qui probablement va être vacante par suite des mouvemens que cause le remplacement de M. Daunou[27]. Au moins je ne serai plus dans la rue qui n’est plus tenable. Je serai dedans et protégé, mais adieu liberté, fantaisie, loisir ! Cela me coûte moins au reste aujourd’hui que j’ai dit depuis déjà longtemps :


Plus d’amour, partant plus de joie !


« J’aurai toujours des vacances vers septembre, dans cette nouvelle condition, et, en ayant moins, peut-être en userai-je mieux.

« Le seul plaisir que j’aie eu depuis peu, c’est de rencontrer La Moricière, notre héros du jour, qui est arrivé depuis peu d’Afrique, et le plus jeune de nos généraux. C’est un nom tout populaire, les enfans savent son nom et courent après lui ; et j’ai fait comme les enfans. Vous savez tous mes instincts belliqueux ; continuez d’en sourire.

« J’ai reçu, je ne sais par qui, les vers de M. Delâtre. J’ai lu l’éloge de M. Porchat. Voyez-vous, la gloire n’est pas de ce monde. Le succès est au sot comme au fin, il est à tout le monde et c’est pour cela qu’il est fait. On me dit qu’il y a dans la Gazette d’Augsbourg un article où j’étais comparé à Planche et à Janin : quoi que je fasse en critique, c’est là le comble de la gloire où j’atteindrai. Vos Deux Voix et les fables de M. Porchat seront appareillées tout de même, et cela par les mains les plus habiles et les plus délicates. Après quoi, il n’y a qu’à se tourner vers Dieu, la seule gloire, ou vers l’ironie, la seule vérité après Dieu.

« Donnez-moi des nouvelles de votre santé, chère Madame ; j’embrasse Olivier, les petits, je serre la main à Lèbre, et, après tous les tributs de cœur payés aux deux bouts du lac, je vous prie d’offrir de loin mes respects à M. Erskine.

« A vous, chers amis. »


3 août 1840.

« Chère Madame,

« Votre lettre m’a fait grand plaisir, surtout par l’idée que votre santé était bien, que l’aplomb était retrouvé, que cette organisation de Romaine que vous avez reçue de la nature triomphe sans peine cette fois des nerfs et autres superstitions acquises, bref que tout se passera aisément, promptement, à bonne fin.

« Nous sommes ici dans des émotions d’un autre genre, dans ces émotions belliqueuses que vous savez que j’aime tant et qui, cette fois, pourraient avoir quelque velléité sérieuse plus qu’en d’autres circonstances, ô noble Helvétienne. Dites à Olivier qu’il lise (à titre d’historien) l’article de la dernière Revue des Deux Mondes du 1er août, intitulé : Espagne, Orient, signé XXX. C’est là la pensée vraie et directe du Cabinet[28]. Pour moi, je ne suis pourtant pas si belliqueux que de sortir de mon Port-Royal : vous en verrez trace dans cette même Revue. Pourtant j’avance peu : je vais à très petits pas, et ma pensée n’est point sans bien des partages et même plus d’un souci. Je porte la peine de toute ma vie antérieure, en arrivant aux saisons déjà nues, auxquelles j’étais si peu préparé. Je ne sais rien absolument de nouveau sur Mickiewicz, n’ayant pas vu M. Cousin depuis près d’un mois. L’autre soir, par le beau Paris d’été un peu désert, et en veine de souvenirs, je me suis acheminé vers Emile Deschamps, que je n’avais vu depuis des années, je crois. Je l’ai trouvé seul avec sa femme, devant un grand tiroir plein de vers et les limant. Nous en avons lu, nous avons causé du passé et du présent, c’est-à-dire de vous ; j’ai récité de mémoire ceux de vos vers que je sais (j’en sais, chère Madame) ; enfin, il était onze heures et un quart du soir que je ne songeais pas à m’en aller. Mais en voilà pour un an ou deux peut-être encore. De Vigny est décidément à sec, en pure adoration stérile de lui-même et de ses sept volumes d’Œuvres complètes qui ne bougent de dessus sa table. Le second article de M. Vinet sur Hugo m’a plu bien mieux que le premier. Mme Sand passe au communisme, à la prédication des ouvriers : son futur roman sera, je le crains, dans ce sens.


« Musset fait des vers charmans et semble redevenu un homme bien portant en même temps que son goût est de plus en plus sain. La Colomba de Mérimée est un chef-d’œuvre qui a réuni ici tous les suffrages. On n’a parlé que de cela durant quinze jours en tous lieux. Je ne connais rien de lui de si beau, de si parfait, de si fin : n’en pensez-vous pas ainsi ?

« Envoyez à M. Ruchet tous mes respects en diète s’il y est encore, mes humbles et respectueuses tendresses à Mlle Sylvie, pour peu qu’elle les reçoive. Faites-en autant, selon les mesures et les proportions que vous savez, pour Mme Régnier, Mm<s Forel, Mlle Herminie, Mme Hare, Mme Clara.

« Je salue bien respectueusement vos bons parens d’Eysins, M. Urbain et sa femme, tous enfin. Dites-moi des dialogues d’Aloys et de Doudou, s’ils en font encore. Lèbre vous viendra cette fois, j’espère.

« Quant à nos amis moins rapprochés et dont je pourrais faire l’énumération, soyez assez sûrs que je ne les oublie pas, pour leur faire mes complimens à la rencontre.

