Une Excursion géologique dans les Ardennes/1

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UNE EXCURSION GÉOLOGIQUE
dans les ardennes.

Tous les ans, les auditeurs du Cours de géologie du Muséum vont faire, sous la direction de M. le professeur Daubrée, une excursion géologique dans une partie de la France, intéressante au point de vue des fossiles ou des actions dont son sol a conservé la trace. La petite caravane scientifique s’est dirigée, en 1873, vers les Ardennes, région instructive entre toutes et qui, chose curieuse, est cependant très-peu fréquentée par les étudiants géologues français : les Belges, mieux inspirés, visitent presque tous les ans notre massif oriental de terrains anciens.

Considéré dans son ensemble, le département des Ardennes offre à l’observation des terrains extrêmement variés, stratigraphiquement parlant. Vers l’ouest, on y voit la craie, roche qui sert de support au terrain parisien et qui apparaît au jour à nos portes mêmes, dans les carrières du Bas-Meudon et de Bougival ; plus à l’est, on recoupe successivement presque toutes les assises du terrain jurassique, puis, à peu près sans transition, on arrive sur les couches les plus anciennes appartenant aux époques dévonienne et silurienne, peut-être même pour certaines à l’époque cambrienne.

Aussi, le professeur commença-t-il son exploration à Rethel, dont le sol est constitué par la partie inférieure du terrain de craie, appelée craie glauconieuse à cause de la présence du minéral vert dit glauconie. A notre arrivée, nous fûmes reçus par l’ingénieur des mines du département, M. Nivoit, qui pendant nos quatre jours de courses a mis au service de l’expédition sa profonde connaissance du pays et son inépuisable complaisance. C’est grâce à lui, que l’intérêt purement géologique du voyage s’est pour ainsi dire complété par une foule de notions d’ordre différent, qui ont rendu notre exploration beaucoup plus fructueuse et tout à la fois plus attrayante.

Du chemin de fer, on embrasse l’ensemble de la ville de Rethel, dominée par un monticule très-régulièrement conique, évidemment artificiel, qui a fourni aux antiquaires des vestiges de l’époque gallo-romaine et sur la destination duquel on n’est pas bien fixé. Le nom de Rethel a la même racine que le mot râteau, et les armes de la ville consistent en trois peignes sur un écusson : armes non de guerriers, mais d’industriels. De toutes parts s’élèvent des cheminées d’usines : la grande occupation de Rethel est le peignage de la laine.

Pour voir la craie glauconieuse, il fallut traverser toute la ville, et cela nous donna occasion d’observer en place le limon qui forme le solde la plaine. Ce limon, appelé hesbayen par le géologue Dumont, appartient à l’époque quaternaire et ressemble, à beaucoup d’égards, à celui qui recouvre le diluvium aux environs de Paris. Il contient un grand nombre de fossiles d’eau douce et spécialement de petites paludestrines dont il nous fut facile de recueillir une nombreuse collection. Formé, comme le limon de Paris, d’un mélange d’argile et de calcaire, il se prête comme lui à la fabrication des briques et fournit, à ce titre, du travail à un très-grand nombre d’ouvriers. La brique se fait très-simplement par le moulage de la terre, mais la cuisson a lieu autrement qu’aux environs de Paris : on empile les briques crues en laissant, entre elles de petites intervalles que l’on remplit de menu de houille, qui, allumé par en bas, se consume lentement ; le four, vu de dessus, semble la miniature d’une contrée volcanique couverte de fumerolles. On ne défourne qu’au bout de cinq ou six semaines, et presque toujours, lorsque les briques d’en haut sont cuites à point, celles d’en bas sont brûlées, c’est-à-dire en partie fondues, et collées les unes contre les autres ; elles ne sont plus bonnes à rien.

En retournant au chemin de fer, nous rencontrons sur la voie un tas de coquins, dignes d’estime malgré leur nom et qui sont devenus une source importante de richesse pour le département des Ardennes. Ces coquins sont des rognons irréguliers formés surtout de phosphate de chaux, et qui, broyés puis mêlés aux terres, en augmentent beaucoup la fertilité. Ils jouent le rôle du guano, qui tend, comme on sait, à disparaître par l’épuisement des dépôts séculaires exploités dans ces dernières années sur les côtes occidentales de l’Amérique du Sud. Ceux dont il s’agit ici et que nous allons voir en place, forment une couche très-mince, mais continue, dans cette partie du terrain crétacé inférieur que l’on désigne sous le nom anglais, devenu cosmopolite, de gault. Ils sont très-intéressants pour les géologues par le nombre considérable des fossiles qu’ils renferment, soient des coquilles ayant souvent conservé l’éclat de leurs couleurs comme, les ammonites mamillatus (fig. 1), des solarium, des pleurotoma, des cardium, des arca, etc. ; soient des restes de végétaux comme des troncs d’arbre présentant souvent des trous percés par le teredo arduenensis, très-analogue au taret actuel, et des pommes de pin très-bien conservées (fig. 2). L’exploitation des coquins, qui ne date que d’un très-petit nombre d’années, est due en partie à l’initiative de M. de Molon et de M. Meugy.

