Une Idylle à Lausanne/Chapitre I

La bibliothèque libre.
F. Payot, libraire-éditeur (p. 7-44).

I


— Et tu iras ?

— Oui, dit le jeune homme avec décision, j’irai.

En même temps, il fixa sur son ami ses yeux bleus à l’expression un peu changeante, et du bout des doigts roses et soignés, il tourna un moment avec vivacité l’extrémité de la fine moustache blonde.

De grandeur moyenne, un peu massif pour ses vingt-quatre ans, à peine révolus, le baron de M. avait dans les manières, dans les vêtements, dans toute sa personne l’aisance simple d’un homme bien né. Tout à fait étranger à une morgue de mauvais aloi, il répandait indifféremment sur grands et petits la même courtoisie raffinée, un peu exotique. Cependant lorsqu’on s’étonnait, autour de lui, de le voir franchir ainsi sans effort la distance qui sépare un homme de son monde du commun des mortels, il souriait avec finesse. Moins que personne, en effet, il ignorait l’immense différence qui existe entre un baron d’ancienne race et un roturier sans aïeux et, s’il dédaignait de s’envelopper de hauteur, c’est qu’il prisait trop haut l’avantage de sa naissance pour juger utile la manifestation d’une mesquine vanité.

— Qu’est-ce que tu peux trouver là d’amusant ? reprit M. de H. en considérant son ami avec une curiosité mécontente. Ces gens t’invitent pour faire parade de toi. Tu es bien naïf de t’y prêter.

— Quand cela serait, dit le jeune homme, pourquoi ne pas leur donner cette satisfaction ? Cela me coûte si peu.

Et tirant sa montre, il se leva :

— Deux heures, dit-il, j’ai juste le temps de m’habiller. Viens-tu ?

Les deux amis quittèrent le café à la mode, lieu ordinaire de leur rendez-vous, et ils s’en allèrent lentement par les rues escarpées de la petite ville ensoleillée. On était à la mi-juin et la chaleur, tempérée jusque là par la fraîcheur des neiges tenaces sur les sommets alpins, commençait, à cette époque de fonte générale, à devenir intense.

Les deux étrangers marchaient en silence. La blancheur crue du terrain et la grande lumière ardente du soleil, si différentes de celles de leur pays respectif, là-bas, vers le nord, les hypnotisaient. Ni l’un ni l’autre n’avaient goût pour le moment aux ordinaires sujets de causerie ; la politique intérieure de leurs patries, ni les rapports internationaux des pays, tout cet écheveau d’intérêts compliqués dont ils défaisaient si infatigablement les nœuds, ne leur disaient rien pour le moment. Au fond de la conscience aristocratique du jeune baron, la sensation déplaisante de faire un accroc à la hiérarchie de ses devoirs sociaux venait de s’éveiller désagréablement, tandis que M. de H. gardait, à ses côtés, un silence obstiné et mécontent.

Dans le cas présent, le baron de M. ne pouvait pas, comme c’était son habitude en semblable occurrence, sortir de difficulté en jonglant avec la vérité. Pour satisfaire son ami, il fallait manquer à un engagement précis, jeter sur une fête, où sa présence apportait un lustre incontestable, le froid d’une défection. Sans doute il trouverait mille excuses pour expliquer son abstention, mais il éprouvait une sorte de gêne d’avoir recours, pour tromper les gens simples qui l’attendaient, au raffinement de mœurs vides et mondaines. Son cœur était bon et il avait le sens délicat des nuances. Le conflit inattendu qui venait de surgir entre sa sensibilité et les habitudes de son esprit, le forçant à choisir entre deux obligations de différents lignages, le contrariait visiblement ; et tout en battant l’air de vigoureux coups de canne où s’éventait son agitation intérieure, il pensait :

— J’ai été trop prompt ; il fallait refuser, mais maintenant c’est trop tard ; j’irai.

Une heure après, le jeune baron courlandais sortait en habit de gala d’une villa, située en pleine campagne et, entrant dans le fiacre arrêté devant la grille du jardin, il roulait bientôt rapidement sur la route blanche et poudreuse. Distraitement il regardait du côté du grand lac bleu et voyait succéder aux grands vignobles monotones les prairies en fleur dont les arbres, d’un vert cru, se détachaient durement sur le fond enveloppé et lointain des montagnes.

Peu à peu, au bruit gai des grelots tintant aux oreilles de l’humble bidet qui l’emportait à travers la campagne, le malaise qui avait pesé jusque là sur son esprit se dissipa. Il oublia le mouvement d’humeur de M. de H. et il se laissa aller tout entier au plaisir de causer à de braves gens, au prix d’un tout petit sacrifice, une satisfaction certaine.

Et il se remémora rapidement les relations nouées l’an dernier avec la famille B., rencontrée une fois en passant à Lausanne et retrouvée pendant une villégiature de deux mois à la montagne. Il n’avait jamais beaucoup goûté la société du père et de la mère, commerçants rapidement enrichis, qui avaient gardé de leur vie laborieuse l’ineffaçable goût des questions d’argent et de pratique courante, mais il s’était intimement lié avec les jeunes gens, le frère et la sœur, élevés tous deux hors de la famille, parfaitement distingués d’esprit et de manières. Jouissant à fond de la liberté d’une vie sans convention, il avait partagé leurs aventureuses explorations du pays, les suivant, un peu haletant, au travers des rocs, des défilés, des torrents, des neiges, surpris du plaisir intense qu’il éprouvait parfois à se sentir peu de chose, malgré le lustre et l’antiquité de ses blasons, en face de grosses masses éternelles, immobiles et silencieuses.