« A vous, chère Madame et cher Olivier, de tout cœur. »


1er septembre 1840.

« Cher Olivier,

C’est à vous que j’écris, craignant que Mme Olivier ne soit en couches, l’espérant aussi, afin que ce cap de tourmente soit passé : j’espère qu’à l’heure qu’il est vous êtes heureux et rassuré. Vous me le direz aussitôt ; il me semble impossible que cela tarde encore.

« Je vous aurais écrit ces jours précédens, si moi, mon cher ami, je ne me trouvais très malheureux. Un petit bout d’imprimé poétique[29](tiré à trois ou quatre exemplaires) et que vous ne montrerez à personne vous apprendra avant peu le fil intérieur des sentimens auxquels je fais allusion : vous le recevrez par la poste et le mettrez dans les Arcana. Voici le fait prosaïque, cher ami : je me flattais depuis quelques mois d’un bonheur charmant, et enfin d’un bonheur permis. Je croyais avoir trouvé, il me semblait qu’on me répondait ; il me semblait que mon plus grand ennemi était en moi-même, dans mon habitude incurable d’indépendance. J’ai lutté contre moi, contre mes idées, j’avais compris le mariage : cette place que j’ai prise n’était que pour avoir droit de me présenter[30]. Eh bien ! j’ai été refusé, — avec grâce, mais, je le crains, sans retour. La douleur que j’en ai éprouvée et que j’en éprouve est inexprimable ; imaginez que j’y suis retourné malgré moi dès le surlendemain du refus, j’y retournerai, qui sait ? ce soir même. L’objet est des plus purs, des plus dignes ; mais mes vers vous diront cela.

« Ainsi, cher ami, au moment où vous êtes inquiet ou heureux, je ne suis plus ni l’un ni l’autre, mais abattu net[31]. J’ai erré ces trois jours durant comme un chien sous le soleil : Hæret lateri arundo.

« Je ne garderai pas cette place (entre nous), mais seulement un an ou deux pour me refaire. Si je puis être de l’Académie, avec le peu que j’aurai de ma pauvre mère, je quitterai un jour Paris, je serai riche en Suisse, j’y vieillirai en face de vos montagnes et vous me les montrerez en silence bleues et mornes comme ce certain soir que vous savez. Voilà mes pensées. Mais j’ai besoin des vôtres, de savoir l’état de Mme Olivier ; dites-moi où elle en est. Je lui écrirai dans peu de jours, mais je voudrais auparavant une réponse de vous.

« J’ai écrit à M. Diodati, dont j’ai lu l’article si bienveillant sur moi.

« A vous de cœur et à tous les vôtres, cher Olivier, »


Mercredi, 2 septembre.

« Cher ami,

« Je reçois votre lettre, non pas au réveil, bien que ce soit tout au matin ; enfin voilà, j’espère, un accouchement heureux et les suites aussi le seront, tout me le dit : les préambules se sont trop bien passés. Or çà, quel clan des Olivier, quelle milice helvétique vous allez faire ! Comment nommerai-je celui-ci ? Charles, je crois : car Mme Olivier s’appelle Caroline. Pour moi, Charles-Augustin. Merci d’avoir si bien compris mon offre du cœur[32].

« Quels beaux vers ! mais en confidence, cher matois, ils sont de vous, car vous avez le burin aussi. Je voudrais fend le ciel en courroux, au lieu de l’espace. Garderez-vous donc Mickiewicz ? Je croyais la bataille perdue. C’est bien plus beau de regagner une bataille perdue que de la gagner tout d’abord. Qu’a répondu Mickiewicz ? Car, aux poètes comme aux femmes, il faut donner les vers qu’on fait pour eux.

« M. Ruchet n’était pas encore conseiller d’Etat à la dernière lettre de Mme Olivier. L’y voilà ; à la bonne heure ! Tôt ou tard, il faut quitter la chasse au chamois.

« Ma Mazarine, c’est 4 000 francs par an, plus un logement dans les bâtimens de l’Institut. Je n’aurai guère ce logement que dans cinq ou six mois. Le directeur est M. de Féletz, ancien rédacteur des Débats. Sous son administration de confrère, sont ex aequo en pouvoir, mais non en appointemens, cinq conservateurs, un abbé Guillon, qui a quatre-vingts ans passés et n’y paraît plus, Sacy, des Débats, Chasles, un M. Pignollet, et moi. Sacy et moi, sommes les mieux payés : cette inégalité dépend purement du hasard de celui qu’on remplace ; M. Naudet avait un bon lot, et je l’ai eu.

« On est donc (M. Guillon et M. de Féletz ne prenant guère part active) en tétrarchie, chacun son jour de séance de dix heures à trois heures, au public, quel ennui ! mais c’est tout.

« Pardon ! et la garde nationale ! ! !

« Voilà pour votre amitié qui s’intéresse à cela tout autant que ma mère, la seule de nous deux qui en soit joyeuse. Embrassez les chers aimés, et que la maman embrasse pour moi le petit Charlot ! Mille tendresses à Mme Olivier et à tous, et à vous, cher ami, et père glorieux. »


20 septembre 1840.