Le chemin de fer nous conduit à Saulce-Montchin, où des ouvriers sont en train d’exploiter les coquins. Le procédé est des plus simples ; il consiste à jeter la terre des champs sur une claie et à la laver à grande eau ; la terre est emportée et les rognons restent. On les vend 90 francs le mètre cube.

Sur la route, les tas de pierres destinées au macadam fournissent en abondance les principaux fossiles du Coral-Rag, des polypiers de tous genres, des oursins, des nérinées, et cette belle coquille bivalve appelée diceras arietina (fig. 3}, parce qu’elle ressemble assez bien à une tête de bélier avec ses deux cornes enroulées.

Avant d’arriver à Launois, on traverse des couches oxfordiennes exploitées comme minerai de fer. Ce minerai y est en tout petits grains sphéroïdaux analogues aux œufs de certains insectes, et désigné pour cela sous le nom d’oolithique. Les couches qui la fournissent contiennent en abondance des fossiles admirablement conservés et dont nous récoltons une ample moisson. Viel-Saint-Remy, près duquel nous passons, est une localité fameuse pour les fossiles dont il s’agit.

A la porte même de Launois, M. Nivoit nous conduit à une magnifique carrière dont les épaisses assises de couleur grise sont sensiblement horizontales. Nous sommes encore dans le terrain oxfordien. A première vue, on se croirait en présence de bancs de calcaire ; mais il n’en est rien : la roche qui se présente offre un double intérêt scientifique et industriel. Elle porte le nom de gaise et consiste presque exclusivement en silice libre et soluble dans les lessives alcalines. Cette roche siliceuse, très-poreuse et par conséquent très-légère a été utilisée, à la suite des recherches de MM. Sauvage et Henri Sainte-Claire Deville, pour la fabrication de briques extrêmement réfractaires ; mais plus récemment, M. Nivoit lui a trouvé un emploi beaucoup plus important. Cet ingénieur distingué a reconnu, en effet, que la gaise oxfordienne est tout à fait propre à la fabrication de la dynamite, c’est-à-dire qu’elle s’imprègne de nitro-glycérine pour devenir cette poudre à la fois si puissante et d’un maniement si commode dont l’usage se répand chaque jour davantage.

La belle carrière de Launois nous donne beaucoup de fossiles tels que des modioles, et c’est à grand’ peine que nous nous en arrachons pour prendre le train qui nous conduit à Charleville.

Le lendemain, dès le matin, nous gravissons le mont Olympe, qui domine Charleville. Il est entièrement formé de schiste silurien d’une couleur rougeâtre en feuillets presque verticaux et supportant çà et là de petits lambeaux de terrain liasique. Le schiste est ici dépourvu de fossiles ; la roche liasique consiste surtout en poudingue, ce qui, par comparaison avec ce qui se passe de nos jours, conduit à penser qu’elle indique le littoral de la mer antique où elle s’est formée. Après avoir admiré le magnifique panorama dont on jouit sur la hauteur, nous redescendons le long de la Meuse, pour visiter une grande carrière ouverte dans le lias. On y exploite ce calcaire caractéristique d’une nuance bleuâtre passant par place au jaune et tout pétri de gryphées arquées, qui d’abord a reçu seul des carriers anglais le nom de lias. La gryphée arquée se retrouve en abondance, libre et par conséquent plus précieuse pour le paléontologiste, dans les couches de marnes qui alternent avec les assises de pierre. Le calcaire de cette carrière est surtout utilisé pour la fabrication d’une chaux hydraulique d’excellente qualité. Par places, la marne contient des cristaux de gypse ou pierre à plâtre.

En nous dirigeant vers Saint-Laurent et Romery, nous nous élevons un peu dans l’échelle stratigraphique. Dans ces localités se montre en effet le calcaire à gryphœa cymbium. Il est en couches minces alternant de la manière la plus remarquablement régulière avec des couches de sable d’épaisseur analogue et n’offrant aucune trace de ciment. Cette alternance si souvent répétée sur une même verticale de deux formations si différentes est très-difficile à expliquer et se présente très-fréquemment dans des étages variés. Quoi qu’il en soit, la carrière de Romery fournit un très-grand nombre de beaux fossiles, de gigantesques ammonites et de belles turritelles longues comme la main. On y voit aussi des veinules de calcaire cristallisé sous cette forme assez rare que les cristallographes et les géomètres appellent le scalénoèdre.

Pour revenir à Mézières, il faut traverser le village du Theux, offrant cette singularité d’être à cheval sur les deux communes de Mézières et de Saint-Laurent. Le bureau d’octroi est au milieu de la rue et il faut payer un droit pour porter une bouteille de vin de telle maison à celle qui la touche. Les enfants de chaumières mitoyennes vont à deux écoles distantes de plusieurs kilomètres. C’est peut-être à cause de l’éloignement des mairies que les publications de mariage se font sur le volet des cabarets.

Fig. 1 et 2. — Ammonite et pomme de pin fossile.