De retour à la plaine, il avait revu de plus en plus rarement ses inséparables compagnons de l’été comme si l’amitié nouée près des sommets se fût fondue tout naturellement au soleil des vallées. La ville s’était trouvée pleine de connaissances de son monde, les B. habitaient la campagne ; il fallait sacrifier une demi-journée pour aller et revenir de chez eux et toutes sortes d’engagements avaient bientôt pris l’une après l’autre toutes les heures du jeune baron, très aimé et très recherché. L’oubli et l’indifférence étaient ensuite venus l’aider à renvoyer, de jour en jour, un projet jadis caressé avec plaisir.

Cependant, lorsqu’un soir à son retour de la ville, il avait trouvé sur sa table la lettre où M. et Mme B. le conviaient à assister au mariage de leur fille unique, ses souvenirs s’étaient brusquement réveillés et, remué d’un tout petit remords, il avait accepté sous l’impulsion du moment.

Et tandis qu’il roulait sur la route blanche, il pensait à la gracieuse jeune fille à laquelle il avait cru un moment ne pas être tout à fait indifférent. Et, du bout de ses gants blancs, il tournait l’extrémité de la fine moustache blonde se demandant quelle sorte de mari on avait infligé à cette fillette si gaie et si crâne. Sans doute quelque gros propriétaire commun, ou quelque employé à la mine hâve et chétive, ou encore un mince suffragant desservant une cure perdue dans les montagnes avec les émoluments minimes de son emploi. Il eut, pour cette trinité de destinées médiocres, un élan de pitié, avivée par la satisfaction immédiate de se sentir tout à fait à l’abri de pareilles éventualités, puis il s’enfonça dans une rêverie profonde et, peu à peu, son front joyeux se rembrunit. Évoqué par la compassion éprouvée pour d’autres, le gros souci de son existence, en apparence dépourvue de déceptions, venait de se détacher vivement sur le fond ambiant : désormais cette préoccupation ardente chassa de son esprit toute autre pensée. Il se trouva bientôt très loin de tout ce qui l’entourait, il était retourné en Courlande, là-bas, où le bien de sa famille l’attachait, lui, fils unique, conservateur du nom et des privilèges héréditaires, au sol natal, l’engageant vis-à-vis du passé à une servitude perpétuelle. Oui, le majorat qui lui donnait la fortune l’astreignait en même temps à une lourde dépendance. Toutes ses ambitions d’avenir étaient fauchées jusqu’à la racine, le laissant en face d’une carrière dépourvue pour lui d’intérêt, où ses aptitudes particulières resteraient sans emploi. Courlandais, sujet russe, il n’avait pas accès aux carrières diplomatiques et forcément sa jeune et forte intelligence, tout entière dirigée dans ce sens, verrait sa sève de vie s’épuiser sans utilité.

Lorsque le cheval essoufflé, qui emportait derrière lui, sans s’en douter, le poids glorieux de tant d’années évanouies, s’arrêta brusquement, le jeune homme tressaillit. Il descendit distraitement du fiacre et entra dans la maison ayant encore aux lèvres l’amertume du poignant regret qui, de temps en temps, lui étreignait l’âme douloureusement.

Ce ne fut que lorsqu’il se trouva dans un salon, bourdonnant de monde, qu’il reprit le sentiment de la réalité. Après avoir salué M. et Mme B., rayonnants au milieu de leurs invités, d’une joie trop débordante, il chercha des yeux la mariée. Elle était près d’une fenêtre, un peu cachée derrière le rideau, et elle causait avec un grand jeune homme à moustache noire, aux traits réguliers et fins. Elle avait les yeux baissés et rien qu’à la voir ainsi on devinait que sa voix tremblait, que toute sa personne menue, si hardie en face des dangers extérieurs, vibrait à présent d’une émotion tout autrement forte et profonde. Toutes ses pensées, oui toutes, étaient pour ce jeune homme auquel elle venait de se donner pour la vie, aveuglément décidée, cela se lisait dans son attitude passionnée, attentive et soumise, à exécuter à la lettre, heure par heure, tout ce qu’il pourrait vouloir d’elle. Le baron de M. la considéra un moment sous ce jour nouveau, dans sa fraîche toilette blanche qui l’embellissait singulièrement, et un léger froissement lui effleura l’âme. Il n’avait jamais eu, pour cette jeune fille sans importance, l’ombre d’un caprice, mais il venait de comprendre que lui non plus n’avait jamais rien été pour elle, et il regrettait d’avoir fait, en venant à cette noce, un sacrifice inutile. Rompu aux usages mondains, il se trouvait, pour la première fois, décidément déclassé au milieu de ce monde bourgeois où personne ne semblait s’apercevoir de sa présence, où on le laissait seul au milieu d’étrangers. Un moment il se sentit embarrassé en face de ce manque absolu d’étiquette, puis sa gaité naturelle reprit le dessus ; un sourire un peu ironique vint retrousser les bouts de la fine moustache blonde. En ce moment même une voix joyeuse l’interpella :

— Monsieur de M., que c’est aimable à vous ! Avez-vous déjà vu ma sœur ? Marie, Monsieur de M.