« Cher Olivier,

« C’est encore à vous que j’écris jusqu’à ce que Mme Olivier m’ait certifié de sa belle main qu’il n’est plus question d’aucun bobo et que tout est dans l’ordre accoutumé. J’espère que vous êtes toujours bien, petit, père et mère. M. Zündel, que j’ai vu l’autre matin, avait reçu une lettre de vous. J’ai oublié dans les dernières de faire compliment à M. Urbain de son héritage à mi-côte : est-il toujours à ce château qu’il faisait valoir ? où va-t-il se retirer tout à fait dans ses loyers de propriétaire ? Dites-moi des nouvelles de ce côté.

« Puisque ces vers sont de Mme Olivier, c’est que, poète comme elle a toujours été, elle a pris près de vous une main plus ferme, un peu de ce gantelet qui ne nuit en rien aux naturelles beautés. Honneur à tous deux !

« J’ai commencé avant-hier pour la première fois mon service : cinq heures sans autre chose que de répondre à tout venant ; je m’en suis tiré assez bien pour cette première fois. Allons, je serai libraire et bouquiniste très achalandé tous les trois et quatre jours ; le reste du temps je serai cachément ce que je pourrai, ou poète, ou rien du tout.

« Vous n’avez pas reçu par la poste cette feuille imprimée, parce que le remords d’indignation m’a pris : elle seule l’a eue entre les mains, c’est assez[33].

« J’ai des projets d’étude, car j’ai toujours eu si peu de temps pour étudier ; je veux savoir l’espagnol, me remettre au grec[34]. De tout cela, il ne se fera peut-être rien, car le vent change vite sur ma tête, et peu m’importe qu’il change, puisque je suis au port (me dit-on), et moi, je me dis : puisqu’il n’est plus de port pour moi.

« Le canton de Vaud l’eût été : pourquoi s’est-il trouvé si loin de mes racines, ce lieu de douceur où l’arbre sentait sa cime si heureusement exposée et où il eût pu refleurir par de meilleurs rameaux ? Ma mère, tout bas ennemie (en mère jalouse) de tout ce que j’aime ; l’absence de fortune et de moyens de vivre là-bas sans travail, sans emploi, c’est-à-dire sans ce qui gâtait le séjour ; les astres, enfin, qui ne permettent pas qu’on vive deux vies et qu’on ait sous le soleil deux jeunesses, tout cela s’est opposé à des vœux qui étaient bien vrais, et qui, à un moment, me semblaient comme à vous si possibles. Maintenant, qu’est-ce ? Un court mois de vacances dans tout un an ; et les liens d’ici, les plantes parasites et grimpantes qui vont avoir le temps de m’enlacer, de me clouer. Car me voilà immobile et exposé comme une souche. Il s’y viendra tout loger, hors le nid d’abeilles.

« Adieu, cher ami, que nos cœurs du moins s’entendent ; des nouvelles de Mme Olivier, s’il vous plaît, et toute sorte d’amitiés à tous. »


Mercredi, 21 octobre 1840.

« Je reçois votre lettre, chère Madame, avec le sentiment, en effet, de ma très grande faute. J’ai été profondément découragé, maussade, et, je vous le dis tout bas, méchant : méchant à moi-même, et par conséquent muet aux amis, et aux meilleurs. Cette méchanceté en ce qui me concerne n’est pas encore passée, et il m’en restera, je le crains, un grand fonds pour longtemps encore. Mais je dissimulerai.

« Dites-moi de bonnes choses, j’en ai peu à vous dire d’ici. La politique va tristement. Thiers a été un peu jusqu’ici au-dessous de la position qu’il a soulevée. Peut-être a-t-il voulu attendre les Chambres pour avoir raison avec plus d’éclat.

« Il a contre lui les conservateurs, il a contre lui le parti démocratique, et le Roi n’est pas pour lui. Mais je vous ennuie de mes craintes ; dans ce moment, cet état de choses en France est une de mes douleurs. J’en aurais pourtant bien assez sans cela.

« Ce qui n’en est pas une, c’est l’incroyable cynisme d’attaques dont nous, la Revue, et votre ami en particulier, sont l’objet depuis quelques mois.

« Mais, à voir ce qui se passe de tous côtés et au-dessus de soi, on n’a pas droit de se plaindre.

« Je n’ai pas encore vu Lèbre, ni reçu le manuscrit. Je ferai comme vous désirez, j’espère qu’il n’est pas parti. Je n’ai pas encore vu Mickiewicz. Voici un sonnet imité de Ruckert qui vous paraîtra peut-être avoir un lointain écho de ranz des vaches :

Et moi, je fus aussi pasteur en Arcadie,
J’y fus ou j’y dois être, et c’est là mon berceau,
Mais l’exil m’en arrache : à l’arbuste, au roseau
Je vais redemandant flûtes et mélodie.

Où donc est mon vallon ? partout je le mendie,
Une femme aux doux yeux qui montait le coteau :
« Suis-moi, dit-elle, allons à ton vallon si beau. »
Je crois, elle m’entraîne et fuit. O perfidie !

Une autre femme vient et me dit à son tour :
« Celle qui t’a trompé, c’est Promesse d’amour ;
Moi je suis Poésie et n’ai point de mensonge.

Dans ta chère Arcadie, au-delà du réel,
Je le puis emporter, et sur un arc-en-ciel,
Mais d’esprit seulement, — vois s’il suffit du songe[35] ? »

« Il est vrai que mon cœur répond non sans hésiter. »


Jeudi, 19 novembre 1840.