A Mézières, M. Nivoit nous fait visiter, à la préfecture, la belle collection qu’il a réunie des terrains, des fossiles et des roches du département. Nous y voyons au moins, ceux des fossiles que nous n’avons pas été assez heureux pour trouver nous-mêmes. Beaucoup d’échantillons offrent cet intérêt particulier d’avoir servi à MM. Sauvage et Buviguier pour rédiger leur description géologique des Ardennes. Au moment de notre visite, on venait d’apporter à cet intéressant musée, une magnifique molaire d’éléphant trouvée dans le diluvium de la Meuse. A côté de la salle des collections, se trouvent les laboratoires où M. Nivoit exécute ses travaux minéralogiques et chimiques. Des fenêtres, on a sur la Meuse et les montagnes voisines une des plus belles vues qu’on puisse imaginer.

Rentrés à Charleville, nous prenons le train qui, bientôt après nous dépose à Monthermé. Immédiatement avant la station, un tunnel traverse la quadruple croupe de montagne désignée sous le nom des Quatre-Fils-Aymon et à laquelle se rattache plus d’un incident de la célèbre légende.

En mettant pied à terre sur le pont de la Meuse, notre attention est attirée par des plaques circulaires en fonte, incrustées dans les trottoirs et portant ces initiales : G. M. Lisez génie militaire : ces plaques ferment des chambres de mines destinées à faire sauter le pont en cas de besoin. Voilà de la prévoyance, et cette association des chambres de mines avec la voie ferrée et le télégraphe (peut-être à cause des préoccupations purement pacifiques où nous étions tous) m’ouvrit tout un monde de réflexions dont il ne fallut pour me tirer, rien moins que la rencontre des phyllades siluriens. Ces phyllades, chargés de cristaux alignés de fer oxydulé, sont caractéristiques du terrain que Dumont appelle devillien, parce que c’est à Deville qu’il est spécialement développé. Ici, il renferme par place, des sortes de noyaux, comme des ébauches de cristaux, qui se rapprochent peut-être des mâcles, et souvent des veinules de quartz, ayant une structure fibreuse rappelant un peu celle du bois. De l’oxyde noir et brun de manganèse forme de petits nids entre les fibres de quartz. Le phyllade alterne à maintes reprises avec des couches de quarzite.

Pour arriver au village même de Monthermé, il faut d’abord longer la Meuse sur la rive gauche et passer en face de l’embouchure de la Semois, petite rivière qui vient de Belgique et qui y retourne avec la Meuse. Juste au confluent est une grande usine à fer toute mugissante au milieu du calme.

Après avoir assuré notre gîte et notre souper à l’hôtel de la Paix, nous traversons le pont suspendu pour monter la vallée de la Semois. Comme simple promenade, cette course est délicieuse : la rivière s’infléchit doucement au fond de la vallée ; des bœufs boivent dans l’eau où ils baignent jusqu’au ventre ; un attelage passe à gué ; des femmes font sécher du lin au soleil. Et pendant que tout est dans le bas, d’aspect si paisible, des deux côtés se dressent des masses imposantes de roches nues et démantelées, dominant les profonds bois de chênes qui couvrent leur base.

Fig. 3. — Diceras arietina.

Pour des géologues, le charme de cette vue est encore augmenté par la perspective des récoltes que nous allons faire. Il s’agit en effet de visiter la Roche aux Corpiats (en français : la Roche des Corbeaux), et cette roche offre un intérêt tout spécial. Elle marque dans la série des temps, la limite entre le terrain silurien et le terrain dévonien. Immédiatement superposée au schiste devillien dont nous parlions tout à l’heure et en stratification discordante avec lui, elle représente les premiers dépôts de la mer devonienne. De plus, cette roche est formée d’un poudingue et constitue par conséquent un dépôt littoral.

La Roche aux Corpiats s’avance en promontoire sur le flanc de la montagne et présente l’aspect imposant d’une forteresse cyclopéenne. Nous y recueillons de vrais galets tout pareils à ceux que la mer roule aujourd’hui et qui datent d’une époque si éloignée qu’il n’est aucune mesure à laquelle on puisse rapporter le temps qui la sépare de nous. Souvent, ces galets, par suite des énormes pressions qu’ils ont subies, sont écrasés, aplatis, laminés et, par place, la roche passe à une sorte de schiste. C’est dans ces points qu’il faut redoubler d’attention, car les vagues empreintes qu’on y voit, pourraient bien se rapporter à des encrines ou à quelque autre genre d’animal inférieur.

L’heure nous oblige à retourner à Monthermé. En passant nous entrons dans la petite église de la Val-Dieu, illustrée par les débuts de Méhul, puis dans cette usine à fer que nous avions aperçue en arrivant et où les ouvriers, traînant sur de petits chariots des loupes de fer rouge éblouissantes, les pétrissant sous le marteau-pilon, les étirant entre les rouleaux du laminoir, éveillent l’idée de démons accomplissant quelque œuvre infernale.

Stanislas Meunier.

La suite prochainement. —