La mariée leva ses yeux pleins de rêves, secoua sa distraction, s’avança sans aucune gaucherie, et, avec une légère nuance de reproche dans la voix, elle dit :

— Il fallait donc un adieu pour vous faire revenir ?

Puis désignant du regard le jeune homme noir, elle ajouta :

— Vous me permettez, n’est-ce pas ?… Monsieur F. Mon ami, Monsieur le baron de M.

Et, s’adressant au jeune Allemand, elle ajouta bas, avec une fugitive rougeur sur les joues et un rien de fierté dans la voix :

— Mon mari.

Le baron félicita la jeune femme avec sa courtoisie ordinaire, puis ils causèrent un moment à l’écart, tandis que tous les yeux s’étaient fixés sur eux. Le nom sonore du jeune Allemand avait éveillé les curiosités, et tout de suite la bienveillance naturelle à l’esprit du jeune homme lui était revenue. Il s’évertuait à rendre insaisissable la distance qui le séparait de ce petit monde, trouvant suffisant de la sentir en lui-même infranchissable, et déjà autour de sa franche gaité, de sa simplicité amicale, il sentait flotter le parfum d’attention et de sympathie dont on entourait sa présence dans tous les milieux. Amusé, il observait du coin de l’œil les hommes et les femmes, redevenu tout à fait bon et satisfait. Soit que la jeune femme saisit au vol ce regard égaré loin d’elle, soit qu’elle y vit un prétexte à retourner à son tête-à-tête derrière le rideau, elle dit, après un court silence :

— Si vous le permettez, Jules vous présentera.

Le baron s’inclina et suivit son guide à travers le salon encombré.

— Marie, dit le jeune B. à voix basse, m’a désigné les personnes avec lesquelles vous auriez du plaisir à causer ; je ne vous présenterai que celles-là. Tenez, voici votre voisine de table, — elle arrive en ce moment en rose, — Mlle Alice R.

— Ah ! mon Dieu, pensa le jeune baron contrarié, une fillette ! Toujours des fillettes ! Et il suivit un moment des yeux avec ennui une svelte jeune fille vêtue d’une robe de soie légère, et la regarda traverser le salon dans toute sa longueur pour arriver jusqu’à la mariée.

Chose étrange, les vingt-quatre ans de ce jeune homme n’avaient point de goût pour les fleurs trop printanières. Il ne trouvait rien à communiquer aux âmes candides qui, s’entr’ouvrant à peine à la vie, n’en connaissent encore que les toutes petites émotions. Soit qu’il y eût, dans ses vingt-quatre ans d’existence, trop d’expériences diverses, soit que la grosse contrariété de sa vie eût donné à son esprit une maturité précoce, il ne goûtait pas le verbiage gracieux, mais nécessairement vide d’idées, de la verte jeunesse féminine.

— Bah ! pensa-t-il, qu’est-ce que quelques heures d’ennui ?

Et ses yeux s’arrêtèrent à la fenêtre où la jeune femme avait repris son attitude de suprême félicité.

— Le mari n’est vraiment pas mal, continua-t-il ; qu’est-ce qu’il peut bien être ?

Et il sentit une souriante pitié lui venir pour ces deux êtres si visiblement épris l’un de l’autre. L’amour lui était inconnu ; il considérait cette faiblesse passagère comme une surprise de la nature que la volonté d’un homme, s’il la possède, peut affronter sans danger ou vaincre sans peine. Mais s’il refusait à la femme tout sacrifice momentané de sa raison, il la dédommageait en la nourrissant de sucre et de miel, il enveloppait cet être subalterne d’incessantes flatteries, tantôt cachées et pénétrantes, tantôt directes et presque brutales à force d’outrager la vérité. Mais il y avait tant de fraîcheur et de sincérité momentanées dans ses exagérations de langage, qu’il fallait presque, pour les réduire à leur valeur réelle, c’est-à-dire à l’intention, toujours vraie, de se montrer affable et bon, une sceptique expérience de la vie.

Une demi-heure plus tard, toute la noce s’attablait et, pendant le silence un peu froid qui s’établit au début du repas, le jeune baron examina rapidement les ressources mises à sa disposition pour tuer, le plus gaîment possible, quelques heures d’inévitable captivité. À sa droite, la jeune fille en rose, les yeux baissés, semblait préoccupée et absente. À sa gauche, une femme d’un certain âge, sanglée dans une robe de velours pourpre, se tenait raide et droite. Elle était rouge et très forte, et, ainsi caparaçonnée d’élégance, sa personnalité un peu vulgaire s’accusait davantage. Dès qu’elle ouvrit la bouche, le goût délicat du jeune homme, critère sévère où ses sympathies et ses antipathies trouvaient leur baptême, fut désagréablement heurté. Cette femme avait un aplomb de mauvais aloi, il y avait dans le sans gêne de ses manières une inconsciente ignorance des convenances sociales. Il éprouva pour elle un invincible éloignement.

— Entre deux maux, pensa-t-il, la fillette vaut mieux.