« Chère Madame,

« Je suis bien en retard avec vous, mais ce n’est pas ma pensée qui a fait faute. Lèbre[36], qui est maintenant un témoin, pourra vous dire comme ici les jours et les semaines vont plus vite que torrent : je me suis un peu laissé entraîner à la dérive. J’aurais voulu ne répondre à l’envoi du second article que par un numéro de Revue où il se serait trouvé inséré ; par malheur, je crains que cela ne se puisse : l’idée en est très ingénieuse et jolie : Voltaire n’a fait qu’une idylle en Suisse et c’est à Lausanne qu’il l’a faite. Seulement, pour le point de vue de Paris, il aurait fallu absolument insister plus sur Voltaire, et moins sur Lausanne[37]. Pour le monde d’ici, la bordure du cadre tient trop de place : l’épisode sur les Calandrini ne serait pas entendu, on connaît à peine Aïssé ; on la connaît bien moins que chez vous. En un mot, l’article, excellent s’il était imprimé dans un recueil du pays, ne me paraît pas pointé juste pour ici. Si bon arbalétrier et arquebusier qu’on soit (et vous l’êtes), il est excusable de ne pas mettre dans le trou à cette distance. La réponse à la question que vous m’adressez, chère Madame, est toute dans la solution de cette difficulté. Un article de Revue est comme un mets de restaurateur, servi un peu à la minute : le fond est le même partout où l’on vit sainement, mais l’assaisonnement varie ; il faut ici celui du jour, du matin. Comment le deviner de si loin ? Voilà ma seule crainte.

« J’ai eu le plaisir de dîner hier avec Lèbre ; le soir, nous sommes allés à une première représentation de Scribe. C’était une de ses plus jolies pièces : j’ai peur seulement qu’elle n’ait paru trop mièvre et plus que badine à qui habite dans le Shah-Nameh et dans les épopées d’Orient. Enfin, c’était une de nos meilleures comédies depuis longtemps.

« Ce qui m’a fait moins plaisir à dîner, c’est qu’il n’avait pas de nouvelles à me donner de vous, ni des chers petits, ni du petit Charles, à qui j’ai pensé le jour baptismal et depuis.

« Lèbre m’a fait lire l’article de M. Chavannes qui m’a touché beaucoup : je tâcherai de remplir son desideratum sur la querelle d’Arnauld avec Jurieu[38]. Je lui écris un mot que vous serez bien bonne de lui faire tenir.

« Embrassez pour moi vos chers enfans, chère Madame. Je serre la main à Olivier et envoie des souvenirs aux amis d’Aigle et d’Eysins, et aussi depuis La Saraz et Bury, jusqu’à Crissier. »


1er décembre 1840.

« Cher Olivier,

« Je recevais votre aimable lettre en même temps que Mme Olivier en recevait une de moi qui vous portait mes excuses. Ne faites jamais sur mon compte de telles suppositions, je vous en prie, dussé-je être le plus muet des amis. Il s’est opéré et il s’opère encore en moi des révolutions bien tristes : la joie du cœur a sombré, et le cœur*aussi, je le crains, au moins pour un moment. Il existe encore, mais au fond de l’abîme, et je n’ai pas toujours le temps et le courage d’y plonger. Ma nouvelle position, au lieu de me procurer plus de loisirs, comme il serait raisonnable d’en prendre, ne fait que m exciter à des travaux les plus divers, et je m’y livre pour m’étourdir, comme d’autres au jeu ou à la boisson. Je fais des articles, coup sur coup. Je me jette en plein cœur dans le gribouillage. Au moins, pendant ces courtes et fréquentes fièvres, le reste pour moi n’existe plus et je crois qu’on me couperait les pattes alors (comme aux rats en rut), que je ne m’en apercevrais pas.

« Averti sur le mal, cher ami, vous me serez très indulgent. La politique est déplorable ici : tout le mal vient du Roi, qui croit que la France ne doit avoir aucune politique extérieure. « La paix à tout prix[39], on m’accuse de vouloir cela, disait-il l’autre jour. Eh bien ! qu’ils touchent à Strasbourg, et puis l’on verra ! »

« Grande parole, digne de Louis XIV et de Richelieu. O historien, qu’en dites-vous ? — Et celle-ci encore : « Vous venez d’Alsace, M. M…, on y est dans les meilleures dispositions : à la bonne heure ! Allez, croyez-moi, l’Alsace vaut encore mieux que la Syrie. »

« Thiers, à qui on fait maintenant tant de reproches, a été trop confiant, trop bon enfant, trop peu machiavélique. Les préjugés constitutionnels nous tuent. Guizot accepte tout et s’en vante : « Personne n’est plus digne que lui à faire une reculade, » disait de lui Cousin ; Quand il y aura la République, ce qui pourrait bien nous arriver, je m’en irai aussitôt d’ici, et m’enterrerai dans un clos du canton où pourtant je n’ai pas été et ne serai point, hélas ! pasteur.

« Je voudrais avoir une occasion pour vous plus prochaine et plus solide que celle du mois de janvier. Je voudrais saluer mon filleul de quelque joujou. Embrassez-le et les chers aimés. Je baise les mains à Mme Olivier. A tous. Mme Olivier est-elle tout à fait bien ? Amitiés particulières à M. Urbain et remercie-mens touchés pour ses offres charmantes.


Dimanche, 27 décembre 1840.

