Une Excursion géologique dans les Ardennes/2

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UNE EXCURSION GÉOLOGIQUE
dans les ardennes.

(Suite et fin. — Voy. premier article.)

Après une bonne nuit de repos, nous quittons Monthermé. La route se fait d’abord sur des schistes un peu plus anciens que ceux de Deville, et qui, étant fort développés à Revin, s’appellent reviniens. Ils se montrent le long de la Meuse en couches inclinées en moyenne à 40 degrés et présentant souvent des joints si lisses qu’on les dirait polis à dessein. On quitte ces schistes à Leschina, où nous voyons la première ardoisière.

Notre but est Deville, et nous l’atteindrions en longeant la Meuse, mais par suite des inflexions de la rivière, ce serait un chemin considérable pour revenir en réalité très-près de Monthermé. Nous escaladons la montagne en suivant un de ces sentiers dessinés surtout par les eaux qui y ruissellent à chaque pluie et que les habitants désignent sous les noms caractéristiques de coulées et de coulières. La montagne est couverte d’un bois de chênes appartenant à l’État, mais dont les écorces, par un droit féodal transformé en coutume, reste la propriété des communes.

Parvenus en haut, il nous faut descendre ; une nouvelle coulée nous conduit au Tillaux. On y voit une très-ancienne ardoisière, dédiée à saint Louis, dont une galerie traverse, parait-il, toute la montagne pour aller s’ouvrir en face de Monthermé. Cette ardoisière joue un grand rôle dans les documents du moyen âge, où elle est désignée sous la dénomination d’escaillère ; les ardoises s’appellent des escailles et les ouvriers des escaillons.

Une barque s’offre pour nous faire traverser la Meuse, et le batelier, ramant avec une pelle de bois (les avirons paraissent inconnus dans ce pays), nous débarque près de la station de Deville. Entre cette localité et Mairupt, le long même de la tranchée du chemin de fer, s’observent, intercalées dans les assises de schiste et de quartzite, des couches d’un véritable porphyre. C’est une roche présentant une pâte grisâtre où sont disséminés des grains de quartz souvent bleus comme des saphirs et de gros cristaux de feldspath orthose. Toutefois ces curieuses masses ne sauraient être considérées comme éruptives, et l’on est contraint à les rapporter au grand groupe métamorphique.

La traversée de la Meuse nous ramène à la source ferrugineuse de Laifour. L’aspect en est extrêmement pittoresque. Le rocher déchiré, de couleur sombre, se teint tout à coup des nuances les plus vives de l’ocre rouge. Partout où passe l’eau ferrugineuse, la sanguine se dépose et, grâce à la collaboration des siècles, le dépôt est si abondant qu’on a pu très-longtemps exploiter le fer ainsi apporté des profondeurs du globe. La source ne fournit qu’un filet d’eau extrêmement limpide et fraîche, mais d’une saveur d’encre très-prononcée.

L’homme ne vît pas seulement de géologie ; aussi est-ce avec plaisir qu’à Devant-Laifour, nous entrons chez la mère Rousseau, où nous devons à la prévoyance de M. Nivoit d’être attendus par une excellente matelote. Maïs nous n’accordons que peu de temps au repas, et bientôt nous allons visiter les Dames de Meuse.

Ce sont de splendides croupes de montagnes toutes couvertes de bois et dont la base baigne dans la rivière. Quelle ample moisson aurait à faire ici un peintre ou même un photographe ! Le géologue y trouve aussi son compte chemin faisant, car le schiste est traversé par des filons de vrai porphyre et de diorite.

À Laifour, nous attendons le train qui doit nous conduire à Fumay. Laifour n’est pas une station, mais une halte ; la chef de halte diffère du chef de station en ce qu’il est tout seul. Celui de Laifour, qui est dans un véritable désert, nous peint en mots bien sentis la monotonie de son existence. En hiver, quand la neige couvre la montagne, la solitude est inexprimable.

Nous saluons au passage Revin, qui a donné son nom au terrain sur lequel nous sommes, et le sommet de Malgré-Tout, où George Sand a placé la scène d’un de ses derniers romans.

À Fumay, tout est subordonné à l’ardoise. Dès la gare, nous en voyons le long de la Meuse des couches qui affleurent avec des plissements en S parfait. Le schiste, de couleur lie de vin avec des marbrures vertes, est recouvert dans la ville même par une couche très-épaisse de diluvium.