Et, se retournant vers sa voisine de droite, il la regarda sortir des gants, deux mains fines, fluettes et blanches, et il eut un petit mouvement de satisfaction intérieure ; le subtil langage des mains avait pour lui un sens très précis et, bien que ces mains allongées eussent encore quelque chose de très juvénile, presque d’enfantin, elles avaient des formes irréprochables. Il enveloppa la jeune fille tout entière d’un regard rapide. Aucune fanfreluche voyante sortie d’un fond de tiroir pour parader un jour de fête ne déparait la robe bien faite, tout unie ; une touffe de roses un peu plus foncées que la robe étaient accrochées sur la poitrine, une autre touffe des mêmes fleurs couronnait une épaisse torsade de cheveux bruns massée derrière la tête. Au bras gauche un porte-bonheur en or, orné d’un imperceptible brillant, constituait le seul bijou de cette parure jeune et sans valeur.

Le baron de M. attendit en vain que la jeune fille tournât la tête, ne fut-ce que très légèrement, de son côté pour l’encourager à ouvrir l’entretien. Toujours absolument distraite, elle semblait ignorer son voisinage.

— C’est une fête charmante, dit-il enfin un peu sèchement, car il venait de soupçonner, dans l’attitude absorbée de cette enfant, une rouerie au-dessus de son âge. Comme tout autre homme l’eût été à sa place, il était convaincu qu’elle ne pouvait avoir, assise à côté de lui, une pensée tout à fait étrangère à sa présence.

Elle se retourna très naturellement, regarda un instant la figure intelligente, ouverte et bonne, et, comme si la remarque insignifiante de son voisin tombait à propos au milieu de sa propre rêverie, elle dit :

— Pour tout le monde, oui, excepté pour moi. Pour moi, c’est un jour de deuil. Oh ! ajouta-t-elle vivement, en voyant le geste surpris du baron, un deuil en rose.

Et elle sourit très peu, laissant à peine deviner, entre les lèvres entr’ouvertes, de petites dents saines, courtes et blanches.

Elle reprit d’une voix attristée :

— Aujourd’hui, Marie est tout à fait perdue pour moi.

— Pourquoi ? dit-il avec bonté, touché du vide humiliant dont souffrait ce cœur de fillette, elle reviendra.

— Oui, mais ce ne sera plus jamais la même chose. Il y a longtemps du reste que ce n’est plus la même chose. Marie n’a plus besoin de moi, ni de personne, oh non, c’est bien fini !

Le jeune homme jeta un coup d’œil rapide à la mariée et le bonheur des deux époux lui apparut une fois de plus enveloppé d’une trop visible cuirasse d’indifférence et d’égoïsme.

Il sourit ostensiblement, un peu dédaigneux : les exagérations de sentiments le trouvaient toujours sceptique et le glaçaient. Cependant en se retournant vers sa voisine, la légère raillerie qui lui était montée aux lèvres s’évanouit, son sourire s’effaça devant le regard douloureux qu’il trouva attaché sur lui et qui semblait lui dire : « Oh ! vous riez, vous ! »

Il comprit qu’il venait de blesser quelque chose de réel, de profond, de délicat et, habitué à ne rencontrer, dans les rapports ordinaires de la société, que des apparences, il eut un moment de véritable embarras. Puis il s’en voulut d’avoir attribué, tout à l’heure, la distraction de cette enfant à un calcul de coquette, et il se mit à la considérer amicalement, comme un frère aîné qui vient de comprendre son rôle et de l’accepter. Mais elle s’était détournée de lui et il eut la perception très nette qu’il essaierait en vain de renouer l’entretien sur le même sujet. Il fut étonné de cette extrême sensibilité.

— C’est singulier, pensa-t-il, ce n’est pourtant qu’une fillette.

Et il scruta attentivement le fin profil légèrement aquilin, cherchant à deviner l’âge dans les lignes délicates du visage. Il venait de soupçonner, sous les plis de cette robe rose, une personnalité déjà faite et consciente d’elle-même. Elle lui sembla très jolie avec la grosse torsade, ornée de roses, roulée au dessus de la tête, la peau transparente, l’auréole de cheveux follets, un peu dorés, jouant autour du front. Comme si elle eût perçu enfin l’attention dont sa personne était l’objet et que cet examen la gênât, Alice venait de se retourner vers lui et elle lui dit, très simplement :

— Marie m’a souvent parlé de vous, Monsieur.

— Vraiment, c’est très aimable à elle.

— Vous étudiez à l’Université, n’est-ce pas ?

— Oui, mais je suis venu à Lausanne surtout pour apprendre la langue.

— Mais vous parlez très bien, sans accent. N’est-ce pas, tante ? poursuivit-elle en se penchant un peu pour interpeller la dame vêtue de pourpre, toujours droite dans sa robe serrée.

— Oh ! mon Dieu, pensa le jeune homme, c’est sa tante !