« Je vais être pris d’ici au jour de l’an par un article peu amusant, sur P. Lebrun et sa Marie Stuart[40]qu’on vient de reprendre ; mais c’est une dette à un souvenir d’autrefois. Je ne veux donc pas différer mon bonjour de l’An, dût-il vous arriver la veille : vous lui pardonnerez d’être si empressé. Je ne crois plus beaucoup, chère Madame, à des coquetteries d’amitiés, mais, de votre part, je crois avoir bien de la certitude à l’amitié et je serais fâché que le découragement atteignît jamais le fond ; vous me répondez du contraire et j’y ai confiance. Nous sommes tristes ici ; notre politique est bien humiliée ; ç’a été une douleur pour ceux qui s’étaient laissé reprendre à un moment d’espoir et de sentiment national. En particulier je suis triste pour la Revue ; Guizot menace Buloz de destitution, s’il ne se soumet ; c’est d’un cynisme qui me révolte. Il me tarde d’être désintéressé dans tout cela et d’avoir mis mon bonnet de nuit final sur ces choses du moment. Cela viendra ! Port-Royal achevé et l’Académie me mettront hors de tout. Alors seulement je serai vraiment sage, immobile et dans la suprême apathie. C’est le 7 janvier que se décide l’élection de Hugo et par suite les nôtres. On se remue fort pour et contre. A propos, nous ne sommes plus ennemis à mort : un cadeau de jour de l’an offert par moi et accepté par lui pour ma filleule (car j’ai là une filleule), nous a permis de nous donner la main, mais c’est tout[41].

« Il y a des siècles, c’est-à-dire des semaines, que je n’ai vu Lèbre, mais il est venu visiter ma mère très gentiment. Mickiewicz, que je n’ai pas vu encore, a commencé son cours, avec grande affluence, et un succès de fond qui s’accroîtra dans la forme : il y a eu pourtant, à ce qu’il paraît, à travers l’émotion du début et la gêne du langage, des momens d’éloquence. Le voilà bien posé et salué de tous illustre.

« J’ai revu George Sand qui m’a fort parlé de lui et un peu de vous. Avez-vous lu, chère Madame, son dernier roman ? Dites-m’en votre avis : on est assez partagé ici et la plupart sont très défavorables. Je sais pourtant un ou deux suffrages qui me font douter. Je n’ai rien lu et attends des autres le vent. Lamennais et Leroux ont fait aussi de gros livres de philosophie, qui ont eu ici dans les salons une manière de succès de circonstance[42]. Mais je vous ennuie de nos sornettes. Vous êtes plus sensés et plus heureux là-bas dans votre vie saine au coin de votre feu et sous l’arbre de Noël tout illuminé ! Quelques vraiment beaux livres et les cimes immortelles en face, cela dispense et console de beaucoup. J’y reviens souvent en idée, en regret plus qu’en désir. Je ne désire plus. Être aussi pourtant avec vous quelque soir comme ceux que vous me peignez et que je sais, ce serait bien doux.

« Amitiés à tous, baisers aussi, oui, même à vous, mademoiselle Sylvie, qui ne pouvez plus fuir sur vos montagnes : il est vrai que je suis bien loin.

« Adieu, chers amis.


« Voici, chère Madame et amie, quelques petites commissions encore.

« D’abord remerciemens à l’excellent M. Monnard pour la note du Ronsard. J’ai oublié de lui donner l’adresse du libraire, M. Toulouse, que voici : rue du Foin-Saint-Jacques, n° 8. Veuillez-la lui transmettre bien copiée sans pattes de mouche. Et puis remerciemens à vous, cher Olivier, pour la note d’armoiries.

« On va faire ici une petite édition des nouvelles de M. Töpfler de Genève : j’y mettrai une petite notice. J’ai besoin d’y citer deux strophes sur le Léman, ce lac sans mémoire… où ne fleurit pas le laurier. Mais mes Deux voix sont perdues, elles sont restées (hélas ! ) chez de jeunes personnes, chez qui j’ai laissé bien des choses tendres et des parties de moi-même. Il faut donc que de votre écriture, chère Madame, à pattes de mouche ou non, vous me rendiez copiées ces deux strophes.

« A vous.

« SAINTE-BEUVE. »