C’est l’ardoisière du Moulin de Sainte-Anne, que nous visitons spécialement. Sur le chantier se trouvent actuellement 16 millions d’ardoises représentant de 400 à 500 mille francs. Les débris auxquels donne lieu l’exploitation sont si abondants que le sol, sur une très-large surface, en est exhaussé de 10 mètres. La galerie de Sainte-Anne descend, suivant l’inclinaison des couches, jusqu’à 500 mètres de profondeur. C’est en 1840 qu’elle a été ouverte. À cette époque, les ouvriers montaient la pierre sur leur dos ; maintenant des wagons, roulant sur un chemin de fer et tirés par une machine à vapeur au moyen d’un câble plat en aloès, accomplissent le travail. C’est un grand perfectionnement, mais il en est d’autres qu’on est inexcusable de ne point réaliser et tout d’abord celui qui affranchirait de leur tâche les jeunes enfants qui, fléchissant sous le faix , transportent à dos les débris de la fabrication. Un petit chemin de fer ferait le même service, à meilleur compte sans doute.

Un autre desideratum du même genre et bien plus important encore : au sortir de la galerie, le schiste est en dalles épaisses et irrégulières ; des ouvriers habiles, si habiles, parait-il, qu’ils n’ont de rivaux dans aucune autre partie du monde, prennent ces pierres informes et, à l’aide d’un ciseau, les réduisent en ces délicates ardoises qui couvrent nos toits. Ces ouvriers sont des fendeurs ; ils ne prennent cette profession qu’après avoir travaillé dans la mine jusqu’à 40 ans. La poussière dans laquelle ils vivent alors, pénétrant par les voies respiratoires jusque dans les poumons, y produisent des concrétions qui amènent en cinq années la mort des malheureux ouvriers. Un système convenable de ventilation les sauverait à coup sûr, mais les chefs d’industrie reculent devant la dépense et se résignent à voir successivement tous leurs mineurs entrer dans cet atelier de fendage, qui m’a fait, après ces révélations, l’effet d’une forme particulière de la peine de mort.

À la porte de Fumay, le long de la Meuse, on voit un exemple de plissement de couches tellement net qu’aucune figure schématique ne saurait être plus claire. Une demi douzaine de couches vertes alternant avec autant de couches rouges sont fripées de la manière la plus serrée sur un escarpement à pic, parfaitement propre et ayant une vingtaine de mètres de hauteur. Pour un géologue, ce seul point vaut le voyage.

Fumay est exactement sur la frontière. Dix pas de plus nous mènent dans une petite maison, un cabaret portant écrit en grosses lettres le mot Belgien, destinée pendant la guerre à faire respecter le territoire belge par les Prussiens occupant Fumay. Pendant que nous prenons un verre de bière on nous donne quelques détails sur les ouvriers de Fumay.

Pour se dédommager d’une semaine passée tout entière au fond des ardoisières, ils emploient leur dimanche à boire. Ils boivent une bière acide à laquelle on a grand besoin d’être habitué pour lui trouver un charme quelconque ; et comme s’ils voulaient compenser la qualité par la quantité, on en cite qui boivent en ce jour de repos 90 chopes ou trente-cinq litres ! Ceux qui ne boivent que 40 chopes sont très-nombreux. Ce n’est cependant pas leur seule distraction. Avec non moins d’entrain ils se livrent à la pêche. Le travail d’un ruisseau à détourner en une nuit pour en prendre le poisson ne les fait pas reculer. Mais la pêche qu’ils préfèrent, c’est la pêche à la dynamite ; chose bien simple : premier temps, faire éclater une cartouche de dynamite déposée dans l’eau ; deuxième temps, ramasser le poisson, tué dans un très-grand rayon.

En rentrant dans Fumay, nous passons devant la chapelle Saint-Roch, où l’on nous fait remarquer la prévenance des habitants pour leurs voisins d’Haybes, village qui fait, lui aussi, le commerce des ardoises Saint-Roch, patron des pestiférés, est tourné du côté d’Haybes — du côté de la concurrence.

Voici le dernier jour de la course. Dès le matin nous quittons Fumay, et un double passage de la Meuse nous amène à Haybes. M. Nivoit nous y montre de loin une intéressante fabrique d’acide pyroligneux qui, grâce à une ingénieuse disposition, retire du bois 45 p. 100 de produit au lieu de 33 p. 100 qu’on obtient d’ordinaire. Le bois est mis en meule comme dans la carbonisation des forêts, puis la moule est recouverte d’une série de pièces de tôle, avec tubes de dégagement à la partie supérieure, et qui constituent de véritables cornues dans lesquelles a lieu la distillation.

Les Dames de Meuse (D’après nature.)

À Fépin, nous retraversons la rivière pour escalader la montagne et voir en place le célèbre poudingue dévonien de cette localité. Je dis célèbre et c’est le mot : le poudingue de Fépin est connu dans le monde entier. Le savant et aimable directeur de l’Observatoire de Colombie, M. Gonzalès, qui est des nôtres, connaît le poudingue de Fépin, et cela à cause des publications et des discussions dont il a été l’objet. On comprendra sans peine que des géologues ne reculent pas devant une ascension très-roide au milieu des épines pour aller voir en place cette roche illustre. Pour l’aspect, au moins dans les variétés que nous avons recueillies, c’est quelque chose de très-analogue aux arkoses de la Bourgogne, mais comme âge, c’est le contemporain du poudingue de la Roche aux Corpiats ; c’est-à-dire qu’ici encore nous sommes à la base du terrain dévonien, à son contact avec le terrain silurien. Il n’y a rien de plus intéressant en géologie que l’étude des contacts des terrains successifs. C’est là qu’on peut espérer de trouver la solution du grand problème du renouvellement des faunes.