Et il eut un mouvement d’humeur d’être forcé, vis-à-vis de cette femme, à sortir des limites de stricte politesse où il comptait enfermer leurs relations. La jeune fille n’aurait pas pu lui exprimer plus désagréablement le désir d’être laissée à ses propres réflexions. Et tandis qu’il subissait les compliments exagérés de la tante, il eut pour la seconde fois un rapide regret d’être venu dans cette maison accomplir un acte de bienveillance fictive ou plutôt se jeter en pâture à la grosse vanité de gens antipathiques. En même temps un imperceptible aiguillon piquait son amour-propre. Cette petite bourgeoise avec son chagrin de pensionnaire lui échappait. Elle n’avait pris garde à lui que lorsqu’il avait touché à la préoccupation de son esprit ; en dehors de ces considérations limitées, il faisait partie, pour elle, du grand monceau des indifférents. Il jeta un regard rapide autour de cette table bruyante, garnie pour lui d’inconnus, et ses yeux s’arrêtèrent sur la mariée. Les joues de la jeune femme, pâles tout à l’heure, s’étaient colorées et ses yeux brillaient d’un éclat plus noir et plus vif. L’heure approchait où ce qui avait été un rêve, aux contours incertains, deviendrait son bien, une réalité, une certitude. Tout ce qui s’agitait autour d’elle était déjà la proie de l’ombre et de la distance. Il songea un instant, étonné, à la puissance d’entrainement qui possédait cette Marie connue rieuse et libre et il se demanda où irait s’éteindre cet affolant vertige. Puis son cœur bon s’apitoya tout à coup sur la déception cruelle qui déchirait à côté de lui une pauvre petite âme blessée, encore tout entière éprise de sa chimère et ouvertement négligée, effacée, oubliée.

Il tourna vers sa voisine un visage adouci et ses yeux bleus s’animèrent tandis qu’il se décidait enfin à ouvrir, pour cette fillette, le magasin de choses aimables tenues en réserve pour les fruits mal mûrs dont la petite ville de Lausanne lui semblait regorger.

Mais il sentit avec surprise la jeune fille glisser au milieu de ses compliments, un peu exotiques, sans se laisser atteindre. Les yeux tournés vers Marie, elle restait silencieuse, souriant avec une politesse froide, un peu lasse.

— Elle ne m’écoute pas, pensa-t-il, je m’y prends mal, elle est peut-être trop intelligente.

Et quittant le terrain étroit des personnalités, il réquisitionna, pour conquérir l’attention de cette enfant, toutes les qualités d’une intelligence vive, brillante, pleine d’idées. Avec une souplesse adroite, une infatigable verve, il la força à le suivre sur un champ de pensées plus ouvert, l’obligeant à lui répondre, et peu à peu il vit avec joie les yeux attristés quitter l’objet de leur obsédante préoccupation et une flamme d’intelligence succéder, dans la prunelle noire, à la surprise du premier moment. Il éprouva une intense satisfaction d’amour-propre.

— Pour ces quelques heures son esprit est à moi, pensa-t-il.

Et il jeta du côté où Marie s’isolait dans son bonheur, un regard de triomphe.

Au moment où il retournait la tête, le regard de la tante croisa le sien. Il avait tout à fait oublié la proximité de cette femme et il eut un petit choc désagréable, cherchant en vain quelque chose à dire à cette personnalité d’allure ordinaire, mais au même instant elle lui adressait un sourire gracieux, un sourire de vieille connaissance ayant derrière elle tout un passé d’intimité. Étonné, il médita un moment sur ce sourire, puis il n’y pensa plus.

Et un peu grisé par la chaleur, les fleurs, le vin, l’étourdissant tapage de ce copieux repas de noce, il perdit un moment, très légèrement, la notion du lieu où il se trouvait, des personnes qu’il coudoyait. Il resta un instant muet, satisfait, absorbé en lui-même, puis, tout à coup, comme si pendant ce court silence, leurs pensées étaient restées tout près d’eux, les yeux des deux jeunes gens se rencontrèrent. La jeune fille rougit imperceptiblement.

— Votre visage n’a pas vingt-cinq ans, dit-elle, mais vous semblez avoir l’expérience d’un centenaire.

Il sourit. Il aimait à ce que la maturité de son esprit ne passât pas inaperçue.

— J’ai vingt-quatre ans, dit-il simplement.

Puis il eut une brusque velléité de demander : « Et vous ? » mais il se retint. Il ne voulait pas traiter cette enfant autrement qu’il n’eût traité une femme de son monde ; il ravala sa curiosité.

Elle médita un instant et dit bas, un peu tristement :

— Oh moi ! si certaines années comptaient double, je serais presque une vieille femme ! J’ai dix-huit ans.

— Vous vivez chez vos parents ?

— Mes parents sont morts. Je vis avec ma tante.

Il se tut et l’enveloppa d’un regard de profonde commisération. Comment cette fine fleur de serre avait-elle fait pour s’épanouir à l’ombre de cette grosse plante ordinaire, presque commune ?

— Oh ! dit-elle vivement, comme si elle eût compris le sens de ce silence et en souffrît ; elle est très bonne, je l’aime de tout mon cœur, seulement…

Elle s’arrêta brusquement. Une fois déjà l’appel de ce bienveillant regard de jeune homme l’avait entraînée à une confiance sans raison d’être vis-à-vis d’un étranger. Elle n’acheva pas et le jeune baron respecta son silence. Il venait de soupçonner chez cette enfant un froissement intérieur, une inconsciente souffrance, créée par l’incessante proximité d’une nature sans délicatesse, presque grossière, à laquelle pourtant la reconnaissance du cœur l’enchaînait. Tout le petit drame intime, silencieux, invisible, qui se jouait dans cette vie de dix-huit ans lui apparut en contours précis et son cœur bon s’apitoya. Et tandis qu’il considérait la tête pensive, un peu penchée en avant, découvrant la nuque ronde, très blanche, où frisottaient des cheveux dorés, il oublia un moment sincèrement, pour la première fois de sa vie, la distance qui le séparait d’un monde subalterne et il eut pitié de cette petite bourgeoise de la même façon qu’il eût eu pitié d’un des siens s’il l’eût vu aux prises avec la même délicate et inextricable difficulté. Un instant la grande égalité humaine, où grands et petits, riches et pauvres, nobles et manants sont enchaînés aux mêmes nécessités d’existence, aux mêmes conditions de joie et de souffrance, passa devant ses yeux, ce qui faisait le fond solide de ses convictions, vacilla comme un terrain instable et sablonneux sous ses pieds : ce fut le mirage d’une seconde, un éclair fugitif qui l’aveugla puis s’éteignit. Il en resta un peu étonné, puis il sourit, dédaigneux de cet absurde éblouissement. Quand il se retourna vers la jeune fille, il avait retrouvé toute sa condescendance aimable, discrète et cachée.