  1. Voyez la Revue des 15 octobre, 1er novembre et 15 novembre 1903.
  2. Allusion à un petit volume de Poésies que Mme Juste Olivier avait envoyé à Sainte-Beuve en lui disant : « Je souhaite que vous ne trouviez pas le miroir trop effacé, ni surtout la facette que vous en avez fournie trop gâtée. Soyez indulgent et ami comme toujours… »
  3. « Saint-Cyran, » c’était lui que je lisais devant M. de Custine (note de S. -B.). Adolphe-Louis Léonor, marquis de Custine (1793-1857) est l’auteur d’un livre sur la Russie qui eut à son apparition (1839) un grand succès. Quelques années auparavant (1833), il avait fait représenter à la Porte-Saint-Martin un drame en cinq actes et en vers, Béatrix Cenci, qui tint assez longtemps l’affiche.
  4. Cosima.
  5. Des fragmens de cette lettre du 6 mars, ainsi que de la suivante, et de deux autres qu’on trouvera plus loin, sous les dates des 1er septembre et 1er décembre 1840, ont été déjà publiés par M. Eugène Rambert, dans une étude sur Juste Olivier, qui fait partie de ses Écrivains de la Suisse romande, Lausanne, 1889. Il nous a paru cependant que nous ne pouvions nous dispenser de les donner ici dans leur texte intégral, sans risquer d’interrompre la suite et la liaison de la Correspondance.
  6. Il y a dans les Chansons lointaines de Juste Olivier une poésie intitulée : La Fleur bleue, et dédiée à George Sand, à qui l’auteur offrit un jour, à Genève, des gentianes des Alpes, et qui le prit pour un jeune pasteur.
  7. C’est la pièce des Vieux Chênes qu’on trouvera plus loin et dont chaque strophe se termine par le vers :
    Le souvenir des beaux jours envolés.
  8. . Après avoir reçu l’ode d’Olivier sur les Vieux Chênes, George Sand lui écrivit : « Je suis bien heureuse, monsieur, de l’aimable indiscrétion que Sainte-Beuve a commise en vous disant ma méprise à votre égard, puisqu’elle me vaut de charmans vers et l’envoi de la belle ode sur les Vieux Chênes. Recevez-en tous mes remerciemens de cœur. » Lettre du 12 mars 1840.
  9. On s’est demandé souvent pourquoi Sainte-Beuve avait donné à son roman ce titre de Volupté, qui a l’inconvénient, de son propre aveu, « de ne pas s’offrir de lui-même dans le juste sens, de faire naître à l’idée quelque chose de plus attrayant qu’il ne convient. » Il a dit lui-même dans la préface que ce titre, ayant été d’abord publié à la légère, n’avait pu être ensuite retiré. S’il faut en croire les Lettres de van Engelgoum (Jules Lecomte), pamphlet belge publié en 1836, ce serait l’éditeur de Sainte-Beuve, Rendue ! par conséquent, qui aurait baptisé ainsi le roman longtemps avant qu’il vînt au monde. Renduel demandait tous les jours à Sainte-Beuve le titre de l’ouvrage qu’il avait en train pour pouvoir l’annoncer d’avance dans son catalogue, mais Sainte-Beuve, peu pressé, ne s’exécutait pas. A la fin, pourtant, fatigué des importunités de Renduel, il lui aurait dit : « Mettez le titre que vous voudrez. Quand le livre sera fait, je prendrai le titre qui me conviendra. Et, pendant près de deux ans, Renduel annonça Volupté comme étant sous presse ou pour paraître prochainement, si bien que Sainte-Beuve finit par accepter ce titre. Volupté fut mis en vente le 19 juillet 1834, sans nom d’auteur.
  10. Voici le texte de ces Vieux Chênes :
    L’ombre du chêne à ces landes arides
    Tient lieu de source, et d’herbe et de printemps,
    Là, de nos fronts pour détendre les rides,
    Ensemble, amis, rêvons quelques instans.
    De nos matins les plus fraîches haleines
    Semblent renaître en nos cœurs accablés.
    Chantons, amis, chantons sous les vieux chênes,
    Le souvenir des beaux jours envolés.
    Du souvenir les cloches argentines
    Font dans notre âme un murmure tremblant ;
    Sur le roc sombre ainsi les églantines,
    Filles des monts, jettent leur voile blanc.
    J’aime, la nuit, le babil des fontaines ;
    J’aime un bruit vague aux endroits désolés.
    Chantons, amis, chantons sous les vieux chênes,
    Le souvenir des beaux jours envolés.
    Songes d’azur qui, planant sur nos fêtes,
    Y répandiez comme un souffle enchanté,
    Vous avez fui, découronnant nos têtes,
    Printemps en fleur par l’orage emporté !
    Mais dans les airs, mais dans les voix lointaines,
    N’est-ce pas vous qui tout bas appelez ?
    Chantons, amis, chantons sous les vieux chênes,
    Le souvenir des beaux jours envolés.
    Autour de nous, sur la terre durcie,
    Tombent déjà, du premier froid des ans,
    Jeunesse, gloire, avenir, poésie,
    Hameaux de fruits à peine mûrissans.
    Le vent d’hiver sèmera-t-il leurs graines ?
    Nous verrons-nous en eux renouvelés ?
    Chantons, amis, chantons sous les vieux chênes,
    Le souvenir des beaux jours envolés.
    Perçant la brume où les chênes confondent,
    Vieux compagnons, leurs vieux bras fatigués,
    Des cris jaloux sourdement se répondent,
    Voix de corbeaux dans le brouillard ligués.
    L’aigle retourne à ses hauteurs sereines ;
    L’oiseau se tait dans les bois dépeuplés.
    Chantons, amis, chantons sous les vieux chênes,
    Le souvenir des beaux jours envolés.
    Nous avons pris l’aile de l’espérance
    Pour retomber à l’horizon qui fuit ;
    Nous avons eu notre part de souffrance,