À Haybes, nous prenons le train, qui peu après nous dépose à Vireux, en plein terrain dévonien. La carrière qui attire d’abord notre attention est ouverte dans un magnifique grès rouge, un peu micacé, passant par places au vert. Les couches sont très-fortement redressées et leur surface présente ces curieux vestiges auxquels on a donné le nom pittoresque de vent fossile. Ce sont des ondulations parallèles entre elles et si semblables à celles qui se produisent à la surface du limon sous une mince couche d’eau agitée par le vent, qu’il n’y a pas à douter que leur origine ne soit la même. Ici encore, nous sommes donc sur une plage de la mer dévonienne.

Dans ce grès, les fossiles proprement dits ne se montrent pas, mais un peu plus loin, des couches calcaires exactement de même âge nous donnent en abondance des produtcus, des spirifer, des orthis et des polypiers variés. Une mince couche de minerai de fer est intercalée dans le calcaire. Les coquilles y sont si abondantes et tellement serrées les unes contre les autres que le tout constitue un véritable lumachelle.

À Han-les-Malades, se présentent, toujours dans le terrain dévonien, les épaisses assises du schiste à calcéoles. Les calcéoles (calceola sandalina) sont des coquilles dont la forme ressemble assez, comme le dit leur nom, et même avec redondance, à celle d’une chaussure. Elles appartiennent comme les productus, les spirifer, etc., à la grande division des mollusques brachiopodes, mais elles caractérisent un étage tout particulier. Après des recherches assidues, nous sommes assez heureux pour trouver plusieurs spécimens parfaitement conservés. En même temps, nous recueillons un très-grand nombre de polypiers (cyatophyllum, etc.), et diverses coquilles.

Sur un coteau du voisinage se dressent les ruines du château d’Hierges, incendié en 1793 par les habitants de Givet, le maire en tête.

Après une marche assez longue nous arrivons à Givet. La première chose qui frappe la vue est l’immense escarpement des carrières de marbre du mont d’Or. La roche qu’on y exploite, connue sous le nom de calcaire de Givet, appartient à la partie supérieure du terrain dévonien et ressemble tout à fait aux marbres un peu plus récents du terrain carbonifère. C’est une pierre noire avec des veines blanches, susceptible d’un très-beau poli, mais plus propre à la construction des monuments funèbres qu’à celle de l’habitation des vivants : aussi les maisons de Givet, qui en sont faites, ressemblent-elles assez bien à des concessions à perpétuité et la ville à un cimetière.

Mais tout est relatif et cette ville est le paradis aux yeux des habitants de Charlemont.

Charlemont, qui domine immédiatement Givet, est entièrement entouré de fortifications. Un escarpement à pic l’en sépare, et l’on se demande comment l’autorité a pu juger nécessaire d’ajouter à l’impossibilité de l’ascension une défense d’escalade : c’est peut-être pour être sûre d’être une fois obéie.

Vauban a fait construire les fortifications de Charlemont et en même temps la caserne qui est en bas de la montagne, et qui ayant trois cents mètres de long, est sans doute la plus grande de France. À cette époque, la ville était peuplée et florissante ; mais depuis, soit ennui de se voir enfermés, soit désir de prendre part à l’activité croissante de Givet, les habitants se sont peu à peu déplacés et Charlemont a été abandonné au profit de Givet. Aujourd’hui, c’est à peine si la population s’élève à 150 personnes qui errent dans les longues rues désertes, dont le pavé disparaît sous les herbes. Les maisons bâties en marbre défient les injures du temps et leur conservation fait d’autant mieux ressortir leur vide ; il semble qu’une effroyable épidémie ait subitement enlevé toute la population ou que celle-ci, sous l’influence d’un charme magique, se soit endormie comme les personnages du conte de fées.

Du haut de Charlemont, la vue s’étend fort loin du côté de la Belgique ; elle est très-belle.

En redescendant, on trouve les schistes de la Famenne, ainsi nommés delà province belge toute voisine, et qui contiennent beaucoup de fossiles dévoniens dont quelques-uns, des céphalopodes, appartenant aux genres orthocératites et goniatites, sont pyritisés et d’une conservation admirable.

C’est par ces trouvailles que se termine dignement une excursion dont l’intérêt a été de plus d’un genre et qui a fait naître, dans l’esprit de ceux qui y ont pris part, le désir de recommencer, dans quelque autre direction et sous la même conduite savante, une expédition analogue.

Stanislas Meunier