Mais elle ne le regardait pas. Elle n’avait rien soupçonné de la lueur passagère qui venait d’égarer la pensée du jeune homme, toute son attention était tournée avec une intensité douloureuse d’un autre côté. Tout à coup son front, sa nuque, ses petites oreilles transparentes s’empourprèrent d’une intense rougeur, puis elles blanchirent, se décolorèrent, se vidèrent à fond de ce flot de sang fouetté par une secousse intérieure. En même temps, le jeune homme saisit la silhouette blanche de Marie qui fuyait. La jeune femme s’était levée discrètement et, à petits pas silencieux, elle s’échappait. Sans se retourner, sans jeter un regard à personne, vaporeuse et légère, elle disparut.

— Oh ! Marie ! murmura Alice, la voix amère.

Il lui laissa le temps de se reconquérir. Il avait une peur affreuse de voir des larmes arriver sur ce visage blanc ; une scène sentimentale l’eût glacé jusqu’aux moelles. En même temps, un tout petit dépit l’aiguillonnait de voir ses efforts si aisément déjoués par une rivale indifférente qui ne lui disputait rien.

— Vous aimiez trop votre amie, dit-il enfin froidement. Personne au monde ne mérite d’absorber ainsi toutes nos affections.

— Vous avez peut-être raison, dit-elle en tournant vers lui un visage qui, peu à peu, retrouvait ses couleurs ; mais le cœur ne raisonne pas comme l’esprit.

— C’est un tort. Si votre amie raisonnait, elle eût fait la part la plus belle à l’amitié, car ce qui la grise dans ce moment s’évanouit comme l’ivresse du vin.

— J’espère que vous vous trompez, dit-elle simplement. Marie mérite d’être heureuse.

— Oui, mais elle a beaucoup à apprendre. La valeur relative de toutes choses lui est devenue insaisissable. Pour le moment, elle est possédée par une pensée unique qui lui dévore le cœur.

Alice ne répondit pas et, la sentant encore vibrante d’une émotion dominée avec peine, il reprit avec bonté :

— Soyez donc sans inquiétude. Elle vous reviendra.

— Non, dit-elle, non, pas comme autrefois. Vous êtes vieux comme le monde et vos idées dépassent de toute la tête mon intelligence et mon expérience, mais ici je ne vous crois pas.

— Pourquoi ?

Elle hésita une seconde, mais resta muette. Et dans ce silence perdu au milieu du bruit croissant qui les environnait, la foi de la jeune fille à la puissance de l’amour et le scepticisme du jeune homme se heurtèrent mystérieusement.

— Vous vivez dans un monde différent du mien, dit-elle après un court silence. Votre esprit et votre cœur naissent emprisonnés dans des coutumes et des traditions. Vous ne savez pas ce que c’est que la vraie liberté ni ce qu’elle peut produire parfois de fort, de puissant, d’indestructible.

Il sourit. Ses vues sur l’amour lui étaient tout à fait personnelles et il ne sentait sa liberté entravée par aucun lien. Sans doute, il se concluait dans son monde, en fait de mariages, plus d’affaires que de romanesques aventures. Mais n’en allait-il pas de même dans tous les mondes ?

— Où qu’un homme naisse, dit-il, il vient au monde avec les mêmes instincts, les mêmes passions, les mêmes faiblesses que les autres. On ne peut pas nous cataloguer à part de l’humanité.

Et il rit gaîment, satisfait qu’elle eût fait allusion à son rang social. Jusque-là, elle avait semblé l’ignorer.

— C’est vrai, dit-elle très simplement, mais les arbres et les plantes aussi poussent, doués, chacun selon son espèce, des mêmes vertus et aspirant à un même développement. Seulement les uns croissent librement et les autres sont taillés et asservis.

Il la regarda un moment sans répondre.

— Je suis tenté de vous dire, reprit-il enfin, ce que vous m’avez dit tout à l’heure. Vos dix-huit ans sont terriblement vieux.

Elle rougit brusquement jusqu’aux cheveux et lui jeta un regard interrogateur, presque timide. Mais il n’y avait point de raillerie dans l’expression du jeune homme ; seulement elle baissa les yeux sous l’attentive inspection qui la scrutait.

— Tout ce qui mutile la liberté de sentir me fait horreur pour moi et pour les autres, reprit-elle enfin en déguisant l’émotion rapide qui venait de la surprendre. J’aime trop la liberté !