    Notre nuage avant d’avoir la nuit ;
    Et, dans la lutte, aux sables des arènes,
    Nos derniers pas sont déjà nivelés.
    Chantons, amis, chantons sous les vieux chênes,
    Le souvenir des beaux jours envolés.
    Rien n’est propice à qui ne sacrifie
    Aux nouveaux dieux, ivres de l’encensoir ;
    Sous notre pied, qui déjà se défie,
    Rien ne grandit que les ombres du soir.
    Avant d’entrer dans les pâles domaines
    Du noir faucheur dont nous sommes les blés,
    Chantons, amis, chantons sous les vieux chênes,
    Le souvenir des beaux jours envolés.
  11. Comme ce mot n’y figure plus, on peut en conclure que Juste Olivier l’effaça de sa pièce à la suite de la lettre de Sainte-Beuve.
  12. Il parut le 18 avril 1840, chez Renduel.
  13. C’est l’ouvrage capital de M. Monnard.
  14. La question relative à ce M. de Saint-Julien laisserait supposer que Sainte-Beuve, qui faisait la cour à l’une des filles du général Pelletier, redoutait en lui un concurrent. — Il était fils du comte de Saint-Julien, qui, après avoir épousé par amour une charmante femme d’origine modeste, était allé s’enfermer avec elle dans le fond d’une campagne où ils ne voyaient à peu près personne. Un jour que M. Monnard, qui l’avait connu à Paris, s’était avisé d’aller lui faire une petite visite, il le trouva dans sa cour, vêtu en paysan, occupé à charger une voiture de fumier. Cette vie rustique durait depuis environ dix ans, quand le feu prit a la maison de notre gentilhomme campagnard pendant qu’il était en voyage. Naturellement, les voisins accoururent pour l’éteindre. Ils se rencontrèrent même si empressés, si obligeans pour Madame, que M. de Saint-Julien, à son retour, crut devoir se départir de sa froide réserve et se lia avec quelques-uns d’entre eux.
  15. Mickiewicz : il s’agissait de le nommer professeur de littérature et de langue slave au Collège de France.
  16. Le château de Beuvron, dans la Nièvre, que Renduel venait d’acheter et où il mourut le 19 octobre 1874.
  17. Cosima.
  18. M. Gaillard, ancien conseiller général de l’Oise.
  19. S’il faut en croire les souvenirs de Th. Pavie, Sainte-Beuve faisait du feu dans sa chambre en toute saison, et c’était la bonne de sa mère qui lui apportait du bois chaque matin.
  20. Au lendemain de la mort de M. Manuel, Vinet écrivait à M. Verny : « Je cherche en vain quelle plus grande perte notre pays aurait pu faire, quel homme serait plus regrettable que Manuel… Quant à ses vastes connaissances littéraires et philosophiques, il les prodiguait dans la conversation, il se laissait, si l’on peut parler ainsi, exploiter et piller par le premier venu ; on a pu, en sortant de ses entretiens, se trouver en possession de la substance d’un livre, mais lui, n’en a jamais fait et n’en eût jamais fait. Faut-il le regretter, s’il a donné comme pasteur à son troupeau, aux indigens surtout, le temps que la composition lui aurait pris ?… » Lettres de Vinet, t. II, p. 57.
  21. C’était un journal « politique-conservateur-libéral-antiradical-progressiste-philosophique, raisonnable, amusant et religieux, » que venait de fonder une société dont faisaient partie MM. Jaquet, Forel, Monnard, Berger, etc. Monnard, toujours intrépide, faisait la partie suisse…
  22. M. Delâtre était rédacteur du Courrier suisse.
  23. Cette nouvelle, dont Olivier lui avait donné le sujet, est restée à l’état d’esquisse.
  24. Bonstetten (Charles-Victor de), naturaliste suisse, né à Berne en 1745, mort à Genève en 1832. Saint-René Taillandier a publié des lettres inédites de lui. Bonstetten est l’auteur du Latium ancien et moderne, ou Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Enéide.
  25. L’Histoire du canton de Vaud, le meilleur ouvrage de Juste Olivier.
  26. M. Diodati avait fait dans la Bibliothèque universelle de Genève un grand article sur Port-Royal.
  27. Depuis longtemps, Victor Cousin et Buloz pressaient Sainte-Beuve d’accepter un poste fixe qui lui permit de quitter sa mansarde du passage du Commerce.
  28. L’article du 1er août 1840 sur l’Espagne et l’Orient est de Thiers, à ce moment Président du Conseil et ministre des Affaires étrangères.
  29. Sainte-Beuve désignait ainsi le recueil des quelques poésies que Mlle P. lui avait inspirées et qu’il a publiées à la fin de ses Poésies complètes sous le titre : Dernier rêve.
  30. La place de bibliothécaire à la Mazarine.
  31. Ce projet de mariage ne devait pourtant pas être le dernier qu’ait caressé Sainte-Beuve. Quelques années plus tard, il faillit épouser Ondine Valmore, mais, comme il l’écrivait un jour, il avait laissé passer l’heure, et sa destinée était de rester célibataire. « Pourquoi se marier ? disait-il à Collombet, de Lyon, au mois de septembre 1847 ; si la chair ne le demande pas, si le cœur ne le dit pas, à quoi bon cette complaisance pour je ne sais quoi et je ne sais qui ? Vieillissons, mon cher ami, vieillissons, moi entre Théocrite et Port-Royal, — vous, entre Saint Jérôme et Synésius. »
  32. Sainte-Beuve avait demandé à être le parrain du troisième fils de Juste Olivier.
  33. Toujours le Dernier Rêve.