En même temps, elle tourna de nouveau vers lui sa fine figure aux traits purs et elle lui fit l’effet d’une rose des buissons, délicate et parfumée, arrachée au sol libre pour être emprisonnée dans un vase comme ornement domestique. Il jeta un regard rapide sur sa voisine de gauche. Pour éveiller cette ardente soif de liberté, la dépendance où vivait la jeune fille devait lui sembler bien lourde. Il la plaignit un instant sans réserve, puis il s’absorba en lui-même et resta rêveur. Au fond de son cœur, quelque chose de tout à fait personnel avait vibré aux paroles d’Alice, et brusquement, au milieu de ce tapage de noce, entouré de ce petit monde indifférent, le gros souci de sa vie venait de lui serrer la gorge comme si l’ardent appel de la jeune fille à la liberté l’avait évoqué et avivé. Entraîné par un irrésistible élan de chagrin, il murmura :

— Vous aviez raison tout à l’heure, c’est vrai, je ne suis pas libre.

Et, oubliant un moment sa réserve ordinaire sur les circonstances particulières de sa vie, il dit l’esclavage qui attachait la portion la plus vivante de son âme à un passé mort, la servitude forcée où ses goûts et ses ambitions avaient abdiqué à perpétuité. Dans les circonstances données, son activité s’éteindrait dans un rôle de chaînon passif ; sa mission se bornait à transmettre intact à la génération à venir le faisceau de souvenirs, de traditions, d’antiques respects dont il était dépositaire. Il n’y avait pas pour lui de choix, d’alternative ; toutes les convictions de son âme sacraient cette obligation d’un caractère absolu et inviolable.

Elle l’écoutait attentivement. Cette voix venait à elle d’un monde éloigné, complètement différent de celui qu’elle connaissait, où elle-même avait vécu dix-huit ans et déjà souffert. Tout au fond de la difficulté où se débattait le jeune homme, elle entrevoyait confusément un côté fictif, comme une puérile conception des choses, qui la désorientait, mais ses idées étaient trop obscures pour chercher à les exprimer. Une seule chose demeurait claire à ses yeux. Ce jeune homme avait, lui aussi, son idée noire à laquelle il retournait dans les heures de solitude et de rêverie. Elle détailla l’ensemble de la physionomie intelligente dont l’expression ardente grandissait singulièrement, en ce moment, les yeux aux paupières d’ordinaire un peu lourdes et, devinant ce que cet homme aurait pu être dans des conditions d’existence favorables, elle s’écria :

— Il n’y a donc aucun moyen de briser ce joug ?

— Un seul, sacrifier mon majorat.

— Eh bien ?

Il sourit :

— C’est impossible.

Et, sa nature joyeuse reprenant ses droits, il eut un mouvement de gaité à cette question naïve et il en rit un moment, très amusé, tandis qu’elle se taisait un peu interdite sans oser l’interroger davantage.

Et comme il retroussait sa moustache, où se jouait un reste de sourire, il se fit autour d’eux un grand fracas de chaises. On se levait, le dîner était fini, toute la noce passait au salon.

Ils eurent tous les deux le même choc de surprise et ils se regardèrent une seconde, avec la même expression étonnée dans les yeux, puis ils se levèrent, suivirent silencieusement les autres convives et, arrivés au salon, se trouvèrent brusquement séparés.

Dehors, le soleil, caché dans les brumes du lac, descendait à l’horizon et déjà le crépuscule jetait une légère ombre de deuil sur la campagne. Le jeune homme, tout de suite très entouré, répondait distraitement aux avances des hommes et des femmes ; ses yeux restaient obstinément attachés sur le gros globe rouge éteint qui allait tout à l’heure disparaître dans le lac, et il pensait à la mariée qui se tenait naguère dans l’embrasure de cette même fenêtre, dominée par sa passion. Se dégageant poliment d’un entourage où il se sentait un point de mire trop ouvertement visé, il se trouva bientôt seul en face du vaste paysage ouvert où se mourait la lumière. Une tristesse lourde l’oppressait. Il songeait à la Courlande si lointaine, à ses ambitions inutiles, aux obstacles obstruant tous les chemins, à tout le futile qui remplirait ses heures. Ces choses avaient, en ce moment-là, la réalité intense de ses plus mauvais jours. Tout à coup il tourna le dos à la fenêtre et ses yeux errèrent sur les toilettes bigarrées, lourdes, légères, sombres ou claires de toutes ces femmes inconnues réunies autour de lui dans ce salon. Enfin son regard trouva ce qu’il cherchait. On venait d’allumer le gaz, et, à la lumière tamisée, la robe rose avait pris la pâleur d’une églantine presque blanche. Son attention se riva sur cette fraîche apparition, et l’étrange mélancolie qui venait de le saisir à la gorge se détendit.

Alice avait repris son air absent. Sans doute ses pensées suivaient Marie dans sa fuite enchantée ; invisible, fidèle, oubliée, elle accompagnait son amie.

Il eut un mouvement de compassion pour toutes les faiblesses d’âme où le sens du poids et des mesures s’efface si complètement et, en même temps, l’imperceptible dépit éprouvé tout à l’heure, lui effleura de nouveau l’esprit.

— Ces choses-là sont incompréhensibles, pensa-t-il. Quand cette femme aimera, elle aimera de toute son âme.

Puis il secoua vivement la préoccupation qui commençait à obséder son esprit.

— C’est absurde, murmura-t-il, que m’importe cette fillette !

Et un vide se créant parmi les invités, il s’y glissa avec l’intention de s’échapper. Cherchant à éviter l’attention que lui créait, dans ce monde inférieur, le relief de sa destinée, il se dirigea furtivement vers la porte. Mais au moment de l’atteindre, il s’arrêta. Il venait d’entendre prononcer son nom, et, toujours un peu curieux des impressions des autres, il écouta :

— M. le baron de M., murmurait la voix assourdie de la tante, mon voisin de table.

Quelques mots chuchotés trop bas lui échappèrent, puis un fragment de causerie lui parvint nettement :

— Avez-vous remarqué comme il était occupé d’elle pendant le diner ?

— Oui, ce serait un joli couple.

Le jeune homme tressaillit. Cette vulgaire interprétation de son attitude, au lieu de le faire rire à en perdre haleine, l’impressionnait péniblement. Avait-il été le jouet de manœuvres ? Cette jeune fille à l’esprit si étrangement mûr avait-elle joué un rôle auprès de lui ? Était-il possible, en effet, qu’elle vécût à côté de cette femme en échappant complètement à la contagion de sa vulgarité d’âme ? Le secret du charme pénétrant qui émanait d’elle, ne gisait-il pas, peut-être, dans les mêmes banales ambitions servies par une intelligence extraordinairement déliée et habile ?

Poussé par une curiosité intense, un peu dédaigneuse, il la rejoignit aussitôt.

— Vous songez beaucoup, lui dit-il presque brusquement. Est-ce toujours à votre amie que vous pensez ?

Le son de la voix la surprit. Elle leva sur lui un regard interrogateur.

— Cela vous étonnerait-il ? dit-elle évasivement. N’avez-vous donc jamais rien quitté, rien perdu ?

— Je crois volontiers, dit-il en scrutant froidement le visage rose, que nous nous imaginons la moitié de ce que nous croyons sentir.

Les traits de la jeune fille s’incendièrent, puis, lentement, ils se décolorèrent :

— Je le voudrais, dit-elle brièvement, et elle n’ajouta rien.

Une fois déjà elle avait regretté d’avoir initié cet étranger au secret de ses pensées, mais cette fois-ci le froissement lui faisait un effet différent ; c’était presque une souffrance.

Elle fit un mouvement pour se lever :

— Non, non, dit-il bas, en se penchant vivement vers elle, ne vous en allez pas, restez.

Saisie par l’accent pénétrant du jeune homme, elle se rassit brusquement et il demeura debout derrière elle, un peu penché sur sa chaise, surpris des sensations violentes qui le remuaient, grisé par le parfum de jeunesse et d’émotion qui venait de les envelopper. Un instant, sa vie manquée, la Courlande, le respect du passé, absolu comme une religion, tout disparut, s’effaça, s’anéantit. Il ne vit plus rien au monde qu’une tentation présente et tangible. Un désir insensé le posséda de prendre dans ses bras cette frêle jeune fille, au cœur ardent, et de l’emporter bien loin dans un monde inconnu où les réalités deviendraient des chimères et les chimères des réalités. Il s’éveilla brusquement :

— Je suis fou, pensa-t-il en reprenant violemment possession de lui-même. Et il se redressa, tortillant nerveusement sa moustache blonde, tandis que l’impossible qui se dressait entre lui et cette petite bourgeoise reprenait, à ses yeux, sa pesante immuabilité.

Il resta un moment silencieux, étourdi, puis il se décida. S’il s’attardait, peut-être des paroles impardonnables, impossibles à justifier lui échapperaient-elles. Il passa devant la jeune fille et la salua silencieusement. Au moment de parer sa brusque retraite d’un banal regret, ses yeux avaient rencontré ceux d’Alice et, pendant l’espace d’une seconde, la certitude d’un écho douloureux vibrant dans ce cœur de jeune fille, le pénétra. Il éprouva une joie courte et violente, puis il s’éloigna d’elle rapidement.

Dix minutes plus tard, le baron de M. roulait de nouveau sur la longue route blanche entre les prés fleuris. La nuit était tout à fait venue, une nuit sourde où, par-ci par-là, de lointaines étoiles perçaient la légère brume de tout petits points rouges éteints. Il regardait, rêveur, filer la campagne aux tons tristes et gris. Aucune pensée précise ne se dessinait dans son esprit, mais un malaise vague l’oppressait. Il s’agitait, allant d’une portière à l’autre, remuant, nerveux, inquiet, très impatienté de ce souci d’esprit inaccoutumé. Et tout à coup l’image de la mariée, fuyant dans sa vaporeuse toilette d’innocence, surgit de sa rêverie. Elle lui apparut toute enveloppée de lumière. Où était-elle à présent ? Loin déjà ! Ou bien peut-être aussi tout près. Qu’importait ? Laissant tomber derrière elle tout son passé, devenu trop étroit et inutile, elle avait emporté avec elle, l’air, l’espace, la vie. Il fit un violent effort pour réveiller le dédain éprouvé tout à l’heure pour le sentiment égoïste et cruel qu’il avait vu infliger, inconsciemment, une inguérissable blessure, puis, comme si la culpabilité ne pesait pas tout entière sur Marie seule, il murmura :

— Je n’aurais pas dû jouer avec elle. J’ai rêvé. C’était comme un vertige. Demain ni elle, ni moi, nous n’y penserons plus.

Et les yeux cachés derrière sa main, il s’abîma dans une profonde rêverie.