  34. Il s’y remit si sérieusement, que, quelques années après, lors des représentations d’Antigone traduite par MM. Paul Meurice et Auguste Vacquerie, il s’amusa à relever dans une de ses chroniques de la Revue suisse les erreurs commises par les traducteurs. Et, pour se pénétrer à fond des beautés de la langue d’Homère et de Théocrite, ses deux poètes favoris, il prit pour professeur un Grec d’origine, nommé Pantasidès. Je dois ajouter, car c’est la vérité, que M. Adert, avec son Théocrite, ne fut pas étranger au beau feu dont se prit Sainte-Beuve pour le grec.
  35. Ce sonnet a été publié sans retouche au tome II des Poésies complètes de Sainte-Beuve ; il aurait pu servir d’épilogue au Dernier rêve, car il s’y rapporte évidemment.
  36. Nous avons attendu jusqu’ici pour parler de Lèbre. De tous ceux que Sainte-Beuve avait rencontrés chez Juste Olivier, Adolphe Lèbre était certainement celui qui lui avait laissé le plus profond souvenir, après Vinet. Pourtant il n’avait rien écrit encore, mais, avec une « organisation délicate, élevée, timide, harmonieuse, » il apportait à l’étude des plus grands problèmes de la science et de la philosophie « un esprit dégagé de tout préjugé et l’ardeur dévorante d’une sainte curiosité. » Vinet disait de lui qu’il n’avait jamais connu un amant plus sincère, plus désintéressé et plus religieux de la vérité. « C’est un esprit de philosophe et un cœur de chrétien, » mandait-il à M. Verny quand Lèbre partit pour Paris. Orphelin de bonne heure, les Olivier le regardaient comme leur fils adoptif et l’avaient recueilli chez eux. Il aimait la vie de famille, qu’il avait trouvée à leur foyer et à laquelle il s’était associé dans ses moindres détails, « berçant un enfant d’aussi bon cœur que s’il se fût agi d’écrire une étude philosophique, se laissant gronder avec soumission, quand la fièvre intellectuelle qui l’a dévoré toute sa vie s’exaltait au point de faire de son travail une véritable maladie. » Les enfans d’Olivier l’appelaient l’oncle Lèbre. Ce fut Sainte-Beuve qui l’attira à Paris. Après avoir été quelque temps, dans une maison méthodiste, précepteur de M. Edmond de Pressensé, il s’essaya à la Revue des Deux Mondes et y obtint un grand succès avec un premier article sur les Études égyptiennes en France. « Renvoyez-nous Lèbre retrempé aux lacs vaudois, écrivait Sainte-Beuve à Mme Olivier dans le courant de l’automne de 1842, mais avec une provision d’activité parisienne. Il peut, s’il le veut, dans la disette où l’on est, et agréé comme il l’est, devenir le premier écrivain de la Revue, l’un des plus fréquens. Cela n’est pas à mépriser… » Et il ajoutait : « Qui nous eût dit cela et le reste à l’un des soirs de 1838 ? » Mais, hélas ! la folie le menaçait. Après avoir publié dans la Revue des Deux Mondes de très remarquables articles sur la Crise de la philosophie allemande, puis sur le Mouvement des peuples slaves, qui le posèrent définitivement dans le monde intellectuel, il donna subitement des signes de dérangement d’esprit et l’on fut obligé de l’enfermer dans une maison de santé où il mourut quelque temps après, laissant un grand vide dans le cœur de tous ceux qui l’avaient approché. M. Marc Debrit, aujourd’hui directeur du Journal de Genève, a recueilli et publié ses œuvres, en 1836, chez G. Bridel, à Lausanne, avec une excellente notice biographique de Juste Olivier.
  37. Juste Olivier jouait de malheur avec la Revue des Deux Mondes, et il en était d’autant plus navré que, pour son étude sur Voltaire à Lausanne comme pour l’autre sur Davel, Sainte-Beuve lui avait fait espérer que Buloz la prendrait.
  38. Cette querelle portait sur l’article de la Transsubstantiation. « Arnauld et Nicole s’efforcèrent toujours de faire concorder le dogme de la Présence réelle avec l’explication cartésienne du témoignage des sens, ou du moins de montrer qu’il n’y avait point opposition : les ministres protestans en tiraient parti contre eux pour mettre leur bonne foi en doute, et Jurieu les accusait d’être en cela tout autant cartésiens que catholiques. » (Port-Royal, t. V, p. 352.) On voit par cette note que Sainte-Beuve tint compte de l’observation de M. Chavannes.
  39. Le 20 octobre de la même année, Antoine de Latour, qui était précepteur du Duc de Montpensier, écrivait à Ulric Guttinguer : «… Pendant que nous nous enfonçons sous ces sombres avenues de l’imagination, le canon semble vouloir recommencer la poésie de l’Empire, non celle de Lormian ou d’Arnault, mais celle de Napoléon, le seul poète de son temps. Aurons-nous la guerre ou la paix ? Mon ami, ni l’un ni l’autre, je le crains. L’Europe me rappelle en ce moment la scène des deux Ours dans l’Ours et le Pacha, mais lequel des deux est le véritable ours, et lequel a le plus peur de l’autre ? C’est ce que votre fils sait aussi bien que vous et moi. J’ai grand’peur que vous n’ayez trop raison et que nous n’entrions dans l’ère de barbarie. Cela vaudrait mieux que l’âge d’airain de la calomnie écrite. Après l’âge d’or, l’âge d’argent et l’âge de fer. » (Lettre communiquée par M. Gabriel Guttinguer.)
  40. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 janvier 1841.
  41. Sainte-Beuve était le parrain d’Adèle Hugo.
  42. Lamennais venait de publier son Esquisse d’une philosophie, et Pierre Leroux son livre : De l’humanité.